Notes
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[1]
Il va de soi qu’une telle affirmation n’a rien d’une revendication, c’est tout au plus une facilité de vocabulaire !
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[2]
F. Ost et M. van de Kerchove, « De la scène au balcon. D’où vient la science du droit ?, in Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, 1991, pp. 67 et suiv.
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[3]
Cfr, par exemple, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, INRA éditions, 1997, pp. 23 et suiv.
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[4]
Les « mélanges » offerts à Georges Ripert, dans des conditions un peu particulières (Le droit privé français au milieu du XXe siècle, LGDJ, 1950). Ces deux volumes tracent une ligne de démarcation à leur façon : entre ceux qui ont accepté d’en être et ceux qui ont refusé. Cela seul démontre l’impossibilité d’un certain positivisme !
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[5]
Peut-être le grand absent de cette journée ?
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[6]
Les forces créatrices du droit, LGDJ, 1955.
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[7]
Cfr M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966.
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[8]
M. Yamichita, « La sociologie française entre Auguste Comte et Emile Durkheim, Émile Littré et ses collaborateurs », L’année sociologique, 1995, vol. 45, no 1, pp. 83-115.
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[9]
« Comte-Durkheim-Bourdieu, la tradition française de critique sociologique », Pour un espace des sciences sociales européen, consulté en ligne le 18 avril 2011 (www.espacesse.org/files/ESSE1129720031.pdf).
-
[10]
B Latour, La fabrique du droit, Une ethnographie du Conseil d’État, La découverte, 2002.
-
[11]
J. Bouveresse, préface à N. Chomsky, Raison et liberté. Sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels, op. cit., p. XXIX.
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[12]
Ibid., p. XXXI.
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[13]
N. Chomsky et J. Bricmont, Raison contre pouvoir, Le pari de Pascal, L’Herne, 2009, pp. 164-165, cité dans J. Bouveresse, préface à N. Chomsky, Raison et liberté, Agone 2010, p. XXVIII ; voir aussi dans le même ouvrage, son étude : « Science et rationalité », reproduite pp. 179 et suiv.
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[14]
Cfr sur le positivisme juridique, étude parue initialement dans les Mélanges offerts à Paul Roubier et reproduite dans : Essais de théorie du droit, Bruylant-LGDJ, 1998, p. 24.
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[15]
« Positivisme philosophique, juridique et sociologique », Mélanges Carré de Malberg, Sirey, 1933, p. 517. Marcel Waline plaçait tous les positivismes sur le même plan, peut-être parce qu’il écrivait à l’époque où la science juridique se portait mieux ou bien, peut-être aussi pour d’autres raisons.
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[16]
Autrement dit, les thèses sur le droit nazi ne sont pas là par hasard : c’est un avertissement sans frais ; une leçon de réalisme aussi. Le droit ne suffit pas ; il n’est jamais suffisant !
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[17]
Deux théoriciens du droit : Duguit et Hauriou, Revue philosophique, 1930, p. 231.
-
[18]
Cfr Ch. Eisenmann, op. cit., p. 246.
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[19]
Cfr sur ces deux points les travaux imposants de S.L. Paulson et la synthèse qu’il en donne lui-même dans son « Introduction », in H. Kelsen, la Théorie générale du droit et de l’État, Bruylant-LGDJ, 1997, pp. 3 et suiv.
-
[20]
Qu’est-ce qu’être le contemporain de quelqu’un si ce quelqu’un, de manière intéressée, vous contemple en vous posant des questions dont vous ne soupçonniez pas qu’elles puissent se poser ?
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[21]
Cfr les nombreuses citations dans E. Pisier, Le service public dans la théorie de l’Etat de Léon Duguit, LGDJ, 1972, pp. 7-8 et pp. 84 et suiv.
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[22]
J. Donzelot, L’invention du social. Essai sur le destin des passions politiques, Fayard, 1984, p. 83.
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[23]
Il suffit pour s’en convaincre de lire ou de relire les développements que Durkheim consacre au « droit des contrats » ou au droit administratif (De la division sociale du travail, PUF, 1973, 9e éd.).
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[24]
Cfr cette réponse de Hart à Dworkin : « Comme d’autres formes de positivismes, ma théorie ne prétend nullement identifier l’enjeu ou l’objectif du droit et des pratiques juridiques en tant que tels ; il n’y a donc rien dans ma théorie qui appuie l’opinion de Dworkin, que je ne partage certainement pas, selon laquelle l’objectif du droit est de justifier l’usage de la contrainte. En réalité, je pense qu’il est tout à fait vain de chercher quelque autre objectif spécifique que le droit poursuivrait comme tel, en plus du fait qu’il fournit des modèles de conduite humaine et des normes permettant d’évaluer une telle conduite » (Le concept de droit, postface de la 2e édition, traduit de l’anglais par Michel van de Kerchove, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005, p. 266).
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[25]
Nous faisons référence à la fameuse distinction proposée par Hart toujours (mais si présente dans beaucoup d’esprits qui n’ont pas lu Hart !), entre « point de vue interne » et « point de vue externe ». Comment circonscrire un objet et se définir par rapport à lui, faire même de ce « positionnement » complexe la clef d’une méthode scientifique, alors même que la question de la définition, de la visée de ce savoir, reste entière ?
-
[26]
Nous disons « en empruntant » pour couper court à la question de savoir si Kelsen était vraiment kantien, comme il l’a dit, ou si la référence à Kant chez lui, comme la référence à Durkheim, chez Duguit, toutes choses égales d’ailleurs, n’était pas plutôt, chez l’un comme chez l’autre, un signe d’appartenance à une certain « système de pensée » comme dit Foucault, une « Epistémé », celle qui s’achève avec eux.
-
[27]
Cfr S.L. Paulson, « La normativité dans la Théorie pure du Droit peut-elle se prévaloir d’arguments transcendantaux ? », Droit et Société, 1987, n° 7, « Kelsen et le kantisme », pp. 353 et suiv.
-
[28]
Cfr la « superbe » réplique de Kelsen à E. Kaufmann, à propos du droit naturel, en 1926 : « La question du droit naturel est l’éternelle question de savoir ce qui se cache derrière le droit positif. Et celui qui cherche la réponse ne découvrira, je le crains, ni la vérité absolue d’une métaphysique, ni la justice absolue d’un droit naturel. Celui qui soulève le voile et ne ferme pas les yeux, celui-là peut apercevoir la hideuse tête de Gorgone du pouvoir qui le fixe du regard » (citée par C.M. Herrera, Théorie juridique et politique chez Hans Kelsen, Kimé, 1997, pp. 98-99).
-
[29]
Dans sa correspondance avec Renato Treves sur ce point que cite X. Bioy (« Notions et concepts en droit : interrogations sur l’intérêt d’une distinction … », in Les notions juridiques, G. Tusseau, dir., Economica, 2009, p. 43).
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[30]
Ph. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF-Quadrige, 1996, p. 101.
-
[31]
Préface à Le savant et le politique, UGE, 1959, p. 14.
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[32]
Tout le contraire du cheminement de Carl Schmitt dans les « derniers jours de Weimar » : là, nulle angoisse, mais la volonté de se saisir de toutes les occasions pour infléchir le cours des choses, et s’inscrire dans l’histoire de son temps (O. Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Descartes et Cie, 1997).
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[33]
Op. cit., p. 11.
-
[34]
Études sur les sociologues classiques, PUF-Quadrige, 1998, pp. 93 et suiv.
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[35]
Op. cit., pp. 122-123.
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[36]
Op. cit., p. 133.
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[37]
Cfr B. Dupret, « Droit et science sociale. Pour une respécification praxéologique », Droit et société, 75/2010, p. 315.
-
[38]
Par exemple, celle qui peut survenir à l’expérience entre les théories et les faits : parce qu’il est parfois « aussi rationnel de garder que de repousser une théorie contredite par les faits », à certaines conditions bien entendu! (op. cit., p.105).
