Notes
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[*]
L’auteur tient à remercier Eloi Laurent et Paul-Marie Boulanger pour leurs commentaires portant sur une première version de ce texte.
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[1]
D. Meda, La mystique de la croissance. Paris, Flammarion, 2013.
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[2]
R. Layard, Happiness : Lessons from a New Science, London, Allen Lane, 2005 ; P. Dolan, T. Peasgood, and M. White, « Do we really know what makes us happy ? A review of the economic literature on the factors associated with subjective well-being ». Journal of Economic Psychology, 2008, vol. 29, p. 94-122 ; T. Scitovsky, The Joyless Economy. The Psychology of Human Satisfaction, Oxford and New York, Oxford University Press, 1976 (1992 revised edition).
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[3]
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 (rééd. 1999).
-
[4]
I. Cassiers e.a., Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2011.
-
[5]
A moins que l’on préfère parler plutôt d’une société d’« a-acroissance », si l’on veut insister sur la nécessité de démythifier la religion de la croissance comme l’athéisme démythifie la croyance religieuse : S. Latouche, Le pari de la décroissance, 2ième éd., Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p. 17 (orig. Paris, Fayard, 2006).
-
[6]
R. Tawney, The Acquisitive Society, New York, Harcourt Brace and Howe, 1920 ; C. Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
-
[7]
M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Gallimard, 1992.
-
[8]
H.J. Berman, Law and Revolution II. The Impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1983 (trad. fr. A. Wijffels, Droit et révolution. L’impact des réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale, Paris, Fayard, 2011).
-
[9]
M. Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 1999 (éd. originale 1904-1905, rév. 1920).
-
[10]
Ibid., p. 94.
-
[11]
Ibid., p. 301.
-
[12]
Ibid., pp. 93-94.
-
[13]
Ibid., p. 117.
-
[14]
Ibid., p. 115.
-
[15]
Ce manque d’imagination a partie liée avec ce que Scitovsky identifie, à juste titre, comme un malaise important dans nos sociétés : celui de l’ennui, c’est-à-dire de l’incapacité des individus à occuper leur temps disponible autrement qu’en produisant ou en consommant (T. Scitovsky, op. cit. n.2). André Gorz relevait que nous avons investi dans des technologies qui libèrent du temps, mais que nous ne savons que faire de tout ce temps libéré. La consommation sans fin devient un substitut à cette absence d’imagination : comme le disait déjà Keynes dans une conférence de 1928, Perspectives économiques pour nos petits enfants, « nous avons été trop longtemps dressés à payer et non à jouir » (J.M. Keynes, « Economic Possibilities for Our Grandchildren », in Essays in Persuasion. The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol. 9. Cambridge University Press, 1978 (orig. 1930)).
-
[16]
T. Veblen, The Theory of the Leisure Class. An Economic Study of Institutions, New York, Macmillan, 1899 (1994 edition, New York, Dover Publ.).
-
[17]
R. Tawney, op. cit. n.5.
-
[18]
M. Weber, op. cit. n.8, p. 115.
-
[19]
Dans sa Théorie de la classe de loisir, Veblen insistait sur la classification des individus par ce que l’on appellerait les « signes extérieurs de richesse », mais l’intuition était la même : « la norme de dépense qui oriente généralement nos efforts n’est pas la dépense moyenne, ou que l’on consent d’ordinaire ; elle correspond à un idéal de consommation qui se trouve tout juste hors de portée, ou que l’on n’atteindra qu’avec des efforts supplémentaires. Notre motivation réside dans l’émulation – le stimulant de la comparaison odieuse qui nous incite à dépasser ceux par rapport auxquels nous avons l’habitude de nous classer” (T. Veblen, op. cit. n.15, p. 64 (traduction de l’auteur)).
-
[20]
O. De Schutter, « Welfare State Reform and Social Rights », Netherlands Quarterly of Human Rights, vol. 33, No. 2, 2015, pp.123-162.
-
[21]
J.K. Galbraith, La science économique et l’intérêt général, Paris, Gallimard, 1974 (orig. Economics and the Public Purpose, 1973).
-
[22]
H. Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1979.
-
[23]
D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010.
-
[24]
C’est en ce sens que le souci d’aligner les productions et les consommations sur les besoins des personnes concernées, plutôt que sur les attentes de l’actionnariat des fournisseurs de biens ou services ou sur la quête de croissance du PIB par l’Etat, est une idée politiquement subversive, car elle suppose que ceux qui produisent, ceux qui consomment, puissent se réunir, s’interroger et décider souverainement, notamment, des limites à ne pas franchir (A. Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980, p. 178).
-
[25]
B. McKibben, Deep Economy – the wealth of communities and the durable future, New York, Henry Holt & Co., 2007.
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[26]
Il y a des exceptions. Une littérature importante met en doute par exemple l’idée que la réduction des distances des producteurs aux consommateurs, par l’organisation de circuits alimentaires courts, a des impacts positifs sur l’environnement (H.-J. Schmidt, « Carbon Footprinting, Labelling and Life Cycle Assessment ». The International Journal of Life Cycle Assessment, 14(S1), 2009, pp. 6-9 ; Foodmetres (2014), Metropolitan Footprint Analysis and Sustainability Impact Assessment of Short Food Chain Scenarios (Partie D5.1 du projet). Disponible sur http://www.foodmetres.eu/). De même, l’économie du partage peut encourager certaines formes de surconsommation et accélérer l’obsolescence des objets que l’on se prête, et conduire à une multiplication des parcours sur petites distances (D. Demailly et A.-S. Novel, Economie du partage : enjeux et opportunités pour la transition écologique, IDDRI Study n° 3/14, Paris, Institut du développement durable et des relations internationales, 2014).
-
[27]
K. Dervojeda et al., « The Sharing Economy. Accessibility Based Business Models for Peer-to-Peer Markets. Business Innovation Observatory », Case Study 12, European Commission, DG Enterprise and Industry, 2013.
-
[28]
L. Robbins, An Essay on the nature and significance of Economic Science, London, Macmillan, 1932, p. 15 ; G. Becker, The Economic Way of Looking at Life, Nobel Lecture in Economics, 1992 ; D. Kahneman, Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.
-
[29]
A.K. Sen, « Rational Fools : A Critique of the Behavioral Foundations of Economic Theory », Philosophy & Public Affairs, vol. 6, No. 4, 1977, pp. 317-344.
-
[30]
Ainsi que l’écrit Castoriadis, « les types de motivation (et les valeurs correspondantes qui polarisent et orientent la vie des hommes) sont des créations sociales, (…) chaque culture institue des valeurs qui lui sont propres et dresse les individus en fonction d’elles » (C. Castoriadis, C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 37).
