Couverture de RIEJ_065

Article de revue

De l'essai en droit, ou du droit à l'essai dans la doctrine ?

Pages 135 à 177

Notes

  • [*]
    (. Vice-doyen à la recherche et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées, Faculté de droit, Université de Montréal. Ce texte a fait l’objet d’une publication initiale, sous le titre « Libres propos sur l’essai juridique et l’élargissement souhaitable de la catégorie « doctrine » en droit », dans un ouvrage collectif dirigé par Karim Benyekhlef (dir.), Le texte mis à nu, Montréal, Éditions Thémis, 2009, p. 108.
  • [1]
    Alain, Propos sur les pouvoirs. Éléments d’éthique politique, Paris, Gallimard, 1985, collection « Folio-essais », n° 1, p. 351-352.
  • [2]
    Pour des ouvrages fondamentaux dans ce champ, voir notamment James Boyd White, The Legal Imagination : Studies in the Nature of Legal Thought and Expression, 2e éd., Chicago, University of Chicago Press, 1985 ; Richard A. Posner, Law and Literature. A Misunderstood Relation, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988.
  • [3]
    Pensons notamment à l’Américain John Grisham, à l’Allemand Bernhard Schlink, au Britannique Alexander McCall-Smith, au Français Norbert Rouland ou au Belge François Ost, qui ont tous tâté de la fiction littéraire (roman, nouvelle, théâtre) sous une forme ou une autre.
  • [4]
    Hinz v. Berry, [1970] 2 Q.B. 40, 42.
  • [5]
    Lord Denning, The Family Story, Londres, Butterworths, 1981, p. 206-209.
  • [6]
    Ciment du Saint-Laurent Inc. c. Barrette, in [2008] 3 R.C.S. 392.
  • [7]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, « La Critical Race Theory ou le droit étatique comme outil utile, mais imparfait, de changement social », in (2001) 48 Droit et Société 581.
  • [8]
    Voir, à titre d’exemples : Derrick J. Bell, Faces at the Bottom of the Well. The Permanence of Racism, New York, Basic Books, 1992 ; Patricia J. Williams, The Alchemy of Race and Rights, Londres, Virago Press, 1993 ; Richard Delgado, The Rodrigo Chronicles. Conversations about America and Race, New York, New York University Press, 1995.
  • [9]
    Pour une vive critique des dérives subjectivistes et de l’émotionnalisme de la démarche narrativiste en droit, voir Daniel A. Farber et Suzanna Sherry, Beyond All Reason : The Radical Assault on Truth in American Law, Oxford, Oxford University Press, 1997. Sur les limites des épistémologies perspectivistes en droit, voir généralement Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Identitarisation du droit et perspectivisme épistémologique. Quelques jalons pour une saisie juridique complexe de l’identitaire », in (2000) 13 Canadian Journal of Law & Jurisprudence 33.
  • [10]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, La liberté d’expression entre l’art et le droit, Québec et Montréal, Presses de l’Université Laval et Liber, 1996.
  • [11]
    Michel Lebel, « Compte rendu : La liberté d’expression entre l’art et le droit », in (1997) 76 Revue du Barreau canadien 294.
  • [12]
    Pierre Saletti, « Le juge et l’artiste », in Le Devoir, 4 mars 1996, p. D4.
  • [13]
    Dans le même sens, voir la recension de la sociologue Nathalie Heinich, « D’un effet pervers du libéralisme », in (1998) 38 Droit et Société 157.
  • [14]
    Geneviève Hautcœur, « Notice bibliographique : La liberté d’expression entre l’art et le droit », in (1997) 28 Revue générale de droit 112.
  • [15]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Le traitement juridique de l’acte individuel fautif de l’élu municipal, source d’obligations délictuelles ou quasi délictuelles. Un essai de systématisation critique du droit positif québécois », in (1993) 24 Revue générale de droit 469 ; Id., « Responsabilité fiscale des administrateurs », in (1992) 14 Revue de planification fiscale et successorale 413 ; Jean-Pierre Roy et Jean-François Gaudreault-Desbiens, « La responsabilité des administrateurs et l’utilisation du critère subjectif dans la Loi sur le ministère du Revenu », in (1991) 13 Revue de planification fiscale et successorale 323 ; Jean-François Gaudreault-Desbiens, François Coté et al., « Arbitrage », in Bernard Colas (dir.), Accords économiques internationaux, Paris & Montréal, La documentation française et Wilson & Lafleur, 1990, p. 307 ; Jean-François Gaudreault-Desbiens, « L’abus de droit en matière contractuelle au Québec », in (1987) 1 Revue juridique des étudiants de l’Université Laval 81-112.