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[39]
B. Latour, op. cit. et B Dupret, préc., p. 334.
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[40]
Op. cit., pp. 15-16.
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[41]
L. Favoreu, « La recherche collective en droit », Droits, 20, 1994, pp. 149 et suiv.
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[42]
J.C. Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006 [1991].
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[43]
Comme le soulignait récemment L. Kornhauser au sujet de la question des rapports droit/économie (L’analyse économique du droit. M. Houdiard Editeur, 2010, p. 17).
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[44]
« Démocratie pluraliste » par exemple ou encore pluralisme des « courants d’expression socio-culturels » : nous sommes très loin du compte !
-
[45]
Ce sont les mots de tous les jours – contrat, bien, propriété – ou d’autres, un peu plus problématiques, parce qu’ils traduisent un état de choses que l’on sait provisoire : supra-constitutionnalité, « bien », patrimoine commun ou communauté de valeurs, droits fondamentaux ou « fondamentalité », régulation.
-
[46]
H. Dumont et A. Bailleux, « Esquisse d’une théorie des ouvertures interdisciplinaires accessibles aux juristes », Droit et société, 75-2010, p. 287.
-
[47]
P. Bourdieu, « Les juristes gardiens de l’hypocrisie collective », in F. Chazel et J. Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. Droit et Société, 1991, p. 95.
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[48]
Le droit dans les sociétés humaines, Nathan, 1996.
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[49]
J. Commaille, « Présentation du dossier consacré à la place du droit dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », Droit et Société, 56-57/2004, p. 12.
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[50]
Nous nous référons à la lumineuse « leçon inaugurale » au Collège de France, prononcée par Michel Foucault en 1970 (Gallimard, 1971).
« Le positivisme se compose essentiellement d’une philosophie et d’une politique... »
1En bon meneur de jeu, Alexandre Viala a souligné d’emblée, dès les premiers mots de l’introduction à notre séminaire, la difficulté (une des difficultés ?) à laquelle nous serions confrontés : comment « construire » un objet dont la propriété est de se construire lui-même, ou de s’auto-reproduire ? On peut formuler le dilemme de diverses manières toutes apparemment plus dramatiques les unes que les autres : comment penser le mouvant ? Ou encore, pour reprendre les mots de François Ost et Michel van de Kerchove, comment pouvons-nous, nous autres « savants » [1], être et nous maintenir à la fois « à la scène et au balcon » ? [2]
2Les propos terminaux que nous venons d’entendre et les réponses un peu embarrassées faites à la question faussement simple : qu’est-ce que le positivisme ? – tout cela tend à accréditer l’idée que cette difficulté en est bien une, sérieuse, et qu’elle est peut-être insurmontable –.
3Cependant, il est possible aussi de s’étonner. S’étonner de voir les juristes qui, par hypothèse, sont des gens très sérieux; s’aviser, si tardivement, d’une question qui s’apparente à une banalité épistémologique dans tous les autres domaines scientifiques (qu’il s’agisse des sciences sociales ou des autres) : quel savant, en effet, peut s’enorgueillir d’avoir un rapport simple avec son objet ?
4Et les juristes sont-ils des savants ? Les deux questions ne sont évidemment pas tout à fait indépendantes l’une de l’autre. C’est en tout cas la question récurrente, celle à laquelle le positivisme, les positivismes, apportent en général une réponse affirmative et sans complexe.
5Cependant, cette auto-proclamation hautaine rencontre depuis toujours le scepticisme des « autres savants » qui se demandent comment il est possible de penser au droit autrement que comme à une technologie, orientée vers une certaine fin pratique. Il faut dire qu’ils ne sont pas les seuls et que bien des juristes pensent de même … Où sont les preuves ? Qui t’a fait roi ?
6Cette sorte d’incommunicabilité est déroutante parce qu’elle dure depuis longtemps et qu’elle repose sur un malentendu qui rend presque impossible son dépassement : les juristes et les autres, quelle que soit la discipline considérée, lorsqu’ils parlent de science, ne parlent pas de la même chose.
7C’est ce qui est apparu, très clairement, à la fin de cette journée lorsqu’il s’est agi du dialogue de sourds qui s’est établi à Vienne dans le premier tiers du XXe siècle entre Kelsen, d’une part, et le positivisme logique, de l’autre : ces deux positivismes incarnés, militants chacun à sa façon, se sont rencontrés sans se comprendre. Les seconds attendaient un message qui n’est jamais venu.
8Le positivisme des juristes a-t-il jamais cessé de nouer ainsi des dialogues plus ou moins brutalement interrompus avec des interlocuteurs imaginaires ou réels ? Avec les sociologues, les philosophes, et peut-être aussi les historiens succédant aux logiciens et aux linguistes, ne voit-on pas aujourd’hui le positivisme des juristes acculé à une position d’autant plus difficile à tenir que ceux qui l’occupent n’en ont pas toujours conscience, n’ont pas conscience qu’on leur pose des questions ? C’est ainsi que la sociologie – disons une certaine sociologie –, la philosophie et l’histoire – la philosophie surtout – s’en prennent aujourd’hui directement et de plein fouet au droit et aux objets juridiques.
9Nous serions donc confrontés à un phénomène somme toute classique de concurrence entre des savoirs et ceux qui en sont les champions, mais une concurrence silencieuse, une concurrence qui ne fait pas de bruit.
101°) Il est tentant (et peut-être légitime) de parler à ce sujet de stratégies disciplinaires comme le fait Pierre Bourdieu, [3] mais à la condition de poser que ces stratégies ont changé de nature, parce que les relations – au sens où l’on parle de bonnes ou mauvaises relations – ont changé elles aussi, principalement entre le droit et la sociologie.
11On s’accorde à penser, en effet, qu’elles ont d’abord été très bonnes, fusionnelles même. Puis, étrangement, alors que tout était prêt pour que se déploie une science complète du droit englobant toutes les dimensions du phénomène – Duguit et Durkheim marchant de concert –, tout aurait été irrémédiablement compromis sans qu’on sache très bien pourquoi, autour de la seconde moitié du XXe siècle, pour reprendre le titre d’un ouvrage fameux [4]. Le monde des juristes se serait alors partiellement coupé en deux. Ripert [5], à différents titres, est la figure emblématique de ce revirement apparemment spectaculaire, lui qui reprochera aux juristes d’avoir trop écouté les sociologues, alors que leur métier, disait-il, – leur vocation de juristes ? – est de maintenir, de préserver [6]. Certains d’entre eux, une grande majorité, font alors de propos délibéré ce que les autres savants n’ont jamais éprouvé le besoin de faire aussi ostensiblement : ils s’enferment à double tour dans leur maison de verre et demandent qu’on ne les y dérange plus. Ajoutons, mais nous y reviendrons, qu’une certaine complaisance à dénoncer le « scientisme » fait partie de cette stratégie de la maison de verre.
122°) L’angle qui a été choisi pour éclaircir ce mystère est le bon (et peut-être le seul). C’est celui de la généalogie. Mais généalogie n’est pas histoire comme Michel Foucault n’a cessé de le rappeler, en se défendant lui-même d’être un « historien des idées » : il s’agit d’éclaircir un problème, grave ou moins grave, en élucidant les différents usages des mots qui ont servi à le nommer, à en rendre compte [7]. Ce qui ne peut avoir lieu que si l’on a d’abord repéré le terrain en définissant quelques jalons.
13Il fallait donc commencer par le commencement, c’est-à-dire mettre en évidence ce que l’on avait fini par oublier à force de l’entendre dire : l’importance capitale d’Auguste Comte qui, certes, n’invente pas le mot mais inscrit le positivisme (auquel il donne lui aussi un sens très large) dans une philosophie de l’histoire qu’on peut juger naïve – scientiste ! – mais qu’il est impossible de comprendre sans la situer dans le contexte de l’époque : les socialismes, Marx.
