Notes
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[1]
Aux Pays Bas p.ex., dans les « mastères de recherche », plusieurs facultés de droit offrent des cours de (méthodes de) recherche empirique en droit. Surtout dans le monde anglo-saxon, cette forme de recherche est vraiment intégrée dans la recherche doctrinale, comme en témoigne la publication en 2010 d’un manuel volumineux sur cette forme de recherche : The Oxford Handbook of Empirical Legal Research, P. Cane et H.M. Kritzer (dir.), Oxford, OUP, 2010, 1094 p.
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[2]
Aux États-Unis, où les barrières entre les disciplines sont moins rigoureuses dans l’enseignement et dans la recherche, la recherche empirique est plus intégrée dans la doctrine juridique, mais encore loin d’être « théorisé » dans cette discipline d’une manière cohérente.
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[3]
Éditeur : Boom Juridische Uitgevers
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[4]
Fr. Ost, verbo « Science du droit » in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, A.-J. Arnaud (dir.), Paris – Bruxelles, LGDJ – E.Story-Scientia, 1988, p. 366
1 – Pratique du droit et contexte
1La plupart des praticiens du droit ont une perspective réaliste sur le droit, c’est-à-dire qu’ils ont, sur base de leurs expériences professionnelles, une vue assez large sur la réalité à laquelle le droit, dans les limites de leurs spécialisations, s’applique. Aussi, ont-ils une connaissance des raisons qui ont amené à des changements du droit ou qui les bloquent. Évidemment, ils ont aussi une vue suffisamment large sur le droit dans sa totalité pour comprendre les règles de leur branche du droit, dans le contexte du droit entier. Bien sûr, d’un point de vue scientifique, ces connaissances du contexte non juridique du droit peuvent être faussées, comme il n’y a aucune garantie que ces expériences professionnelles soient suffisamment complètes et représentatives pour la réalité sociale entière. Mais dans ces limites-là, le praticien du droit est apte à placer le droit dans son contexte social, économique, historique, etc.
2 – Recherche académique et contexte
2Pour le juriste académique à temps plein (et sans pratique du droit), la situation est différente. La connaissance des réalités sociales (et autres) est basée sur une information indirecte : contacts avec des praticiens travaillant dans le domaine du droit dans lequel l’académicien s’est spécialisé, lectures de décisions judiciaires (avec l’information limitée en ce qui concerne le contexte du droit qu’elles peuvent offrir). Une minorité des académiciens lira des études sociologiques, historiques, économiques, etc., pour enrichir leur connaissance du contexte du droit. Encore plus exceptionnels sont les cas où le professeur de droit effectuera lui-même une recherche sociologique, etc., afin d’étudier le contexte du droit et les effets que cela devrait avoir sur l’application du droit et, éventuellement, sur son changement désirable. Néanmoins, dans l’évolution actuelle dans plusieurs pays, une certaine recherche empirique est devenue populaire au sein même d’une recherche juridique doctrinale, et notamment, au niveau des thèses doctorales [1]. Malheureusement, la plupart des juristes n’ont aucune formation qui leur permettrait d’effectuer convenablement des recherches empiriques qui dépassent le niveau simple de compter, par exemple, le nombre de mariages et de divorces, ou de créations d’entreprises et de faillites, dans un certain pays, dans le cadre d’une recherche juridique dans ces domaines. Pour cette raison, la création d’écoles doctorales a donné la possibilité d’y remédier et d’offrir, entre autres, des cours de méthodologie de la recherche. Néanmoins, cette formation reste limitée et les juristes-académiciens manquent d’une formation approfondie en méthodologie de recherche – et non seulement pour la recherche empirique.
3Un autre danger est le manque de cadre théorique pour ces recherches empiriques. Une recherche en analyse économique du droit ou en sociologie du droit, par exemple, est conçue dans le cadre théorique de cette discipline-là. Une recherche empirique en droit, menée dans le cadre de la doctrine juridique, manque ce cadre scientifique, pourtant indispensable pour diriger la recherche. A long terme, un tel cadre théorique, intégrant des études empiriques, pourra être élaboré, mais à court terme, la doctrine juridique n’est pas en état de le faire. Cela risque de dégrader une doctrine juridique, qui se veut empirique, à un niveau d’amateurisme, à une discipline socio-juridique de second degré. Le paradoxe d’une « interdisciplinarité monodisciplinaire ».