  • [16]
    Je profite ici de l’occasion pour rendre un hommage particulier aux professeurs Nabil Antaki, Jean-Guy Belley, Henri Brun, Pierre Issalys et Gil Rémillard qui, tout en ne faisant jamais l’impasse sur les exigences internes du droit positif, mettaient celui-ci en contexte de manière à pousser l’analyse au-delà de la règle comme telle.
  • [17]
    Sur l’analyse économique appliquée au droit civil, voir l’ouvrage majeur de mes collègues Ejan Mackaay et Stéphane Rousseau, Analyse économique du droit, Paris et Montréal, Dalloz et Éditions Thémis, 2008.
  • [18]
    Par exemple, voir Tsachi Keren-Paz, Torts, Egalitarianism and Distributive Justice, Londres, Ashgate, 2007.
  • [19]
    Les œuvres doctrinales de Jean Carbonnier, que je distingue ici, pour des raisons que j’expliquerai plus tard, de ses magnifiques travaux de sociologie et de philosophie du droit, me paraissent constituer un modèle à cet égard.
  • [20]
    Parmi les ouvrages récents, je pense par exemple au remarquable traité de mes collègues Didier Luelles et Benoît Moore, Droit des obligations, Montréal, Éditions Thémis, 2006.
  • [21]
    Surtout si l’on s’intéresse aux évolutions de la pensée juridique et de ses modes d’expression aux États-Unis, où il y a longtemps – au moins depuis l’émergence du réalisme juridique dans les années 1920 – qu’a été mise en cause la conception exégétique et formaliste qui, un temps, régissait dans ce pays la manière de « faire du droit » et de l’enseigner.
  • [22]
    Pour une généalogie de la doctrine comme entité et pouvoir en France, voir Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004.
  • [23]
    Voir par exemple le Code de déontologie des avocats, R.R.Q., c. B-1, r. 1, art. 2.01 : « L’avocat doit soutenir le respect de la loi. Il ne doit pas prononcer des paroles ou publier des écrits contraires aux lois, ni inciter quiconque à y porter atteinte, mais il peut, pour des raisons et par des moyens légitimes, critiquer toute disposition de la loi, en contester l’application ou requérir qu’elle soit abrogée ou modifiée. »
  • [24]
    Chaim Perelman, Éthique et droit, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1990, p. 753.
  • [25]
    « En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. » Voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 12e éd., Paris, Vrin, 1983, p. 14.
  • [26]
    J’élabore là-dessus dans : Jean-François Gaudreault-Desbiens, « The Fetishism of Formal Law and the Fate of Constitutional Patriotism in Communities of Comfort : A Canadian Perspective », in John Erik Fossum et Johanne Poirier (dir.), Ties That Bind, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 303.
  • [27]
    Tout en notant son libertarisme peut-être insuffisamment assumé et son idéalisation des modalités d’exercice concret de l’autonomie individuelle dans les ordres juridiques non étatiques, la théorie du pluralisme juridique critique de Roderick Macdonald me paraît assez juste en ce qui a trait à l’importance qu’elle accorde à la médiatisation des acteurs individuels dans le cadre de la production du droit. Voir notamment Roderick A. MacDonald, Lessons of Everyday Law, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2002 ; Id., « Kaleidoscopic Federalism », in Jean-François Gaudreault-Desbiens et Fabien Gélinas (dir.), The Moods and States of Federalism : Governance, Identity, and Methodology / Le fédéralisme dans tous ses états. Gouvernance, identité et méthodologie, Bruxelles et Cowansville, Bruylant et Éditions Yvon Blais, 2005, p. 261 ; Roderick A. MacDonald et Martha-Marie Kleinans, « What is a Critical Legal Pluralism ? », in (1997) 12 Canadian Journal of Law and Society 25.
  • [28]
    Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, France Loisirs, 1989, p. 127.
  • [29]
    Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, Paris, Gallimard, 1999, p. 196, collection « Folio classique », n° 3248.
  • [30]
    François Ost, « Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles du juge », in Pierre Bouretz (dir.), La force du droit, Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 263.
  • [31]
    Monique Chemillier-Gendreau, Humanité et souveraineté. Essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995, p. 20-23.
  • [32]