14Le mot survivra au culte, en revêtant des significations diverses : positivismes …
15Que les juristes s’en soient emparés n’est pas surprenant. Cette capture était prévisible pour la raison que nous venons de signaler : les sociologues parlent aux juristes et ce discours convient à ces derniers. Épistémologie naturelle ?
16C’est en tout cas la conséquence de l’évolution de la pensée sociologique après Comte : représenter la société comme un être collectif, coupé du reste du monde [8]. Il n’est donc pas interdit de penser qu’une certaine tradition « philosophique » de la sociologie, de Comte à Bourdieu en passant par Durkheim comme l’explique Philippe Steiner, [9] ait pu conduire, en France plus que dans d’autres pays et pour des raisons strictement académiques, à cette autonomisation de l’objet société, et que cette autonomisation de l’objet ait conduit en retour à la mise au point puis à la légitimation d’une méthode pour en rendre compte, c’est-à-dire à un certain positivisme, nourri d’une illusion contemplative (considérer « les faits sociaux comme des choses »).
17Le positivisme des temps « heureux » ou de la paix armée, celui qu’on appelle le « positivisme juridique », apparaîtrait alors pour ce qu’il est selon nous : le signe patent de l’hégémonie tranquille d’un métier qui se fait sans que ceux qui s’y adonnent ne se posent trop de questions sur ce qu’ils font, ou quand ils le font ; ils se contentent d’enregistrer les réponses qui leur conviennent (Duguit et Durkheim, Hauriou, Bergson et Tarde, etc.), assurés qu’ils sont que la contradiction ne viendra pas.
18Allons un peu plus loin : si les juristes font « cause commune » avec les sociologues jusqu’au début des années 1950, c’est qu’ils découvrent chez eux un discours flatteur qui ne peut que les séduire. Les juristes sont des sociologues, écrivait Duguit ; nous dirions plutôt l’inverse : ce sont les sociologues qui sont les « vrais » juristes, au sens où ils prétendent dire la vérité sur le droit. Et une vérité que les juristes sont très heureux d’entendre.
19Le positivisme (pris dans son sens le plus général, donc le plus imprécis) est ce qui désigne alors cette sorte de guerre en dentelles que se livrent les universités et les universitaires (ainsi d’ailleurs que les grandes écoles naissantes). C’est en tout cas quelque chose comme un espéranto. Évidence de l’efficacité, positivisme spontané ?
203°) Cette sorte de convergence objective a été de relativement courte durée, comme l’explique André-Jean Arnaud, mais elle n’a été remplacée par rien d’équivalent. On est passé, assez rapidement (1940/1950 ?), de cet état de collusion assumée à une sorte d’« autonomisation » qui a vu ces disciplines se séparer et « vivre leur vie », avant de s’observer en faisant mine de ne pas se connaître. Quand cet évènement a-t-il eu lieu ? Pour quelles raisons ?
21Il se peut fort bien que cette posture si particulière qui est encore la leur, dans bien des cas, les juristes l’aient adoptée spontanément parce qu’elle leur était dictée par leur localisation dans le « champ » dont nous venons de parler. Après tout, si l’on met à part les hypothèses plutôt rares (mais en sensible augmentation) de collaboration des sociologues, des philosophes, mais aussi des médecins à la construction du droit – bioéthique et autres questions dites « sensibles » –, c’est bien eux, les juristes, qui ont le monopole de leur savoir, avec tout ce que cela comporte en ce qui concerne le fonctionnement concret de la démocratie sur lequel nous reviendrons.
22Cette sorte de répartition des rôles devrait cependant faire réfléchir : ne sommes- nous pas en train de vivre le commencement d’un retournement ou d’un renversement au bénéfice des savants ou des experts ? Tout cela devrait éveiller quelque soupçon sur la nouvelle division du travail qui est en train de s’opérer sous nos yeux entre ceux qui font la loi – toujours les mêmes en apparence – et ceux qui la pensent ou même évaluent l’opportunité de la produire. La théorie n’est plus en phase avec la réalité, cette réalité. Cela commence à se savoir, et à être dit, par des sociologues se disant anthropologues du monde moderne [10].
23Il y a urgence, car les faits ne sont pas seulement têtus, ils sont beaucoup plus rapides, sous la double pression convergente du culte de la performance et de la mondialisation du droit. Faire court, faire vite, faire en un mot, produire, avant de dire ce que l’on fait, et pourquoi on le fait. Voilà qui dispense de bien des théories, qui les condamne même si l’on s’en tient à l’idéologie que l’on n’appelle plus dominante (parce qu’il est trop évident qu’elle l’est).
244°) Ces réflexions et ces constats ne condamnent pas pour autant l’usage du mot positivisme. Elles conduisent seulement à le repenser, à le voir autrement que comme un concours de circonstances : un programme faisant le plus grand cas des rapports entre les sciences, entre toutes les sciences. Retour à Comte ?
25On a beaucoup parlé de scientisme au cours de cette journée, et certaines caricatures en ont été données, qui ne facilitent pas les choses à notre avis.
26Gardons à l’esprit les fortes remarques de Jacques Bouveresse à propos du positivisme ou des positivismes : si le positivisme n’est pas contemplation de « ce qui est », des faits « tels qu’ils sont », alors il ne peut être que critique, critique du sens commun, critique de la « propagande » au sens que Chomsky donne à ce terme [11]. Et alors, nous sommes tous positivistes, nous tous, juristes et non juristes, parce que, qui que nous soyons, nous avons intérêt à savoir où nous allons. En politique, par exemple, où il est impossible de se contenter de formules vagues du genre : la démocratie est un idéal, un horizon ; « il est capital que nous connaissions [aussi] les objectifs impossibles que nous cherchons à atteindre, si nous espérons atteindre quelques objectifs possibles ». [12] La raison scientifique, comme exigence politique, n’a donc pas de frontières. Même, surtout, lorsque le politique déraisonne.
27« Si la question est de savoir si on doit accepter des méthodes d’investigation rationnelles lorsqu’on étudie les êtres humains « au-dessus du cou », comme l’écrit ironiquement Noam Chomsky, alors oui, je suis positiviste dans ce sens, comme toute personne qui croit à l’investigation rationnelle (par définition). Si la question présuppose qu’il existe une différence entre l’investigation rationnelle et les méthodes de la science, je ne peux pas répondre avant qu’on m’explique cette différence. Quant à la signification du « postmodernisme » dans la littérature postmoderne et herméneutique, je ne peux rien en dire, parce que ce à quoi cette littérature semble faire référence, dans la mesure limitée où je la comprends, ne ressemble guère à des choses qui me sont connues, ni à ce qu’on a appelé positivisme, du moins dans les traditions qui me sont plus ou moins familières » [13].
28L’inversion ici proposée n’est pas scientiste, comme d’ailleurs l’intéressé le dit avec force : la science n’est pas qu’une méthodologie, et le positivisme juridique comme méthode n’est pas tout le positivisme ; ou, alors, il faut recommencer la guerre, opposer les bons et les méchants, etc. Il est avant tout une pratique.
29Il importe donc, au terme de ce petit tour d’horizon, de définir les jalons de cette pratique scientifique souhaitable, en évitant les exclusives ou le ridicule (car c’est bien de cela qu’il s’agit assez souvent). La question est donc : est-il possible de théoriser une telle pratique, une coexistence pacifique ou pacifiée entre les savoirs, sans être immédiatement taxé d’« idéalisme» (primaire, cela va sans dire) ?
30Gageons que oui, mais à la condition de forcer encore le trait : le positivisme au sens où l’entend Jacques Bouveresse est ce qui nous libère des positivismes, ces idéologies comme disait Bobbio [14], ces propagandes.
