Notes
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[1]
A. Ross, On Law and Justice, Stevens, London, 1959, chapter 12 (« The idea of justice »), p. 274 (notre traduction).
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[2]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ? (suivi de Droit et morale), traduction par P. Le More et J. Plourde, préface de V. Lasserre, éd. Markus Haller, Genève, 2012, 141 p. Le chapitre additionnel « Droit et morale » est tiré de la Théorie pure du droit dans la traduction française de Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962 (p. 99-122 de l’ouvrage).
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[3]
Prétexte dans tous les sens du terme : si l’ouvrage de Kelsen est la source des réflexions de cet article, il n’en constitue pas l’objet direct. C’est pourquoi il ne s’agit pas ici de retracer l’évolution de la pensée de Hans Kelsen, ni de situer cette conférence par rapport aux autres écrits du maître de Vienne.
-
[4]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra n° 1, p. 52.
-
[5]
Ibidem, p. 42.
-
[6]
Ibidem, p. 41.
-
[7]
Ibidem, p. 54.
-
[8]
Ibidem, p. 55.
-
[9]
Ibidem, p. 56.
-
[10]
Ibidem, par ex. p. 38, p. 40, p. 41, p. 45-46. L’auteur indique notamment : « le problème des valeurs est d’abord et avant tout le problème des conflits de valeurs. Et ce problème ne peut être résolu avec les moyens de la connaissance rationnelle. La réponse à cette question est toujours un jugement qui, en fin de compte, sera déterminé par des facteurs émotionnels et qui, pour cette raison, sera hautement subjectif. Autrement dit, il s’agit alors d’un jugement valable uniquement pour le sujet jugeant et il est, en ce sens, relatif » (p. 38).
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[11]
Ibidem, p. 53.
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[12]
Ibidem, p. 48.
-
[13]
Ibidem, p. 79.
-
[14]
Ibidem, p. 83.
-
[15]
Ibidem.
-
[16]
Ibidem, p. 56.
-
[17]
Cela est vrai par exemple d’un système économique, v. sur ce point A. Orlean, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, coll. La Couleur des Idées, 2011, not. p. 195 : « la croyance en la liquidité absolue de la monnaie est ce qui fait que la production et les échanges marchands peuvent se développer. Elle est le socle sur lequel tout repose » ; p. 199 : « la valeur est une puissance qui a pour origine le groupe social, par le biais de la mise en commun des passions et des pensées ».
-
[18]
J. Rivero, « Consensus et légitimité », Pouvoirs, n° 5, 1978, p. 58.
-
[19]
Au sens où elle est délibérément créée par l’homme, l’artifice étant d’abord le résultat d’un art.
-
[20]
En tant qu’objet d’étude autonome, la justice est plutôt délaissée par les juristes contemporains, lors même que d’autres disciplines s’en emparent, voy. par ex. les travaux de l’économiste A. Sen, L’idée de justice, Flammarion, 2008. Pour un tableau général des approches contemporaines, voy. A. Supiot, « Le concept de justice sociale », communication lors de la journée d’étude La justice sociale saisie par les juges en Europe, Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne, Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), 10 fév. 2012 ; voy. aussi, du même auteur, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil, 2010.
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[21]
Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La normativité en droit, préface de E. Picard, post-scriptum de A. Supiot, éd. Mare et Martin, coll. Bibliothèque des Thèses, 2012.
-
[22]
Voy. par ex. X. Magnon, « En quoi le positivisme-normativisme est-il diabolique ? », RTD Civ., 2009, p. 269 : « seul le droit positif, tel qu’il est posé, qui est du droit en vigueur selon les normes du systèmes juridique observé, est objet de la science juridique. […] L’étude du devoir être exclut de la sorte l’étude de sa finalité ou de sa raison d’être […]. [Cela permet] d’identifier de manière objective un objet d’étude. Pour peu qu’un système juridique prévoie l’obligation d’une publication dans un recueil officiel des normes en vigueur, […], il est possible d’identifier de manière objective ce que sont les actes juridiques en vigueur […]. L’identification de l’objet est ainsi chose aisée […] ». Cet idéal de « description » fait l’impasse sur des questions pourtant primordiales d’identification de l’objet « droit », en postulant que ces difficultés sont d’emblée résolues et que le droit « s’impose » au scientifique.
-
[23]
Voy. P. Brunet, « Pluralisme des ordres juridiques et hiérarchie des normes », in Questions contemporaines de théorie analytique du droit, P. Brunet et F. Arena (dir.), Madrid, Marcial Pons, 2011, p. 61 : « s’il faut établir une relation entre deux normes qui ont le même contenu, cela ne peut se justifier qu’au regard d’une troisième norme qui prescrit cette relation. A défaut d’une telle norme, on en vient à raisonner comme si le droit pouvait se définir par son contenu ». La connaissance du droit serait donc incapable par exemple de mettre en évidence ou d’anticiper un rapport d’équivalence substantielle (ou un rapprochement) entre deux normes juridiques ou deux systèmes juridiques, sauf à ce que ce rapport d’équivalence résulte d’une nouvelle norme juridique positive.
-
[24]
C’est notamment le propos de Kelsen qui s’efforce de distinguer la technique juridique (définie par la sanction) et les finalités du droit : « technique sociale spécifique », le droit est « un ordre qui s’efforce de réaliser le but social, en instituant, contre l’individu dont le comportement lèse ce but, une sanction socialement organisée qui constitue un acte de contrainte ». Mais, les finalités de cette technique sont a priori infinies : « la technique du droit peut être mise au service des idées sociales les plus diverses ». Il en résulte que « par rapport au but social qu’il doit permettre de réaliser, au comportement humain qu’il détermine, le droit est, en tant que tel indifférent », il « peut avoir n’importe quel contenu » ; voy. H. Kelsen, Controverses sur la Théorie pure du droit. Remarques critiques sur Georges Scelle et Michel Virally, avant-propos de Ch. Leben, préface de R. Kolb, éd. Panthéon-Assas, 2005, p. 64.
-
[25]
Cette définition factuelle entend s’intéresser aux interprétations qui s’imposent en droit, sans s’interroger sur ce qui permet d’identifier ces « auteurs » : si la création du droit est liée à l’autorité de celui qui parle, encore faut-il expliquer comment sa parole peut faire autorité et donc constituer du droit. Or, l’autorité peut-elle être réduite à un fait ?
-
[26]
Voy. par ex. M. Troper, « Argumentation et explication », Droits, n° 54, 2011, p. 26 : la méthode d’« explication causale » défendue par l’auteur « prend en compte les stratégies des acteurs et elle ne se soucie, ni de la qualité de la justification, ni de la validité de la décision ». Voy. aussi l’analyse critique d’O. Jouanjan, « La théorie des contraintes juridiques. De l’argumentation et ses contraintes », Droits, n° 54, 2011, p. 27 et s.
-
[27]
H. Kelsen, « Préface de la première édition » [1934], Théorie pure du droit, trad. par Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. VII.
-
[28]
Il n’est pas question de revenir ici sur les rapports de Kelsen avec l’empirisme (l’idée qu’il s’agit pour la science de décrire un objet extérieur), l’essentiel étant que la science kelsénienne entend de manière générale se distinguer de la philosophie du droit afin de « montre[r] le droit tel qu’il est », cf. H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat, suivi de La doctrine du droit naturel et le positivisme juridique, trad. par B. Laroche et V. Faure, introduction de S. L. Paulson, coll. La pensée juridique, Paris-Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 1997, p. 65.
-
[29]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, note n° 1, p. 34.
-
[30]
Ibidem, p. 41-42.
-
[31]
Ibidem, p. 50.
-
[32]
Ibidem, p. 54-55.
-
[33]
Ibidem, p. 55-56.
-
[34]
Ibidem, p. 91.
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[35]
Voy. notamment T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques [1970], Paris, Flammarion, coll. Champs, 1983.
-
[36]
Ibidem, p. 87. L’opposition radicale entre volonté et raison est ainsi énoncée : « les normes dictant la conduite humaine ne peuvent émaner que d’une volonté […]. La raison humaine peut comprendre et décrire, mais elle ne peut pas prescrire ».
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[37]
Voy. not. O. Pfersmann, « Explanation and Production : Two Ways of Using and Constructing Legal Argumentation », in Approaches to Legal Rationality, D. M. Gabbay et al. (dir.), Springer, 2011, p. 291 : « les explications laissent les choses en l’état, un argument décisionnel cherche à justifier la façon dont vous souhaitez changer l’état du monde » (notre traduction).
-
[38]
Voy. O. Pfersmann, « Rapport français. Le problème des normes paratopiques », in Droit français et droit brésilien. Perspectives nationales et comparées, M. Fromont et al. (dir.), Bruylant, 2012, p. 560-561 : « une norme n’a pas de rapport logique avec un quelconque raisonnement » ; inversement, un « motif […] n’est pas normatif, justement pour autant qu’il donne les raisons de l’édiction d’une norme. Les raisons sont vraies ou fausses pour autant qu’elles réfèrent à des données normatives, juridiques, et pour autant qu’elles en tirent des conséquences logiquement valides ».
