Notes
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[1]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, 1962, 2e éd., trad. Ch. Eisenmann (rééd., LGDJ-Bruylant, 1999).
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[2]
M. Waline, Positivisme philosophique, juridique, sociologique, Mélanges Carré de Malberg, Dalloz, 1966, p. 157. Cfr également A. Renaut, « Les positivismes et le droit. Du positivisme philosophique au positivisme juridique », Cahiers de philosophie politique et juridique de Caen, 1988, n° 13, p. 11.
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[3]
W. Dilthey, Critique de la raison historique. Introduction aux sciences de l’esprit et autres textes, éd. du Cerf, 1992.
-
[4]
En témoignent ces lignes édifiantes extraites des réflexions politiques de l’écrivain : « Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi. Cette querelle, et c’est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités, des catastrophes, on aura doublé le cap des tempêtes ; il n’y aura, pour ainsi dire, plus d’évènements (…), plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes ; ce sera le règne paisible de l’incontestable ; on ne fera plus les lois, on les constatera ; les lois seront des axiomes ; on ne met pas aux voix deux et deux font quatre ; le binôme de Newton ne dépend pas d’une majorité ; il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par l’évidence ; le code sera honnête, direct, clair ; ce n’est pas pour rien qu’on appelle la vertu, la droiture (…). Grâce à l’instruction substituée à la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement qu’il saura choisir les esprits ; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences » (V. Hugo, Politique, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985).
-
[5]
L. Strauss, Droit naturel et histoire, Plon, 1954, ch. I et II.
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[6]
S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, Grasset, 1996.
-
[7]
Un criticisme kantien qui s’organise, rappelons-le, autour des trois œuvres majeures du philosophe que constituent la Critique de la raison pure (1781), la Critique de la raison pratique (1788) et la Critique de la faculté de juger (1790).
-
[8]
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd. t. 1, Fontemoing 1927-1930 ; L’État, le droit objectif et la loi positive, Paris, Fontemoing, 1901.
-
[9]
Fr. Geny, Science et technique en droit privé positif, t. 1, Paris, Sirey, 1914.
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[10]
G. Gurvitch, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Pedone, 1935, p. 19.
-
[11]
S. Goyard-Fabre, Les fondements de l’ordre juridique, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 1992, p. 169.
-
[12]
Telle est la caractéristique des règles juridiques que relève Paul Amselek : « Outils de texture immatérielle, purement idéelle, on ne peut les prendre en main, les appréhender par l’appareil de nos sens et de nos facultés physiques : elles peuvent seulement faire l’objet d’une préhension intérieure, en nous-même, dans notre esprit, d’une compréhension par l’appareil de nos facultés mentales » (P. Amselek, « L’interprétation à tort et à travers », in Interprétation et droit, P. Amselek (sous la dir. de), Bruylant-P.U.A.M., 1995, p. 11).
-
[13]
H. Kelsen, « La méthode et la notion fondamentale de la théorie pure du droit », Revue de métaphysique et de morale, 1934, p. 183, spéc. p. 187.
-
[14]
P. Amselek, « Propos introductif », in Théorie du droit et science, P. Amselek (sous la dir. de), PUF, coll. Léviathan, 1994, p. 9.
-
[15]
John Austin est ce juriste fondateur de l’école de l’Analytical Jurisprudence et particulièrement représentatif de la doxa positiviste du XIXe siècle pour qui le droit se résumait à « un commandement appuyé de menaces » (J. Austin, La philosophie du droit positif, trad. et préf. de G. Henry, Paris, 1894).
-
[16]
Dans l’État moderne, rappelle Jacques Chevallier, « est rationnel ce qui est conforme aux normes juridiques en vertu du postulat selon lequel ces normes sont elles-mêmes rationnelles » (J. Chevallier, L’État post-moderne, LGDJ, coll. Droit et société, 2003).
-
[17]
Simone Goyard-Fabre a remarquablement montré le substrat philosophique inavoué de l’individualisme libéral que l’école de l’exégèse cachait derrière la loi. Voir, S. Goyard-Fabre, Les embarras philosophiques du droit naturel, J. Vrin, 2002, pp. 148-151.
-
[18]
A. Ross, « Validity and the conflict between legal positivism and natural law », in Revista Juridica de Buenos Aires, IV, 1961 (trad. française par E. Millard et E. Matzner, in Alf Ross, Introduction à l’empirisme juridique, Paris, LGDJ, 2002).
-
[19]
M. Troper, « Ross, Kelsen et la validité », in Droit et société, n° 50, 2002, pp. 43-57.
-
[20]
H. Kelsen, « Une théorie ‘réaliste’ et la Théorie pure du droit. Remarques sur On Law and Justice d’Alf Ross », trad. française par G. Sommeregger et E. Millard, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, 4, 2000, p. 42.
-
[21]
Comme l’écrit clairement Michel Troper, « la doctrine de Hans Kelsen, qu’on appelle parfois normativisme, mais que lui-même préférait désigner par l’expression ‘théorie pure du droit’, comporte deux aspects ou deux branches : tout d’abord, une théorie du droit, c’est-à-dire une description de la structure de l’ordre juridique ; d’autre part, une théorie de la science du droit, c’est-à-dire une métathéorie du droit. Si la première est descriptive, on a pu faire remarquer que la seconde est prescriptive : elle ne se contente pas d’analyser le comportement des juristes qui décrivent l’ordre juridique ; elle leur indique les conditions auxquelles devrait satisfaire ce comportement pour être « scientifique » ; elle leur prescrit de se borner de décrire ». (M. Troper, « Contribution à une critique de la conception kelsénienne de la science du droit », in Mélanges offerts à Ch. Chaumont, Paris, Pedone, 1984, p. 527, rééd. in Pour une théorie juridique de l’État, PUF-Léviathan, 1994, p. 45).
-
[22]
À la différence des sciences formelles qui fonctionnent, à l’instar de la logique, selon le principe de non-contradiction.
-
[23]
P. Hack, Epistémologie de la Théorie pure du droit, Helbing und Lichtenhahn, Collection genevoise, 2003. Pour comprendre le programme épistémologique du Cercle de Vienne, il convient de lire son fameux « Manifeste » rédigé par Rudolf Carnap, Otto Neurath et Hans Hahn à l’adresse de leur chef de fil, Moritz Schlick, pour le remercier d’avoir choisi de revenir à l’Université de Vienne lors de son retour de son séjour académique aux États-Unis (Cfr R. Carnap, H. Hahn et O. Neurath, « Manifeste du Cercle de Vienne (ou La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne) », trad. A. Soulez, in A. Soulez, Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985).
-
[24]
Pour une excellente distinction entre « philosophies tournées vers le monde » que représente le courant empiriste dont se nourrit la philosophie analytique et « philosophies détournées du monde sensible » qu’incarne le courant idéaliste, cfr H. Hahn, « Entités superflues (le rasoir d’Occam) », in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, op. cit., p. 199.
-
[25]
On peut trouver un exemple éclatant de ce rejet de la métaphysique sur fond de réaction à l’idéalisme allemand sous la plume de Rudolf Carnap qui s’exprime en ces termes : « Au XIXe siècle, certains physiciens allemands comme Gustav Kirchoff et Ernst Mach disaient que la science ne devrait jamais demander « pourquoi ? », mais « comment ? ». Ils entendaient ainsi lui interdire de se lancer à la recherche d’agents métaphysiques inconnus auxquels attribuer la responsabilité de tel ou tel événement et lui prescrire de se restreindre à une description des événements en termes de lois. Cette interdiction du « pourquoi » ne se comprend que si l’on est au fait des circonstances historiques où elle fut prononcée. À l’époque, la philosophie allemande était dominée par la tradition idéaliste de Fichte, Schelling et Hegel. Ces derniers estimaient qu’il ne suffisait pas de décrire ce qui se passe dans le monde. Ils voulaient accéder à une compréhension plus riche, qu’on ne pouvait obtenir, pensaient-ils, qu’en trouvant les causes métaphysiques situées au-delà des phénomènes et inaccessibles à la méthode scientifique (…). Dans ma jeunesse, lorsque je faisais partie du Cercle de Vienne, certaines de mes premières publications furent rédigées précisément par manière de réaction contre ce climat philosophique de l’idéalisme allemand » (R. Carnap, Les fondements philosophiques de la physique, trad. J-M Luccioni et A. Soulez, Armand Colin, Paris 1973, pp. 19-20).