    Diane F. Orenlichter, « Separation Anxiety : International Responses to Ethno-Separatist Claims », in (1998) 23 Yale Journal of International Law 1, p. 10.
  • [33]
    Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, éd. rév., New York, Verso, 1991, p. 7.
  • [34]
    Sur le concept de nationalisme méthodologique, voir Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un empire européen, Paris, Flammarion, 2007, p. 32.
  • [35]
    Agnès Heller, Pour une philosophie radicale, Paris, Le Sycomore, 1979, p. 142.
  • [36]
    Voir là-dessus Jean-François Gaudreault-Desbiens, Le sexe et le droit. Sur le féminisme juridique de Catharine MacKinnon, Montréal et Cowansville, Éditions Liber et Éditions Yvon Blais, 2001.
  • [37]
    Gary Minda, Postmodern Legal Movements. Law and Jurisprudence at Century’s End, New York, New York University Press, 1995, p. 231.
  • [38]
    George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1994, collection « Folio essais », n° 255, p. 67.
  • [39]
    Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1962, p. 86, n° 5.6.
  • [40]
    G. Bachelard, op. cit., note 25, p. 15.
  • [41]
    Jack M. Balkin, « What is Postmodern Constitutionalism ? », in (1992) 90 Michigan Law Review 1966, 1986.
  • [42]
    Simone Weill, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, 1955, p. 85.
  • [43]
    Sur ce travail de mise à distance, voir généralement Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996.
  • [44]
    Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995, p. 817, « essai ».
  • [45]
    Laurent Mailhot, L’essai québécois depuis 1945. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, p. 19.
  • [46]
    Ibidem, p. 72
  • [47]
    Fernand Roy, « Un tombeau littéraire pour l’essai ? », in (1972) 5(1) Études littéraires 23, 28.
  • [48]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1985, p. 14-15.
  • [49]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, Les solitudes du bijuridisme canadien. Essai sur les rapports de pouvoir entre les traditions juridiques et la résilience des atavismes identitaires, Montréal, Éditions Thémis, 2007, p. 53.
  • [50]
    Michel de Montaigne, Essais, livre premier, Paris, Livre de Poche classique, 2002, p. 79.
  • [51]
    L. Mailhot, op. cit., note 45, p. 73.
  • [52]
    J. Rey-Debove et A. Rey, op. cit., note 44, p. 1918.
  • [53]
    Évidemment, Serge Gainsbourg ne parle pas dans sa chanson d’essai juridique, mais plutôt d’amour physique, ce qui, convenons-en, est assez différent…
  • [54]
    Voir Herbert L.A. Hart, The Concept of Law, 2e éd., Oxford, Clarendon Press, 1994, p. vi.
  • [55]
    Voir par exemple l’anthologie d’essais québécois de L. Mailhot, op. cit., note 45.
  • [56]
    Bernard Bissonnette, Essai sur la constitution du Canada, Montréal, Éditions du Jour, 1963, « Avant-propos ».
  • [57]
    J’emprunte ici, en le modifiant un peu, le titre d’un article de Nicholas Kasirer, grand essayiste juridique s’il en est… Voir Nicholas Kasirer, « L’outre-loi », in Lynne Castonguay et Nicholas Kasirer (dir.), Étudier et enseigner le droit : hier, aujourd’hui et demain, Bruxelles et Cowansville, Bruylant et Éditions Yvon Blais, 2006, p. 389.
  • [58]
    Pierre Bourdieu, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in François Chazel et Jacques Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, L.G.D.J., 1991, p. 95
  • [59]
    Jacques Lenoble et François Ost, Droit, mythe et raison. Essai sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1980, p. 87.
  • [60]
    G. Bachelard, op. cit., note 25, p. 127.
  • [61]
    Voir Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996.
  • [62]
    Voir Olivier Beaud, « Doctrine », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Quadrige/ Lamy-PUF, 2003, p. 384, 387-388.
  • [63]
    Mitchell de S.-O.-l’E. Lasser, « Trois palais : deux styles ? », in Nicholas Kasirer (dir.), Le droit civil, avant tout un style ?, Montréal, Editions Thémis, 2003, p. 121.
  • [64]
    P. Jestaz et C. Jamin, op. cit., note 22, p. 303-304.
  • [65]