-
[39]
L’assimilation du droit au politique nous semble relever, de ce point de vue, d’une fausse bonne idée : s’il fallait en tirer toutes les conséquences, le droit ne présenterait aucune autonomie face au politique. Pour admettre cela, il faudrait aussi reconnaître que, ni les institutions, ni les catégories juridiques n’ont de stabilité propre et qu’elles sont entièrement à disposition de la volonté politique du moment. Cette thèse antisubstantialiste, aujourd’hui assez répandue, néglige pourtant qu’il existe une zone intermédiaire entre l’absence de toute essence juridique et l’intangibilité des objets du droit : les institutions juridiques sont à la fois des essences relativement stables et des objets incessamment changeants. Par exemple, la prétention moderne du droit constitutionnel est bien d’organiser le politique par l’institutionnalisation. Il ne s’agit pas de transformer la politique en droit, ni de rendre le droit à la politique, mais de créer un système qui canalise le pouvoir politique ou qui « donn[e] forme au pouvoir politique » (D. Baranger, Le droit constitutionnel, PUF, coll. Que-Sais-Je, 5è éd., 2010, p. 6).
-
[40]
Ch. Perelman, Droit, morale et philosophie, LGDJ, coll. Bibliothèque de Philosophie du Droit, 2e éd., 1976, p. 50.
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[41]
Même lorsqu’il entend définir le droit par sa seule « fonction » normative, le juriste est confronté à la question du contenu du droit. Ce retour du substantiel peut être relevé dans le récent ouvrage de Paul Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Armand Colin, coll. Le Temps des Idées, 2012. Cherchant « l’essence du juridique » (p. 255), l’auteur récuse toute définition matérielle pour découvrir « la généralité formelle » du droit (p. 258). La définition qu’il donne à ce titre est la « conduite des peuples », c’est-à-dire une « fonction officielle de commandement public » (p. 260). Or, cette définition est déjà une définition substantielle du droit : la fonction instrumentale du droit, qui identifie un gouvernement public de la société, suppose au minimum une distinction entre le droit privé et le droit public, entre les institutions politiques et la société… Autant de considérations liées à la logique interne du droit en question, à des considérations axiologiques tenant par exemple à l’idée qu’il est préférable de préserver les individus privés des intrusions de la puissance publique…
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[42]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 41 et 42.
-
[43]
H. R. Davis, « What is Justice ? by Hans Kelsen (Book Reviews) », Midwest Journal of Political Science, Vol. 2, n° 1, Fév. 1958, p. 98 (nous traduisons).
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[44]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 67.
-
[45]
Ibidem, p. 68.
-
[46]
Ibidem, p. 67.
-
[47]
Ibidem, p. 68.
-
[48]
On peut considérer à cet égard que le Professeur V. Lasserre surinterprète quelque peu, dans sa Préface de Qu’est-ce que la justice ? (p. 11-24), les ambitions de Kelsen. Si, en effet, « tout est politique » (p. 23), il ne semble pas que l’épistémologie de Kelsen autorise le juriste à apporter une réponse à la question : « quelle société voulons-nous bâtir pour nous-mêmes et pour nos enfants ? » (p. 23). C’est pour Kelsen une problématique illégitime, en tout cas, tant que le juriste veut rester « scientifique ».
-
[49]
La référence à l’anarchiste est éclairante : si Kelsen écrivait que « même un anarchiste pourrait, s’il était juriste, décrire un droit positif comme un système de normes valables, sans pour autant approuver ce droit » (Théorie pure du droit, op. cit., p. 295), Max Weber estimait qu’un anarchiste, « du point de vue archimédéen, pour ainsi dire, où il se trouve, (…) peut (…) découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes » (M. Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, Paris, Plon, coll. Recherches en sciences humaines, 1965, p. 411). Pour le premier, l’anarchiste peut être bon connaisseur du droit malgré ses convictions, alors que pour le second, ces convictions peuvent servir la connaissance du droit.
-
[50]
M. Hauriou, « Préface. Méthode classique et positivisme juridique », Précis de droit constitutionnel, 2e éd., Sirey, 1929, p. X.
-
[51]
M. Waline, « Défense du positivisme juridique », Arch. Phil. Dr., 1939, p. 96.
-
[52]
Ibidem p. 113.
-
[53]
Sur cette question, voy. not. Ph. Raynaud, Préface à H. Kelsen, La démocratie. Sa nature, sa valeur, Paris, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2004 ; O. Lepsius, « Kelsen, théoricien de la démocratie », in Hans Kelsen. Forme du droit et politique de l’autonomie, O. Jouanjan (dir.), Paris, PUF, coll. Débats philosophiques, 2010, p. 135 sq.
-
[54]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 79.
-
[55]
Ibidem, p. 96.
-
[56]
Selon l’expression du Professeur O. Pfersmann lors de sa conférence « La philosophie du droit de Hans Kelsen », Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), 29 oct. 2012.
-
[57]
En posant une telle séparation, Kelsen laisse entrevoir la figure d’un scientifique isolé dans sa tour d’ivoire, à l’abri des tourments politiques, tant que l’organisation de la société ne l’empêche pas de s’adonner à la science. Or, cette figure pose un problème particulier concernant la science du droit, car le droit porte précisément sur l’organisation de la société. Où commence l’implication, où s’arrête la science ? Sur ces interactions, voy. not. Fr. Ost et M. van de Kerchove, « De la scène au balcon. D’où vient la science du droit ? », in Normes juridiques et régulation sociale, F. Chazel et J. Commaille (dir.), Paris, LGDJ, 1991, p. 67 sqq.
-
[58]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 92.
-
[59]
Ibidem, p. 94.
-
[60]
Une fois opérée (ce qui représente certes un important travail en soi), cette prise de conscience de l’appartenance du droit au registre des (nombreux) discours sociaux conduit inévitablement à se poser la question des frontières du discours juridique par rapport aux autres discours sociaux. Or cette question ne peut être abordée sans penser le droit dans ce qui fait précisément sa logique propre (sur le plan substantiel et argumentatif notamment), au moins en partie irréductible aux autres « jeux de langage » sociaux. Par exemple, l’émergence, dans ou à l’encontre de la rationalité juridique, d’autres types de rationalité peut-elle s’analyser (et même se voir) sans se doter d’une certaine définition de la rationalité juridique (au-delà de sa pure forme, à supposer que la forme juridique elle-même soit dépourvue de rationalité) ?
-
[61]
Sur ce point, A. Supiot, « Ontologie et déontologie de la doctrine », Droits, 2013, p. 1421.
1Que peut dire aujourd’hui le juriste sur la difficile question de la justice ? L’interrogation est assurément lassante, voire irritante, pour nombre de juristes contemporains, attachés à l’élimination des « faux problèmes » et à la seule description du droit « tel qu’il est » : comment l’épistémologie juridique peut-elle encore s’appesantir sur une notion aussi creuse que la justice ? Mentionner la justice, n’est-ce pas la même chose que « frapper du poing sur la table » [1], c’est-à-dire invoquer une pure émotion, insusceptible de discussion rationnelle sérieuse ?
2Il apparaît pourtant qu’un tel désintérêt du juriste ne va pas sans problèmes. Il conduit à passer sous silence un certain nombre d’enjeux pourtant majeurs relatifs, tant au fonctionnement quotidien du droit qu’à l’identité du juriste en tant qu’acteur social.
3Un aveu s’impose d’emblée : les réflexions proposées ici sont nées d’une déception après la lecture d’une conférence de Hans Kelsen intitulée Qu’est-ce que la justice ?, dans une traduction française inédite [2]. Qui compterait trouver dans cette conférence une contribution – fût-elle modeste – aux recherches sur une définition de la justice ou une clarification de ses rapports avec le droit serait nécessairement déçu. Ainsi, ce n’est pas le moindre des paradoxes de cet opuscule que de ne pas répondre à la question qui lui sert de titre.
4Or, c’est précisément ce paradoxe qui nous donne l’occasion d’avancer ici quelques réflexions générales sur l’épistémologie juridique. Non seulement, la conférence de Kelsen paraît représentative – à sa manière, certes – des positions encore largement admises par la science du droit actuelle, mais elle condense à notre sens les difficultés les plus essentielles de cette science, ou plus exactement, de cette façon de concevoir la science du droit.
5Kelsen aborde en effet le problème de la justice de façon oblique, ce qu’il s’impose du fait de la perspective épistémologique qu’il adopte. Sa définition de la science du droit le conduit à poser un regard externe sur l’objet étudié : c’est moins la justice qui l’intéresse que le discours que l’on peut ou que l’on doit adopter à son égard, si l’on veut être un juriste « scientifique ».
6Première traduction française d’un essai tiré de la dernière leçon académique de Kelsen à Berkeley en 1952 et publié en allemand en 1953, l’ouvrage qui constitue le prétexte à cette contribution [3] véhicule une idée centrale qui ne surprendra pas un lecteur (même occasionnel) de Kelsen : la justice ne saurait faire l’objet d’une connaissance rationnelle et doit donc échapper à l’investigation du juriste « scientifique ».
7Cet argument repose sur une définition implicite de la science, qui paraît réduire celle-ci à la science expérimentale. En effet, selon Kelsen, la connaissance ne peut être acquise « que par la mise en place d’expérimentations » [4] de nature à permettre la formulation de « jugements sur la réalité pouvant faire l’objet de vérifications » [5]. L’auteur laisse entendre que de tels jugements scientifiques, ce faisant, doivent être « valables pour tous » [6].
8A distance de cette science, le problème de la justice relève de la subjectivité, car il repose sur des « jugements de valeur ». Pour peu que la justice soit cherchée comme un « absolu » (et Kelsen note que, dans le cas contraire, « notre conscience n’est pas apaisée » [7]), alors la connaissance rationnelle et scientifique ne peut qu’être prise en défaut. Cela explique que « l’homme se tourne vers la religion et la métaphysique » [8] pour assouvir ce besoin d’absolu. Dans ces conditions, estime l’auteur, la justice et les valeurs « se révèlent n’être que des formules creuses » [9].