-
[26]
H. Kelsen, « Réponse à l’enquête de Michel Villey ‘Qu’est-ce que la philosophie du droit ?’ », Archives de philosophie du droit, n° 7, 1962, p. 131.
-
[27]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ-Bruylant, op. cit., p. 9.
-
[28]
Ibid, p. 3.
-
[29]
Ibid, p. 111.
-
[30]
R. Carnap, La science et la métaphysique devant l’analyse logique du langage, trad. E. Vouillemin, Herman et Cie, Paris, 1934.
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[31]
« La métaphysique », écrit Carnap, « n’est qu’un substitut de l’art » et « les métaphysiciens sont des musiciens sans don musical » (R. Carnap, H. Hahn et O. Neurath, Manifeste du Cercle de Vienne (ou La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne), trad. A. Soulez, op. cit., pp. 108-151).
-
[32]
Souligné par nous.
-
[33]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 3.
-
[34]
H. Hahn, « Entités superflues (le rasoir d’Occam) », in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, op. cit., p. 199.
-
[35]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 65, note 1.
-
[36]
C’est eu égard à cet idéalisme ontologique qu’il convient de regarder Kelsen comme un positiviste « sans positivité ».
-
[37]
S. de Charentenay, Origines et développement de la loi de Hume dans la pensée juridique, thèse dact., Montpellier I, 2008, p. 372.
1Nul ne saurait traiter du positivisme juridique sans évoquer la figure emblématique de Hans Kelsen. Considéré comme le pape du positivisme juridique depuis la Théorie pure du droit [1], le maître viennois incarne ce courant majeur de la pensée juridique tant en raison de sa conception du droit qu’eu égard à son épistémologie juridique : en considérant qu’il n’est pas d’autre droit que le droit positif et en assignant au juriste le devoir de se tenir à l’écart de son objet en se contentant de le décrire de lege lata, Kelsen adoptait, dans sa plus parfaite expression, une posture que d’autres juristes avant lui avaient observée de façon moins radicale, à l’instar de Carré de Malberg, de Jellinek, de Laband ou de Bergbohm.
2C’est en distinguant ces deux dimensions de la pensée juridique, l’une ayant trait au droit et l’autre à la science du droit, qu’on saisit toute la différence entre le positivisme juridique et le positivisme philosophique, voire sociologique. Une différence qui avait déjà été soulignée par le juriste allemand Bergbohm dans sa Jurisprudence et philosophie du droit (1892) et, plus tard, par Marcel Waline [2]. Avec le positivisme philosophique et sociologique, le positivisme juridique partage en effet l’idée que l’objet de la science du droit est un objet dénué de transcendance, un objet positif, appartenant au monde sublunaire. Mais tandis qu’une telle conception moniste du droit, qui exclut l’existence de tout arrière-monde juridique, est commune à tous les positivismes, le positivisme juridique se distingue sur la question épistémologique de la neutralité axiologique du savant.
3La thèse qui met en lumière cette différence épistémologique s’est singulièrement consolidée avec l’apport de la pensée de Max Weber et notamment sa théorie des sciences humaines inspirée de la distinction développée par Wilhelm Dilthey à la fin du XIXe siècle entre les sciences de la nature qui se déclinent en termes d’explication et les sciences de l’esprit dont l’objet, soumis à l’aléa de la psychologie humaine, ne peut être appréhendé qu’en termes de compréhension [3]. Une théorie qui, sur la question du rapport aux valeurs, met en relief toute la différence qui oppose la posture allemande, empreinte de neutralité axiologique, et le positivisme de la tradition française, de Comte à Durkheim, empreinte d’une forme non négligeable de naturalisme.
4En effet, selon le point de vue wéberien, la science est axiologiquement neutre et les questions portant sur les valeurs, celles qui consistent à déterminer le juste et l’injuste, sont reléguées hors du champ scientifique. Produit de l’émotion et du libre-arbitre humain, ces questions qui ne peuvent faire l’objet, selon la grille dilthéenne, que d’une compréhension, c’est-à-dire d’un mode cognitif éminemment subjectif fondé sur l’interprétation, sont alors sujettes, dans l’épistémologie wéberienne, à un traitement privilégié de sanctuarisation : parce qu’elles relèvent, en l’homme, de cette part sacrée et quasi-divine de la libre volition, elles échappent, comme un tabou, à toute préhension d’ordre scientifique. Dans la tradition française, en revanche, le positivisme auquel est attachée la figure pionnière d’Auguste Comte, sensible au courant déterministe qui va irriguer ce qu’on appellera, au XIXe siècle, les sciences de l’homme faisant tomber ce dernier de son piédestal métaphysique de sujet pour le reléguer au rang d’objet de recherche, a très rapidement pris un tournant scientiste consistant à soumettre les questions posées par l’esprit humain au modèle de certitude qui règne dans les sciences physico-mathématiques. Ce que la mécanique, la chimie ou la biologie déploient dans leurs méthodes et leurs discours, c’est-à-dire la méthode positive, il conviendra aux yeux de Comte de l’appliquer à toute connaissance portant sur l’activité humaine et sociale. Tel est le programme que le fondateur du positivisme assigne à la sociologie dont les objets seront, à l’image des objets de toute autre discipline scientifique, des objets expérimentables. Autrement dit, dans les attentes de l’école positiviste française, les questions axiologiques relèveront à leur tour du domaine scientifique et seront régies par le même principe que celui qui anime les autres objets, à savoir la causalité. La politique sera scientifique. En somme, le devoir-être de la société se déduira de la connaissance de l’être. Le jugement de valeur, loin d’être voué à l’aléa de la subjectivité, sera assimilable au jugement de réalité. Par l’étude de la société, le savant sera capable de dire quelles sont les institutions les plus rationnelles. Rien n’interdira aux sociologues de découvrir, mieux que des législateurs soumettant les lois à l’arbitraire de leur imagination, les règles qui régiront la société. Tel est le climat scientiste du XIXe siècle auquel Victor Hugo ne fut pas insensible [4]. Par où l’on voit très nettement la pente folle et dangereusement métaphysique de ce « sociologisme ». En effet, prendre le contenu des valeurs pour une chose expérimentable, c’est inféoder la politique à la tutelle de la science au détriment de deux principes auxquels la modernité est attachée : le désengagement politique du savant et le relativisme éthico-moral sur lesquels repose toute démocratie sereine et libre. Le propos de Victor Hugo montre clairement, sous forme d’implicite aveu, combien semblable inféodation conduirait à la suppression du suffrage démocratique. Si la vérité dictait les valeurs, l’intérêt d’en soumettre l’arbitrage à la volonté des électeurs s’effacerait aussitôt.
5Cette dérive scientiste du positivisme comtien s’inscrit de manière évidente aux antipodes du positivisme juridique lequel, issu de la tradition allemande et bien loin de réduire la détermination des valeurs dans l’étude objective des faits, saura respecter cette tradition démocratique de la modernité en affirmant au contraire l’irréductible étanchéité de la frontière entre les faits et les valeurs. Incarné au XXe siècle par la figure de Kelsen, le positivisme juridique regardera en effet cette irréductibilité comme intangible : d’un fait quelconque, aucun énoncé en termes normatifs ne peut être logiquement inféré. Cette tradition allemande du positivisme juridique a paradoxalement été singulièrement alimentée par un sociologue, Max Weber, lequel, justement et contrairement à la tradition sociologique française emmenée par Emile Durkheim, ne considère pas les faits sociaux comme des choses mais comme des foyers de production axiologique auxquels toute rationalité scientifique est étrangère. Si la sociologie wébérienne, en tant qu’elle est une sociologie, se réclame tout comme la sociologie française du positivisme en aspirant à un commun besoin de rationalité scientifique, elle s’en démarque en ce qu’elle renonce à réduire les faits sociaux à des choses car elle décèle dans de tels faits d’un genre particulier une part incompressible d’irrationalité – une part de néant dirait Sartre – dans laquelle les valeurs prennent naissance. Voilà une sociologie pour laquelle la rationalité scientifique ne peut pas résoudre les questions axiologiques. Les valeurs sont abandonnées à l’irrationalité. Ce dogme wébérien de la neutralité axiologique des sciences sociales (et en particulier de la science du droit) que Léo Strauss dénoncera en des termes très forts [5], connu sous l’appellation germanique de wertfreiheit, repose sur la conviction que les valeurs, relatives les unes aux autres, ne peuvent s’affronter qu’en termes de rapports de force. Un polythéisme axiologique, une « guerre des dieux », qui exclut tout arbitrage de la raison [6].