    Cela contribue à l’image un peu statique que dégage la pensée juridique française à travers le monde. De fait, l’étroitesse relative de la doctrine tend à occulter la richesse du savoir juridique qui est produit dans ce pays, mais qui s’exprime hors du paradigme doctrinal. Je pense notamment à des travaux comme ceux réalisés par les anthropologues du droit Norbert Rouland et Étienne Le Roy ou par le sociologue du droit Jacques Commaille. En revanche, il convient de souligner que, malgré les contraintes de divers ordres qui persistent, la nouvelle génération d’auteurs de doctrine semble plus aventureuse que les précédentes, du moins si je me fie à ceux, surtout publicistes, dont je consulte régulièrement les travaux.
  • [66]
    Voir notamment Jean-Louis Baudouin et Catherine Labrusse-Riou, Produire l’homme : de quel droit ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, collection « Les voies du droit » ; Jean-Louis Baudouin, Éthique de la mort et droit à la mort, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, collection « Les voies du droit ».
  • [67]
    Voir là-dessus : Christian Atias, Savoir des juges et savoir des juristes. Mes premiers regards sur la culture juridique québécoise, Montréal, Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, 1990.
  • [68]
    Robert Leckey, « Territoriality in Canadian Administrative Law », in (2004) 54 University of Toronto Law Journal 327, pp. 336-337. Voir aussi Roderick A. MacDonald, « Understanding Quebec Civil Law Scholarship », in (1985) 23 Osgoode Hall L.J. 573.
  • [69]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, Les solitudes du bijuridisme canadien…, op. cit. note 49.
  • [70]
    Je note une exception dans la doctrine constitutionnelle québécoise où une historicisation de nature particulière a presque systématiquement lieu, en l’occurrence lorsqu’il s’agit de relater ce qui est présenté comme le « point de vue québécois » sur l’évolution constitutionnelle du Canada. Or, ce point de vue est plus souvent qu’autrement un point de vue nationaliste ou sécessionniste qui, sans être illégitime, demeure tout de même considérablement limité comme point de départ heuristique d’une démarche critique. Le principal traité québécois sur la question en constitue une illustration probante. Voir Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007.
  • [71]
    Je m’inspire ici du concept de « science normale » proposé par Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, collection « Champs », n° 115, Paris, Flammarion, 1983.
  • [72]
    Voir, sur cette question, Hillary Putnam, The Collapse of the Fact/ Value Dichotomy and Other Essays, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2002.
  • [73]
    Sans chercher à l’étayer ici, je fais l’hypothèse que la société québécoise offre un terreau particulièrement fertile à l’antijuridisme, un peu comme l’est la France pour des raisons en partie différentes. Voir l’intéressante réflexion que propose, en contexte français, Jacques Caillosse sur les rapports entre juristes et politistes ainsi que sur les intégrismes disciplinaires empêchant la communication entre eux : Jacques Caillosse, « Droit et politique : vieilles lunes, champs nouveaux », in [1994] 26 Droit et Société 127.
  • [74]
    On trouve un exemple récent de cette tendance dans le rapport Bouchard-Taylor., qui traite des différents modes de gestion des revendications religieuses dans l’espace « public » et notamment de la doctrine juridique des « accommodements raisonnables ». Voir Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Gérard Bouchard et Charles Taylor, co-présidents), Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008, en ligne : http://www.accommodements.qc.ca
  • [75]
    Concevoir le droit comme une expérience trahit bien évidemment l’influence, que je ne cherche pas à dissimuler, du pragmatisme philosophique et du réalisme juridique issus, là encore, des États-Unis. Pour une réflexion québécoise récente sur l’expérience du droit, voir Jean-François Gaudreault-Desbiens et Diane Labrèche, Le contexte social du droit dans le Québec contemporain. L’intelligence culturelle dans la pratique du droit, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009.
  • [76]
    Sur l’évolution de la norme, de la modernité à la postmodernité, voir Karim Benyekhlef, Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, Montréal, Éditions Thémis, 2008.
  • [77]
    Claude Brouillette, « L’essai : une frivolité littéraire ? », in (1972) 5(1) Études littéraires 37.
« Penser, c’est dire non. (...) Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit seulement ne sait plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne sait plus rien. » [1]