31Il est donc une démystification, une critique si l’on veut. Cette pensée critique est la condition pour accéder à autre chose qui est de l’ordre de la construction (nous ne disons pas reconstruction, puisque les matériaux ne sont pas tous les mêmes). Le positivisme ainsi compris n’est pas seulement une méthodologie, c’est une philosophie. Constructivisme inévitable ?
1 – Positivismes juridiques: une histoire incomplète
32Le positivisme des juristes a beaucoup changé en peu de temps. Alexandre Viala nous l’a rappelé à sa manière citant, à l’appui de sa démonstration, l’étude classique de Marcel Waline parue aux « Mélanges » dédiés à Carré de Malberg [15], c’est-à-dire en plein milieu de la crise des années 1930. Est-ce pour cela, en raison de cette coïncidence historique, que Waline, dans cette étude, inaugure une tradition, celle qui consiste à parler du positivisme au pluriel comme le fera encore, un peu plus tard, Norberto Bobbio, presque dans les mêmes termes : une théorie, une méthodologie, une philosophie ? Ce pluriel est un signe : le signe que le positivisme juridique est une revendication d’autonomie émise par ceux qui font profession de se servir de l’outil droit ou de le penser, contre toute évidence, et alors que le droit « en soi » n’existe pas. Mais c’est un pluriel fallacieux. L’« idéologie » dont parle Bobbio n’est pas une alternative, ou une variante : elle est un tout ; elle ne connaît pas de demi-mesure et c’est son effet de domination sans partage qui compromet si gravement et si durablement l’usage du mot positivisme.
33Il faut donc renoncer à mettre sur le même plan ces différents termes et poser le problème autrement. Duguit et Kelsen, par exemple, peuvent certes être « comparés » : ils ont eu des combats communs, on l’a entendu et nous en reparlerons brièvement, mais cette comparaison ne doit pas nous induire en erreur : Duguit appartient à un positivisme de la « paix armée », alors que Kelsen s’inscrit dans un autre contexte, qui n’est pas celui de l’après-guerre ou de l’après-crise, mais celui de la reconstruction de la démocratie. Il n’y a pas deux versants dans son œuvre, deux hommes en un. La liberté est une épistémologie et vice versa ! [16]
341°) Faut-il donc les opposer ou, au moins, y voir des incarnations de « deux positivismes », l’un des deux étant nécessairement voué à supplanter l’autre en droit et en fait ?
35Nous savons que sur de multiples points – à commencer par la définition du droit, le thème de la « limitation de l’État » qui, aux dires de Charles Eisenmann, domine toute la pensée de Duguit [17] – que sur tout cela donc, les deux auteurs s’opposent radicalement. Ces points d’opposition sont connus.
36Il est connu aussi que tous deux, après avoir combattu le même adversaire – nous ne trouvons pas d’autre mot –, s’arrêtent au bord du précipice en refusant de se prononcer sur ce qu’ils présentent comme un postulat tout en admettant que leur système tout entier en dépend : le « droit objectif » chez l’un, la norme hypothétique fondamentale chez l’autre. Mais de quoi s’agit-il ? Cette règle, dont « il faut admettre l’existence » comme l’écrit Duguit [18], qu’est-ce au juste, sinon une question posée aux philosophes, un appel à d’autres savoirs, un aveu d’impuissance ? Ce positivisme de l’« Un » est donc bien une étape, un pas franchi vers autre chose. Il n’est donc pas tenable. 1=2 !
37La norme hypothétique fondamentale a-t-elle le même statut ? Non si l’on s’en tient aux sources néo-kantiennes qui nous ont été rappelées, et quels que soient les doutes émis sur ces sources d’abord, sur sa pérennité dans l’œuvre de Kelsen ensuite [19]. Non encore, si l’on veut bien considérer dans cette hypothèse logique transcendantale la clef qui prémunit contre tout apport extérieur, la clef de la maison de verre, à ceci près que la maison se confond maintenant avec celui qui l’occupe : le juriste est un sans domicile aucun (catégorie que ne connaissent pas encore les statistiques du ministère de l’intérieur).
38S’il en est ainsi, qui des deux a raison, qui est dans le vrai ? Ni l’un ni l’autre, mais tous deux nous offrent, de façon assez passionnante à observer, l’image d’un moment unique dans l’histoire : celui de l’autonomisation du droit comme science (non de la science du droit, d’une science qui serait pensée avant son objet, mais d’une discipline à construire en même que cet objet même). Kelsen voyait l’objectif à atteindre, Duguit, en gardien de la vieille maison, se préoccupait surtout de ne rien oublier au passage. Quitte à pratiquer le squat (cet autre nom du syncrétisme méthodologique).
39Qu’y a-t-il donc de commun entre le positivisme de Duguit et celui de Kelsen ?
40À vrai dire, la question relève peut-être de l’histoire des idées, ou de l’histoire tout court : Duguit clôt une époque, Kelsen en inaugure une autre, sans s’émanciper de ses devanciers – comment le pourrait-il ? Mais ni l’un ni l’autre ne sont complètement nos contemporains, selon la formule consacrée et un peu trompeuse [20].
41À ceci près cependant, qui a été dit également : le positivisme de l’un comme celui de l’autre est un positivisme de combat, comme l’atteste la présence chez ces penseurs, à l’instar de Durkheim, du mot idéologie qu’ils assimilent tout simplement à l’erreur, au mensonge, au faux.
422°) Duguit ne fait pas que se réclamer de la sociologie de son ami Durkheim, il ne s’en sert pas seulement comme d’une science « auxiliaire », comme aurait dit Carbonnier, il est sociologue ; la sociologie est pour lui l’autre nom du droit. Il lui emprunte des catégories et des modèles d’analyse (solidarité avec quelques réserves, interdépendance sociale, etc.) [21]. Mais aussi et surtout, il l’utilise comme un moyen sûr de détecter, pour les condamner, les incohérences du système, les « notions métaphysiques », comme il le disait, lui. Un moyen de masquer ses propres incohérences, aussi sans aucun doute, dans une sorte de course sans fin qui le laisse au bout du compte interdit, sans autre voix que celle de certains de ses adversaires.
43A-t-on assez souligné en effet cette sorte de fièvre destructrice (bien loin du concept derridien de la déconstruction) du Doyen de Bordeaux ? L’a-t-on suffisamment analysée ? Faut-il relever l’extraordinaire contraste qui la sépare du … droit selon Durkheim, un droit idéalisé, largement imprégné de la philosophie de son temps, solidariste, laïque et républicaine [22] et mis au service de cette philosophie ? [23]
44Tous ces auteurs de l’entre-deux-guerres et de l’entre-deux, tous ou presque tous, se comportent en découvreurs. Ils inventent un monde – le leur – en lui assignant certaines qualités et ils n’hésitent pas, pour ce faire, à transgresser des frontières qui, d’ailleurs, n’existent pas encore : la science de la société est une et ceux qui la font peinent à se répartir un territoire dont ils n’ont pas encore reconnu les limites. Ce sont des aventuriers.
45Cet esprit de découverte n’est plus de mise de nos jours et c’est peut-être le point qui est apparu avec le plus de netteté dans nos discussions : le positivisme des juristes se cherche indiscutablement, comme le prouve surabondamment la multitude des révisions et mises au point dont il est l’objet, mais il se cherche parce que, en dépit des prétentions affichées, il est – il se sent – le plus souvent soumis, voire assiégé : soumis à ou assiégé par d’autres sciences dont il a le plus grand mal à se démarquer.
463°) C’est cela que Kelsen, le bâtisseur, avait en vue dans son gigantesque projet de paramétrage des savoirs : faire de la science du droit autre chose qu’une méditation sur les mérites respectifs de l’art et de la science du même nom.