6Or, chacun reconnaît là l’une des grandes lois d’airain de l’épistémologie kantienne qui fixe des limites à la raison. Ces limites nous enseignent d’abord l’impossibilité pour la raison d’atteindre l’univers nouménal de la chose en soi que constituent Dieu, l’âme, le monde et la liberté et son aptitude à n’accéder qu’aux seuls phénomènes dans le temps et dans l’espace. Elles déterminent surtout une sorte de répartition des tâches au sein de la raison qui se voit ainsi revêtir deux fonctions radicalement opposées : la raison pratique mobilisée au service de l’action morale ou politique – ce que Kant appelle la « métaphysique des mœurs » – et la raison pure assignée à la spéculation et à la connaissance. Le positivisme philosophique et sociologique de la tradition française, dans sa veine scientiste, a délibérément ignoré ces limites dont Kant avait défini les contours dans une triple critique de la raison [7]. Semblable transgression correspond au demeurant à un perceptible climat anti-kantien qui se dégage au début du XIXe siècle, après la mort du philosophe de Koenigsberg, et qu’alimentera Hegel, dont on connaît les prétentions à atteindre le savoir absolu, en dénonçant la stérilité du criticisme. C’est le positivisme juridique, issu de la tradition germanique, qui a fait siennes pareilles limites. Conforté par la wertfreiheit wébérienne, ce positivisme-là s’illustre, au nom de telles bornes, par son noncongitivisme éthique : la raison ne permet pas de connaître les valeurs parce qu’elles relèvent de la métaphysique (des mœurs). Kelsen est l’héritier majeur de ce pessimisme épistémologique. Un scepticisme et une humilité méthodologiques qui conduisent tout simplement à la thèse de la relativité du droit et qui font du positivisme kelsénien un authentique positivisme (1).
7Mais sensible aux limites de la raison, le positivisme kelsénien ne le restera peut-être que sur la question des valeurs. La nuance que nous voudrions faire observer consiste à relativiser l’ampleur de ce relativisme kelsénien et, chemin faisant, la pureté du positivisme du maître, en insistant dans une seconde partie sur la part évidente de cognitivisme que renferme le normativisme. Voilà une représentation du droit qui prête à la norme, à l’instar de ce que Platon imputait aux Idées, une essence et une identité ontologique qui ne réside, bien évidemment, que sans sa structure formelle. Il y aurait, par-delà la relativité des valeurs dont il est la traduction formelle, une forme universelle du droit. En prétendant connaître l’identité formelle du droit, Kelsen tient de Kant la conviction idéaliste qu’il existe, parallèlement au monde sensible des faits, l’univers intelligible des concepts que la raison est à même de saisir de manière a priori et transcendantale. Telle est la dimension ontologique de l’héritage kantien du juriste viennois qui, ce faisant, compromet le positivisme normativiste dans les eaux troubles de la métaphysique dont la démarche analytique du Cercle de Vienne aurait pu, s’il l’avait empruntée de façon intégrale, le prémunir (2). En un mot, Kelsen est un authentique positiviste parce qu’il est empiriste sur le plan épistémologique. Il ne l’est plus, en revanche, en raison de son idéalisme ontologique. Un idéalisme ontologique qui l’a amené, on le comprend, à adopter une épistémologique kantienne de type transcendantal pour comprendre cet objet « droit » auquel il accordait – sérieusement et naïvement ? – une si nette identité. D’où le « sérieux » problème de la Grundnorm…
1 – La dimension épistémologique de l’héritage kantien : la relativité du droit
8La posture méthodologique sur laquelle est assis le positivisme de Kelsen consistant à tenir la science du droit à l’écart de son objet hérite donc de la frontière kantienne et wébérienne qui sépare l’irrationalité des valeurs et l’objectivité des faits, frontière qui plonge au demeurant ses racines dans la loi de David Hume sur la nondérivabilité logique d’énoncés normatifs à partir de prémisses déclaratives. Un tel relativisme a conduit Kelsen à se départir explicitement, tant du sociologisme juridique (A) que de l’idéalisme juridique héritier, à travers le légalisme du XIXe siècle, du droit naturel moderne (B), qui auraient l’un comme l’autre ignoré cette frontière.
A – La thèse kelsénienne de la relativité du droit contre le sociologisme juridique
9La théorie pure du droit est d’abord une réponse énergique au positivisme sociologique. L’influence de la sociologie dans le domaine des sciences humaines a laissé se répandre, dans la science juridique au début du XXe siècle, la thèse de l’assimilation du droit au fait social. Ce réductionnisme a alimenté le rêve insensé d’un droit qui se forgerait dans le laboratoire du sociologue érigé ainsi au rang d’entrepreneur législatif au mépris de la distinction kantienne entre raison pure et raison pratique. Parmi les auteurs marquants de cette période, règne bien sûr Léon Duguit lequel, sous l’influence assumée d’Auguste Comte et d’Emile Durkheim, proposait aux Facultés de droit de remplacer leur dénomination par celle de « Facultés de sciences sociales » [8]. C’est à la métaphysique de la Raison des Lumières et de la modernité que s’en prennent ces auteurs. L’époque est gagnée par un grand mouvement de remise en cause du formalisme de l’école exégétique et de contestation du libéralisme issu de la Révolution française. Que ce soit sous l’impulsion d’un François Gény, fondateur de l’école du droit libre [9], d’un Georges Gurvitch, pour qui le droit ne saurait trouver sa source dans le droit lui-même mais dans l’efficience réelle de la conduite des hommes [10], ou d’un Léon Duguit qui n’a cessé de pourfendre les fictions sur lesquelles repose l’ordre juridique hérité de la philosophie du droit naturel moderne, tous défendent l’idée d’un droit spontané jaillissant directement des faits sociaux. Tout se passe comme si, au moment de ce tournant sociologique, l’univers juridique était traversé par un « processus d’invasion du droit par le fait » [11]. Malgré son caractère révolutionnaire et bien qu’elle fût animée du louable souci d’aller chercher, de façon lucide et réaliste, ce qui se cache derrière l’apparence trompeuse des concepts juridiques, cette démarche, qui procède délibérément d’une réduction du devoir-être à l’être de la société, encourt, aux yeux de Kelsen, une double critique.
10Tout d’abord, elle est contre-productive en ce qu’elle empêche toute compréhension de ce qui fait la singularité du phénomène juridique : une spécificité qui l’isole du monde sensible et qui le sépare de celui des faits. Au lieu de reconnaître le caractère intelligible des normes juridiques qui sont des entités idéelles susceptibles de n’être appréhendées qu’au moyen d’un travail de compréhension et d’interprétation, le sociologisme a réduit la science du droit à une science explicative qui consisterait à n’assigner à l’observation du droit qu’une simple fonction sensorielle. Or, le droit n’est pas une réalité sociale ordinaire qu’on pourrait saisir directement par les sens. Il est un ensemble de significations attribuées à des actes de la vie sociale [12]. En eux-mêmes, de tels actes n’ont aucune valeur juridique tant qu’ils n’ont pas reçu la signification d’actes juridiques. Et l’affaire se complique dans la mesure où l’attribution de cette signification, qui n’est rien d’autre que l’opération d’interprétation, est aussi bien revendiquée par celui qui accomplit l’acte que par un agent extérieur (un juge ou un représentant de la science juridique). Il peut toujours ainsi se produire une concurrence entre l’interprétation subjective et l’interprétation objective de l’acte. La seconde s’impose parce qu’elle se fonde sur une norme qui, tel un schéma d’interprétation, permet d’infirmer ou de confirmer l’auto-interprétation subjective de celui qui prétendait agir conformément au droit. On ne peut pas comprendre, lorsque des hommes se réunissent dans une salle, lorsqu’ils prononcent des discours, lorsque certains se lèvent et d’autres restent assis, qu’il s’agit là du vote d’une loi si l’on se contente d’expliquer physiquement leurs gestes. Comprendre juridiquement leur mise en scène nécessite le recours à un schéma abstrait de qualification – d’interprétation – qui s’appelle la Constitution. Définir le droit repose ainsi sur un élément supra-sensible qui permet d’interpréter les actes de la vie sociale comme ayant ou non valeur juridique. Dès lors, la complexité de l’univers juridique est rétive à toute démarche sociologique qui ne s’en tiendrait qu’au monde sensible [13]. Le normativisme se présente ainsi comme un positivisme sans positivité parce qu’il met en évidence avec une particulière énergie, cette impossibilité pour le fait de produire intrinsèquement le droit en raison du caractère intelligible du processus d’interprétation qui seul confère ou refuse aux choses leur juridicité.