Introduction

1 – [Droit et genres littéraires]

1Quelques décennies après l’émergence du courant Law and Literature, qui appréhende le discours juridique comme une forme possible de littérature ou qui cherche à déceler des trames juridiques dans la littérature romanesque ou théâtrale [2], la question de l’adoption d’un genre littéraire comme le roman, la nouvelle ou le théâtre pour « faire du droit » d’une manière qui soit à la fois intelligible et légitime aux yeux des juristes demeure en suspens.

2 – [De la littérature dans le droit ?]

2De nombreux juristes se sont certes adonnés à l’écriture littéraire, souvent avec succès d’ailleurs [3], mais, même en supposant que des considérations ayant trait au droit ou, plus largement, à la justice aient pu inspirer leurs œuvres littéraires, ces juristes ont assez rarement prétendu faire du droit en revêtant des habits de littérateurs. D’autres, par coquetterie, souci d’esthétisme ou afin de faire œuvre pédagogique, ont voulu pimenter certains de leurs écrits juridiques stricto sensu de touches littéraires. On trouve une illustration classique de cette manière de faire dans certains jugements de Lord Denning, dont le célèbre Hinz v. Berry, qui avait trait à la compensation du dommage résultant d’un choc nerveux. En voici un extrait :

« It happened on 19 April 1964. It was bluebell time in Kent, Mr. and Mrs. Hinz had been married some ten years, and they had four children, all aged nine and under. The youngest was one. Mrs. Hinz was a remarkable woman. In addition to her own four, she was foster-mother to four other children. To add to it, she was two months pregnant with her fifth child.
On this day they drove out in a Bedford Dormobile van from Tonbridge to Canvey Island. They took all eight children with them. As they were coming back into a lay-by at Thurnham to have a picnic tea. The husband, Mr. Hinz, was at the back of the Dormobile making the tea. Mrs. Hinz had taken Stephanie, her third child, aged three, across the road to pick bluebells on the opposite side. There came along a Jaguar car driven by Mr. Berry, out of control. A tyre had burst. The Jaguar rushed into this lay-by and crashed into Mr. Hinz and the children. Mr. Hinz was frightfully injured and died a little later. Nearly all the children were hurt. Blood was streaming from their heads. Mrs. Hinz, hearing the crash, turned round and saw this disaster. She ran across the road and did all she could. Her husband was beyond recall. But the children recovered. » [4]
Pour Lord Denning, l’art du jugement consistait à humaniser le plus possible le traitement juridique de problèmes qu’il voyait avant tout comme les problèmes personnels des parties au litige. Pour ce faire, il n’hésitait pas à relater sous une forme dramatique les faits mis en preuve et à structurer le récit qu’il en faisait, parfois en s’inspirant de la trame des pièces de Shakespeare. De son propre aveu, il voulait délibérément s’éloigner du style traditionnel de rédaction des jugements, qu’il percevait comme trop technique, linéaire et impersonnel [5]. Personne, toutefois, n’aurait pu douter que Lord Denning faisait alors du droit, puisqu’il rendait jugement...

3 – [Suite]

3Si Lord Denning adoptait un style littéraire naturaliste, d’autres juges ont parfois préféré la métaphore ou la parabole. On en trouve un exemple récent dans l’arrêt Ciment du Saint-Laurent Inc. c. Barrette, où les juges LeBel et Deschamps, s’exprimant au nom de la Cour suprême du Canada dans une affaire de troubles de voisinage causés par des émissions de poussière de ciment, se font à la fois lyriques et facétieux pour situer le problème en cause : « Né de la poussière, destiné à y retourner, l’être humain se résigne mal à vivre en elle. Parfois, las du balai et du seau d’eau, il n’hésite pas à recourir aux tribunaux pour lui échapper. Le présent dossier le confirme. » [6] Encore là, on ne saurait mettre en doute le fait qu’en faisant pareille affirmation, la Cour suprême « fait du droit » puisqu’elle prononce un arrêt.

4 – [« Faire du droit », qu’est-ce à dire ?]

4Mais que signifie au juste « faire du droit » ? Le sens à donner à cette expression est certes équivoque. Je lui donnerai toutefois dans ce texte une acception positiviste, en l’occurrence celle voulant que « faire du droit » sous-tende une tentative de contribution à l’élaboration et à l’interprétation du droit étatique dans une perspective avant tout interne à celui-ci, ce qui, précisément, est susceptible de rendre cette activité intelligible pour la majorité des juristes.