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[31]
Cf. par exemple R. Ryan et E. Deci, « Intrinsic and Extrinsic Motivations : Classic Definitions and New Directions », Contemporary Educational Psychology, vol. 25, 2000, pp. 54-67 ; Id., « Self-Determination Theory and the Facilitation of Intrinsic Motivation, Social Development, and Well-Being », American Psychologist, vol. 55, No. 1, 2000, pp. 68-78 ; A.C. Moller et al., « Self-Determination Theory and Public Policy : Improving the Quality of Consumer Decisions Without Using Coercion », Journal of Public Policy and Marketing, Vol. 25, No. 1, 2006, pp. 104-116.
-
[32]
K.J. Lavergne et al., « The role of perceived government style in the facilitation of self-determined and non self-determined motivation for pro-environmental behavior », Journal of Environmental Psychology, Vol. 30, No. 2, 2010, pp. 169-177.
-
[33]
Th. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972 (orig. 1962).
-
[34]
C. Argyris, « Single-Loop and Double-Loop Models in Research on Decision Making », Administrative Science Quarterly, vol. 21, No. 3, 1974, pp. 363-375 ; C. Argyris et D. Schön, Organizational Learning : A Theory of Action Perspective, Reading (MA), Addison Wesley, 1978.
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[35]
Bien qu’elle demeure insuffisante, cette forme d’apprentissage représente déjà un progrès par rapport à l’absence de mise en cause des routines acquises, c’est-à-dire au pilotage automatique des sociétés. Or, un tel apprentissage suppose la prise d’un conscience d’un écart entre les objectifs définis comme étant désirables et les moyens par lesquels ces objectifs sont poursuivis, mais manquent leur cible. Argyris définit l’apprentissage comme la détection et la correction d’erreurs, or l’erreur découle de l’écart (« mismatch ») entre l’objectif que l’on poursuit et les résultats que l’on atteint : pour apprendre, il faut donc une erreur, mais aussi la conscience même d’un écart qui la rend détectable et incite à la corriger (C. Argiris, « Single-Loop… », op. cit. n.33, p. 365). Dans des sociétés, comme souvent les nôtres, où fait défaut toute réflexion par rapport aux objectifs, et qui se bornent à une approche gestionnaire focalisée sur l’immédiat, fait défaut même ce niveau minimum d’apprentissage.
-
[36]
J. Swieringa et A. Wierdsma, Becoming a Learning Organization, Reading (MA), Addison-Wesley, 1992 ; M.F. Peschl, « Triple-Loop Learning as Foundation for Profound Change, Individual Cultivation, and Radical Innovation : Construction Processes Beyond Scientific and Rational Knowledge », Munich Personal RePEc Archive, No. 9940, 2008.
-
[37]
C. Castoriadis, op. cit. n.29, p. 41.
-
[38]
J.-P. Dupuy, L’avenir de l’économie. Sortir de l’écomystification, Paris, Flammarion, 2012.
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[39]
Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, rééd. Gallimard, 2007 [1952].
1L’objectif de la croissance, définie comme augmentation du PIB par habitant, a figuré au centre des objectifs des politiques macro-économiques des pays industrialisés depuis que cette mesure a été introduite au début des années 1940. Outre la commodité de cet outil, il y a sans doute trois motifs à cela. Les deux premiers sont proprement économiques. D’abord, avec la croissance, l’on peut espérer stimuler la création d’emplois et ainsi compenser, au moins en partie, la destruction d’emplois existants, dans les secteurs les moins avancés, liée à l’amélioration de la productivité du travail rendue possible grâce aux innovations technologiques ainsi qu’à l’augmentation de la population active. Ensuite, deuxième motif, la croissance permet de rendre soutenable le poids du remboursement de la dette publique, que nos Etats ont accumulée depuis la sortie des « trente glorieuses » vers 1975. C’est le cas pour des raisons tenant à la comptabilité publique (la part que représente le poids de la dette dans les budgets publics est d’autant moindre que les budgets peuvent augmenter, en lien avec la croissance de la richesse produite), mais aussi parce que la croissance permet à l’Etat d’augmenter les revenus qu’il collecte par l’impôt : l’Etat a besoin de citoyens qui lui reconnaissent une légitimité, mais il a besoin surtout de contribuables qui peuvent être taxés à mesure que leur richesse augmente. Un troisième motif enfin est plus politique : la promesse de la croissance, c’est celle d’une augmentation de la prospérité matérielle et des possibilités pour chacun de consommer, sans que cette augmentation exige l’adoption de politiques redistributives fortes. Le « partage des fruits de la croissance », expression fétiche du compromis fordiste de l’après-guerre, fournit les termes de ce compromis : par la grâce de la croissance économique, chaque génération pouvait espérer atteindre un niveau de vie supérieur à celui de la génération précédente, y compris dans le chef des groupes de la population les moins favorisés, sans qu’il faille passer pour cela par l’adoption de politiques favorisant une réduction forte des inégalités de revenus. La quête de la croissance, en d’autres mots, a fonctionné dans le discours dominant comme un substitut à des efforts plus vigoureux de justice sociale.
2Ces justifications de la croissance, cependant, reposent elles-mêmes sur des représentations plus profondes, quoique plus rarement explicitées. Ces représentations concernent aussi bien la trajectoire de l’individu que celle de la société dans son ensemble. Du point de vue de l’individu, ce qui est implicite dans le mythe de la croissance [1], c’est d’abord que l’épanouissement de chacun passe par l’augmentation des possibilités de consommation matérielle [2]. C’est cette croyance qui exige une augmentation des revenus combinée à une diminution des prix des biens de consommation courante, celle-ci étant facilitée par la standardisation de la production et par la mise en concurrence généralisée des producteurs. C’est, ensuite, que le statut social de l’individu passe par son accès à l’emploi rémunéré, l’emploi étant à la fois source de revenu, ouvrant la possibilité de consommation, et moyen d’insertion dans la société : c’est à travers l’accès à l’emploi que l’on peut espérer obtenir une forme de reconnaissance sociale. Du point de vue la société dans son ensemble, derrière le mythe de la croissance, gît celui d’un progrès continu, d’une ligne du temps qui nous conduit au « toujours plus ».
3Le bonheur de l’individu par la consommation, le progrès de la société par le progrès continu des conditions de vie : ce sont des représentations, des mythes si l’on veut, qui sont des obstacles à l’imagination d’alternatives. C’est donc sous le signe de l’autonomie qu’il faut placer la recherche de mécanismes de gouvernance permettant de favoriser la transition vers une société qui n’aurait plus la croissance pour horizon ultime, et quasi exclusif. L’autonomie, c’est en effet la possibilité réelle pour l’individu comme pour la société de se donner ses propres normes [3]. C’est créer les conditions d’une réflexivité suffisante, permettant aussi bien à l’individu qu’à la collectivité de se fixer des objectifs à long terme, et de faire des choix permettant de progresser vers ces objectifs. En définitive, il s’agit d’échapper à l’économicisme caractéristique de nos sociétés capitalistes avancées, c’est-à-dire à la tendance à accorder la priorité à des objectifs de nature économique, au détriment d’objectifs liés, par exemple, du côté de l’individu, à la « vie bonne » (l’eudaimonia dans la culture grecque classique), et du côté de la société, à la résilience face aux chocs futurs ou à la création de conditions favorisant l’épanouissement de ses membres. L’autonomie individuelle et collective doit conduire à redéfinir la place de la prospérité économique, entendue comme l’extension des possibilités de consommation matérielle, dans la hiérarchie de nos priorités : au lieu qu’elle soit une fin en soi, elle doit redevenir un moyen au service des fins que nous nous donnons librement [4].