9Par la limpidité de ses postulats comme de ses résultats, la conférence de Kelsen devrait nous permettre d’analyser et de critiquer les fondements mêmes d’une certaine manière de concevoir la science juridique. En effet, le juriste peut s’estimer insatisfait du refus délibéré de s’interroger sur la justice, d’autant que ce refus repose sur des justifications discutables.
1 – La réduction de la justice à une émotion subjective
10Tout au long de son texte, Kelsen martèle à dessein l’idée de relativité : la justice implique nécessairement des « jugements de valeur », qui n’expriment que des « émotions » et des « sentiments » qui sont purement « subjectifs » et donc, « relatifs » à l’être humain qui les ressent [10]. L’on comprend dès lors que Kelsen fasse du « problème de la justice » l’une des espèces du « problème de la morale » [11] et qu’il estime nécessaire de l’exclure de la science juridique. Même s’il ne semble pas nier qu’une valeur puisse être moralement partagée, il refuse d’admettre qu’une valeur soit « valable en un sens objectif » [12]. Les questions de justice (comme du reste, toutes les questions axiologiques) échappent donc à la démonstration rationnelle, car elles ne peuvent faire l’objet d’un discours vrai ou faux.
11Kelsen a sans doute raison d’insister sur le fait que c’est paradoxalement l’ambiguïté des valeurs (la justice, la liberté, l’égalité…) qui explique qu’un accord collectif puisse se faire à leur égard. On peut considérer en effet qu’un consensus est d’autant plus aisé à obtenir et à maintenir qu’il repose sur des affirmations vagues et imprécises, c’est-à-dire qui laissent une place plus ou moins importante aux malentendus. Le ressort de la cohésion d’une société est probablement l’équivocité de ses maîtres-mots. Toutefois, Kelsen adopte ici une posture tout à fait radicale : il ne s’agit pas seulement pour lui d’ambiguïté, mais bien plutôt de « vacuité » des valeurs [13], c’est-à-dire, d’une absence de rationalité – ou de sens.
12C’est ainsi que Kelsen en tire la conséquence qu’il suffirait à tel ordre moral ou juridique de se prétendre juste pour l’être tout à fait. Est bon ou juste, selon lui, ce qu’une autorité quelconque affirme être tel : « est bon ce qui est bon d’après l’ordre social existant » [14] et donc « n’importe quel ordre social peut être justifié comme juste ». L’argument est bien connu, puisqu’il est au principe du positivisme juridique : dans la mesure où la justice n’existe pas dans la nature, il n’y a de justice que posée ; donc la justice n’a aucune consistance indépendamment du droit dit positif (c’est-à-dire de tel ou tel droit positif). Insistant sur cette tautologie, Kelsen attribue une fonction « conservatrice » à toute invocation de la justice, qui est toujours au service du « maintien de l’ordre social existant » [15]. La justice ne participe au mieux que d’une technique rhétorique, destinée à asseoir l’exercice d’un pouvoir ou la prédominance de certains intérêts. C’est pourquoi la justice mérite d’être traitée comme une « formule creuse » [16] : elle n’est qu’une façade argumentaire déployée par tel pouvoir, et pas une « réalité » qui pourrait être « vérifiée » avec les outils de la science du droit promue par Kelsen. Dans la mesure où la justice n’est pas vérifiable scientifiquement, il faut se contenter de ce qu’en disent les gouvernants – ou renoncer à être scientifique.
13Les présupposés épistémologiques de l’auteur conduisent donc à résoudre (voire dissoudre) le problème de la justice en s’interdisant absolument de le prendre au sérieux, en tant que juriste scientifique. Le fait qu’un ordre objectif (politique, moral, juridique) se prétende juste lui paraît suffisant. Il n’y a pas d’enjeu ici : la justice n’est pas un objet de la science du droit kelsénienne.
14Pourtant, cette vision mérite d’être discutée. On peine en effet à comprendre pourquoi la prétention d’un pouvoir à la justice impliquerait, par elle-même, la légitimité du pouvoir en question ou d’ailleurs, son illégitimité. En soi, le problème de la justice n’est ni conservateur, ni révolutionnaire : le juriste devrait pouvoir prendre conscience – sans que cela fasse de lui un moraliste ou un métaphysicien – qu’un ordre juridique ne se maintient pas par la seule force de ses prétentions normatives, ni par la seule volonté des organes qui composent ses institutions. Le refus de Kelsen de saisir ensemble la technique et les finalités du droit s’apparente ici à une déformation délibérée du phénomène juridique.
15De ce point de vue, on peut certes rétorquer que la science du droit doit se limiter à la seule réalité juridique posée ; mais il faut alors expliquer comment ce droit posé opère réellement comme ordre normatif. Or, la normativité juridique présente une caractéristique aussi essentielle que paradoxale : elle n’est à disposition d’aucun droit positif (qui n’a pas le pouvoir de la décréter, par exemple), alors même qu’elle est l’un des critères de définition de tout système juridique.
16C’est donc précisément parce qu’un ordre juridique n’est pas naturel qu’il est exclu de s’en faire une conception purement formelle, où pourraient suffire les volontés gouvernantes, voire les désirs les plus arbitraires de ceux qui parviennent à s’imposer dans les faits, grâce à la sanction des « normes » qu’ils créent. Contrairement à ce que laisse entendre une compréhension hâtive de la « loi de Hume », une norme juridique n’est pas obéie simplement parce que son auteur la pose ou la veut : elle est obéie par ses destinataires parce que la volonté de son auteur est tenue, au moins implicitement, pour légitime. Cela tient à la nature discursive du droit, par opposition à la contrainte. Or, cette reconnaissance suppose une certaine adéquation – relative sans doute, mais qui n’est pas vide de sens pour autant – entre les prétentions de tel ordre normatif et les aspirations des individus qui composent le groupe social concerné par cet ordre. Le devoir-être ne s’impose pas unilatéralement à l’être : la normativité juridique ne fonctionnerait pas si elle ne s’appuyait aussi sur un terreau axiologique favorable. Elle ne parviendrait pas davantage à opérer, comme système normatif, si elle n’avait pas de rapport avec la réalité sociale qu’elle envisage (selon les cas) de conserver ou de modifier.
17En d’autres termes, une étude « scientifique » du droit ne semble pas pouvoir négliger la nature fiduciaire du droit, sauf à se méprendre sur la nature de la normativité en général et de la normativité juridique en particulier. Bien qu’ils excèdent le seul domaine juridique [17], les ressorts sociaux de la valeur peuvent être rattachés, pour ce qui concerne le droit, à la problématique de la légitimité, au sens où Jean Rivero la définissait excellemment : la « qualité qui fonde en droit l’autorité des gouvernants et leur permet de demander l’obéissance des gouvernés sur une autre base que la raison du plus fort » [18]. En ce sens, aucun droit positif n’existe durablement s’il n’est pas accepté par ses sujets. Or, si le droit doit revêtir une qualité suffisante pour être normatif, on peut estimer que cette qualité n’est pas sans rapport avec l’idée de justice.
18En effet, la raison d’être du droit est – à titre minimal – la construction d’un ordre social pacifié, reposant non sur la « loi du plus fort » (qui est d’ailleurs l’antonyme du droit) mais sur une répartition artificielle [19] et qu’une société espère la plus juste possible des droits et devoirs respectifs de ses membres. En tant qu’elle participe du contenu d’un système juridique, la justice n’est donc pas une question purement morale, mais aussi un enjeu juridique, qui maintient et consolide – parmi d’autres facteurs, dont par exemple la logique d’ordre – la normativité juridique. Certes, la déception nous guette : les problèmes les plus sérieux se posent à propos de la définition de la justice. Mais la difficulté d’un problème est-elle une raison suffisante pour l’écarter purement et simplement [20] ?
19Le net refus de Kelsen d’entrer dans cette problématique s’explique par sa définition de la science et par son but avoué d’avancer une théorie relativiste des valeurs. De ce point de vue, l’argument principal de Kelsen doit certes être entendu : la justice n’est certainement pas un phénomène naturel, elle n’est jamais qu’une question de choix humain, nécessairement partial, relatif et contingent. Mais, c’est la conséquence qu’en tire Kelsen qui suscite la réflexion, à savoir l’idée selon laquelle la justice serait insusceptible, en tant que telle, de faire l’objet d’une analyse « rationnelle » et « scientifique » par le juriste.
2 – Kelsen et la science du droit
20Fidèle à sa science, Kelsen s’interdit d’entrer dans l’arène du droit. Dans la mesure où tout est relatif en droit, la connaissance doit rester extérieure à la discipline juridique (qu’elle doit se contenter de « décrire ») et ne saurait trancher les questions juridiques. S’il se détourne scientifiquement des valeurs et de la dimension axiologique du droit, c’est précisément parce que Kelsen entend les honorer. Dès lors, la difficulté se pose bien sur le terrain de l’épistémologie juridique : comment le juriste « scientifique » peut-il faire œuvre de connaissance à propos d’un objet pourtant réputé inconnaissable dans son contenu, parce que pétri de valeurs ? Par quelque côté que l’on prenne le problème, c’est bien la façon kelsénienne – et celles qui s’en inspirent – de concevoir la science du droit qui mérite la discussion.