11Mais la grande faiblesse du sociologisme juridique, aux yeux de Kelsen, réside surtout dans la part d’idéalisme qu’il véhicule en dépit des intentions qu’affichent ses tenants les plus convaincus. Sous couvert de réalisme, les doctrines sociologiques du droit ont été conduites, comme toute théorie qui refuse de reconnaître la dualité du sein et du sollen, à tenir des énoncés à caractère prescriptif sous la bannière de l’objectivité scientifique. Tandis que le positivisme juridique du XIXe siècle – c’est en cela que résidait la dérive naturaliste de l’épistémé moderne – tenait la loi de l’État pour vraie et rationnelle, le positivisme sociologique, qui s’inscrivit en faux contre ce triomphe légaliste, connut à son tour sa propre dérive essentialiste en idéalisant non plus la volonté du législateur mais le fruit de l’observation empirique des faits sociaux. C’est ainsi que du recensement de ces derniers, les tenants du positivisme sociologique se sont cru habilités à tenir un discours normatif en méconnaissance des plus élémentaires réquisits de l’épistémologie descriptive. À la dérive légaliste du positivisme juridique empreinte de ce que le doyen Gény appelait avec ironie le fétichisme du texte, s’est substituée une dérive scientiste sur fond de sacralisation des faits. Certes épuré des aspects théologiques puis métaphysiques des théories jusnaturalistes auxquelles il livra un combat acharné, le scientisme des adeptes de la sociologie du droit se réclamant de l’âge positif annoncé par Auguste Comte plaça le droit – et non la science du droit – sous l’auréole de la pure objectivité scientifique. C’est en des termes sévères que Paul Amselek a dénoncé, dans des pages lumineuses, « ce rêve fou » qui consiste à tenir la création du droit pour une activité savante et scientifique. Cette illusion scientiste, faisait-il remarquer sur un ton justement réprobateur, a véhiculé l’idée que « le droit devrait faire l’objet, non pas de procédures arbitraires d’édiction, mais de découvertes scientifiques rigoureuses ; que seule l’étude expérimentale de la réalité sociale permettrait de dégager le vrai droit effectivement et spontanément à l’œuvre derrière les phénomènes sociaux observés ; que la sociologie devrait ainsi être appelée à supplanter le pouvoir politique et ses méthodes archaïques d’élaboration des lois juridiques » [14]. Il apparaît alors qu’une telle méconnaissance de la loi de Hume sur fond de réductionnisme sociologique, tant décrié par le normativisme kelsénien, consiste à s’emparer du droit pour en confier la fabrique à la communauté des scientifiques au mépris de la distinction kantienne qui fait de ce droit le fruit de la raison pratique et non de la raison pure. Emmanuel Kant avait suffisamment montré, dans la logique de David Hume, que le droit s’inscrit dans le cadre d’une activité subjective d’autorité et de gouvernement des conduites. Il est ce qui doit être, et non ce qui est. Son édiction se dérobe ainsi par définition à toute tentative d’approche scientifique.
12Mais Kelsen n’a eu de cesse également de combattre, au nom de son héritage kantien faisant le départ entre raison pratique et raison pure, c’est-à-dire devoir-être et être, les doctrines juridiques idéalistes issues de la modernité qu’il qualifiait de « doctrines traditionnelles du droit ». Des doctrines juridiques issues du droit naturel moderne qui débouchent sur le légalisme, c’est-à-dire sur un positivisme juridique qui n’est pas parachevé, qui est encore empêtré d’une métaphysique ne lui permettant pas d’honorer l’étanchéité de la frontière kantienne entre la rationalité de la raison pure et l’irrationalité de la raison pratique.
B – La thèse kelsénienne de la relativité du droit contre l’idéalisme juridique
13Le volontarisme subjectiviste, dont était teinté le positivisme juridique traditionnel stigmatisé par la théorie pure du droit, s’accompagnait d’un culte de la Raison, nécessaire pour justifier l’obéissance aux volontés des représentants de l’État dont la seule existence empirique ne suffisait pas à fonder le caractère normatif, sauf à adhérer aux thèses impérativistes de Johnn Austin que le normativisme condamna au nom de son objectivisme juridique [15]. Pour bien comprendre cette fonction métaphysique de la Raison qui allait parer de ses vertus la loi moderne, il faut remonter un instant à la démarche jusnaturaliste qui, depuis le XVIIe siècle, plaçait la souveraine volonté de l’Homme au centre de l’univers juridique. Un tel renversement humaniste, qui confisqua à la nature cosmologique des Anciens puis à la volonté de Dieu de la seconde scolastique leurs vieilles prétentions à fonder le droit positif, ne pouvait faire l’économie d’une nouvelle référence indisponible se substituant aux deux premières. C’est la Raison qui allait couvrir ainsi, à la manière d’un alibi incontournable, ce processus copernicien d’anthropologisation du droit. Dans l’héritage logique de cette révolution jusnaturaliste où le droit naturel s’affichait comme un droit rationnel, le positivisme légaliste du XIXe siècle prit la forme d’un discours faisant appel à la rationalité du législateur. Afin de protéger l’autorité du Code civil, digne héritier juridique de la philosophie des Lumières vanté pour sa systématicité et sa cohérence, les juristes de l’époque n’eurent de cesse de le présenter comme l’expression de la rationalité du législateur [16]. L’objectif de la démarche était de neutraliser toute défiance à l’égard de l’illustre document législatif représentatif d’une idéologie libérale triomphante qu’il fallait préserver de toute interprétation contra legem. Toujours suspectée d’irrationalisme depuis que les juges sont regardés comme les derniers vestiges d’une aristocratie vaincue et lestée de préjugés, l’interprétation judiciaire était reléguée par la doctrine légaliste au rang de simple fonction cognitive. Le travail de ce juge présumé rétif au nouveau credo du libéralisme devait être exégétique et s’en tenir à la duplication de la volonté subjective d’un législateur dogmatiquement représenté comme l’incarnation de la Raison. Ainsi, alors qu’elle avait été le symbole d’un scepticisme et d’un criticisme émancipateurs à l’heure où la modernité naissante sonna le glas de la métaphysique aristotélico-thomiste, la Raison devint plus tard l’instrument rhétorique d’un nouvel essentialisme consistant à faire passer pour vrai et justiciable d’une cognitive et rationnelle activité, la fonction législative que la loi de Hume range pourtant dans l’univers volitionnel et irrationnel de la subjectivité. Sous la bannière de la Raison – et c’est un aspect majeur de la dialectique de la modernité – le positivisme juridique traditionnel a fini par figer et réifier la loi qui n’est pourtant rien d’autre qu’un outil déontique marqué du sceau de la contingence et de l’impureté axiologique. Une telle dérive métaphysique, manifestement contraire aux préceptes de la loi de Hume, illustre ce qu’on appelle le légalisme qui, derrière les apparences d’un strict formalisme prétendant réduire le droit à la loi de l’État, cachait mal une inclination de type jusnaturaliste consistant à assurer la pérennisation de l’ordre libéral établi depuis la Révolution française [17]. Le procédé n’était pas sans rappeler celui, plus ancien, auquel s’étaient livrés les monarques absolus arguant de la supériorité du droit divin pour gagner l’obéissance de leurs sujets. Entreprise au XVIIIe siècle, la laïcisation de la modernité ne réussit pas à débarrasser le droit de sa gangue métaphysique imputant la volonté des gouvernants à un mystérieux et insaisissable sujet étatique, d’abord auréolé de l’essence divine puis cautionné par la Raison.