5 – [Droit et narrativisme]

5Il est vrai, cela dit, que le flirt de certains juristes américains, particulièrement ceux se situant dans la mouvance de la Critical Race Theory[7], avec ce que l’on pourrait appeler le « narrativisme » (storytelling) pourrait être vu comme une tentative de « faire du droit » par le truchement d’une forme littéraire [8]. On se souviendra que les travaux de plusieurs des adeptes du « narrativisme » relatent des histoires, mettent en scène des personnages, contiennent des dialogues... tout en se faisant plutôt avares de notes de bas de page en comparaison des textes juridiques traditionnels ! Dans ce courant « narrativiste », le récit sert avant tout des visées pédagogiques, qui tiennent, d’une part, dans le dévoilement de conditions identitaires particulières que le droit positif tendrait à occulter et, d’autre part, dans la conscientisation du lecteur à l’existence de telles situations. Ces visées rapprochent à cet égard les récits qui les portent des paraboles bibliques ou des contes anciens. Le genre et la forme littéraires y sont en quelque sorte instrumentalisés au profit d’une cause externe à laquelle l’auteur adhère et qu’il cherche à promouvoir, non seulement pour lui mais aussi pour d’autres qui partagent sa condition.

6 – [Transgression formelle et subversion substantielle]

6L’auteur « narrativiste » veut clairement « faire du droit » au sens où j’ai défini cette expression, mais il veut le faire en opérant une transgression formelle ayant des ramifications substantielles. Le genre littéraire, bien sûr, tranche avec ce à quoi sont habitués les juristes socialisés au positivisme, mais c’est surtout au plan substantiel que l’éclatement du style emporte une conséquence majeure, en l’occurrence le refus de s’en tenir à une argumentation analytique visant à démontrer la véracité des propositions mises de l’avant selon les règles du discours classique. Sans être exclu, ce type d’argumentation n’est jamais exclusif, ne représentant qu’une des pièces de la mosaïque discursive que cherche à créer l’auteur. Affirmation de la subjectivité éclairée de l’auteur (on le souhaite, du moins) [9], refus du discours purement objectiviste, va-et-vient entre le personnel et l’universel, pluralisation des styles discursifs : voilà ce qui rappelle un genre littéraire particulier que je n’ai pas encore évoqué, l’essai.

7 – [Thèse]

7Je me pencherai dans ce texte sur la possibilité d’employer ce genre littéraire pour « faire du droit », au sens où j’ai défini cette expression, et, plus généralement, sur les rapports entre essai et droit. La thèse que j’y défends est que l’usage de l’essai comme genre littéraire est périlleux dans le champ juridique, particulièrement en contexte civiliste, en ce que celui qui y a recours prend en quelque sorte le contre-pied de la doctrine en refusant le postulat de clôture normative du droit envisagé sous l’angle positiviste. Plutôt que d’insister sur la sécurité juridique en mettant l’accent sur la cohérence narrative interne des sources du droit, l’essai valorise en effet le doute et considère la réflexion, voire le jugement, en droit comme un processus fondamentalement interlocutoire et contingent. Il constitue en ce sens un mode de pensée nomade. Ce faisant, le juriste qui se fait essayiste tend à concevoir le droit comme un champ où il agit principalement comme révélateur et gestionnaire de l’incertitude (ou de la contingence) plutôt que comme producteur de certitude ou de vérité objective durables. De la sorte, l’essai en droit est un vecteur de ce qui me paraît être une forme d’adoctrinement, si l’on me passe l’expression. Ce qui, paradoxalement mais inévitablement, mène à s’interroger sur l’opportunité d’un élargissement de la catégorie « doctrine » pour intégrer certaines des qualités attribuées à l’essai.

8 – [Plan]

8Afin d’étayer cette thèse, je proposerai d’abord une réflexion sur ce qui m’a amené à tâter de l’essai en droit (1). Je me pencherai ensuite sur la difficile inscription de ce genre littéraire dans le monde du droit (2).

1 – Pourquoi l’essai en droit ?

9 – [Inévitabilité du retour sur soi]

9Pourquoi ai-je accepté de parler des liens entre le genre littéraire qu’est l’essai et le droit ? Ce thème s’est imposé à la suite du petit travail d’introspection qu’a provoqué l’invitation à participer au cycle de conférences dans lequel s’est d’abord inscrite cette contribution. Cette intros-pection explique d’ailleurs que certains des propos qui suivent soient centrés sur mon parcours personnel. Je m’en excuse auprès de mes lecteurs, mais il se pourrait bien que le thème même de l’essai en droit l’exige, du moins tel que j’en conçois la nature et le rôle dans ce champ particulier.