21Du côté de la science tout d’abord, le modèle d’un discours scientifique absolument purgé de toute espèce de valeur n’apparaît plus guère crédible. Si la distinction binaire entre « science » et « politique » continue de fonder la prétention du positivisme juridique à la neutralité et à l’objectivité, elle n’en est pas moins singulièrement réductrice.
22Tout d’abord, le chercheur est nécessairement impliqué dans sa recherche. L’« extériorité » du juriste est suspecte lorsqu’elle revient à dénier sa subjectivité, ou à faire comme si l’on pouvait s’en passer. Pourtant, la science du droit est encore largement définie comme un impératif de pure description : le discours scientifique (« le discours sur le droit ») devrait décrire une réalité extérieure (« le discours du droit ») pour lui correspondre et ainsi être « vrai » ou « faux ». Or, c’est là une conception fort discutable de l’épistémologie juridique, si l’on prétend que la méthode ainsi retenue est purement descriptive. Le fait que la science du droit utilise le même instrument (le discours) que le droit positif alimente de sérieux doutes sur la possibilité – voire l’utilité – d’un « métalangage » qui entendrait dire le droit (positif) de façon absolument détachée [21]. Il ne suffit pas d’invoquer le « méta-discours » pour démontrer sa pertinence, ni (c’est peut-être plus grave) la possibilité même d’un tel « surplomb » scientifique. Du reste, l’épistémologie générale a montré qu’une recherche (par exemple, une mesure) n’est jamais sans effet sur l’objet lui-même : comment la science du droit pourrait-elle encore négliger son influence (au moins potentielle) sur le droit ?
23Par suite, c’est l’idée même de « neutralité axiologique » qui doit être précisée et probablement nuancée. Dans la mesure où le droit n’est pas indifférent à la façon dont on le pense, cette « neutralité axiologique » ne devrait pas conduire la science juridique à méconnaître (au motif qu’il serait inconnaissable) le contenu – c’est-à-dire in fine les valeurs – du droit positif : on ne voit pas comment il serait possible d’exposer la réalité du droit positif sans prendre en considération son contenu substantiel ni s’interroger sur lui. Il semble bien qu’il y ait ici une porosité entre la conviction personnelle du juriste et la conviction du même juriste par rapport à son objet. Car, au fond, pourquoi le juriste prend-t-il le droit comme objet d’étude ? La « prise en considération » du droit suppose de ne pas le réduire à l’hypocrisie d’un pouvoir arbitraire, ni à la seule forme de ses normes. Quoi qu’il dise, le positivisme, quoi qu’il dise, est nécessairement aux prises avec le contenu du droit – qui est sa réalité actuelle – et donc aussi, avec ses raisons d’être, qui sont les vecteurs de son évolution au quotidien.
24Il faut remarquer, à ce sujet, le glissement qui s’opère bien souvent de la neutralité axiologique de la science du droit à la neutralisation de l’axiologie en droit, laquelle conduit à ce profond paradoxe : le droit n’est plus étudié scientifiquement en tant que droit, c’est-à-dire comme phénomène social fondé sur la normativité de son discours, mais plutôt en tant qu’il serait un ensemble de décisions s’imposant effectivement dans la réalité sociale et dont le sens et la logique intimes importent fort peu. C’est ici la prétention d’une grande partie du positivisme contemporain à se construire sur le modèle d’une science naturelle pour en calquer les méthodes qui révèlent ses limites. Les valeurs véhiculées par le droit dans les normes juridiques sont certes relatives à une certaine échelle, mais sont-elles parfaitement subjectives pour autant, c’est-à-dire inconnaissables par celui qui prétend « connaître » le droit ? Le refus de discourir sur les valeurs au nom de leur radicale subjectivité engendre une véritable privatisation des valeurs, dont on se demande comment elle peut être tenable concernant l’étude du droit. S’il n’existe rien de valable que ce qui est énoncé subjectivement par un pouvoir, le principe du droit comme institution est en effet ruiné : l’institution suppose un certain nombre de valeurs sociales publiquement partagées. Etudier une institution requiert donc, pour la comprendre, de saisir le sens de ces valeurs, qui déterminent le contenu du droit autant que ses modifications.
25Il apparaît en effet que le juriste – même scientifique – est nécessairement impliqué dans la rationalité juridique : il n’est pas en position d’extériorité radicale ou de surplomb. Pour pouvoir connaître et présenter le droit, il faut bien le penser, se le représenter et l’interpréter. La connaissance du droit ne peut pas être « neutre », car connaître le droit, c’est déjà le penser, raisonner avec lui. Or, le droit n’est justement pas étranger à la façon dont on le pense : il existe au contraire parce qu’il est pensé et dans cette seule mesure. De ce point de vue, il n’existe pas de tranchée entre la science juridique et la pratique du droit, celles-ci pouvant s’alimenter respectivement, dès lors qu’elles raisonnent sur le même objet, quand bien même elles ne raisonnent pas toujours de la même façon, ni avec les mêmes outils.
26C’est pourquoi, les épistémologies qui refusent de penser le droit dans son contenu opèrent d’emblée une déformation de leur objet, plus ou moins accentuée selon les cas. On peut distinguer deux grandes méthodes par lesquelles la science juridique cherche à se prémunir contre l’interaction (pourtant inévitable) avec le droit qu’elle étudie : la description « pure » et la description « réaliste ». La description « pure » entend se contenter d’une réitération pure et simple du droit posé : position idéale mais surtout, impraticable et/ou inutile du positivisme juridique traditionnel, qui ne se tient d’ailleurs jamais à cette modestie – qu’il s’inflige pourtant avec insistance [22].
27Pour sa part, la description « réaliste » du droit cherche à concilier sa méthode purement descriptiviste avec le soin qu’elle apporte à rester extérieure à son objet. Pour faire de la science sans être impliqué, il faut décrire au moyen d’une théorie qui ne soit pas dupe du discours juridique. Cette méthode opère ainsi une critique du droit en tant que tel, au moyen d’un concept de droit qui annihile le sens proprement normatif du discours juridique, au profit d’une analyse de « faits juridiques ». C’est ainsi qu’une partie de l’épistémologie juridique contemporaine, autour notamment du « réalisme de l’interprétation », considère à cet égard que le juriste doit refuser de « cautionner » le système juridique qu’il étudie. S’interdire toute espèce de justification du droit suppose tout à la fois, une description censée être « neutre » et une critique systématique d’un « droit positif » défini indépendamment de son contenu [23], dans la mesure où ce contenu est contingent et donc réputé indifférent à l’analyse [24]. Avec un tel appareil critique, le juriste peut sans doute dévoiler les postulats et les stratégies (extra-juridiques ?) à l’œuvre dans le discours juridique. Pourtant, on conviendra que le juriste ne raisonne plus alors véritablement sur le droit, ni en droit : il exerce simplement son activité de déconstruction, selon une définition factuelle du droit censée révéler sa nature de masque d’un pouvoir [25]. Mais, que reste-t-il à analyser juridiquement, une fois le droit déconstruit [26] ?
28Certes Kelsen n’a jamais, de son côté, négligé la spécificité normative du droit, puisqu’il a, au contraire, cherché à « épurer [la théorie du droit] de tous éléments ressortissants aux sciences de la nature » [27]. Contrairement à d’autres théories, il estime ainsi que la connaissance du droit ne se réduit pas à une méthode purement empirique. S’il admet que les valeurs ne sont pas connaissables, il reconnaît toutefois que l’on peut connaître les jugements de valeur posés par les êtres humains. Le contenu d’une norme n’est pas rationnel, ni donc connaissable, mais l’existence d’une norme juridique peut l’être [28] – dès lors qu’elle est dotée d’une signification objective et donc, qu’elle est rattachée à un système de normes lui-même fondé in fine sur une « norme fondamentale ».
29Dans son essai, Kelsen ne rappelle pas explicitement cette position. Il énonce simplement qu’il n’y a pas de solution définitive au problème de la justice et que les difficultés posées sont toujours résolues de façon relative. Par exemple, il affirme qu’« aucun ordre social ne peut remédier complètement à l’injustice de la nature » [29] et il note plus loin que le partage entre « liberté » et « sécurité économique » procède nécessairement d’un choix subjectif, insusceptible de vérification [30]. L’auteur développe également l’idée selon laquelle l’être humain, qui cherche des solutions « rationnelles » à ses besoins sociaux, ne peut trouver de réponse dans « l’état actuel de la science du social ». Celle-ci n’offre, en effet, aucune connaissance certaine sur les effets des choix opérés. Dans la mesure où il n’est pas possible d’« expérimenter » ces choix à la taille d’une société, la « rationalité » (comme « fonction de l’entendement » [31]) n’offre donc, dit Kelsen, aucune réponse à la question de la justice, si l’on cherche une réponse « absolue » [32]. Toute réponse de cet ordre relève, soit du « pseudo-rationnel », soit du « métaphysico-religieux » [33]. En d’autres termes, « il est vain d’essayer de trouver une norme de comportement juste valable de manière absolue sur la base d’une entreprise rationnelle » [34].
3 – Raison et volonté : la normativité est-elle une rationalité ?
30Or, ce faisant, Kelsen fait preuve d’un rationalisme particulièrement réducteur, qui déteint logiquement sur la façon dont il considère la rationalité juridique. Sur le plan épistémologique, il néglige en particulier les rapports équivoques entre rationalité, vérité et croyance. En effet, il existe une part irréductible de dogmatisme, des éléments indémontrables dans tout raisonnement, y compris dans la science : il faut faire des choix, assumer des décisions, donc une certaine « relativité » de ses propres catégories et de ses paradigmes [35]. La rationalité n’est pas indépendante de tout jugement de valeur : la vérité scientifique est également une œuvre sociale, l’effet d’une pratique historiquement située qui n’offre pas davantage de solution « absolue » que les autres constructions sociales.