47Voilà pourquoi il demeure d’actualité : parce qu’il construit les instruments de la contre-offensive, et parce qu’il entend, comme il le dit lui-même, penser le droit pour ce qu’il est, « sans autre spécification », et le faire comme tout savant pense un objet quelconque.
48Mais le positivisme juridique, chez Kelsen comme chez ceux qui l’ont suivi, se trouve du coup pris en tenaille entre une prétention justifiée parce qu’elle « saute aux yeux » – « savoir de quoi l’on parle », et se faire comprendre – et la posture intenable que le savant se réserve à lui-même, voué au pire à l’auto-limitation de son propre savoir, comme gage de l’authenticité de celui-ci [24], au mieux – mais est-ce si différent ? – à théoriser son propre désarroi en mettant des mots sur les difficultés qui sont les siennes, et qu’il ne peut résoudre qu’en affirmant qu’il n’a pas l’intention d’aller plus loin [25]. C’est ce qui donne à sa position un caractère pathétique : il voit le chemin à parcourir, mais il reste – consciemment ? – au milieu du gué. C’est l’impression qui se dégage de nos discussions.
49Que signifie le recours à Kant dans ce contexte ? Il n’y a pas de question plus difficile, parce que Kant est vu comme le père d’à peu près tous les positivismes. Kelsen, en empruntant à la philosophie néokantienne, reste fondamentalement un penseur de son temps [26]. Et c’est à la théorie kantienne de la connaissance – spécialement à celle contenue dans la première « Critique » – qu’il faut se reporter comme cela a été rappelé : la science du droit ne sera pas une science « empirique » (selon l’expression de Kant lui-même), mais une science qui s’occupe des conditions qui rendent possible la connaissance de l’objet droit, des objets du droit en général [27].
50Voilà qui donne aux affirmations de Kelsen, aux distinctions qu’il a placées au centre de son système, comme autant de barrières protectrices, une toute autre dimension. Ce sont aussi des thèses destinées à convaincre le lecteur du bien fondé de son projet.
51La première de ces thèses les contient toutes et elle occupe toute l’œuvre du juriste autrichien : c’est celle qui consiste à objectiver le droit, à « faire comme si » celui-ci avait toutes les caractéristiques d’un objet de science, en décidant qu’il en est ainsi, effectivement. Cette décision, Kelsen l’a faite sienne, en formulant très tôt dans son œuvre une double distinction. La première a consisté à affirmer l’autonomie épistémologique des sciences dites de l’esprit, selon la terminologie popularisée par Dilthey (qui a été souvent et justement cité) ; leur caractéristique particulière étant de pouvoir prétendre comme toutes les sciences à l’objectivité alors même que leur « objet » relève d’un autre monde que celui des sciences naturelles, le positivisme – un certain positivisme – est du coup transfiguré, remis sur ses pieds (et il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, en interrogeant par exemple le savant qui énonce une telle thèse sur les raisons qui l’on conduit à s’exprimer ainsi). Voilà qui est d’époque et qui traduit un certain état de la réflexion sur le monde ; le monde est un monde et il est divisible néanmoins. Kelsen est de son temps.
52Il en résulte toutes sortes de conséquences sur ce qu’est le droit et sur la manière de l’étudier : si l’on peut « faire comme si », c’est qu’il existe entre nous et l’objet droit une « marge d’appréciation » qui tient à la nature des choses. Le droit, on nous l’a dit, n’est pas tout entier dans le droit ; le discours sur le droit (la science, donc le théoricien du droit) est distinct, séparé ou séparable de l’objet qu’il étudie. Séparation, distinction, toujours.
53Nous n’ignorons pas tout l’arrière-plan que cette sorte de fiction pratique comporte – le « faire comme si ». Il n’empêche que la fiction semble bien peu pratique en l’occurrence, même si elle est d’époque elle aussi (Dilthey toujours inspiré par Schleiermacher). Disons-le, au risque de paraître grossier : le discours sur le droit est lui-même, presque toujours, performatif et il vient très souvent à l’appui d’une règle elle-même productrice d’ordre : le savant n’est pas un « pur esprit », détaché de sa propre pratique de savant, il n’est pas facile d’être honnête en matière scientifique. Mais passons !
54Tout cela, Kelsen ne pouvait l’écrire ni même y songer, puisque son principal souci aura été de libérer la science (dans la définition qu’il en donne) de tous ces conditionnements, de l’émanciper. Il pouvait difficilement à la fois évacuer les déterminismes de la théorie du droit non émancipée des socio-juristes ou des juristes naturalistes et s’appliquer à lui-même une analyse qui prît en compte le poids de ceux-ci dans sa propre démarche de savant. Il se peut qu’il ait vu aussi dans cette sorte de « prudence épistémologique » (Pierre Bourdieu) une garantie contre certaines erreurs ou dérives fatales dont il connaissait parfaitement les dangers pour le savant de son époque [28].
55Tout au contraire, Kelsen voyait le droit tout entier comme un concept, dit-on, ou comme un ensemble de concepts, produits par l’homme [29], voulant dire par là, non qu’il est composé de concepts mais qu’il est conceptualisable de part en part, et que cette conceptualisation est la condition première indispensable de toute véritable connaissance, c’est-à-dire de toute théorie du droit.
56C’est tout ce à quoi il pouvait consentir, laissant ouverte la question de la relation existentielle entre ces représentations mentales et les choses qu’ils sont censés désigner. Et aussi, par la même occasion, celle du « réalisme » de cette science pure du droit qu’il a la prétention de fonder, de son enracinement dans la « nature des choses ».
57On dira que le mérite de Kelsen est dans cette revendication hautaine (narcissique aurait dit Pierre Bourdieu pour le citer encore une fois) d’une science juridique des concepts, et que cette revendication en était bien une à l’époque où il écrivait. La référence à Kant ne démode donc pas Kelsen, elle serait plutôt de nature à lui donner une actualité dont on ne le crédite plus guère : son entreprise de reconstruction (ou de construction comme nous le disions en commençant) a lieu à une époque où le droit comme technique commence à vaciller sur ses bases (le libéralisme, la démocratie parlementaire, l’État), ce qui donne à la pensée du juriste autrichien le sens d’un avertissement sans frais : que peut la pensée contre la barbarie ?
58Si l’on met à part un certain positivisme vulgaire qui consiste à ignorer purement et simplement cette dimension dramatique de la pensée kelsénienne (comment donc, mais le droit est bien là, puisqu’il est appliqué et qu’il s’impose même à nous qui sommes en train de « faire » du droit !), alors, on est fondé à dire que tout est joué à partir de ce moment là et que la science positiviste du droit ne fait que se répéter depuis la mort du héros.
59Il faut donc passer à « autre chose ».
2 – Le positivisme, une philosophie politique ?
60Nous sommes à la croisée des chemins, et le juriste ne peut plus ignorer ce que lui disent les autres savants au sujet du droit. C’est la condition nécessaire mais pas suffisante pour échapper aux dilemmes du genre de ceux que nous venons d’évoquer, comme celui qui consiste à se demander comment voir ce qui ne peut pas être vu, comprendre ce qui ne peut l’être que par un investissement de soi, une vue d’ensemble.
61Il y a bien longtemps que la sociologie a montré la voie pour ce qui est de l’essentiel, dans le sillage de Max Weber dont le grand mérite reste d’avoir relégué très loin et pour longtemps le mirage d’un positivisme de la positivité, au profit de la méthode qu’il appelle compréhensive et qui pourrait être appelée – interprétation libre – de l’encerclement systématique du sujet : par tâtonnements et confrontations successives, reconstituer « le sens visé et les buts poursuivis par les acteurs », interpréter leurs actions ou leurs stratégies à l’aide des interprétations qu’ils en donnent eux-mêmes [30]. Cela suppose toutes sortes de conditions : mentales, politiques, institutionnelles. C’est donc une philosophie politique.