4Aussi, non seulement, la théorie mais également la méthodologie ne se développe pas en dehors d’une discipline, de son cadre théorique et de ses questions de recherche. La « méthode » est la manière dont on trouve la réponse à ces questions de recherche. Une telle méthodologie empirique n’a pas encore été développée dans la doctrine juridique (européenne) [2]. Néanmoins, le besoin est ressenti, comme en fait, par exemple, preuve le journal néerlandais Recht en Methode, qui a commencé à paraître en 2011 [3].
5L’intégration dans l’enseignement d’une formation méthodologique et théorique, qui préparera les futurs chercheurs à ces défis-là, s’impose. La formule des « mastères de recherche », en combinaison avec les enseignements dispensés dans le cadre des écoles doctorales, a l’avantage de préparer des étudiants en droit à la recherche, sans obliger les futurs praticiens du droit à faire de même.
3 – Droit comparé et contexte
6Dans les manuels de droit comparé, on ne fait que répéter que le droit étranger doit être étudié dans son contexte culturel, social, historique, économique, anthropologique, etc. afin de faire des recherches pertinentes en droit comparé. Il va de soi qu’un comparatiste ne peut lui-même effectuer des recherches empiriques à cette fin dans un pays étranger. Il dépendra donc de la disponibilité de telle information pour ces recherches-là. Malheureusement, dans l’état actuel des choses, ces recherches nous manquent largement dans tous les pays, sauf, dans une certaine mesure, aux États-Unis. Ceci explique la constatation paradoxale que les comparatistes qui préconisent la nécessité d’étudier le droit dans son contexte ne le font pas dans leurs propres recherches. Un développement des études empiriques au sein de la doctrine juridique s’avère donc nécessaire pour la crédibilité même du droit comparé comme discipline (ou méthode) scientifique. Actuellement, cette information sur le contexte du droit étranger n’est accessible que d’une manière indirecte. Si le chercheur ne comprend pas la langue du pays étudié, il devra se baser sur des textes disponibles dans une langue qu’il peut comprendre. En réalité, cela lui offrira une information très limitée et ne suffira pas pour une étude de droit comparé approfondie à un niveau scientifique. Si la chercheuse comprend la langue, elle restera néanmoins limitée à l’information contextuelle qu’elle trouvera dans des études de doctrine, dans des décisions judiciaires et dans des publications sociologiques (historiques, économiques, etc.). Dans certains cas, cela pourra suffire, dans d’autres cas, les conclusions qu’on pourra tirer des recherches resteront tentatives et provisoires, faute d’informations contextuelles suffisantes.
4 – Théorie du droit et contexte
7L’histoire de la théorie du droit montre un va-et-vient d’approches contextuelles du droit d’une part et de théories qui tendent à isoler ce droit de son contexte, d’autre part. La Begriffsjurisprudenz en Allemagne au 19ème siècle, ou la théorie kelsénienne au 20ième, sont des exemples de théories qui étudient le droit isolé de son contexte. Cela peut avoir des avantages au niveau de la théorie, notamment la possibilité d’analyser à fond le droit tel quel, mais une fois qu’on en vient à l’application de la théorie, au niveau du droit réel, une approche contextuelle deviendra incontournable. Dans certains cas, notamment le réalisme américain et le réalisme scandinave, cela a mené des théoriciens à effacer l’aspect normatif du droit, tout comme l’aspect contextuel de son environnement. Le contexte devient lui-même le système normatif et remplace le droit positif. Ici, il n’y a plus question d’étudier le droit dans son contexte, mais le droit devient sociologie (réalisme américain) ou psychologie sociale (réalisme scandinave). Afin de développer une doctrine juridique réaliste, il nous faudra donc une approche intermédiaire qui reconnaîtra aussi bien la normativité du droit que l’importance de son contexte sociétal. Cela a presque toujours été l’approche des praticiens du droit, bien que, par définition, à un niveau pratique et non scientifique. Les académiciens du droit, par contre, ont souvent eu tendance à isoler le droit de son contexte mais, même quand cela n’est pas le cas, l’approche contextuelle est rarement mise en œuvre d’une manière scientifique.