31Sans doute est-il exact que la science du droit ne peut décider ou poser des choix à la place du droit qu’elle étudie : cette exigence scientifique minimale interdit de présenter ses choix personnels comme le droit positif, à la place notamment des autorités censées être légitimes pour ce faire. Dans cette perspective, tout juriste qui fait de la science doit assurément être positiviste. Mais, il est permis de ne plus suivre Kelsen lorsqu’il laisse entendre que la science juridique devrait renoncer à parler de façon rationnelle des choix opérés par tel ou tel système de droit, c’est-à-dire, à les prendre comme objet d’étude. L’opposition radicale qu’avance Kelsen entre la volonté et la raison [36] présente ici une regrettable conséquence : leurs relations sont négligées. Or, penser de façon non dialectique fait croire que la volonté peut être séparée de toute rationalité.
32D’ailleurs, cette césure constitue l’un des piliers les plus solides du positivisme juridique contemporain. Elle s’exprime d’abord dans la distinction entre l’explication (scientifique au sens d’apophantique) et la justification (normative) : la norme n’ayant aucune vérité à faire valoir, elle serait ainsi dépourvue de toute valeur explicative. S’il veut rester neutre sur le plan normatif, le juriste devrait donc s’interdire de justifier et se contenter d’expliquer [37]. Cette opposition laisse entendre qu’il existerait une différence de nature entre ces deux opérations, permettant de faire nettement le départ entre l’activité vérifiable et l’activité normative.
33La césure entre volonté et rationalité explique également – de façon plus concrète pour le juriste – la dissociation entre la décision (normative) d’une autorité et la motivation (explicative, c’est-à-dire anormative) de cette décision [38], c’est-à-dire entre la norme et l’argument rationnel. Par exemple, les motifs d’une décision de justice ne seraient qu’un déroulement logique et vérifiable du droit, qu’il s’agirait de distinguer clairement du dispositif de cette décision. Le motif n’étant pas normatif, il ne saurait constituer un soutien du dispositif, puisque ce dernier n’aurait justement pas besoin d’être « soutenu » pour être valide, c’est-à-dire pour exister sur le plan normatif.
34Pourtant, le droit comme œuvre volontaire est-il vraiment sans raison, c’est-à-dire immotivé ? La volonté juridique pourrait-elle être normative si elle n’avait aucune justification à avancer pour fonder ses choix au niveau d’une société donnée ?
35Dans la mesure où le droit n’est qu’un instrument dont se dote une collectivité humaine – et non, par exemple, un fait de nature –, il paraît pour le moins étonnant de prétendre faire l’impasse sur les raisons pour lesquelles une société utilise, pense, applique ou même abandonne le droit. Seules ces raisons expliquent in fine l’existence du droit et, par suite, l’existence de tel ou tel droit positif : peut-on alors vraiment soutenir que le contenu du droit ne joue aucun rôle dans sa normativité ?
36Autrement dit, il est permis de penser que le droit, dans sa normativité même, n’est pas dépourvu de toute rationalité : les normes juridiques sont imprégnées d’un certain nombre de justifications, qui font précisément de ces normes des instruments juridiques, et non pas (seulement) des outils politiques, économiques, moraux ou mathématiques… Dès lors, le juriste peut prendre au sérieux la rationalité juridique, qu’il est d’ailleurs censé maîtriser peu ou prou. Sans doute même le doit-il : car s’il ne le fait pas, qui le fera ? Le politique [39], le moraliste, le citoyen ordinaire, le « sens commun » des sondages d’opinion ? Ayant pour fonction de penser la chose juridique, la science du droit détient une place privilégiée pour proposer ou anticiper rationnellement les choix du droit positif, comme pour les critiquer ou les expliquer. Elle peut le faire au regard du droit posé lui-même, par exemple, en révélant une dimension du droit jusqu’alors restée implicite, ou en montrant qu’une norme donnée s’avère contraire à la logique du droit positif pris dans son ensemble, étant admis que tout droit positif repose nécessairement sur un certain contenu, qui lui donne sa raison d’être.
37Le juriste peut également critiquer les choix axiologiques opérés par le droit positif. Pour ce faire, il peut d’abord s’inscrire dans une démarche résolument dogmatique, portant un jugement sur la pertinence de valeurs en elles-mêmes. Il peut aussi (parfois en même temps) adopter un point de vue conséquentialiste, l’autorisant à prévoir les effets délétères (sur la société ou certains de ses membres) d’un ordre ou d’une norme juridique. C’est précisément parce que le droit est censé produire des effets que le juriste ne peut pas se désintéresser des conséquences (actuelles, potentielles, souhaitables) de son objet d’étude.
38Dans tous les cas, la science s’appuie sur une interprétation du droit positif et de ses institutions, qui est soumise à la critique rationnelle de la communauté des juristes. Du reste, cette interprétation du droit conduit, tôt ou tard, au-delà de la seule signification des normes juridiques, afin de mieux saisir leur sens, c’est-à-dire leur raison d’être, par exemple pour porter un jugement sur la qualité des justifications de ces normes. La « connaissance » du droit positif ne se réduit donc décidément pas à un exposé descriptif, ni à une construction de normes formelles : elle suppose aussi bien l’explication, la justification et la critique rationnelle du contenu des normes qui constituent tel ou tel système juridique. En effet, « raisonner, ce n’est pas seulement vérifier et démontrer, c’est aussi délibérer, critiquer et justifier, c’est présenter des raisons pour et des raisons contre, c’est, en un mot, argumenter » [40]. De ce point de vue, le juriste doit-il se condamner à faire comme si le droit ne se définissait pas par le contenu que lui donne une société déterminée [41] ?
39Partant, il paraît discutable de répéter que « tout est relatif » en droit pour en conclure, comme le fait Kelsen, que la science juridique ne peut rien dire, ni même proposer sur le plan axiologique. La relativité du droit est ici un prétexte probablement trop commode, puisque c’est elle précisément qui devrait imposer à la science juridique de réviser ses objectifs, pour ne plus prétendre parler d’un droit universel (ou absolu) qui n’existe pas. Ainsi que l’affirme Kelsen, elle ne pourra jamais atteindre un degré de vérité équivalent à « la dilatation du métal au contact de la chaleur » ou « le fer est plus lourd que l’eau » [42]. Il faut s’y faire : les problèmes scientifiques ne sont tout simplement pas les mêmes, car les objets sont différents. Le droit est un objet culturel, révélateur de certains choix sociaux contingents et relatifs à certains problèmes humains. Il faut donc admettre tout à la fois, que la rationalité juridique n’offre pas d’absolu et qu’elle est néanmoins le cadre sérieux pour comprendre le droit tel qu’il est.
40A cet égard, le refus kelsénien de toute « métaphysique » risque de conduire à une science monodimensionnelle de l’être humain, réduit à sa naturalité et passant sous silence les créations culturelles. Ce risque explique sans doute que l’auteur d’une note publiée à l’occasion de la parution de l’ouvrage en anglais ait pu qualifier sévèrement la démarche de Kelsen, la jugeant « stérile, non pertinente et incapable d’expliquer le phénomène [juridique] de façon réaliste » [43]. En effet, si l’on peut comprendre qu’il ait en son temps cherché à récuser les théories naturalistes de son époque et à dénoncer l’aporie de solutions « absolues » aux problèmes de l’humanité, Kelsen développe un propos qui apparaît désormais quelque peu anachronique : qui prétend encore de nos jours que les normes juridiques seraient naturelles, figées et absolues, et non pas pensées et construites par l’homme en société ?
41L’exemple pris par Kelsen du principe juridique d’égalité est révélateur à cet égard. Ici encore, l’auteur énonce que ce principe procède de décisions « subjectives ». Par exemple, il reconnaît que le principe d’égalité joue un rôle essentiel dans la plupart des systèmes juridiques, mais note qu’aucun ordre juridique n’adopte une même définition des exigences normatives dérivées de ce principe : « il n’y a pas deux ordres juridiques qui puissent s’accorder » [44]. Mais, on peut être perplexe devant cet argument : la diversité des solutions apportées empêche-t-elle de raisonner sur les vertus et les vices des conceptions de l’égalité présentes dans différents droits positifs, c’est-à-dire dans différentes sociétés, eu égard aux problèmes, aux représentations, aux imaginaires respectifs de ces sociétés ? On ne parvient pas davantage à saisir pourquoi le juriste « scientifique » serait tenu de garder le silence sur la façon dont tel ou tel ordre juridique conçoit substantiellement le principe d’égalité, en vue notamment d’en comprendre la logique, les finalités, les conséquences, les fluctuations, les limites, etc.