4Afin de progresser vers l’identification des dispositifs qui rendraient possible ce changement de cap, il faut d’abord comprendre la nature du piège qui s’est refermé sur nous. D’où vient ce manque d’imagination, qui conduit les individus comme les sociétés à ne plus pouvoir penser d’autre horizon que celui d’une croissance sans fin, et à traiter comme d’importance secondaire, en fait, tout autre objectif ? L’hypothèse que je propose est que la situation dont nous héritons est le résultat d’une interaction entre des changements de comportement dans le chef de l’individu et des réponses à ces comportements qui se présentent à l’échelle sociétale. J’évoque très sommairement les termes de cette interaction, qui définit la nature de la cage dans laquelle nous sommes enfermés. Je mets en avant ensuite une seconde caractéristique de la situation dont nous héritons : si, au sein d’une petite fraction de l’opinion, les impasses liées à la poursuite de la croissance économique commencent à être reconnues, les moyens de sortir de ces impasses demeurent vagues et contestés. Nous sommes prisonniers d’un système hérité, et bien qu’un nombre de plus en plus important de gens comprennent la nécessité de s’en évader, ils sont en désaccord sur les voies de sortie. Ceci ne doit pas être vu comme un problème, mais plutôt comme une promesse. L’on ne sort de la cage qu’en acceptant que la question de la transition suppose une pluralité de solutions, et l’encouragement à la recherche de plusieurs voies de sortie. Nous sommes dans une cage sans doute, mais non pas prisonniers d’un labyrinthe qui n’autoriserait qu’une voie de sortie : c’est à partir de cette double caractéristique que l’on peut réfléchir les dispositifs de gouvernance à instituer pour préparer une société de post-croissance. [5]
1 – La cage
5Du point de vue de l’évolution du comportement individuel, c’est à partir de la seconde moitié du 18ème siècle que l’on voit émerger ce que Tawney appellera la mentalité acquisitive [6]. A l’origine, avant que cette mentalité se diffuse de plus en plus largement – à la fois au sein de la population dans son ensemble et dans l’ensemble de la vie sociale –, elle prend la forme de la domination progressive d’une rationalité instrumentale, de type comptable, dans laquelle l’individu commence à calculer les coûts et bénéfices de chacune des actions qu’il entreprend et vise à maximiser ses gains tout en réduisant au minimum ses pertes. C’est par le triomphe de cette rationalité calculatrice que Max Weber rend compte de l’émergence du capitalisme [7].
6Bien entendu, des évolutions technologiques, une administration rationnelle du droit par des fonctionnaires spécialisés favorisant la prévisibilité de la vie économique, l’émergence de la forme de la société anonyme par actions ainsi que la bourse, et une légitimation religieuse, ont toutes joué un rôle dans ce développement [8]. Mais tous ces facteurs n’auraient pas eu les conséquences qui s’y sont attachées si, en même temps, l’on n’avait pas vu émerger un groupe d’acteurs économiques se donnant comme fins la maximisation des gains et la recherche permanente de nouvelles formes de profit. C’est là ce qui caractérise la naissance de l’esprit capitaliste proprement dit : non seulement le gain matériel obtenu par l’échange « libre » (ce qui caractérise le capitalisme comme système économique), mais encore (car en cela gît la spécificité de la dimension psychologique de l’économie capitaliste) la poursuite infinie du gain comme objectif auquel l’existence individuelle tout entière est vouée.
A – L’esprit du capitalisme : la fabrication de la société par l’individu
7L’on sait comment, dans l’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber décrit la manière dont le piège s’est refermé [9]. Une fois qu’un petit nombre d’acteurs se sont voués à la maximisation du profit, les autres acteurs ont été forcés de s’adapter, par un processus de sélection économique : s’ils n’adoptaient pas à leur tour ce même comportement, ils risquaient l’élimination, non car leur « valeur » intrinsèque aurait été moindre, mais car ils se seraient trouvés moins compétitifs. C’est ainsi que, selon Weber, le capitalisme, « qui s’est assuré la suprématie dans la vie économique, éduque et produit pour lui-même, par le biais de la sélection économique, les sujets économiques – entrepreneurs et ouvriers – dont il a besoin » [10]. Aujourd’hui, conclut Weber, le capitalisme victorieux n’a plus besoin de ce fondement religieux qui avait favorisé son émergence à l’origine : avec la division du travail, sa « base mécanique » s’est transformée de manière radicale, créant une interdépendance mutuelle et les conditions d’une concurrence généralisée, au point qu’il n’existe pas de porte de sortie évidente [11]. Cette prison que nous avons construite autour de nous, nous en avons perdu la clé.
8Un double piège s’est refermé. Le premier est celui qui résulte de ce que, seul, l’individu ne peut s’évader de l’ordre économique capitaliste : il faut pour y parvenir une action collective. « De nos jours, l’ordre économique capitaliste est un immense cosmos dans lequel l’individu est pris dès sa naissance : il est pour lui un donné, un carcan qu’il ne peut transformer, du moins à titre individuel, et dans lequel son existence doit se dérouler » [12]. Le motif en est que c’est seulement en se dévouant entièrement au métier de gagner de l’argent que l’on peut survivre face à la concurrence, dans le monde pénétré de l’esprit capitaliste : « Ceux qui n’adaptent pas leur conduite de vie aux conditions du succès capitaliste sombrent ou ne parviennent pas à s’imposer » [13].
9Le second piège résulte de l’assuétude au travail, et à la quête du « toujours plus », que l’immersion dans cet ordre entraîne. Weber évoque ce qu’a de profondément « irrationnel, du point de vue du bonheur personnel, une conduite de vie qui fait que l’homme existe pour son travail et non l’inverse », en notant que si l’on demandait à des « natures avides d’action » – nous, que motive l’appât du gain –, le « “sens” de leur chasse effrénée, qui ne leur permet jamais de se satisfaire de ce qu’ils possèdent, (…) ils diraient le plus souvent (…) que leurs affaires et le travail permanent sont devenus “indispensables à leur vie” » [14]. Au bout du compte, c’est donc bien un manque d’imagination dont souffre l’individu plongé dans le capitalisme : une incapacité de concevoir une autre manière de donner une signification à son existence, et d’occuper sa vie [15]. Mais c’est aussi que l’entourage valorise le fait d’acquérir des possessions. Ainsi que le note Weber, en des termes qui évoquent Veblen [16] ou Tawney [17] : « lorsque l’imagination de tout un peuple est attirée par une forme purement quantitative de grandeur, (…) ce romantisme des chiffres exerce une fascination magique et irrésistible sur ceux d’entre les marchands qui sont “poètes” » [18].