621°) Mais Weber, lui aussi, est de son temps. S’interrogeant sur cette petite révolution dans la méthode, Raymond Aron constatait aussi le caractère « pathétique » de ce discours : parce qu’on y voit, disait-il, « l’écho amorti d’une nostalgie et l’impatience d’un homme d’action ». [31] Comme Kelsen, mais sur un autre terrain d’analyse, Weber sent venir le danger ; il est inquiet parce qu’il sait la responsabilité du savant qu’il est. Qu’est-ce alors que ce métier étrange ? Qu’est-ce que le positivisme, ou mieux : jusqu’où pouvons-nous rester dans les limites d’un certain positivisme, sans voir le réel nous échapper une fois de plus ? Et sans non plus prendre les faits pour ce qu’ils ne sont pas [32].
63La réponse qu’il donne est passionnante parce que, pour citer Aron encore, on peut se demander si Weber est toujours wébérien, s’il ne transgresse pas – parfois, souvent – les frontières, disciplines et autres lignes de démarcation qu’il s’est assigné à lui-même : science et action, jugement de valeur et « rapport aux valeurs », théorie et pratique, etc. [33].
64Raymond Boudon, dans la même veine, a longuement insisté sur cet aspect de la pensée et de la méthodologie de Weber, en la rapprochant de celle de Durkheim [34]: une sociologie ne peut pas ne pas intégrer dans ses modes de fonctionnement intellectuels la complexité de ce qu’elle « observe », c’est-à-dire rompre avec toutes les oppositions qui ne se justifient que par elles-mêmes : la règle et l’exception (ou sa mise en œuvre), le réel et l’imaginaire, le principal et l’accessoire. Weber, comme Durkheim, anticipent ainsi sur certains des développements les plus significatifs de la philosophie contemporaine des sciences : parce que, prenant le parti de la complexité, ils en viennent à la considérer comme une « chose », et à la théoriser. Le savant est celui qui accepte d’être surpris, qui sait même faire de ces surprises des « énigmes » ou des « cas déviants » un objet de recherche. [35]
65Il n’est pas difficile de discerner par exemple, chez Durkheim comme chez Weber, cette idée d’une pondération rationnelle entre l’empire du fait – ne nous laissons pas « impressionner » par eux –, et celui de la forme, ou des formalismes – il en faut –, mais il faut surtout des outils, c’est-à-dire des modèles théoriques, comme en économie par exemple [36], et disons-le, une intention, une volonté de construire un objet à partir de ce qu’il est et de ce qu’il nous apprend sur lui-même, un parti pris en somme.
66Comme le juste milieu n’est pas de mise, puisque parler de milieu c’est légitimer deux pôles imaginaires entre lesquels le savant n’aurait d’autre solution que de se « faufiler », pour trouver son chemin, la seule issue raisonnable, la seule alternative aux « positivismes de la positivité » (le positivisme impensé) est dans le choix d’une méthode de type praxéologique [37] ou dialectique, c’est-à-dire d’une posture dans laquelle le savant se met délibérément, par convention, en état de répliquer à la contradiction par d’autres contradictions [38]. Une posture qui réfute d’avance un certain nombre des figures imposées comme, par exemple, celle qui se refuse à considérer que l’énoncé : « le droit est symbolique » ou « a une valeur symbolique » [39] exclut tout autre, dénie aux juristes la faculté de dire autre chose sur le même sujet. À l’évidence, nous sommes aux antipodes exactes de l’histoire des sciences selon Auguste Comte : linéaire et inspirée par le « véritable esprit philosophique ».
67Le conventionnalisme, nous l’avons entendu également, n’a pas le même sens pour tout le monde. Convenons donc, au minimum, qu’il consiste à progresser dans la connaissance de quelqu’objet que ce soit, à l’aide de ruses ou de subterfuges tempérés par leur utilité reconnue, la vérification permanente des hypothèses dont ils rendent possibles la formulation et la légitimité de ceux qui les emploient.
68Cela suppose le recours à des règles d’un certain type, la mise en place d’un système de rapports entre chercheurs, ne serait-ce que pour éviter que l’un d’eux s’imagine tout à coup avoir découvert le juste milieu ! Une philosophie politique, mais une philosophie qui part du réel pour le transformer.
692°) Le chercheur n’est pas un homme seul en effet, on l’a déjà dit, et il ne peut pas l’être comme l’expliquait Raymond Aron (toujours au sujet de Weber) : « séparés par les frontières, dispersés à travers la planète », le mathématicien, le physicien, le biologiste « sont tenus ensemble par les liens invisibles et puissants d’une communauté de recherches, de règles intellectuelles informulées mais obligatoires. Les problèmes à résoudre leur sont fournis par l’état d’avancement des sciences (…). Une conception implicite et quasi spontanée de ce qu’est une vérité les amène à écarter tels types de solutions, à accepter les critiques réciproques, à s’enrichir par les échanges ». [40]
70Quiconque a quelqu’expérience de ce qu’il en est de la recherche collective connaît les difficultés de mise en œuvre d’un tel programme, ses aspérités, mais aussi sa fécondité sans pareil [41]. Il y faut un climat favorable, mais aussi et surtout que ces échanges, que cette communication entre savants préexistent d’une certaine façon à l’échange pour le rendre possible. Est-on très éloigné, disant cela, de ce que Jean-Claude Passeron prône depuis longtemps, toujours dans le sillage de Weber : une « pluralité théorique », donc une pluralité des savants, comme gage de la scientificité des résultats, dans l’ordre des sciences sociales ? [42]
71Il est frappant de ce point de vue, et très significatif aussi, de constater que l’une des plus éblouissantes expériences de travail collectif de la pensée au XXe siècle, celle du « Cercle de Vienne », se déroulant dans un contexte qui ne l’était pas moins, n’ait pourtant pas pu trouver, comme on nous l’a dit, les conditions d’un tel échange : Kelsen a fréquenté les membres du Cercle, mais ceux-ci ne l’ont jamais intégré comme l’un des leurs, pour des raisons exactement symétriques de celles qui le faisait apparaître comme trop radical à ses collègues juristes.
72Cet échec de l’intelligence a une valeur exemplaire, parce qu’il pose en grandeur réelle toute la question des limites de l’interdisciplinarité, ou mieux, celle des conditions nécessaires mais non suffisantes de sa possibilité : un moment propice, des volontés individuelles et collectives, mais aussi des institutions et des politiques publiques. Les institutions et les incitations publiques sont capitales par ce qu’elles peuvent faciliter les choses ou les rendre à peu près impossibles, non rentables, contre-productives. C’est encore vrai en France [43], où les clivages interdisciplinaires demeurent si rigides, si pesants qu’on en vient à penser l’interdisciplinarité, si on y arrive, en termes … disciplinaires : non comme une circulation entre les savoirs et entre les savants, mais comme la constitution d’un lieu lui étant spécialement consacré, un rapport de bon voisinage entre collègues, une oasis de paix. Alors qu’il s’agit de tout autre chose.
73Il faut se prononcer sur les conditions concrètes de réalisation de tous ces impératifs du bien penser. Là est le point capital. C’est alors que l’épistémologie conduit à la politique. La démocratie que l’on peine tant à définir parce que, très certainement, elle se situe dans une région du savoir encore inexplorée, en dépit des apparences, est le mot qui vient immédiatement à l’esprit. Nous devrions écrire : la démocratie au XXe siècle et au XXIe siècle. C’est là-dessus qu’il faut insister : la démocratie n’entre plus dans les cadres qui ont été élaborés pour elle depuis des siècles. Elle échappe à toute définition de type constitutionnaliste ou politique [44]. C’est peut-être encore un régime, mais un régime qui se définit par une adéquation approchée (approchée mais pas complète : objectif impossible !) entre cette éthique de la liberté et de la vérité et une certaine disposition des formes politiques. C’est donc irrémédiablement une tension, un écart, une ouverture, impossible à « décrire », par définition.