10 – [Constat de l’inclassable]

10D’abord une anecdote. Le premier livre que j’ai fait paraître traitait de la liberté d’expression telle qu’on la conceptualise dans les champs juridique et artistique ainsi que des relations d’internormativité qu’engendrent parfois les interactions entre ces deux champs [10]. Plus particulièrement, cet ouvrage s’intéressait à l’affirmation des identités à travers l’art et les politiques artistiques ainsi qu’à la régulation que le droit étatique et l’art – conçus tous deux comme des systèmes normatifs – exercent sur les processus identificatoires des individus et des groupes. J’y abordais ces questions autant sous l’angle de la sociologie de l’art que sous celui du droit constitutionnel, et autant sous l’angle du droit comparé que sous celui du droit interne. En outre, la philosophie du droit y côtoyait l’analyse juridique de type positiviste. Bref, ce livre était un objet bizarre, frisant l’inclassable. Tellement inclassable que les deux éditeurs juridiques auxquels je l’avais proposé l’avaient refusé en m’indiquant que, par son thème et son approche, il ne cadrait dans aucune de leurs collections. C’est pourquoi je me tournai vers un éditeur universitaire qui le publia en collaboration avec une maison d’édition spécialisée en philosophie et en sciences humaines.

11 – [Réactions]

11Les réactions formelles ou informelles que cet ouvrage allait susciter prouvèrent que, de fait, il cadrait mal dans les schèmes établis. Une première recension parut dans la Revue du Barreau canadien, sous la plume du professeur Michel Lebel. Celui-ci commençait ainsi : « Voici un essai juridique marqué par la modernité, le premier du genre, nous semble-t-il, publié au Québec. [...] Réflexions philosophiques, éthiques et littéraires et références à des œuvres d’art s’y trouvent en abondance. » [11] Pierre Saletti, alors titulaire de la chronique « Essais » dans Le Devoir, mettait lui aussi en exergue cette caractéristique du livre, en plus de s’étonner que lui, non-juriste, ait pu trouver intelligible et pertinent le livre d’un juriste [12]. Bien qu’avertissant ses lecteurs de la présence dans l’ouvrage d’analyses fouillées de la jurisprudence canadienne et américaine en matière de liberté d’expression – âmes sensibles s’abstenir ! –, il n’en louait pas moins l’accessibilité du propos [13]. Paradoxalement, parce qu’il empruntait considérablement aux sciences sociales compte tenu de la question étudiée, le langage de l’ouvrage était ailleurs jugé « peu courant » du point de vue de l’étudiant en droit ou du juriste [14].

12 – [Regard de l’autre et révélation]

12Je ne sais pas si Messieurs Lebel et Saletti avaient vu juste quant aux qualités putatives de mon ouvrage, mais leurs recensions provoquèrent chez moi une réflexion à propos de mon positionnement, alors embryonnaire, dans le champ de la littérature juridique au Québec. J’étais à cette époque en rédaction de thèse doctorale et j’avais quitté depuis déjà quelques années la pratique du droit à laquelle j’avais consacré près de cinq ans. J’avais aussi, avant et pendant ces années de pratique, publié quelques articles de doctrine [15]. Ces expériences, jumelées à celles que j’avais vécues au premier cycle à la Faculté de droit de l’Université Laval, avaient exercé une influence majeure sur ma conception du droit, conception que je voulais désormais traduire dans mes écrits juridiques.

13 – [Conception embryonnaire du droit]

13En la réduisant à sa plus simple expression, cette conception refusait de considérer le droit hors du social, du politique et de l’économique. De sorte qu’à l’analyse exégétique du droit positif devait impérativement s’ajouter une contextualisation de ce droit, envisagé autant comme enjeu politique que comme instrument social, ainsi qu’une théorisation qui ne réponde pas qu’aux raisons internes déclarées d’un quelconque champ du droit.