14C’est contre ce légalisme et cette réification de la loi de l’État qu’il faut alors comprendre l’entreprise désidéologisante de Kelsen. Certes, l’ontologie juridique du maître autrichien a fait l’objet d’une rude critique de la part des réalistes qui, à l’instar d’un Alf Ross qualifiant Kelsen de « quasi-positiviste », ont cru déceler dans le panjuridisme normativiste une certaine forme de sacralisation du droit et par voie de conséquence, un avatar de légalisme aux termes duquel « il faut obéir au droit » [18]. On connaît le caractère injuste de cette critique relevé notamment par Michel Troper [19]. Celle-ci procède d’une mécompréhension de l’objectivisme kelsénien : fondant le droit non sur des volontés subjectives mais sur des normes objectives, l’objectivisme de la Théorie pure trahirait, aux yeux du réaliste danois, une forme de cognitivisme naïf. Le reproche repose sur une négligence d’Alf Ross qui ne voit pas que dans l’esprit de Kelsen l’objectivité de la norme qui seule confère à un comportement déterminé sa validité juridique, n’est que relative. Objectiviste, la théorie normativiste est aussi relativiste. Elle est objectiviste parce que le devoir d’obéir au comportement prescrit par une autorité est une norme qui, conçue indépendamment de la volonté subjective des hommes qui composent cette autorité, prescrit d’obéir à cette volonté. Elle est en même temps relativiste car ce devoir objectif d’obéissance n’est pas absolu mais relatif à l’existence empirique de cette norme. C’est chaque norme relativement à l’existence d’une autre norme, et non le droit dans son ensemble, qui est objectivement obligatoire. Au contraire, la Théorie pure du droit « tente d’éradiquer, comme erronée, la conception millénaire du droit en tant que système de normes ayant une validité normative objective » [20]. Cet assortiment d’objectivisme et de relativisme qui façonne la conception kelsénienne de la validité permet de tracer la frontière séparant le monde juridique de tout ce qui est de l’ordre subversif, et ce en dehors de toute construction essentialiste qui ferait du droit un système objectivement obligatoire. Ainsi, tandis que l’apport objectiviste de l’épistémé kelsénien arrache le droit, sur le modèle de la dualité kantienne entre le monde des faits et celui des valeurs (cfr infra, 2), au fait brut des volontés subjectives de ceux qui aspirent à orienter la conduite d’autrui, sa caution relativiste – toujours au nom de cette dualité kantienne – le soustrait à l’empire d’une métaphysique légaliste véhiculée par les doctrines traditionnelles du positivisme qui faisaient passer pour indisponible et rationnelle la contingence de la loi.
15Aux yeux de Kelsen, le droit est donc relatif. Une relativité que le maître autrichien n’a pu souligner qu’en raison de sa discipline méthodologique séparant jugements de valeurs et jugements de réalité : le droit n’est fait que de jugements de valeurs. Pour autant, toujours aux yeux de Kelsen, le droit possède une identité. Une identité que l’héritier de Kant tient de l’attachement de celui-ci au dualisme ontologique entre l’être et le devoir-être et qui peut poser problème en termes de pureté positiviste.
2 – La dimension ontologique de l’héritage kantien : l’identité du droit
16Dans la mesure où le positivisme kelsénien procède d’une ascèse méthodologique consistant à séparer jugements de valeur et jugements de réalité, on comprend bien qu’il a été influencé par le Cercle de Vienne auquel il a emprunté une approche empiriste de la science du droit (A). Mais Kelsen est kantien et a eu de grandes difficultés à assumer cette méthode empiriste en raison de la spécificité de l’objet « droit » à laquelle il était sensible. C’est cette prise en considération d’une ontologie du droit qui fait de Kelsen un idéaliste kantien (B).
A – La « Théorie Pure du Droit » comme théorie empiriste de la science du droit
17Sur le plan épistémologique, Kelsen peut être tenu pour un empiriste alors même qu’il soutenait la thèse du dualisme ontologique entre l’être et le devoir-être et situait la norme dans les esprits en la concevant comme une entité idéelle jusqu’à son exil américain lors duquel les réalistes exerceront sur lui une influence qui contribuera à l’infléchissement de ses positions originellement normativistes. C’est que l’empirisme méthodologique est un mode de connaissance du droit, opposé à l’idéalisme épistémologique, selon lequel le juriste doit se contenter de décrire la norme sans émettre sur celle-ci un quelconque jugement de valeur. C’est évidemment Kelsen qui a défendu cette posture avec la plus grande rigueur qui ait pu être observée dans la littérature juridique. La promotion de cette neutralité descriptive constitue le noyau central de la partie épistémologique de la Théorie Pure du Droit. Si le terme de normativisme sert à qualifier l’aspect ontologique de cette œuvre majeure, on définit celle-ci, dans sa dimension épistémologique, comme une métathéorie prescriptive. En tant qu’épistémologie, la Théorie Pure du Droit se présente en effet comme un discours juridique dont l’objet n’est pas le discours du législateur mais le méta-discours du juriste, c’est-à-dire le métadiscours dont l’objet est bien le discours du législateur. En d’autres termes, la Théorie Pure du Droit est un méta-méta-discours qui contient des directives méthodologiques adressées à l’intention des juristes qui produisent un méta-discours sur le discours juridique. Selon ces directives, pour qu’un tel méta-discours revête les caractères de la scientificité, il doit être extérieur à son objet, le droit, et se borner à le décrire à l’aide de propositions susceptibles d’être vraies ou fausses [21]. La Théorie pure du droit est une métathéorie qui prescrit de décrire. Elle prescrit que la science du droit doit se choisir un objet susceptible d’être décrit. Et cet objet ne peut être que le droit positif qui est formé de normes juridiques, non susceptibles quant à elles d’être vraies ou fausses, mais susceptibles d’êtres décrites par des propositions de droit. La proposition est à la science du droit ce que la norme est au droit : la signification d’un énoncé sur ce qui doit être. L’une comme l’autre ont le même contenu sémantique sans avoir la même fonction pragmatique. Si l’une comme l’autre portent sur ce qui doit être (identité de contenu sémantique), la première décrit ce qui doit être tandis que la seconde le prescrit (divergence de fonctions pragmatiques). Si la fonction pragmatique de la norme est de contraindre, celle de la proposition de droit est celle de tout énoncé produit par une science empirique quelle qu’elle soit : informer sur ce qui est, produire des énoncés susceptibles d’être vrais ou faux, c’est-à-dire des énoncés dont la vérité, conformément au principe de vérité-correspondance, dépend de l’existence de ce qui est décrit. À la différence près que les énoncés de la science du droit (les propositions de droit), contrairement à ceux proférés dans les autres champs du savoir empirique, informent sur l’existence d’énoncés qui prescrivent ce qui doit être (les normes), de sorte qu’ils décrivent empiriquement ce qui doit être, c’est-à-dire un objet qui n’est pas empirique. Kelsen les qualifie de « sollen descriptif ». Par où l’on voit que si la science du droit est une science empirique en tant qu’elle fonctionne selon le principe de la vérité-correspondance [22], son objet n’étant pas pourvu d’une texture empirique, les propositions de la science du droit ont une particularité, inhérente à leur contenu, qu’on ne rencontre pas dans les autres sciences empiriques, sauf à privilégier une ontologie réaliste qui réduit la norme à un fait langagier. Tandis que, selon le principe de la vérité-correspondance, un énoncé empirique est vrai si le fait qu’il décrit existe et faux si ce fait n’existe pas ; l’application de ce principe à la science du droit, qui ne décrit pas des faits mais des normes, signifie qu’une proposition de droit est vraie si la norme qu’elle décrit est valide, la validité étant plus délicate à établir que l’existence. On comprendra fort aisément qu’un réaliste, qui tient la norme pour un fait, n’est pas confronté à cette difficulté dans l’application du principe de vérité-correspondance.
18Cet empirisme épistémologique procède d’une observation rigoureuse de la frontière wébérienne entre le savant qui décrit et le politique qui prescrit. Semblable séparation des tâches entre le monde de la science et l’univers de l’idéologie, largement subvertie dans le paradigme de l’idéalisme épistémologique (voir supra, 1), a surtout été l’un des grands dogmes du Cercle de Vienne.