743°) C’est ici que le cas du juriste est intéressant parce qu’il a « sous la main » tout un appareillage de concepts qui paraissent prêts pour un tel usage. Le droit fournit les réponses aux questions qu’il nous pose, pourvu que nous sachions « voir » et « entendre ». Certains des mots du droit sont des outils d’analyse ou des laboratoires en puissance, pour peu qu’on leur applique un traitement adéquat [45]. Hauriou a été l’un des premiers à comprendre que le juriste devait y mettre la main, imposer par conséquent son ordre à cet ordre censément spontané ou « autorégulé ».
75Ces mots et les concepts qu’ils recouvrent ne sont pas là par hasard et il faut les prendre pour ce qu’ils sont : des passerelles [46] entre différents secteurs du droit, ou entre le droit pris dans sa totalité et d’autres domaines du savoir. Ce sont des « concepts d’emprunt » ou des « concepts nomades » : des boussoles, des schémas d’orientation. Une aubaine !
76Il faut la saisir, faire la généalogie de ces concepts, reconstituer la genèse des rapports de la discipline à l’intérieur de laquelle ils ont vu le jour avec les autres disciplines ; puis analyser le processus de leur circulation : d’où viennent-ils et comment agissent-ils ? Quelles modifications ont-ils subi du fait de leur intégration dans les systèmes de droit et ont-ils, à leur tour, modifié en quoi que ce soit l’économie de ces derniers ? Est-il possible de répondre à ces questions sans changer de « position », en n’étant pas un peu sociologue ou historien ? Non, bien sûr. Mais l’expression que nous venons d’employer n’est évidemment pas satisfaisante : on n’est pas un peu ceci ou un peu cela.
77Pour y voir clair, commençons par écouter la critique, en particulier celle de Pierre Bourdieu, exemplaire si l’on peut dire par sa radicalité : les juristes sont les « gardiens de l’hypocrisie collective » [47] (cela nous change de la « conscience collective » et du « droit objectif ») et le droit lui-même qui se donne les apparences d’un langage est le principal vecteur de ce mensonge de tous les jours. Il est idéologique de part en part et le dire est aussi une manière de mentir et de nous cacher nous-mêmes derrière cet aveu impossible de faire sans se tromper soi-même et sans tromper autrui. Autrement dit, toute science juridique « complète » qui se prétendrait « sociologique », toute tentative d’un juriste quelconque, c’est-à-dire non averti du piège qui lui est tendu, de « faire » de la sociologie, serait, est condamnée à l’échec. Interdisciplinarité objectivement impossible donc ?
78À moins qu’il ne s’agisse de la plus formidable des invitations à la communication des chercheurs, communication bénéfique, seule capable de les sauver d’une mort certaine. Bourdieu lui-même n’a cessé de souligner la spécificité de l’outil droit, sa « force » particulière en liaison avec ses réflexions sur le pouvoir des langages techniques. Et comme sociologue, il n’a cessé de militer pour que la sociologie sorte de la minorité dont elle est elle-même responsable, selon la formule fameuse. Elle, c’est-à-dire ceux qui la font.
79Le but du droit, son « utilité sociale » n’est pas seulement de « donner à penser » aux juristes, de leur fournir un objet d’étude ; il est un des instruments qui concourent aux transformations de l’environnement de celui qui le pense ; il est effectivement, pratiquement, autoréférentiel ; c’est, comme l’écrit Louis Assier-Andrieu, une pratique qui aspire à dire « quelque chose » – la vérité ? – sur elle-même [48]. On ne peut donc y toucher impunément ; elle régit cette pratique, elle parle. Le juriste peut-il ignorer cette sorte d’activisme propre à son objet ? Bien sûr que non. Mais il ne peut non plus s’en tenir à un simple enregistrement : le droit comme instrument de la démocratie, par exemple, pour le dire naïvement. Il lui faut s’interroger – il ne peut faire autrement – sur les procédures de ces transformations : non pas seulement écouter ce que le droit « a à nous dire » sur lui-même (« je prescris donc je suis »), mais tenter de traduire ce message quasi ininterrompu dans un langage accessible au plus grand nombre – retour à la notion de démocratie. Tout discours sur le droit est un peu du droit en ce sens, il est prescriptif ou non prescriptif, par destination.
80Il est vain en conséquence, on l’a déjà noté, de s’en tenir à l’opposition de ces deux discours – règles et « propositions de droit » –, comme nous y invite Kelsen. Le droit n’est pas (seulement) un objet d’étude, il est – droit et science du droit confondus – une découverte incessante de son objet.
81C’est plus qu’une invitation, un impératif méthodologique absolu : commencer par les questions de frontières, avant de s’enfermer dans les limites d’une discipline quelconque, donc interroger les autorités académiques, c’est-à-dire politiques, qui ont été à l’origine de ces délimitations [49]. Transgresser les programmes officiels, pour le dire de manière encore plus prosaïque, ce que les praticiens du droit (magistrats, avocats) font quotidiennement : transgresser, pour retrouver l’ordre « vrai » du discours [50].
82C’est le droit des juristes de la positivité qui est abstrait, impalpable et qui conduit à tant de questions sans réponse. Ce droit construit sans projet constructiviste précis, reconstruit plutôt, à seule fin d’être « réaliste », efficace, etc., nous devons le remplacer par autre chose en inversant l’ordre d’entrée en scène des acteurs : une philosophie, une sociologie, une économie politique, une morale ? Le droit est un langage, dit-on, mais c’est un langage qui, sans cesse, nous parle de lui, nous l’avons noté en commençant, il est même bavard, voire redondant. Tâchons de ne pas perdre le fil de la conversation, en conversant nous-mêmes, autant que faire se peut – et que l’Université nous le permet et nous en donne les moyens – avec tous ceux qui, comme nous, perçoivent ce bruit étrange et s’efforcent d’en comprendre le sens. Comme nous l’avons fait tout au long de cette journée.
Notes
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[1]
Il va de soi qu’une telle affirmation n’a rien d’une revendication, c’est tout au plus une facilité de vocabulaire !
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[2]
F. Ost et M. van de Kerchove, « De la scène au balcon. D’où vient la science du droit ?, in Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, 1991, pp. 67 et suiv.
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[3]
Cfr, par exemple, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, INRA éditions, 1997, pp. 23 et suiv.
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[4]
Les « mélanges » offerts à Georges Ripert, dans des conditions un peu particulières (Le droit privé français au milieu du XXe siècle, LGDJ, 1950). Ces deux volumes tracent une ligne de démarcation à leur façon : entre ceux qui ont accepté d’en être et ceux qui ont refusé. Cela seul démontre l’impossibilité d’un certain positivisme !
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[5]
Peut-être le grand absent de cette journée ?
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[6]
Les forces créatrices du droit, LGDJ, 1955.
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[7]
Cfr M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966.
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[8]
M. Yamichita, « La sociologie française entre Auguste Comte et Emile Durkheim, Émile Littré et ses collaborateurs », L’année sociologique, 1995, vol. 45, no 1, pp. 83-115.
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[9]
« Comte-Durkheim-Bourdieu, la tradition française de critique sociologique », Pour un espace des sciences sociales européen, consulté en ligne le 18 avril 2011 (www.espacesse.org/files/ESSE1129720031.pdf).
-
[10]
B Latour, La fabrique du droit, Une ethnographie du Conseil d’État, La découverte, 2002.
-
[11]
J. Bouveresse, préface à N. Chomsky, Raison et liberté. Sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels, op. cit., p. XXIX.
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[12]
Ibid., p. XXXI.
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[13]
N. Chomsky et J. Bricmont, Raison contre pouvoir, Le pari de Pascal, L’Herne, 2009, pp. 164-165, cité dans J. Bouveresse, préface à N. Chomsky, Raison et liberté, Agone 2010, p. XXVIII ; voir aussi dans le même ouvrage, son étude : « Science et rationalité », reproduite pp. 179 et suiv.