42En allant jusqu’à affirmer que le principe d’égalité est « vide » [45], Kelsen postule en définitive la vacuité du droit tout entier, comme si un ordre juridique ne reposait pas sur des principes, qui sont certainement vagues et imprécis, mais n’en sont pas moins normatifs et sensés d’un certain point de vue. A propos de l’égalité, Kelsen écrit ainsi : « quelles sont les différences dont on doit et celles dont on ne doit pas tenir compte ? C’est là la question cruciale et le principe d’égalité n’y apporte aucune réponse » [46]. Une telle posture laisse croire que le droit du juriste « scientifique » doit s’épuiser dans sa forme et que la résolution des problèmes « cruciaux » du droit est vouée à lui échapper complètement. Si l’on suit bien Kelsen, les questions de contenu du droit seraient décidément affaire de pure volonté, échappant à la science du droit, laquelle devrait rester rationnelle, c’est-à-dire pure de toute implication axiologique. La science du droit se limiterait ainsi à recueillir passivement la volonté des jurislateurs, étudiant une sorte d’interface sans corps propre, ouverte à tous les contenus possibles, ces contenus constituant autant d’« impuretés » du point de vue scientifique. Ne pouvant juger ces « impuretés » en raison (la raison étant normativement impuissante face à la volonté), la science resterait impuissante, y compris dans l’hypothèse ultime où les jurislateurs édicteraient un droit inapplicable ou néfaste, ou encore s’ils décidaient d’imposer, par la contrainte de leur volonté brute, c’est-à-dire injustifiée, et donc injuste d’un point de vue social.
43Est-ce la meilleure façon d’honorer le droit que de le purger ainsi de sa portée profondément axiologique ? Peut-on sérieusement penser le droit en faisant fi de sa raison d’être, en considérant que la forme juridique n’offre par elle-même aucune substance ou densité matérielle, c’est-à-dire que le droit n’a aucune rationalité propre à faire valoir ? Pourtant le discours juridique n’est-il pas, en lui-même, l’expression d’une valeur fondamentale (qui est bien relative d’un certain point de vue, car elle n’a rien de nécessaire) en vertu de laquelle les conflits sociaux méritent d’être réglés en selon une certaine rationalité, qui doit permettre d’éviter le recours à la force ? Un système de droit ne présente-t-il pas une telle consistance minimale d’interdiction de l’arbitraire, ce qui permet par exemple de critiquer un système « juridique » imprévisible ou incohérent ?
44Pour en rester à l’exemple de l’égalité juridique, lorsque Kelsen affirme que « le principe d’égalité devant la loi […] ne veut rien dire d’autre que ceci : les organes appliquant le droit ne doivent pas faire de distinctions autres que celles que le droit en vigueur prévoit » [47], c’est encore une définition résolument formelle qu’il avance. Or, le juriste « scientifique » peut-il vraiment comprendre le principe d’égalité s’il ne s’immerge pas un minimum dans la logique propre du droit, qui est résolument « impure » (car axiologique) à cet égard ? Doit-il attendre que le « droit en vigueur » pose explicitement telle ou telle interdiction de discriminer pour qu’il puisse commencer à parler du principe d’égalité ? Par exemple, un juriste ne peut-il pas raisonner sur les différences susceptibles de justifier des traitements juridiques distincts, envisager les effets qu’engendre telle ou telle conception de l’égalité, notamment au regard des finalités recherchées, ou encore, prendre position pour dénoncer le caractère inacceptable de certaines distinctions, au regard des valeurs admises dans le droit positif lui-même, ou encore, à l’aune des conséquences pratiques et sociales qu’elles pourraient avoir ?
45Les exemples pourraient être multipliés : chaque question juridique reflète des enjeux dont l’analyse et la compréhension impliquent une plongée dans la rationalité du droit. Du reste, est-il un seul mot du discours juridique qui ne soit pas profondément imprégné d’axiologie, de valeur, de pensée juridique « impure » ? Est-il une seule question juridique – en droit des marchés publics, en droit civil, en droit de l’urbanisme… – qui ne suppose une appréciation de la logique interne du droit considéré ? Au nom de sa science (et c’est pourquoi le problème essentiel est son épistémologie), Kelsen accepte pourtant de négliger ces questions et refuse de concevoir le contenu, la raison d’être, le(s) sens profondément axiologique(s) des normes juridiques. Sous couleur de science, il s’arrête précisément au seuil des questions véritables du droit [48].
46Or le juriste peut-il demeurer à la remorque du droit positif, au motif que les décisions ne lui reviennent pas, alors que le droit n’est pas fait que de décisions mais aussi de propositions, de discussions, de justifications, d’anticipations… ? Une règle juridique, y compris la décision la plus sévère, est liée de façon dialectique à sa raison d’être. Parmi ces « raisons », doit-on exclure les considérations de justice ? Plus largement, la science du droit peut-elle expliquer la normativité si elle exclut toute espèce de réflexion sur la rationalité du droit, et donc ses finalités ?
4 – Le juriste et les valeurs
47Au demeurant, il est permis de s’interroger sur l’idéal kelsénien d’un juriste « scientifique » détaché, indifférent au contenu du droit qu’il étudie. Ce « scientifique » serait ainsi distinct du citoyen ou même, de l’être humain, autorisé, lui, à se servir de son esprit critique et à juger le droit [49]. Il faudrait sans doute étudier plus avant les sources d’un tel clivage entre science et pratique, puisque c’est aussi de l’identité du juriste qu’il est question. De ce point de vue, le doyen Hauriou pourrait nous servir, qui notait que « la séparation que Kelsen imagine entre la science du Droit et la pratique est illusoire » [50]. On peut en effet supposer que la réflexion du juriste, même « scientifique », possède d’autres propriétés que celles d’un simple miroir d’un système qui existe en dehors de lui. Le positivisme considère, certes, qu’il « s’interdit a priori de juger, donc de justifier » [51]. Or, il manipule tout de même des jugements, des justifications, un système de normes juridiques qui prétendent régir une société. Par définition, toute espèce de norme juridique exprime ou présuppose un choix en termes de valeur. Kelsen le notait lui-même dans la Théorie Pure du Droit : « norme et valeur sont des notions corrélatives » [52]. Le juriste qui étudie la technique juridique est donc confronté aux objectifs de ce droit, ainsi qu’à leurs conséquences – juridiques, sociales, économiques… Parce qu’il raisonne dans l’ordre de la raison juridique, il peut discuter ces choix – quant à leur pertinence, leur réalisme, leur efficacité… et même leur justice – sans nécessairement verser dans le moralisme, la métaphysique ou la religion. C’est au contraire la logique propre au droit qui autorise la plupart de ces discussions, si l’on veut bien admettre que cette logique existe, c’est-à-dire, qu’un système juridique n’est pas a priori ouvert à toutes les pensées, à tous les contenus.
48L’ultime partie de Qu’est-ce que la justice ? pose particulièrement question sur ce point. L’opuscule de Kelsen se conclut en effet sur un plaidoyer en faveur de la tolérance et de la démocratie, dont on pourrait penser qu’il cadre assez mal avec les présupposés « neutralistes » de Kelsen. De fait, le statut de ce plaidoyer par rapport au reste du propos, paraît ambivalent à la lecture de l’ouvrage. En réalité, les registres respectifs de ces parties du texte (neutralité de la science du droit puis engagement personnel) sont intrinsèquement liés dans la pensée de Kelsen [53].
49D’un point de vue général tout d’abord, l’auteur fait ici une concession pour admettre (même s’il ne le dit pas ainsi) qu’il est des valeurs plus dangereuses ou néfastes que d’autres, notamment pour la science du droit. Selon Kelsen en effet, une démocratie est juste « parce qu’elle signifie la liberté et la liberté signifie la tolérance » [54]. Mais, alors la logique doit surprendre : si le jugement de valeur est nécessairement relatif et si Kelsen se risque ainsi in fine à un jugement de valeur, alors son propos n’est (au mieux) qu’une assertion émotive, qui précisément, n’a aucune valeur scientifique au sens qu’il donne lui-même de ce terme. Du reste, Kelsen assimile ici la démocratie à une définition purement subjective de la justice : « ma justice » [55], écrit-il, est celle qui permet de continuer de faire de la science du droit.
50Mais, si Kelsen semble aussi attaché – en tant que sujet – à la démocratie, c’est précisément parce qu’il n’est de science (celle-ci étant nécessairement sociale à cet égard) que dans un contexte où la vérité n’est pas à disposition du pouvoir : la science (du droit) présuppose, en effet, un cadre institutionnel qui lui soit favorable. On comprend donc l’engagement personnel de Kelsen, mais il n’en reste pas moins que cet « isomorphisme » [56] entre une science du droit relativiste et l’organisation démocratique de la société met en question la séparation radicale entre le scientifique et le citoyen [57]. Il est manifeste au contraire que le discours scientifique est en réalité conditionné par le contexte socio-politique, économique ou idéologique dans lequel il s’inscrit.
51On pourrait par ailleurs opposer à Kelsen que sa « théorie relativiste des valeurs » [58] le conduit à adopter un principe de « tolérance » qui n’est pas moins creux ou vide que les principes de justice, de liberté ou d’égalité. Or, cette discussion est tout entière marquée par l’axiologie : la démocratie n’existe pas naturellement, il convient à une société donnée d’en déterminer la signification et les limites. En proposant une interprétation aussi radicalement relativiste de la démocratie, Kelsen peut être discuté sur le plan de la rationalité juridique : un droit positif démocratique est-il nécessairement caractérisé par une absolue relativité des valeurs ? On peut au contraire considérer qu’un tel système suppose un consensus – fût-il minimal – autour de certaines valeurs indiscutables, à commencer précisément par le principe d’égalité… Autrement dit, la démocratie n’est pas un régime où les notions d’égalité, de liberté, de vérité, de justice, seraient toutes équivalentes. En réalité, Kelsen ne voit pas que son principe de tolérance n’est qu’une conséquence de ce principe d’égalité dont il a pourtant marqué la « vacuité » : c’est bien en posant (car il s’agit d’un choix) les différentes valeurs ou conceptions comme égales que l’on peut comprendre l’impératif de les respecter toutes. C’est aussi en présupposant que cet impératif de tolérance sert la justice qu’une société peut se proposer de le défendre, en utilisant notamment la technique juridique…
52Du reste, que faire si la tolérance démocratique reconnaît une même valeur à des doctrines qui respectent la démocratie et à des idées qui en récusent les principes ? Un idéal de tolérance certes, mais lui faut-il des limites et si oui, lesquelles ? Dans une démocratie donnée, répond Kelsen, il existe un « droit de chacun […] de réprimer et d’empêcher, par la force et en ayant recours à des moyens appropriés, les tentatives visant à l’éliminer par la force » [59]. Nous voici face à un Kelsen singulièrement impliqué, répondant sur le ton de l’évidence à une question bien difficile et, en tout état de cause, politique et axiologique. Ce faisant, il paraît clair que Kelsen ne cherche plus à tenir un discours « scientifique ». Il s’engage subjectivement, la science du droit ayant atteint les limites qu’elle s’était elle-même fixées.