8Espérons que des changements dans la politique et dans les programmes des facultés de droit leur offriront les moyens d’y remédier.
5 – Contexte et interdisciplinarité
9Le droit a toujours une histoire et se comprend mieux quand on connaît cette histoire. Le droit vit dans une société, influence cette société, mais est à son tour influencé par elle. Certaines règles sont largement appliquées, d’autres ne le sont pas. Une connaissance sociologique des causes et effets de cela est nécessaire pour bien comprendre le rôle du droit et les limites du droit dans la société. L’efficacité du droit peut s’étudier par le biais d’une analyse économique. L’acceptation du droit et pas mal d’autres aspects peuvent ou doivent être étudiés au niveau de la psychologie. Etcetera. Ce n’est pas par hasard que notre « Revue interdisciplinaire d’études juridiques » a reçu comme sous-titre « Le droit en contexte ». En effet, une approche contextuelle du droit implique inévitablement une étude interdisciplinaire. Cela demande beaucoup des chercheurs :
10« …la recherche s’opère à partir du champ théorique d’une des disciplines en présence, qui développe des problématiques et des hypothèses qui recoupent partiellement celles qu’élabore, de son côté, l’autre discipline. Il s’agit cette fois d’une articulation de savoirs qui entraîne, par approches successives, comme dans un dialogue, des réorganisations partielles des champs théoriques en présence. [4]»
11La recherche interdisciplinaire n’est donc pas chose facile et demande une connaissance large des chercheurs en question ou un dialogue constant entre chercheurs issus de différentes disciplines, qui sont en mesure de comprendre la langue scientifique des autres. Comme la recherche interdisciplinaire du contexte du droit ne se limite pas à une ou deux disciplines, mais dans une perspective idéale, comprend toutes les disciplines qui étudient un aspect de ce contexte, un problème de faisabilité d’une telle recherche se pose. En effet, en demandant trop du chercheur, c’est-à-dire maîtriser toutes les disciplines sociales, on n’aboutira nulle part. Ici, il faudra bien être conscient du fait que la recherche scientifique n’est pas le travail d’un « Hercule Nobel », mais une longue chaîne à laquelle beaucoup ajouteront une maille. Dès lors, on ne devra pas mesurer chaque étude sur base du modèle idéal de la recherche interdisciplinaire, mais simplement sur base de la question si cette étude ajoute quelque chose à nos connaissances. En illuminant un aspect contextuel jusqu’à présent non étudié, en ajoutant des données empiriques ou des perspectives théoriques d’une discipline non juridique, on contribuera à une meilleure compréhension du droit et de sa pratique.
12Nous pouvons conclure qu’une étude scientifique du droit, au sein d’un seul système de droit ou en droit comparé, nécessite de prendre en compte le contexte du droit. Dès lors, une étude scientifique du droit implique la recherche interdisciplinaire.
Notes
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[1]
Aux Pays Bas p.ex., dans les « mastères de recherche », plusieurs facultés de droit offrent des cours de (méthodes de) recherche empirique en droit. Surtout dans le monde anglo-saxon, cette forme de recherche est vraiment intégrée dans la recherche doctrinale, comme en témoigne la publication en 2010 d’un manuel volumineux sur cette forme de recherche : The Oxford Handbook of Empirical Legal Research, P. Cane et H.M. Kritzer (dir.), Oxford, OUP, 2010, 1094 p.
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[2]
Aux États-Unis, où les barrières entre les disciplines sont moins rigoureuses dans l’enseignement et dans la recherche, la recherche empirique est plus intégrée dans la doctrine juridique, mais encore loin d’être « théorisé » dans cette discipline d’une manière cohérente.
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Éditeur : Boom Juridische Uitgevers
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[4]
Fr. Ost, verbo « Science du droit » in Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, A.-J. Arnaud (dir.), Paris – Bruxelles, LGDJ – E.Story-Scientia, 1988, p. 366