19En tant qu’elle est empiriste, la méthodologie préconisée par Kelsen dans la Théorie pure du droit est largement inspirée des conceptions épistémologiques développées par le Cercle de Vienne au début du XXe siècle [23]. Dans le sillage de la philosophie analytique née à Cambridge et représentée par les travaux de Bertrand Russell et de son élève Ludwig Wittgenstein, des savants issus de divers horizons académiques se réunissent à l’Université de Vienne à partir des années 1920 pour entreprendre, autour du philosophe Moritz Schlick, une réflexion sur les conditions de possibilité du discours scientifique. Ce Cercle compte parmi ses membres éminents les mathématiciens Hans Hahn, Kurt Gödel et Karl Menger, le physicien Philipp Franck, le sociologue Otto Neurath, le philosophe Rudolf Carnap et, bientôt, l’épistémologue Karl Popper. Héritier de la philosophie analytique et attaché, à ce titre, à l’importance de la question du langage, le Cercle de Vienne est le fondateur d’une école de pensée philosophique qui a pour nom le « positivisme logique ». Son principal mot d’ordre est qu’un énoncé ne mérite sa qualité d’énoncé scientifique que s’il est vérifiable. Soumettant ainsi l’activité scientifique à la tyrannie de l’expérience, le Cercle de Vienne est une école philosophique radicalement empiriste qui a pour objectif majeur le rejet de la métaphysique. Telle est d’ailleurs la cible privilégiée du positivisme sous toutes ses formes. D’Auguste Comte au positivisme logique, sans négliger le positivisme sociologique d’Émile Durkheim, on rencontre toujours la même croisade contre la métaphysique, tenue pour l’obstacle épistémologique le plus encombrant.
20Originellement employé par Aristote, le terme de métaphysique renvoie à toute chose qui se situe au-delà de la physique, c’est-à-dire au-delà de ce qui est empiriquement perceptible dans le monde sublunaire. Il désigne ainsi tout ce qui peut susciter l’intérêt d’une philosophie détournée du monde sensible, de type dualiste et idéaliste, qui conçoit le monde comme tiraillé entre ce qui relève du sensible et de la réalité imparfaite d’un côté, et ce qui ressortit de l’ordre intelligible, parfait et idéal de l’autre [24]. Cette tradition et cet engouement pour la métaphysique, ancrés dans la philosophie depuis Platon jusqu’à Descartes, plusieurs fois pris d’assaut par la déconstruction nominaliste, empiriste et matérialiste, culmine au XIXe siècle avec l’idéalisme allemand à travers les œuvres de Fichte, de Schelling ou de Hegel. Le positivisme logique du Cercle de Vienne n’est rien d’autre qu’une réaction à cette domination de l’idéalisme allemand [25]. Une réaction si forte et si déterminée que l’on peut sans conteste tenir le positivisme logique pour la forme la plus aboutie et la plus radicale du positivisme. C’est que le positivisme philosophique d’Auguste Comte, aussi bien que le positivisme sociologique d’Emile Durkheim ou le positivisme étatiste de la doctrine juridique allemande emmenée par Laband et Jellinek ont érigé le fait social ou la volonté de l’État au rang de substances et ont trahi, chemin faisant, des relents de scientisme ou d’idéalisme auxquels le positivisme logique, préparé par la philosophie analytique, a su échapper. En soumettant l’acte de pensée philosophique à une analyse logique du langage, la philosophie analytique s’inscrit en effet dans le noble lignage du nominalisme et constitue, dès lors, une redoutable entreprise de déconstruction qui consiste à tenir pour des mots ce que la philosophie traditionnelle et spéculative tient pour des substances. C’est dans un tel contexte que prospère le Cercle de Vienne dont Kelsen, tout en puisant en même temps dans l’héritage de la philosophie transcendantale de Kant, forcément moins éloignée des rivages de la métaphysique que ne l’est la philosophie analytique, tirera une théorie de la science du droit que chacun considère comme le sommet indépassable du positivisme juridique.
21Cette influence du Cercle de Vienne sur Kelsen se ressent dans l’étrange analogie entre le projet que celui-ci se donne vis-à-vis de la science du droit et celui sur lequel est fondé le positivisme logique. Kelsen veut entreprendre avec la science du droit ce que le Cercle de Vienne a compté faire avec la philosophie : une révolution épistémologique qui consiste à lui imposer pour modèle discursif le langage de la science physique sachant que seul ce dernier, en tant qu’il est vérifiable, serait doté de sens. En d’autres termes, Kelsen n’est pas loin de caresser l’ambition wittgensteinienne de dissoudre la philosophie … du droit. De même qu’aux yeux des membres du Cercle de Vienne, la philosophie analytique doit remplacer la philosophie spéculative, la véritable philosophie du droit n’est autre, aux yeux de Kelsen, que la théorie générale du droit qui consiste « à analyser la structure du droit positif et à fixer les notions fondamentales de la connaissance de ce droit » [26]. À la philosophie du droit qu’il tient pour une discipline métaphysique mobilisée, à l’instar des doctrines du droit naturel jusqu’à présent dominantes, pour la recherche vaine d’un objet non connaissable, la justice, Kelsen oppose la théorie du droit qui se donne comme objet la réalité du droit positif. Prenant l’exemple des tenants du positivisme logique, Kelsen part simplement en croisade, dans la Théorie pure du droit, contre les jugements de valeur qui seraient dépourvus de sens en tant qu’ils ne sont pas susceptibles de vérification. Il s’agit d’aligner la science du droit sur le modèle des sciences de la nature alors même, et là réside toute la difficulté pour un juriste de revendiquer le modèle du Cercle de Vienne, que l’objet droit n’est pas un élément de la nature susceptible d’intéresser les sciences physiques. Telles sont les premières lignes de la Théorie pure du droit : « Théorie, elle se propose uniquement et exclusivement de connaître son objet, c’est-à-dire ce qu’est le droit et comment il est. Elle n’essaie en aucune façon de dire comment le droit devrait ou doit être fait. D’un mot : elle entend être science du droit, elle n’entend pas être politique juridique » [27]. Et comme pour mettre en évidence sa volonté d’aligner la science du droit sur le modèle des sciences empiriques, il écrit dans la préface de la première édition allemande, qu’il « s’agit seulement d’activer un peu le développement de la science juridique à la lumière des résultats atteints par la philosophie des sciences, de telle sorte que le droit cesse d’être un parent pauvre des autres disciplines scientifiques et ne suive plus les progrès de la pensée d’une allure lente et claudicante » [28]. Autrement dit, le combat empiriste de Kelsen contre la métaphysique consiste à dessiner les traits d’une science juridique et à promouvoir, au sein de cette discipline dont il prescrit les canons méthodologiques, le seul usage de la connaissance à l’exclusion de la volonté qui imbibe, au contraire, l’idéologie ou la politique juridique. Ainsi, souligne-t-il, « toute science a la tendance immanente de connaître son objet, tandis que l’idéologie dissimule la réalité, soit en la transfigurant, dans l’intention de la conserver, de la défendre, soit en la défigurant, dans l’intention de l’attaquer, de la détruire et d’y substituer une autre. Semblable idéologie a ses racines dans la volonté et non dans la connaissance. L’existence des idéologies est liée à certains intérêts autres que celui de la vérité, quelle que puisse être par ailleurs leur importance ou leur valeur. Mais la connaissance finira toujours par déchirer les voiles dont la volonté enveloppe les choses » [29]. Par où l’on redécouvre, à travers ces lignes, la critique de la métaphysique orchestrée par le Cercle de Vienne, notamment par Carnap qui assigne à l’idéologie la fonction d’accepter ou de rejeter la réalité plutôt que de l’expliquer, sous la bannière d’énoncés qui ne sont pas susceptibles d’être vrais ou faux et qui, dès lors, privilégiant la volonté au détriment du savoir, se trouvent dénués de sens [30]. Fonction qui, selon l’opinion de Carnap, se trouve remplie de façon plus appropriée par l’art dans la mesure où elle consiste à exprimer le « sentiment de la vie » [31]. Fonction qui, en réalité, fait peser sur la liberté de pensée un danger potentiel lorsqu’est utilisé, à l’appui d’un énoncé métaphysique, le sceau de la vérité scientifique.
B – La « Théorie pure du droit » comme théorie sensible à la spécificité de l’objet « droit »
22Mais cette promotion de la méthodologie empiriste fondée sur la critique viennoise de la métaphysique n’a pas pu se faire, chez Kelsen, sans poser quelques difficultés que celui-ci a su lui-même déceler et a tenté de lever au moyen de ce qui fait la spécificité de sa doctrine normativiste, à savoir l’usage d’un positivisme sans positivité. En effet, Kelsen a su très tôt percevoir les limites de l’empirisme épistémologique lorsqu’il s’agit de le confronter à la singularité de l’objet droit. Dès les premières lignes de la préface à la première édition de la Théorie pure du droit, le maître autrichien signale que si la théorie juridique doit être « épurée de toute idéologie politique », elle doit l’être également « de tous les éléments ressortissant aux sciences de la nature », montrant par là qu’il est conscient « de son individualité qui est liée à la légalité propre de son objet [32] » [33]. Si la pureté de la théorie kelsénienne du droit vaut rejet de tout jugement de valeur, elle ne signifie pas pour autant qu’il faille caler le raisonnement du juriste sur les techniques du langage de la science physique. C’est que le contenu d’une proposition de droit demeure, tout autant que celui d’un énoncé métaphysique, insusceptible d’être ni vrai ni faux.