B – La société de concurrence généralisée : la fabrication de l’individu par la société
10Or, ce “manque d’imagination”, cette incapacité pour l’individu à se représenter un “bonheur” situé ailleurs que dans la promesse d’une accumulation matérielle vue comme la récompense promise à ceux qui survivent à la compétition économique, est encouragée par un ensemble de dispositifs à l’échelle sociétale. Le premier et sans doute le plus décisif d’entre eux consiste, paradoxalement, dans ce qui a constitué la principale source d’émancipation individuelle au sortir des sociétés féodales : la reconnaissance de l’égalité en droit de chaque individu. En l’absence de différenciation sociale par la naissance, en effet, il a fallu progressivement se tourner vers d’autres marques de distinction, et la réussite matérielle a largement joué ce rôle de substitution. On se classait par le pedigree de ses origines ; on se classe aujourd’hui par le poids de sa fortune, et celle-ci vaudra à l’individu d’autant plus de considération qu’elle ne résulte pas de l’héritage mais de son travail ou de la sagesse des investissements qu’il a consentis. [19] Cette manière de classer les individus constitue un obstacle majeur à l’émergence de modes de vie qui s’inscrivent dans une perspective de décroissance.
11D’autres dispositifs concernent les institutions économiques, et les incitants qu’elles créent respectivement pour les entrepreneurs, pour les travailleurs et pour les consommateurs. Les entrepreneurs sont encouragés à innover en permanence et à améliorer l’efficience de la production, par la mise en concurrence généralisée qui leur est imposée – renforcée encore par l’abaissement des obstacles aux échanges régionaux et internationaux –, et sans d’ailleurs que les gains d’efficience qu’ils obtiennent soient subordonnés à l’internalisation des coûts (lesdites externalités négatives) qu’ils imposent à la collectivité. Les travailleurs sont incités à améliorer sans cesse leurs qualifications : l’oisiveté est suspecte et, dès lors que l’absence de salaire est compensée sous la forme d’allocations de chômage ou d’aides sociales, les membres de la population active qui sont sans emploi sont invités à se projeter comme agents économiques potentiels – susceptibles, moyennant certains efforts, de subvenir à leurs propres besoins. Ainsi, alors même que l’emploi disponible se raréfie, on fait comme si l’emploi rémunéré à plein temps doit continuer de constituer l’horizon de nos existences, sans que d’aucune façon les individus soient invités à concevoir d’autres manières d’occuper utilement le temps libre dégagé par les gains de productivité du travail : l’activation des prestations sociales en constitue aujourd’hui le symptôme le plus frappant [20]. Quant aux consommateurs, ils sont soumis à un démarchage publicitaire permanent, qui transforme les désirs en besoins, et qui encourage le classement des individus les uns par les autres au départ de leur mode de consommation.
12Le système hérité se caractérise par conséquent par le fait que la mentalité des individus (ce qu’ils comprennent comme étant leur intérêt) et les institutions économiques se renforcent mutuellement. D’un côté, ces institutions elles-mêmes peuvent à bon droit se présenter comme légitimées par les choix de l’individu : de même que les choix politiques de nos sociétés prennent appui sur le choix de l’électeur, le système économique répond en définitive à la souveraineté du consommateur [21]. De l’autre côté, l’individu, en sa qualité d’agent économique, peut lui aussi croire, de bonne foi, qu’il n’a pas le choix : plongé, en tant que producteur, dans un système qui favorise la concurrence généralisée, et forcé, en tant que consommateur, de soutenir la comparaison avec autrui, il peut considérer ne pas être en mesure, par lui-même, de mettre en question le modèle de production-consommation qui lui est proposé. Certes, en tant que citoyen-électeur, l’individu n’est pas soumis aux mêmes contraintes : il peut en principe opter pour un modèle différent, sur la base d’une représentation de la vie bonne qui n’a plus à dépendre des impératifs du marché. Mais il demeure prisonnier d’une offre politique limitée, qui ne propose pas de véritable alternative à la poursuite de la croissance. En outre, dans le concours de beauté que se livrent les programmes des différentes formations politiques afin de séduire l’électeur, le programme fondé sur l’amélioration des conditions matérielles d’existence et la création d’un cadre juridique et économique qui favorise la possibilité d’augmenter la consommation, présente sur ses compétiteurs un avantage décisif : loin en apparence d’imposer à l’ensemble de la société une conception particulière de la vie bonne, un tel objectif permet à chacun de définir ses propres fins, la prospérité économique, mesurée en termes monétaires, ne constituant qu’un moyen de réaliser ces fins quelles qu’elles soient.
C – La démocratie : s’évader de la cage
13Voilà donc une cage bien singulière. Nous l’avons construite au fil des générations : nous devrions donc pouvoir la démonter, afin de nous en évader. Cependant, non seulement ceci ne peut être fait par chacun d’entre nous agissant individuellement – il faut pour cela un mouvement d’ensemble, une action collective à l’échelle de la société entière –, mais en outre les citoyens-électeurs et les agents économiques paraissent, par leurs choix quotidiens, se contenter de la situation héritée. On peut comprendre que certains, face à ce constant, prônent des solutions autoritaires au pire – c’est le cas par exemple de Hans Jonas [22] –, ou, au mieux, des scénarios qui appauvrissent la démocratie en donnant davantage de poids aux experts ou aux technocrates éclairés. Dominique Bourg et Terry Whiteside remettent ainsi à l’ordre du jour l’idée d’une démocratie bridée, par l’instauration d’une « chambre haute » chargée spécifiquement d’avoir égard aux intérêts des générations futures [23].
14Or c’est l’inverse qu’il faut. Non pas le retour des philosophes-rois, mais l’ancrage de l’Etat dans la société et de la société dans l’Etat. Non pas un évidement de la démocratie au nom de l’urgence et de la « fausse conscience » dont la masse serait victime, tant l’idéologie dominante de la croissance a colonisé les esprits – mais au contraire, une radicalisation de la démocratie, afin que chacun puisse mieux exercer son rôle instituant : son rôle de créateur de normes, par l’exercice par chacun de son autonomie. En effet, s’évader de la cage, cela passe dans le chef de chaque individu par la possibilité de contester les normes sociales dans le filet desquelles il est pris : l’autonomie individuelle n’est pensable qu’à condition d’être combinée avec l’exercice de l’autonomie collective, c’est-à-dire la remise en cause des normes héritées et la conception de la « réussite » ou du « bonheur » que ces normes inculquent [24].