53Mais si, comme le reconnaît Kelsen, les problèmes de la justice supposent des choix, on peut penser que la détermination de ces choix n’est pas réservée à l’individu privé, au citoyen, au militant, ni d’ailleurs, aux seules autorités élues. La science du droit participe, elle aussi, du discours (ou « jeu de langage ») juridique. Du reste, cette implication du juriste scientifique ne paraît pas de nature à lui faire perdre le recul critique nécessaire vis-à-vis de son objet. Certes, le projet d’une science impliquée est sans doute paradoxal de ce point de vue : s’inscrire dans l’arène du droit, n’est-ce pas se condamner à « jouer le jeu » et donc s’interdire toute critique, au moins au-delà d’un certain seuil ? Au contraire, il semble que la posture critique serait renforcée par une science juridique qui, consciente de ce que le droit n’est qu’un « jeu de langage » parmi d’autres [60], saurait que (pour cette même raison) le « jeu » du droit mérite d’être joué. A cet égard, l’extériorité de la science juridique paraît décidément illusoire, car la « vérité » du droit n’est jamais qu’un effet de son discours. Si l’on peut certes montrer que ce discours juridique n’a pas de consistance réelle (le droit n’est que fiction ou mythe), la science juridique est rapidement condamnée à « jouer » malgré tout, si elle veut contribuer – par ses méthodes et ses outils propres – à la connaissance de ce « jeu de langage ». Cela l’autorise le cas échéant à critiquer les règles du jeu actuel ou bien ses résultats, non pour le seul plaisir de critiquer, mais dans le but (peut-être illusoire lui-même ?) que cette critique contribue à améliorer le droit. Qu’elle le veuille ou non, la science juridique participe donc de la communauté des interprètes du droit. Ainsi, dans la mesure où le juriste pense dans l’ordre de la rationalité juridique, il a son rôle à jouer [61]. Sans doute même a-t-il sa part de responsabilité, précisément en tant que juriste, dans le débat sur le droit – et donc aussi sur la justice.
Notes
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[1]
A. Ross, On Law and Justice, Stevens, London, 1959, chapter 12 (« The idea of justice »), p. 274 (notre traduction).
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[2]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ? (suivi de Droit et morale), traduction par P. Le More et J. Plourde, préface de V. Lasserre, éd. Markus Haller, Genève, 2012, 141 p. Le chapitre additionnel « Droit et morale » est tiré de la Théorie pure du droit dans la traduction française de Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962 (p. 99-122 de l’ouvrage).
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[3]
Prétexte dans tous les sens du terme : si l’ouvrage de Kelsen est la source des réflexions de cet article, il n’en constitue pas l’objet direct. C’est pourquoi il ne s’agit pas ici de retracer l’évolution de la pensée de Hans Kelsen, ni de situer cette conférence par rapport aux autres écrits du maître de Vienne.
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[4]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra n° 1, p. 52.
-
[5]
Ibidem, p. 42.
-
[6]
Ibidem, p. 41.
-
[7]
Ibidem, p. 54.
-
[8]
Ibidem, p. 55.
-
[9]
Ibidem, p. 56.
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[10]
Ibidem, par ex. p. 38, p. 40, p. 41, p. 45-46. L’auteur indique notamment : « le problème des valeurs est d’abord et avant tout le problème des conflits de valeurs. Et ce problème ne peut être résolu avec les moyens de la connaissance rationnelle. La réponse à cette question est toujours un jugement qui, en fin de compte, sera déterminé par des facteurs émotionnels et qui, pour cette raison, sera hautement subjectif. Autrement dit, il s’agit alors d’un jugement valable uniquement pour le sujet jugeant et il est, en ce sens, relatif » (p. 38).
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[11]
Ibidem, p. 53.
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[12]
Ibidem, p. 48.
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[13]
Ibidem, p. 79.
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[14]
Ibidem, p. 83.
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[15]
Ibidem.
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[16]
Ibidem, p. 56.
-
[17]
Cela est vrai par exemple d’un système économique, v. sur ce point A. Orlean, L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, coll. La Couleur des Idées, 2011, not. p. 195 : « la croyance en la liquidité absolue de la monnaie est ce qui fait que la production et les échanges marchands peuvent se développer. Elle est le socle sur lequel tout repose » ; p. 199 : « la valeur est une puissance qui a pour origine le groupe social, par le biais de la mise en commun des passions et des pensées ».
-
[18]
J. Rivero, « Consensus et légitimité », Pouvoirs, n° 5, 1978, p. 58.
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[19]
Au sens où elle est délibérément créée par l’homme, l’artifice étant d’abord le résultat d’un art.
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[20]
En tant qu’objet d’étude autonome, la justice est plutôt délaissée par les juristes contemporains, lors même que d’autres disciplines s’en emparent, voy. par ex. les travaux de l’économiste A. Sen, L’idée de justice, Flammarion, 2008. Pour un tableau général des approches contemporaines, voy. A. Supiot, « Le concept de justice sociale », communication lors de la journée d’étude La justice sociale saisie par les juges en Europe, Institut de recherche en droit international et européen de la Sorbonne, Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), 10 fév. 2012 ; voy. aussi, du même auteur, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Seuil, 2010.
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[21]
Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage La normativité en droit, préface de E. Picard, post-scriptum de A. Supiot, éd. Mare et Martin, coll. Bibliothèque des Thèses, 2012.
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[22]
Voy. par ex. X. Magnon, « En quoi le positivisme-normativisme est-il diabolique ? », RTD Civ., 2009, p. 269 : « seul le droit positif, tel qu’il est posé, qui est du droit en vigueur selon les normes du systèmes juridique observé, est objet de la science juridique. […] L’étude du devoir être exclut de la sorte l’étude de sa finalité ou de sa raison d’être […]. [Cela permet] d’identifier de manière objective un objet d’étude. Pour peu qu’un système juridique prévoie l’obligation d’une publication dans un recueil officiel des normes en vigueur, […], il est possible d’identifier de manière objective ce que sont les actes juridiques en vigueur […]. L’identification de l’objet est ainsi chose aisée […] ». Cet idéal de « description » fait l’impasse sur des questions pourtant primordiales d’identification de l’objet « droit », en postulant que ces difficultés sont d’emblée résolues et que le droit « s’impose » au scientifique.
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[23]
Voy. P. Brunet, « Pluralisme des ordres juridiques et hiérarchie des normes », in Questions contemporaines de théorie analytique du droit, P. Brunet et F. Arena (dir.), Madrid, Marcial Pons, 2011, p. 61 : « s’il faut établir une relation entre deux normes qui ont le même contenu, cela ne peut se justifier qu’au regard d’une troisième norme qui prescrit cette relation. A défaut d’une telle norme, on en vient à raisonner comme si le droit pouvait se définir par son contenu ». La connaissance du droit serait donc incapable par exemple de mettre en évidence ou d’anticiper un rapport d’équivalence substantielle (ou un rapprochement) entre deux normes juridiques ou deux systèmes juridiques, sauf à ce que ce rapport d’équivalence résulte d’une nouvelle norme juridique positive.
-
[24]
C’est notamment le propos de Kelsen qui s’efforce de distinguer la technique juridique (définie par la sanction) et les finalités du droit : « technique sociale spécifique », le droit est « un ordre qui s’efforce de réaliser le but social, en instituant, contre l’individu dont le comportement lèse ce but, une sanction socialement organisée qui constitue un acte de contrainte ». Mais, les finalités de cette technique sont a priori infinies : « la technique du droit peut être mise au service des idées sociales les plus diverses ». Il en résulte que « par rapport au but social qu’il doit permettre de réaliser, au comportement humain qu’il détermine, le droit est, en tant que tel indifférent », il « peut avoir n’importe quel contenu » ; voy. H. Kelsen, Controverses sur la Théorie pure du droit. Remarques critiques sur Georges Scelle et Michel Virally, avant-propos de Ch. Leben, préface de R. Kolb, éd. Panthéon-Assas, 2005, p. 64.
-
[25]
Cette définition factuelle entend s’intéresser aux interprétations qui s’imposent en droit, sans s’interroger sur ce qui permet d’identifier ces « auteurs » : si la création du droit est liée à l’autorité de celui qui parle, encore faut-il expliquer comment sa parole peut faire autorité et donc constituer du droit. Or, l’autorité peut-elle être réduite à un fait ?