23Au sein du Cercle de Vienne, en effet, les énoncés métaphysiques étaient réputés insignifiants en tant qu’ils portent sur des choses qui, dépassant les limites de l’expérience, rendent ces énoncés ni vrais ni faux. Or, si la fonction pragmatique de la proposition de droit, qui est l’énoncé auquel recours le juriste pour décrire son objet, est rigoureusement empirique par cela seul qu’il s’agit d’une fonction descriptive, sa dimension sémantique en fait un énoncé qui est tout sauf empirique. La proposition de droit – ce que Kelsen appelle le sollen descriptif – dit en effet ce que prescrit la norme, en sorte que son contenu n’est pas moins métaphysique que le contenu, ni vérifiable ni falsifiable, de celle-ci. Pragmatiquement empirique, la proposition de droit est sémantiquement métaphysique. Certes, une telle disjonction entre la fonction pragmatique et la dimension sémantique de la proposition de droit n’empêche pas Kelsen de qualifier la science du droit de science empirique. Le maître autrichien déduit en effet le caractère empirique de la science du droit de sa seule fonction pragmatique, mais aussi de l’idée que la norme décrite par la proposition est la signification (ni vraie ni fausse) d’un fait empirique qui n’est autre que l’acte par lequel le législateur énonce la norme. Cela étant dit, l’auteur de la Reine Rechtslehre se démarque de la conception radicalement empiriste des normes soutenue par le Cercle de Vienne, en particulier son fondateur Moritz Schlick qui définit la norme en ne considérant que l’acte par lequel celle-ci est posée. Kelsen comprend bien l’intérêt d’un tel réductionnisme car il procède de l’effort commun à tous les membres du Cercle de Vienne d’exclure l’éthique et, de manière générale, toute science normative, du domaine de la spéculation métaphysique. Mais il ne s’en désolidarise pas moins en précisant que la norme, irréductible à l’acte par lequel elle est posée, n’en est que la signification, c’est-à-dire une entité qui fait partie de cet univers empiriquement insaisissable et qui, dès lors, au regard des critères du Cercle viennois, est insusceptible de connaissance au même titre que les universaux dont Guillaume d’Occam niait la réalité ou que ces « entités superflues » dont Hans Hahn voulait débarrasser la science [34]. Toutefois, la spécificité ontologique de l’objet de la science du droit qui rend particulièrement inapproprié, dans la perspective de le traiter, l’usage sans réserve des canons méthodologiques de l’empirisme épistémologique, ne condamne pas cette science, aux yeux de Kelsen, à la spéculation métaphysique pour la simple raison qu’aussi invisible soit-elle, la norme n’est pas pour autant un devoir-être émanant d’une entité transcendante ni, « comme dans l’éthique de Kant, un commandement sans sujet qui commande, une exigence sans sujet qui exige, c’est-à-dire une norme sans acte qui pose la norme » [35]. Il n’en demeure pas moins que la « légalité propre » de l’objet droit, à laquelle Kelsen est si sensible, empêche ce dernier d’appliquer radicalement les préceptes méthodologiques du Cercle de Vienne. C’est en raison de son ontologie idéaliste [36] que le juriste viennois a dû infléchir sensiblement le programme épistémologique empiriste qu’il partageait pourtant avec le positivisme logique au nom d’une commune aversion à l’égard de la métaphysique. D’où le recours kelsénien à la méthode transcendantale de Kant pour saisir l’objet « droit ».
24Dans la mesure où il ne partage pas l’empirisme ontologique des réalistes américains ou scandinaves, Kelsen a dû mettre dans son vin empiriste, sur la question épistémologique, une eau transcendantale. C’est que tout en partageant le rejet de la spéculation métaphysique des membres du Cercle de Vienne, Kelsen n’est pas un tenant de la philosophie analytique. Il est kantien. Ce « syncrétisme des méthodes » qui mêle le rejet empiriste de la métaphysique à la philosophie transcendantale de Kant donne finalement au kelsénisme, aussi paradoxal que cela puisse paraître eu égard à l’exigence de pureté méthodologique que revendiquait le maître viennois, un parfum d’équilibre et de modération qui jure avec la réputation d’auteur radical que celui-ci traînait [37].
25On le voit, le normativisme kelsénien ne s’inscrit pas dans le lignage de la philosophie analytique. Dans la mesure où il propose une définition universelle du droit en la fondant sur un critère exclusivement formel et dénué de tout a priori en terme de contenu ou d’idéal, de justice, le normativisme mérite bien d’appartenir à la catégorie des théories du droit. Élaboré par Hans Kelsen sous l’expression de Théorie pure du droit, ce que la postérité du maître autrichien appellera le normativisme est en effet une théorie qui regarde le droit comme un système de normes hiérarchisées. Or, aussi éloignée soit-elle de toute considération métaphysique, une telle représentation pourtant rigoureusement formelle ne saurait relever de la philosophie analytique par cela seul qu’elle repose sur la conviction que le droit possède une ontologie distincte du fait. Sur le modèle cartésien du dualisme ontologique entre l’esprit et la matière, la fameuse distinction qu’affectionne Kelsen entre le sollen (le devoir être) et le sein (l’être) trahit chez ce dernier la croyance, qui lui vaudra le soupçon de naviguer dans les eaux troubles de la métaphysique, selon laquelle il existe une identité ontologique du droit. En affirmant que la norme ne tire sa validité que d’une autre norme et en s’efforçant, au nom d’une préoccupation éminemment positiviste et anti-naturaliste, de séparer de manière irréductible le monde des valeurs entièrement livré au libre-arbitre humain et l’univers des faits ressortissant au déterminisme de la nature, Kelsen a fini par représenter le droit comme une sphère (voire une bulle) autonome et parallèle au fait et en a paradoxalement livré une définition qui confine à la réification digne de la métaphysique et des philosophies les plus classiques. D’où la tentation, chez ses adversaires contemporains qui comptèrent, à l’instar d’Alf Ross au milieu du XXe siècle, parmi les plus grands réalistes de l’époque, de reprocher à Kelsen d’être un « quasi-positiviste ». Ce que nous partageons entièrement, sachant que la pensée juridique n’atteint peut-être les sommets du positivisme qu’avec l’empirisme logique et la démarche analytique du Cercle de Vienne.
Notes
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[1]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, Dalloz, 1962, 2e éd., trad. Ch. Eisenmann (rééd., LGDJ-Bruylant, 1999).
-
[2]
M. Waline, Positivisme philosophique, juridique, sociologique, Mélanges Carré de Malberg, Dalloz, 1966, p. 157. Cfr également A. Renaut, « Les positivismes et le droit. Du positivisme philosophique au positivisme juridique », Cahiers de philosophie politique et juridique de Caen, 1988, n° 13, p. 11.
-
[3]
W. Dilthey, Critique de la raison historique. Introduction aux sciences de l’esprit et autres textes, éd. du Cerf, 1992.
-
[4]
En témoignent ces lignes édifiantes extraites des réflexions politiques de l’écrivain : « Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi. Cette querelle, et c’est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités, des catastrophes, on aura doublé le cap des tempêtes ; il n’y aura, pour ainsi dire, plus d’évènements (…), plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes ; ce sera le règne paisible de l’incontestable ; on ne fera plus les lois, on les constatera ; les lois seront des axiomes ; on ne met pas aux voix deux et deux font quatre ; le binôme de Newton ne dépend pas d’une majorité ; il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par l’évidence ; le code sera honnête, direct, clair ; ce n’est pas pour rien qu’on appelle la vertu, la droiture (…). Grâce à l’instruction substituée à la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement qu’il saura choisir les esprits ; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences » (V. Hugo, Politique, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1985).