15Voilà un premier motif pour lequel la gouvernance de la transition vers une société post-croissance suppose la création d’espaces à partir des desquels la re-création de normes par l’individu doit redevenir possible. Les formes classiques de la démocratie représentative et de la consommation responsable n’y suffisent pas. Dans nos sociétés complexes, caractérisées aussi bien par une gouvernance multi-niveaux que par l’allongement des chaînes de production, les individus ne peuvent amener que des changements limités par le bulletin de vote et par leurs achats de « consomm-acteurs » responsables. Les systèmes dont nous dépendons sont relativement inertes : leurs composantes techniques, économiques et culturelles ont co-évolué, et à présent se renforcent mutuellement, faisant obstacle au changement. Or, compte tenu du retard avec lequel le système politique et le marché réagissent aux signaux de l’électeur ou du consommateur, il y a un risque qu’à s’en tenir à ces deux instruments de contrôle, l’on perde la course de vitesse qui est dorénavant lancée : les écosystèmes se dégradent, et les liens sociaux se distendent, plus vite que le système ne parvient à réagir. Ensuite, ces signaux souffrent toujours d’être ambigus. Les revendications qu’exprime l’électeur ou le consommateur sont toujours susceptibles d’être réinterprétées par les décideurs auxquels elles s’adressent : cette réinterprétation prend souvent la forme d’une déradicalisation, ou parfois d’une récupération pure et simple, comme l’illustrent chacun à sa manière le cantique de la croissance « verte », ou le sort que connaît le commerce équitable. L’évolution du système démocratique est parlante à cet égard. Dans le schéma représentatif classique, le citoyen-électeur est le donneur d’ordre (le « principal »), et son représentant est l’exécutant (l’« agent »). En pratique cependant, le rapport s’inverse : le représentant échappe au donneur d’ordre, et le monde politique est perçu comme composé d’élites, entre les mains de technocrates ou otages de lobbies, plutôt que comme répondant aux attentes de la population dans son ensemble.
2 – La mystique du labyrinthe
16Il existe des voies de sortie. Mais le pluriel est ce qui importe. S’évader, cela suppose d’abord de ne pas se voir comme pris dans un labyrinthe, où une seule piste est « la » bonne. A ce phantasme de la solution Une, il faut substituer l’idée expérimentaliste de la recherche en de multiples directions à la fois. Et, à l’uniformité des solutions, que présupposent les leviers classiques qu’actionnent les pouvoirs publics, il faut préférer la quête patiente d’innovations qui ouvrent le champ des possibles.
A – Décentraliser la quête de solutions
17La revitalisation de la démocratie locale stimule la recherche de solutions nouvelles, car les points de veto y sont moins nombreux et les possibilités de synergies entre différents domaines de l’action publique plus évidentes [25]. Elle permet de surmonter la division entre les « décideurs » et les « receveurs », rapprochant la décision des préoccupations de celles et ceux au nom de qui elle est prise. Le renforcement de la « société civile », c’est-à-dire de tout l’ensemble d’associations au sein desquelles des individus s’investissent, sur une base volontaire, dans la construction d’une action collective, permet à chacun de reconstruire des liens sociaux sur la base de convictions partagées et d’une volonté commune de changement. Il ne s’agit pas de revenir aux communautarismes de jadis, où les circonstances de sa naissance conduisaient à insérer l’individu dans ses communautés d’origine, définissant son rôle dans la division du travail social ainsi que les mécanismes de solidarité par la protection rapprochée qui lui était due. Il s’agit en revanche de soutenir la possibilité pour chacun de construire avec d’autres des actions collectives, et par là d’inventer des modes de vie – des manières de se déplacer, de s’alimenter, de travailler – alternatifs aux modes de vie dominants et largement standardisés.
18Or, cette utopie est déjà notre quotidien. A l’echelle de leur quartier, de leur école, ou de leur ville, des citoyen-ne-s ordinaires innovent. Ils inventent des nouvelles formes de partage, réhabilitant une certaine idée des “communs” que l’on avait pu croire vouée à l’oubli, après la perte des formes traditionelles de solidarité et la mise sur pied d’une société hyperindividualiste dans laquelle la place de chacun paraissait devoir se définir par sa consommation. Ils mettent sur pied des outils permettant de relocaliser les rapports économiques, donnant un nouveau souffle aux systèmes d’échanges locaux et encourageant le recours aux monnaies locales afin de maximiser les effets multiplicateurs sur l’économie locale des échanges marchands. Dans les domaines de l’énergie, de la mobilité, ou de l’alimentation, ils encouragent des nouvelles manières de produire et de consommer. Ils font coup double : ils prétendent limiter leur empreinte écologique – et ils y parviennent souvent [26] – en même temps qu’ils veulent resserrer les liens entre les individus, luttant donc contre l’exclusion sociale [27].
19Dans la mise sur pied de ces initiatives citoyennes, le processus compte autant que le résultat. Il s’agit certes d’amorcer la descente énergétique et d’aller vers des communautés plus résilientes aux chocs externes, que ces chocs soient économiques ou naturels, en misant sur les ressources locales. Mais il s’agit aussi d’affirmer, à l’échelle micropolitique des pratiques culturelles et des rapports sociaux, une exigence de démocratie et de participation qui érige chacun et chacune, vraiment, en coauteur(e) de son environnement. L’autonomie signifie ainsi la possibilité non seulement de créer des alternatives, mais aussi de remettre en cause la représentation dominante des motivations des acteurs. Nos sociétés paraissent ne guère vouloir admettre des motivations autres que purement économiques dans le chef des individus. De même que les théoriciens de l’économie réinterprètent tous les comportements comme animés par une logique cachée, qui serait celle de la maximisation de l’utilité individuelle et du « calcul » économique – ce calcul étant parfois assimilé à la rationalité elle-même comme dans la science économique de Robbins ou de Becker ou, de manière plus subtile, comme dans les travaux de Kahneman, qui érige le calcul en norme du raisonnement qui est à l’abri des « biais » [28] –, de même l’ensemble des dispositifs qui visent à orienter la société se fondent sur cette anthropologie sommaire, cet homoncule de l’homo economicus : c’est sur cet individu chétif, ce « fou rationnel » comme l’a appelé Sen [29], que prennent appui aussi bien les réglementations juridiques que les incitants économiques. Or, un simple regard porté sur l’histoire ou sur des sociétés différentes montre que cette motivation n’est qu’un épisode, un moment de l’évolution : dominante chez nous et maintenant, elle n’est ni éternellement valide ni valable partout, et dans nos sociétés mêmes, son règne n’est pas sans partage. [30]
B – L’Etat apprenant
20La revitalisation de la démocratie locale et le renforcement de la société civile et des possibilités d’initiatives citoyennes vont de pair : ces initiatives ne pourront voir le jour, et soutenir l’épreuve du temps, que si elles peuvent prendre appui sur des mécanismes de gouvernance hybride associant citoyens, acteurs économiques privés, et collectivités locales, dans la mise sur pied et le développement d’alternatives. Cependant, de même qu’il faut éviter de tomber dans le piège de croire que la société est faite d’une seule pièce, de manière telle que le changement ne pourrait advenir que s’il est radical et amène un bouleversement d’ensemble, de même il faut se garder de l’illusion inverse : les alternatives locales émergentes ne pourront avec des impacts durables, et faire progressivement école, que si elles bénéficient de relais à des niveaux de gouvernance qui ne sont pas uniquement locaux.