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[26]
Voy. par ex. M. Troper, « Argumentation et explication », Droits, n° 54, 2011, p. 26 : la méthode d’« explication causale » défendue par l’auteur « prend en compte les stratégies des acteurs et elle ne se soucie, ni de la qualité de la justification, ni de la validité de la décision ». Voy. aussi l’analyse critique d’O. Jouanjan, « La théorie des contraintes juridiques. De l’argumentation et ses contraintes », Droits, n° 54, 2011, p. 27 et s.
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[27]
H. Kelsen, « Préface de la première édition » [1934], Théorie pure du droit, trad. par Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. VII.
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[28]
Il n’est pas question de revenir ici sur les rapports de Kelsen avec l’empirisme (l’idée qu’il s’agit pour la science de décrire un objet extérieur), l’essentiel étant que la science kelsénienne entend de manière générale se distinguer de la philosophie du droit afin de « montre[r] le droit tel qu’il est », cf. H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’Etat, suivi de La doctrine du droit naturel et le positivisme juridique, trad. par B. Laroche et V. Faure, introduction de S. L. Paulson, coll. La pensée juridique, Paris-Bruxelles, LGDJ/Bruylant, 1997, p. 65.
-
[29]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, note n° 1, p. 34.
-
[30]
Ibidem, p. 41-42.
-
[31]
Ibidem, p. 50.
-
[32]
Ibidem, p. 54-55.
-
[33]
Ibidem, p. 55-56.
-
[34]
Ibidem, p. 91.
-
[35]
Voy. notamment T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques [1970], Paris, Flammarion, coll. Champs, 1983.
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[36]
Ibidem, p. 87. L’opposition radicale entre volonté et raison est ainsi énoncée : « les normes dictant la conduite humaine ne peuvent émaner que d’une volonté […]. La raison humaine peut comprendre et décrire, mais elle ne peut pas prescrire ».
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[37]
Voy. not. O. Pfersmann, « Explanation and Production : Two Ways of Using and Constructing Legal Argumentation », in Approaches to Legal Rationality, D. M. Gabbay et al. (dir.), Springer, 2011, p. 291 : « les explications laissent les choses en l’état, un argument décisionnel cherche à justifier la façon dont vous souhaitez changer l’état du monde » (notre traduction).
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[38]
Voy. O. Pfersmann, « Rapport français. Le problème des normes paratopiques », in Droit français et droit brésilien. Perspectives nationales et comparées, M. Fromont et al. (dir.), Bruylant, 2012, p. 560-561 : « une norme n’a pas de rapport logique avec un quelconque raisonnement » ; inversement, un « motif […] n’est pas normatif, justement pour autant qu’il donne les raisons de l’édiction d’une norme. Les raisons sont vraies ou fausses pour autant qu’elles réfèrent à des données normatives, juridiques, et pour autant qu’elles en tirent des conséquences logiquement valides ».
-
[39]
L’assimilation du droit au politique nous semble relever, de ce point de vue, d’une fausse bonne idée : s’il fallait en tirer toutes les conséquences, le droit ne présenterait aucune autonomie face au politique. Pour admettre cela, il faudrait aussi reconnaître que, ni les institutions, ni les catégories juridiques n’ont de stabilité propre et qu’elles sont entièrement à disposition de la volonté politique du moment. Cette thèse antisubstantialiste, aujourd’hui assez répandue, néglige pourtant qu’il existe une zone intermédiaire entre l’absence de toute essence juridique et l’intangibilité des objets du droit : les institutions juridiques sont à la fois des essences relativement stables et des objets incessamment changeants. Par exemple, la prétention moderne du droit constitutionnel est bien d’organiser le politique par l’institutionnalisation. Il ne s’agit pas de transformer la politique en droit, ni de rendre le droit à la politique, mais de créer un système qui canalise le pouvoir politique ou qui « donn[e] forme au pouvoir politique » (D. Baranger, Le droit constitutionnel, PUF, coll. Que-Sais-Je, 5è éd., 2010, p. 6).
-
[40]
Ch. Perelman, Droit, morale et philosophie, LGDJ, coll. Bibliothèque de Philosophie du Droit, 2e éd., 1976, p. 50.
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[41]
Même lorsqu’il entend définir le droit par sa seule « fonction » normative, le juriste est confronté à la question du contenu du droit. Ce retour du substantiel peut être relevé dans le récent ouvrage de Paul Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, Armand Colin, coll. Le Temps des Idées, 2012. Cherchant « l’essence du juridique » (p. 255), l’auteur récuse toute définition matérielle pour découvrir « la généralité formelle » du droit (p. 258). La définition qu’il donne à ce titre est la « conduite des peuples », c’est-à-dire une « fonction officielle de commandement public » (p. 260). Or, cette définition est déjà une définition substantielle du droit : la fonction instrumentale du droit, qui identifie un gouvernement public de la société, suppose au minimum une distinction entre le droit privé et le droit public, entre les institutions politiques et la société… Autant de considérations liées à la logique interne du droit en question, à des considérations axiologiques tenant par exemple à l’idée qu’il est préférable de préserver les individus privés des intrusions de la puissance publique…
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[42]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 41 et 42.
-
[43]
H. R. Davis, « What is Justice ? by Hans Kelsen (Book Reviews) », Midwest Journal of Political Science, Vol. 2, n° 1, Fév. 1958, p. 98 (nous traduisons).
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[44]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 67.
-
[45]
Ibidem, p. 68.
-
[46]
Ibidem, p. 67.
-
[47]
Ibidem, p. 68.
-
[48]
On peut considérer à cet égard que le Professeur V. Lasserre surinterprète quelque peu, dans sa Préface de Qu’est-ce que la justice ? (p. 11-24), les ambitions de Kelsen. Si, en effet, « tout est politique » (p. 23), il ne semble pas que l’épistémologie de Kelsen autorise le juriste à apporter une réponse à la question : « quelle société voulons-nous bâtir pour nous-mêmes et pour nos enfants ? » (p. 23). C’est pour Kelsen une problématique illégitime, en tout cas, tant que le juriste veut rester « scientifique ».
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[49]
La référence à l’anarchiste est éclairante : si Kelsen écrivait que « même un anarchiste pourrait, s’il était juriste, décrire un droit positif comme un système de normes valables, sans pour autant approuver ce droit » (Théorie pure du droit, op. cit., p. 295), Max Weber estimait qu’un anarchiste, « du point de vue archimédéen, pour ainsi dire, où il se trouve, (…) peut (…) découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie courante du droit une problématique qui échappe à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évidentes » (M. Weber, Essais sur la théorie de la science, trad. J. Freund, Paris, Plon, coll. Recherches en sciences humaines, 1965, p. 411). Pour le premier, l’anarchiste peut être bon connaisseur du droit malgré ses convictions, alors que pour le second, ces convictions peuvent servir la connaissance du droit.
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[50]
M. Hauriou, « Préface. Méthode classique et positivisme juridique », Précis de droit constitutionnel, 2e éd., Sirey, 1929, p. X.
-
[51]
M. Waline, « Défense du positivisme juridique », Arch. Phil. Dr., 1939, p. 96.
-
[52]
Ibidem p. 113.
-
[53]
Sur cette question, voy. not. Ph. Raynaud, Préface à H. Kelsen, La démocratie. Sa nature, sa valeur, Paris, Dalloz, coll. Bibliothèque Dalloz, 2004 ; O. Lepsius, « Kelsen, théoricien de la démocratie », in Hans Kelsen. Forme du droit et politique de l’autonomie, O. Jouanjan (dir.), Paris, PUF, coll. Débats philosophiques, 2010, p. 135 sq.
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[54]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 79.
-
[55]
Ibidem, p. 96.
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[56]
Selon l’expression du Professeur O. Pfersmann lors de sa conférence « La philosophie du droit de Hans Kelsen », Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), 29 oct. 2012.
-
[57]
En posant une telle séparation, Kelsen laisse entrevoir la figure d’un scientifique isolé dans sa tour d’ivoire, à l’abri des tourments politiques, tant que l’organisation de la société ne l’empêche pas de s’adonner à la science. Or, cette figure pose un problème particulier concernant la science du droit, car le droit porte précisément sur l’organisation de la société. Où commence l’implication, où s’arrête la science ? Sur ces interactions, voy. not. Fr. Ost et M. van de Kerchove, « De la scène au balcon. D’où vient la science du droit ? », in Normes juridiques et régulation sociale, F. Chazel et J. Commaille (dir.), Paris, LGDJ, 1991, p. 67 sqq.
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[58]
H. Kelsen, Qu’est-ce que la justice ?, op. cit., supra, n° 1, p. 92.
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[59]
Ibidem, p. 94.
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[60]
Une fois opérée (ce qui représente certes un important travail en soi), cette prise de conscience de l’appartenance du droit au registre des (nombreux) discours sociaux conduit inévitablement à se poser la question des frontières du discours juridique par rapport aux autres discours sociaux. Or cette question ne peut être abordée sans penser le droit dans ce qui fait précisément sa logique propre (sur le plan substantiel et argumentatif notamment), au moins en partie irréductible aux autres « jeux de langage » sociaux. Par exemple, l’émergence, dans ou à l’encontre de la rationalité juridique, d’autres types de rationalité peut-elle s’analyser (et même se voir) sans se doter d’une certaine définition de la rationalité juridique (au-delà de sa pure forme, à supposer que la forme juridique elle-même soit dépourvue de rationalité) ?
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[61]
Sur ce point, A. Supiot, « Ontologie et déontologie de la doctrine », Droits, 2013, p. 1421.