-
[5]
L. Strauss, Droit naturel et histoire, Plon, 1954, ch. I et II.
-
[6]
S. Mesure et A. Renaut, La guerre des dieux. Essai sur la querelle des valeurs, Grasset, 1996.
-
[7]
Un criticisme kantien qui s’organise, rappelons-le, autour des trois œuvres majeures du philosophe que constituent la Critique de la raison pure (1781), la Critique de la raison pratique (1788) et la Critique de la faculté de juger (1790).
-
[8]
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, 3e éd. t. 1, Fontemoing 1927-1930 ; L’État, le droit objectif et la loi positive, Paris, Fontemoing, 1901.
-
[9]
Fr. Geny, Science et technique en droit privé positif, t. 1, Paris, Sirey, 1914.
-
[10]
G. Gurvitch, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Pedone, 1935, p. 19.
-
[11]
S. Goyard-Fabre, Les fondements de l’ordre juridique, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 1992, p. 169.
-
[12]
Telle est la caractéristique des règles juridiques que relève Paul Amselek : « Outils de texture immatérielle, purement idéelle, on ne peut les prendre en main, les appréhender par l’appareil de nos sens et de nos facultés physiques : elles peuvent seulement faire l’objet d’une préhension intérieure, en nous-même, dans notre esprit, d’une compréhension par l’appareil de nos facultés mentales » (P. Amselek, « L’interprétation à tort et à travers », in Interprétation et droit, P. Amselek (sous la dir. de), Bruylant-P.U.A.M., 1995, p. 11).
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[13]
H. Kelsen, « La méthode et la notion fondamentale de la théorie pure du droit », Revue de métaphysique et de morale, 1934, p. 183, spéc. p. 187.
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[14]
P. Amselek, « Propos introductif », in Théorie du droit et science, P. Amselek (sous la dir. de), PUF, coll. Léviathan, 1994, p. 9.
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[15]
John Austin est ce juriste fondateur de l’école de l’Analytical Jurisprudence et particulièrement représentatif de la doxa positiviste du XIXe siècle pour qui le droit se résumait à « un commandement appuyé de menaces » (J. Austin, La philosophie du droit positif, trad. et préf. de G. Henry, Paris, 1894).
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[16]
Dans l’État moderne, rappelle Jacques Chevallier, « est rationnel ce qui est conforme aux normes juridiques en vertu du postulat selon lequel ces normes sont elles-mêmes rationnelles » (J. Chevallier, L’État post-moderne, LGDJ, coll. Droit et société, 2003).
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[17]
Simone Goyard-Fabre a remarquablement montré le substrat philosophique inavoué de l’individualisme libéral que l’école de l’exégèse cachait derrière la loi. Voir, S. Goyard-Fabre, Les embarras philosophiques du droit naturel, J. Vrin, 2002, pp. 148-151.
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[18]
A. Ross, « Validity and the conflict between legal positivism and natural law », in Revista Juridica de Buenos Aires, IV, 1961 (trad. française par E. Millard et E. Matzner, in Alf Ross, Introduction à l’empirisme juridique, Paris, LGDJ, 2002).
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[19]
M. Troper, « Ross, Kelsen et la validité », in Droit et société, n° 50, 2002, pp. 43-57.
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[20]
H. Kelsen, « Une théorie ‘réaliste’ et la Théorie pure du droit. Remarques sur On Law and Justice d’Alf Ross », trad. française par G. Sommeregger et E. Millard, Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, 4, 2000, p. 42.
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[21]
Comme l’écrit clairement Michel Troper, « la doctrine de Hans Kelsen, qu’on appelle parfois normativisme, mais que lui-même préférait désigner par l’expression ‘théorie pure du droit’, comporte deux aspects ou deux branches : tout d’abord, une théorie du droit, c’est-à-dire une description de la structure de l’ordre juridique ; d’autre part, une théorie de la science du droit, c’est-à-dire une métathéorie du droit. Si la première est descriptive, on a pu faire remarquer que la seconde est prescriptive : elle ne se contente pas d’analyser le comportement des juristes qui décrivent l’ordre juridique ; elle leur indique les conditions auxquelles devrait satisfaire ce comportement pour être « scientifique » ; elle leur prescrit de se borner de décrire ». (M. Troper, « Contribution à une critique de la conception kelsénienne de la science du droit », in Mélanges offerts à Ch. Chaumont, Paris, Pedone, 1984, p. 527, rééd. in Pour une théorie juridique de l’État, PUF-Léviathan, 1994, p. 45).
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[22]
À la différence des sciences formelles qui fonctionnent, à l’instar de la logique, selon le principe de non-contradiction.
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[23]
P. Hack, Epistémologie de la Théorie pure du droit, Helbing und Lichtenhahn, Collection genevoise, 2003. Pour comprendre le programme épistémologique du Cercle de Vienne, il convient de lire son fameux « Manifeste » rédigé par Rudolf Carnap, Otto Neurath et Hans Hahn à l’adresse de leur chef de fil, Moritz Schlick, pour le remercier d’avoir choisi de revenir à l’Université de Vienne lors de son retour de son séjour académique aux États-Unis (Cfr R. Carnap, H. Hahn et O. Neurath, « Manifeste du Cercle de Vienne (ou La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne) », trad. A. Soulez, in A. Soulez, Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985).
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[24]
Pour une excellente distinction entre « philosophies tournées vers le monde » que représente le courant empiriste dont se nourrit la philosophie analytique et « philosophies détournées du monde sensible » qu’incarne le courant idéaliste, cfr H. Hahn, « Entités superflues (le rasoir d’Occam) », in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, op. cit., p. 199.
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[25]
On peut trouver un exemple éclatant de ce rejet de la métaphysique sur fond de réaction à l’idéalisme allemand sous la plume de Rudolf Carnap qui s’exprime en ces termes : « Au XIXe siècle, certains physiciens allemands comme Gustav Kirchoff et Ernst Mach disaient que la science ne devrait jamais demander « pourquoi ? », mais « comment ? ». Ils entendaient ainsi lui interdire de se lancer à la recherche d’agents métaphysiques inconnus auxquels attribuer la responsabilité de tel ou tel événement et lui prescrire de se restreindre à une description des événements en termes de lois. Cette interdiction du « pourquoi » ne se comprend que si l’on est au fait des circonstances historiques où elle fut prononcée. À l’époque, la philosophie allemande était dominée par la tradition idéaliste de Fichte, Schelling et Hegel. Ces derniers estimaient qu’il ne suffisait pas de décrire ce qui se passe dans le monde. Ils voulaient accéder à une compréhension plus riche, qu’on ne pouvait obtenir, pensaient-ils, qu’en trouvant les causes métaphysiques situées au-delà des phénomènes et inaccessibles à la méthode scientifique (…). Dans ma jeunesse, lorsque je faisais partie du Cercle de Vienne, certaines de mes premières publications furent rédigées précisément par manière de réaction contre ce climat philosophique de l’idéalisme allemand » (R. Carnap, Les fondements philosophiques de la physique, trad. J-M Luccioni et A. Soulez, Armand Colin, Paris 1973, pp. 19-20).
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[26]
H. Kelsen, « Réponse à l’enquête de Michel Villey ‘Qu’est-ce que la philosophie du droit ?’ », Archives de philosophie du droit, n° 7, 1962, p. 131.
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[27]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ-Bruylant, op. cit., p. 9.
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[28]
Ibid, p. 3.
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[29]
Ibid, p. 111.
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[30]
R. Carnap, La science et la métaphysique devant l’analyse logique du langage, trad. E. Vouillemin, Herman et Cie, Paris, 1934.
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[31]
« La métaphysique », écrit Carnap, « n’est qu’un substitut de l’art » et « les métaphysiciens sont des musiciens sans don musical » (R. Carnap, H. Hahn et O. Neurath, Manifeste du Cercle de Vienne (ou La conception scientifique du monde : le Cercle de Vienne), trad. A. Soulez, op. cit., pp. 108-151).
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[32]
Souligné par nous.
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[33]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 3.
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[34]
H. Hahn, « Entités superflues (le rasoir d’Occam) », in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, op. cit., p. 199.
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[35]
H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., p. 65, note 1.
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[36]
C’est eu égard à cet idéalisme ontologique qu’il convient de regarder Kelsen comme un positiviste « sans positivité ».
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[37]
S. de Charentenay, Origines et développement de la loi de Hume dans la pensée juridique, thèse dact., Montpellier I, 2008, p. 372.