21A ces niveaux plus élevés de gouvernance, s’impose donc un changement dans la culture de gouvernement. On a traditionnellement pensé la tâche du Politique comme étant de réfléchir pour la société, et de lui imposer ses solutions d’en haut. La négation de la diversité locale et des particularités des contextes dans lesquels les normes et politiques sont amenées à être mises en œuvre est d’une certaine manière inévitable dans ce schéma : si une solution est jugée souhaitable parce que la plus rationnelle, pourquoi ne serait-elle pas généralisée à travers l’ensemble de la société ? Il faut à présent penser la Politique comme étant de se mettre au service des initiatives locales, afin de permettre à celles-ci de s’épanouir en levant les contraintes qui pourraient peser sur elles. La tâche des niveaux plus élevés de gouvernance doit être, dans cette mesure, de gérer les externalités ; d’aménager le cadre au sein duquel se place l’initiative locale de manière à favoriser son épanouissement, par ce que l’on pourrait appeler des « dispositifs d’accueil » – c’est-à-dire de dispositifs qui permettent de favoriser la diversité des innovations sociales en adaptant les institutions juridiques et économiques qui les rendent possibles et en favorisent le développement – ; finalement, d’accélerer l’apprentissage collectif, en faisant bénéficier chaque entité locale de l’expérimentation tentée par d’autres, qui peut constituer une source d’inspiration de même qu’un levier de responsabilisation.
C – Innovations sociales et apprentissage collectif
22L’expérimentation locale constitue un atout également pour un deuxième motif : elle peut être un instrument de recherche, et accélérer l’apprentissage collectif. La transition vers une société qui privilégie d’autres objectifs que celui de la croissance économique ne se fera ni d’un seul coup, ni par le recours à un seul ou à un nombre limité d’instruments – réglementations juridiques ou incitants économiques – actionnés par les pouvoirs publics. La psychologie sociale a bien montré l’impact limité de ces instruments, qui imposent à l’individu des injonctions venues du dehors [31]. Alors que chacun tend à contourner les règles qui lui paraissent constituer des obstacles à son libre choix, et voudra toucher les subsides ou éviter de payer des taxes sans pour autant faire siens les objectifs que ces incitants économiques poursuivent, les changements de comportement qui prennent appui sur les motivations intrinsèques de l’individu seront, eux, résilients : ils persisteront dans le temps, car ils en viendront à appartenir à l’identité de l’individu concerné ou à l’image qu’il veut avoir de lui-même. Cela est vrai, en particulier, des comportements visant à la préservation de l’environnement [32]. Mais en outre, la recherche par chacun, dans son entourage immédiat, des solutions qui paraissent pouvoir constituer une réponse à la crise écologique, débouche sur un expérimentalisme démocratique, qui permet de démultiplier les chances d’identifier des solutions susceptibles de se diffuser de proche en proche, avant d’être généralisées à l’ensemble de la société.
23Cela est rendu possible par deux propriétés de ces innovations sociales. Premièrement, si les solutions développées à l’échelle locale sont évaluées en fonction de leur apport à la réduction de notre empreinte écologique, et soutenues, là où elles s’avèrent prometteuses, par l’adoption de dispositifs d’accueil aux niveaux plus élevés de gouvernance, ces solutions produisent aussi un bien public : elles sont une nouvelle source de connaissance des voies de sortie de l’impasse écologique actuelle, dont l’ensemble de la société pourra bénéficier.
24Deuxièmement, les innovations sociales expérimentées avec succès par les uns peuvent permettre à d’autres, qui font face à des défis semblables, d’accroître la pression sur les décideurs afin qu’ils s’en inspirent et mettent en place, à leur tour, les institutions juridiques et économiques qui en favorisent l’émergence. Certes, l’on ne peut pas plus créer l’initiative citoyenne spontanée que l’on ne peut accélérer la croissance de l’arbre en le tirant par ses branches : en définitive, si aucun appétit n’existe pour l’innovation sociale en cause, l’encouragement à celle-ci ne débouchera au mieux que sur des avancées passagères et de faible portée. Mais l’aménagement de dispositifs d’accueil de ces innovations, combiné à la diffusion des solutions testées ailleurs, peut stimuler la réflexivité au sein d’une communauté donnée. Confrontés à ces solutions, les membres de la communauté sont invités à se réfléchir par le prisme de cet exemple. Une réflexion s’entame sur les manières de vivre ensemble qui peuvent être plus désirables que la société agonistique et atomistique que l’économie se représente. La responsabilité des décideurs est interrogée (en font-ils assez pour favoriser l’émergence de ces innovations sociales ?), et leur intérêt à collaborer dans la construction de ces innovations peut être révélé aux membres de la communauté concernée.
D – Apprentissage social et réflexivité
25A travers cette mise en relation des expérimentations locales, une forme d’apprentissage a lieu par le décloisonnement de la perspective de chaque collectivité à la lumière de l’expérience acquise par les autres. Soulignons le gain de réflexivité qu’un apprentissage ainsi conçu peut amener. A la suite de Kuhn [33] et de Argyris et Schön [34], l’on peut distinguer différents niveaux d’apprentissage. Apprendre, c’est d’abord corriger les erreurs ou combler les lacunes au sein d’un paradigme donné. L’hypothèse de travail demeure la même : l’expérience conduit à l’amender sur tel ou tel point qui ne la remet pas en cause de manière fondamentale. La science « normale » peut se poursuivre, dirait Kuhn. Argyris ajouterait : un apprentissage de premier ordre a lieu, qui consiste non pas à modifier sa perspective d’ensemble ou à se donner des objectifs différents, mais à opter pour des moyens différents, plus aptes à réaliser l’objectif poursuivi [35]. Il est cependant des cas où une révision plus fondamentale est requise. A la lumière de l’expérience acquise, le paradigme dominant de recherche ne peut plus se maintenir : il faut en changer par ce que Kuhn appelle une révolution scientifique. C’est l’apprentissage de second ordre. Dans ce type d’apprentissage, cependant, si l’hypothèse de travail doit être modifiée – on se donne d’autres objectifs –, l’on ne va pas jusqu’à interroger son identité même, c’est-à-dire la représentation que l’on fait de son intérêt. Mais on peut encore imaginer un apprentissage qui conduit à poser la question même de son identité, à travers une démarche de type généalogique qui conduit à se demander d’où vient la compréhension héritée de ce que représente le « progrès », ou la « réussite », à l’échelle de l’individu ou de la société : ce ne sont plus seulement les moyens qui sont inappropriés à réaliser l’objectif que l’on s’est donné, et ce n’est pas seulement que l’objectif à poursuivre est incorrectement défini, c’est en définitive ce à quoi nous croyons qui est en cause – notre représentation de nous-mêmes, à l’échelle de l’individu ou de la collectivité [36].