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[14]
Cfr sur le positivisme juridique, étude parue initialement dans les Mélanges offerts à Paul Roubier et reproduite dans : Essais de théorie du droit, Bruylant-LGDJ, 1998, p. 24.
-
[15]
« Positivisme philosophique, juridique et sociologique », Mélanges Carré de Malberg, Sirey, 1933, p. 517. Marcel Waline plaçait tous les positivismes sur le même plan, peut-être parce qu’il écrivait à l’époque où la science juridique se portait mieux ou bien, peut-être aussi pour d’autres raisons.
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[16]
Autrement dit, les thèses sur le droit nazi ne sont pas là par hasard : c’est un avertissement sans frais ; une leçon de réalisme aussi. Le droit ne suffit pas ; il n’est jamais suffisant !
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[17]
Deux théoriciens du droit : Duguit et Hauriou, Revue philosophique, 1930, p. 231.
-
[18]
Cfr Ch. Eisenmann, op. cit., p. 246.
-
[19]
Cfr sur ces deux points les travaux imposants de S.L. Paulson et la synthèse qu’il en donne lui-même dans son « Introduction », in H. Kelsen, la Théorie générale du droit et de l’État, Bruylant-LGDJ, 1997, pp. 3 et suiv.
-
[20]
Qu’est-ce qu’être le contemporain de quelqu’un si ce quelqu’un, de manière intéressée, vous contemple en vous posant des questions dont vous ne soupçonniez pas qu’elles puissent se poser ?
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[21]
Cfr les nombreuses citations dans E. Pisier, Le service public dans la théorie de l’Etat de Léon Duguit, LGDJ, 1972, pp. 7-8 et pp. 84 et suiv.
-
[22]
J. Donzelot, L’invention du social. Essai sur le destin des passions politiques, Fayard, 1984, p. 83.
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[23]
Il suffit pour s’en convaincre de lire ou de relire les développements que Durkheim consacre au « droit des contrats » ou au droit administratif (De la division sociale du travail, PUF, 1973, 9e éd.).
-
[24]
Cfr cette réponse de Hart à Dworkin : « Comme d’autres formes de positivismes, ma théorie ne prétend nullement identifier l’enjeu ou l’objectif du droit et des pratiques juridiques en tant que tels ; il n’y a donc rien dans ma théorie qui appuie l’opinion de Dworkin, que je ne partage certainement pas, selon laquelle l’objectif du droit est de justifier l’usage de la contrainte. En réalité, je pense qu’il est tout à fait vain de chercher quelque autre objectif spécifique que le droit poursuivrait comme tel, en plus du fait qu’il fournit des modèles de conduite humaine et des normes permettant d’évaluer une telle conduite » (Le concept de droit, postface de la 2e édition, traduit de l’anglais par Michel van de Kerchove, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005, p. 266).
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[25]
Nous faisons référence à la fameuse distinction proposée par Hart toujours (mais si présente dans beaucoup d’esprits qui n’ont pas lu Hart !), entre « point de vue interne » et « point de vue externe ». Comment circonscrire un objet et se définir par rapport à lui, faire même de ce « positionnement » complexe la clef d’une méthode scientifique, alors même que la question de la définition, de la visée de ce savoir, reste entière ?
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[26]
Nous disons « en empruntant » pour couper court à la question de savoir si Kelsen était vraiment kantien, comme il l’a dit, ou si la référence à Kant chez lui, comme la référence à Durkheim, chez Duguit, toutes choses égales d’ailleurs, n’était pas plutôt, chez l’un comme chez l’autre, un signe d’appartenance à une certain « système de pensée » comme dit Foucault, une « Epistémé », celle qui s’achève avec eux.
-
[27]
Cfr S.L. Paulson, « La normativité dans la Théorie pure du Droit peut-elle se prévaloir d’arguments transcendantaux ? », Droit et Société, 1987, n° 7, « Kelsen et le kantisme », pp. 353 et suiv.
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[28]
Cfr la « superbe » réplique de Kelsen à E. Kaufmann, à propos du droit naturel, en 1926 : « La question du droit naturel est l’éternelle question de savoir ce qui se cache derrière le droit positif. Et celui qui cherche la réponse ne découvrira, je le crains, ni la vérité absolue d’une métaphysique, ni la justice absolue d’un droit naturel. Celui qui soulève le voile et ne ferme pas les yeux, celui-là peut apercevoir la hideuse tête de Gorgone du pouvoir qui le fixe du regard » (citée par C.M. Herrera, Théorie juridique et politique chez Hans Kelsen, Kimé, 1997, pp. 98-99).
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[29]
Dans sa correspondance avec Renato Treves sur ce point que cite X. Bioy (« Notions et concepts en droit : interrogations sur l’intérêt d’une distinction … », in Les notions juridiques, G. Tusseau, dir., Economica, 2009, p. 43).
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[30]
Ph. Raynaud, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, PUF-Quadrige, 1996, p. 101.
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[31]
Préface à Le savant et le politique, UGE, 1959, p. 14.
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[32]
Tout le contraire du cheminement de Carl Schmitt dans les « derniers jours de Weimar » : là, nulle angoisse, mais la volonté de se saisir de toutes les occasions pour infléchir le cours des choses, et s’inscrire dans l’histoire de son temps (O. Beaud, Les derniers jours de Weimar. Carl Schmitt face à l’avènement du nazisme, Descartes et Cie, 1997).
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[33]
Op. cit., p. 11.
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[34]
Études sur les sociologues classiques, PUF-Quadrige, 1998, pp. 93 et suiv.
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[35]
Op. cit., pp. 122-123.
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[36]
Op. cit., p. 133.
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[37]
Cfr B. Dupret, « Droit et science sociale. Pour une respécification praxéologique », Droit et société, 75/2010, p. 315.
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[38]
Par exemple, celle qui peut survenir à l’expérience entre les théories et les faits : parce qu’il est parfois « aussi rationnel de garder que de repousser une théorie contredite par les faits », à certaines conditions bien entendu! (op. cit., p.105).
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[39]
B. Latour, op. cit. et B Dupret, préc., p. 334.
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[40]
Op. cit., pp. 15-16.
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[41]
L. Favoreu, « La recherche collective en droit », Droits, 20, 1994, pp. 149 et suiv.
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[42]
J.C. Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006 [1991].
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[43]
Comme le soulignait récemment L. Kornhauser au sujet de la question des rapports droit/économie (L’analyse économique du droit. M. Houdiard Editeur, 2010, p. 17).
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[44]
« Démocratie pluraliste » par exemple ou encore pluralisme des « courants d’expression socio-culturels » : nous sommes très loin du compte !
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[45]
Ce sont les mots de tous les jours – contrat, bien, propriété – ou d’autres, un peu plus problématiques, parce qu’ils traduisent un état de choses que l’on sait provisoire : supra-constitutionnalité, « bien », patrimoine commun ou communauté de valeurs, droits fondamentaux ou « fondamentalité », régulation.
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[46]
H. Dumont et A. Bailleux, « Esquisse d’une théorie des ouvertures interdisciplinaires accessibles aux juristes », Droit et société, 75-2010, p. 287.
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[47]
P. Bourdieu, « Les juristes gardiens de l’hypocrisie collective », in F. Chazel et J. Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. Droit et Société, 1991, p. 95.
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[48]
Le droit dans les sociétés humaines, Nathan, 1996.
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[49]
J. Commaille, « Présentation du dossier consacré à la place du droit dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », Droit et Société, 56-57/2004, p. 12.
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[50]
Nous nous référons à la lumineuse « leçon inaugurale » au Collège de France, prononcée par Michel Foucault en 1970 (Gallimard, 1971).