26Afin d’opérer la transition vers une société qui sorte du piège de la croissance, c’est un apprentissage de troisième ordre ainsi conçu qu’il faut encourager. Le système capitaliste et productiviste d’un côté, l’individu qui en est à la fois le co-auteur et l’adressataire de l’autre, se soutiennent mutuellement. Pas plus que l’homo economicus n’est qu’un simple « produit » de la culture capitaliste, celle-ci n’est-elle une simple « création » de l’homo economicus : « Il y a chaque fois homologie et correspondance profonde entre la structure de la personnalité et le contenu de la culture, et il n’y a pas de sens à prédéterminer l’une par l’autre » [37]. En réponse à ce cercle et au phénomène de renforcement mutuel qui en résulte, la transition exige un gain de réflexivité : une reprise de la question fondamentale de savoir comment chacun définit sa compréhension de la « vie bonne », et à l’échelle de la société, une interrogation renouvelée sur la destination que nous voulons nous donner.
27Proposer un tel récit auquel l’on puisse adhérer, cela peut constituer une fonction importante des gouvernements. Tel est du reste le rôle de la planification, non pas au sens des plans quinquennaux censés opérer une allocation autoritaire des ressources comme à l’époque de l’Union soviétique, mais au sens d’une orientation générale, proposant aux acteurs économiques comme aux citoyens un cadre relativement stable et prévisible, un schéma d’orientation, leur permettant de se vivre comme contribuant à un changement à l’échelle collective [38]. Le défi est ici de donner un récit qui stimule l’innovation sociale, mais qui évite de brider l’imagination des acteurs. Bien que des bonnes pratiques puissent se dégager, elles ne sauraient être généralisées sans faire courir le risque d’une homogénéisation qui signifierait la fin du progrès, en faisant s’interrompre la recherche permanente au sein de la société de solutions nouvelles [39].
Conclusion
28L’autonomie, c’est, au niveau de l’individu, la définition par lui-même de sa propre conception du bonheur, indépendante des injonctions de la société de consommation. Au niveau de la société, c’est la définition par elle-même de sa trajectoire historique. Le “toujours plus” semble plus plausible que jamais dès lors que les producteurs ne cessent de gagner en efficience sous la pression de la concurrence, que les travailleurs ne cessent d’améliorer leur productivité grâce à l’appat du salaire, et que les consommateurs consomment. Mais l’idée folle d’un progrès infini, d’une croissance illimitée au sein d’un monde fini dont nous dépendons pour les ressources que nous y puisons comme pour les déchets que nous y déposons – cette idée doit affronter aujourd’hui le mur des contraintes écologiques. Sortir de cette cage que nous avons construite autour de nous-mêmes est plus urgent que jamais. Cela se peut à condition de reconnaître le potentiel des innovations sociales qui préparent la transition, d’en favoriser l’émergence et la diffusion. Ainsi seulement, le verrou pourra finalement sauter.
Notes
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[*]
L’auteur tient à remercier Eloi Laurent et Paul-Marie Boulanger pour leurs commentaires portant sur une première version de ce texte.
-
[1]
D. Meda, La mystique de la croissance. Paris, Flammarion, 2013.
-
[2]
R. Layard, Happiness : Lessons from a New Science, London, Allen Lane, 2005 ; P. Dolan, T. Peasgood, and M. White, « Do we really know what makes us happy ? A review of the economic literature on the factors associated with subjective well-being ». Journal of Economic Psychology, 2008, vol. 29, p. 94-122 ; T. Scitovsky, The Joyless Economy. The Psychology of Human Satisfaction, Oxford and New York, Oxford University Press, 1976 (1992 revised edition).
-
[3]
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975 (rééd. 1999).
-
[4]
I. Cassiers e.a., Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2011.
-
[5]
A moins que l’on préfère parler plutôt d’une société d’« a-acroissance », si l’on veut insister sur la nécessité de démythifier la religion de la croissance comme l’athéisme démythifie la croyance religieuse : S. Latouche, Le pari de la décroissance, 2ième éd., Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p. 17 (orig. Paris, Fayard, 2006).
-
[6]
R. Tawney, The Acquisitive Society, New York, Harcourt Brace and Howe, 1920 ; C. Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard, 2007.
-
[7]
M. Weber, Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, Paris, Gallimard, 1992.
-
[8]
H.J. Berman, Law and Revolution II. The Impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition, Cambridge, Harvard Univ. Press, 1983 (trad. fr. A. Wijffels, Droit et révolution. L’impact des réformes protestantes sur la tradition juridique occidentale, Paris, Fayard, 2011).
-
[9]
M. Weber, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 1999 (éd. originale 1904-1905, rév. 1920).
-
[10]
Ibid., p. 94.
-
[11]
Ibid., p. 301.
-
[12]
Ibid., pp. 93-94.
-
[13]
Ibid., p. 117.
-
[14]
Ibid., p. 115.
-
[15]
Ce manque d’imagination a partie liée avec ce que Scitovsky identifie, à juste titre, comme un malaise important dans nos sociétés : celui de l’ennui, c’est-à-dire de l’incapacité des individus à occuper leur temps disponible autrement qu’en produisant ou en consommant (T. Scitovsky, op. cit. n.2). André Gorz relevait que nous avons investi dans des technologies qui libèrent du temps, mais que nous ne savons que faire de tout ce temps libéré. La consommation sans fin devient un substitut à cette absence d’imagination : comme le disait déjà Keynes dans une conférence de 1928, Perspectives économiques pour nos petits enfants, « nous avons été trop longtemps dressés à payer et non à jouir » (J.M. Keynes, « Economic Possibilities for Our Grandchildren », in Essays in Persuasion. The Collected Writings of John Maynard Keynes, vol. 9. Cambridge University Press, 1978 (orig. 1930)).
-
[16]
T. Veblen, The Theory of the Leisure Class. An Economic Study of Institutions, New York, Macmillan, 1899 (1994 edition, New York, Dover Publ.).
-
[17]
R. Tawney, op. cit. n.5.
-
[18]
M. Weber, op. cit. n.8, p. 115.
-
[19]
Dans sa Théorie de la classe de loisir, Veblen insistait sur la classification des individus par ce que l’on appellerait les « signes extérieurs de richesse », mais l’intuition était la même : « la norme de dépense qui oriente généralement nos efforts n’est pas la dépense moyenne, ou que l’on consent d’ordinaire ; elle correspond à un idéal de consommation qui se trouve tout juste hors de portée, ou que l’on n’atteindra qu’avec des efforts supplémentaires. Notre motivation réside dans l’émulation – le stimulant de la comparaison odieuse qui nous incite à dépasser ceux par rapport auxquels nous avons l’habitude de nous classer” (T. Veblen, op. cit. n.15, p. 64 (traduction de l’auteur)).
-
[20]
O. De Schutter, « Welfare State Reform and Social Rights », Netherlands Quarterly of Human Rights, vol. 33, No. 2, 2015, pp.123-162.
-
[21]
J.K. Galbraith, La science économique et l’intérêt général, Paris, Gallimard, 1974 (orig. Economics and the Public Purpose, 1973).
-
[22]
H. Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Cerf, 1979.
-
[23]
D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, 2010.
-
[24]
C’est en ce sens que le souci d’aligner les productions et les consommations sur les besoins des personnes concernées, plutôt que sur les attentes de l’actionnariat des fournisseurs de biens ou services ou sur la quête de croissance du PIB par l’Etat, est une idée politiquement subversive, car elle suppose que ceux qui produisent, ceux qui consomment, puissent se réunir, s’interroger et décider souverainement, notamment, des limites à ne pas franchir (A. Gorz, Adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980, p. 178).
-
[25]
B. McKibben, Deep Economy – the wealth of communities and the durable future, New York, Henry Holt & Co., 2007.
-
[26]
Il y a des exceptions. Une littérature importante met en doute par exemple l’idée que la réduction des distances des producteurs aux consommateurs, par l’organisation de circuits alimentaires courts, a des impacts positifs sur l’environnement (H.-J. Schmidt, « Carbon Footprinting, Labelling and Life Cycle Assessment ». The International Journal of Life Cycle Assessment, 14(S1), 2009, pp. 6-9 ; Foodmetres (2014), Metropolitan Footprint Analysis and Sustainability Impact Assessment of Short Food Chain Scenarios (Partie D5.1 du projet). Disponible sur http://www.foodmetres.eu/). De même, l’économie du partage peut encourager certaines formes de surconsommation et accélérer l’obsolescence des objets que l’on se prête, et conduire à une multiplication des parcours sur petites distances (D. Demailly et A.-S. Novel, Economie du partage : enjeux et opportunités pour la transition écologique, IDDRI Study n° 3/14, Paris, Institut du développement durable et des relations internationales, 2014).
-
[27]
K. Dervojeda et al., « The Sharing Economy. Accessibility Based Business Models for Peer-to-Peer Markets. Business Innovation Observatory », Case Study 12, European Commission, DG Enterprise and Industry, 2013.
-
[28]
L. Robbins, An Essay on the nature and significance of Economic Science, London, Macmillan, 1932, p. 15 ; G. Becker, The Economic Way of Looking at Life, Nobel Lecture in Economics, 1992 ; D. Kahneman, Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.
-
[29]
A.K. Sen, « Rational Fools : A Critique of the Behavioral Foundations of Economic Theory », Philosophy & Public Affairs, vol. 6, No. 4, 1977, pp. 317-344.
-
[30]
Ainsi que l’écrit Castoriadis, « les types de motivation (et les valeurs correspondantes qui polarisent et orientent la vie des hommes) sont des créations sociales, (…) chaque culture institue des valeurs qui lui sont propres et dresse les individus en fonction d’elles » (C. Castoriadis, C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 37).
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[31]
Cf. par exemple R. Ryan et E. Deci, « Intrinsic and Extrinsic Motivations : Classic Definitions and New Directions », Contemporary Educational Psychology, vol. 25, 2000, pp. 54-67 ; Id., « Self-Determination Theory and the Facilitation of Intrinsic Motivation, Social Development, and Well-Being », American Psychologist, vol. 55, No. 1, 2000, pp. 68-78 ; A.C. Moller et al., « Self-Determination Theory and Public Policy : Improving the Quality of Consumer Decisions Without Using Coercion », Journal of Public Policy and Marketing, Vol. 25, No. 1, 2006, pp. 104-116.
-
[32]
K.J. Lavergne et al., « The role of perceived government style in the facilitation of self-determined and non self-determined motivation for pro-environmental behavior », Journal of Environmental Psychology, Vol. 30, No. 2, 2010, pp. 169-177.
-
[33]
Th. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1972 (orig. 1962).
-
[34]
C. Argyris, « Single-Loop and Double-Loop Models in Research on Decision Making », Administrative Science Quarterly, vol. 21, No. 3, 1974, pp. 363-375 ; C. Argyris et D. Schön, Organizational Learning : A Theory of Action Perspective, Reading (MA), Addison Wesley, 1978.
-
[35]
Bien qu’elle demeure insuffisante, cette forme d’apprentissage représente déjà un progrès par rapport à l’absence de mise en cause des routines acquises, c’est-à-dire au pilotage automatique des sociétés. Or, un tel apprentissage suppose la prise d’un conscience d’un écart entre les objectifs définis comme étant désirables et les moyens par lesquels ces objectifs sont poursuivis, mais manquent leur cible. Argyris définit l’apprentissage comme la détection et la correction d’erreurs, or l’erreur découle de l’écart (« mismatch ») entre l’objectif que l’on poursuit et les résultats que l’on atteint : pour apprendre, il faut donc une erreur, mais aussi la conscience même d’un écart qui la rend détectable et incite à la corriger (C. Argiris, « Single-Loop… », op. cit. n.33, p. 365). Dans des sociétés, comme souvent les nôtres, où fait défaut toute réflexion par rapport aux objectifs, et qui se bornent à une approche gestionnaire focalisée sur l’immédiat, fait défaut même ce niveau minimum d’apprentissage.
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[36]
J. Swieringa et A. Wierdsma, Becoming a Learning Organization, Reading (MA), Addison-Wesley, 1992 ; M.F. Peschl, « Triple-Loop Learning as Foundation for Profound Change, Individual Cultivation, and Radical Innovation : Construction Processes Beyond Scientific and Rational Knowledge », Munich Personal RePEc Archive, No. 9940, 2008.
-
[37]
C. Castoriadis, op. cit. n.29, p. 41.
-
[38]
J.-P. Dupuy, L’avenir de l’économie. Sortir de l’écomystification, Paris, Flammarion, 2012.
-
[39]
Cl. Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, rééd. Gallimard, 2007 [1952].