14 – [Genèse a contrario]

14Cet attrait pour une vision qui réinscrirait le droit dans la société, qui chercherait à en éclairer et à en déconstruire les postulats, me venait paradoxalement de la formation radicalement positiviste et technique que j’avais reçue (à quelques cours près [16]) lors de mon premier cycle en droit ainsi que de mes années passées en pratique, où j’avais regretté la décontextualisation et l’athéorisation de ma formation universitaire non pas tant en fonction de préoccupations utilitaires (par exemple, être un « bon avocat », comme s’il ne pouvait y avoir qu’un sens évident à cette expression) mais surtout en fonction de considérations liées à la stimulation intellectuelle et à la saisie complexe d’un phénomène social comme le droit.

15 – [Pratique juridique et découvertes intellectuelles]

15Même si j’ai vite eu l’impression d’avoir fait le tour du jardin, j’ai beaucoup appris en pratique. J’y ai par exemple constaté que le droit civil, que je honnissais à la faculté, pouvait être un domaine fascinant, pourvu qu’on ne le confine pas aux débats, sans doute intellectuellement jouissifs pour bien des juristes, sur la délégation imparfaite de paiement ou sur les règles-d’évaluation-du-préjudice-corporel-telles-que-posées-par-la-Cour-suprême. En rédigeant des contrats complexes, j’ai vu le Code civil prendre vie, alors qu’on me l’avait présenté comme un joli mécano normatif, où tout commence par les règles et tout finit par elles, et d’où l’on avait systématiquement évacué la réflexion sur les raisons de ces règles. Ô comme j’aurais voulu, en rétrospective, que l’on m’enseignât le droit des contrats aussi sous l’angle de l’analyse économique du droit [17], ou le droit des obligations extracontractuelles comme pouvant aussi être envisagé sous l’angle de la justice distributive [18]. Le aussi est ici très important : les débats doctrinaux sur une question de droit particulière (par exemple les conditions d’existence d’une délégation imparfaite de paiement) peuvent être fascinants, et il est important que les aspirants juristes en soient instruits, mais l’adjectif « fascinant » ne sous-tend pas celui de « suffisant ». Des œuvres doctrinales admirables ont été publiées [19] et le sont encore [20], mais la vision du droit dont beaucoup sont porteuses demeure partielle. Cela n’est pas comme tel un défaut, mais dans la mesure où le cursus n’offre guère d’occasions de pluraliser la perspective, cela peut le devenir. La pratique du droit a en ce sens conforté une intuition que j’avais eue lors de mes études de premier cycle, à savoir que le droit entendu comme corpus normatif ne veut pas dire grand-chose lorsqu’on l’envisage en faisant abstraction des variables historiques, sociologiques, politiques et économiques susceptibles d’expliquer les raisons de son élaboration et d’influer sur les modalités de sa mise en application. Bref, c’est autant en réaction à ma première formation en droit qu’en tirant des leçons de mon séjour en pratique que j’ai résolu, après avoir décidé de me diriger vers une carrière académique, que je ne souhaitais plus « faire du droit » comme on m’avait laissé entendre qu’il devait se faire et comme on le laisse encore trop souvent entendre aux étudiants. Ce qu’illustrent des remarques du genre « C’est pas du droit, ça ! », parfois entendues lorsque l’on convie un auditoire à une réflexion critique sur les rationalités sous-jacentes aux normes positives, sur les conceptualisations théoriques du droit et sur les questions relevant, plus largement, du contexte social du droit.

16 – [Constat des limites de la doctrine]

16Au moment de la parution de mon premier livre, j’en étais donc venu à la conclusion que, bien qu’ayant moi-même déjà fait de la doctrine au sens classique du terme, cette approche me laissait insatisfait puisqu’elle ne se préoccupait pas suffisamment du droit vivant, celui qui se situe à l’interface du social, de l’économique et du politique. J’estimais par ailleurs que la doctrine classique faisait trop souvent (et non toujours) preuve de naïveté épistémologique en ce qu’elle tenait pour avérées et incontestables les représentations que le droit officiel donne de lui-même. Autrement dit, je trouvais que trop peu de travail critique y était fait à propos des rationalités sous-jacentes au droit et de ses concepts fondateurs, ceci au profit d’une quête inlassable d’une cohérence narrative esthétisante, purement technique, faisant l’impasse autant sur la complexité du droit que sur ses modes d’inscription dans la société. En découlait selon moi une forme de déconnexion sociale à la fois du droit et du discours juridique, susceptible, à terme, de miner sa légitimité en en étouffant les possibilités de réforme.

17Bref, le travail exégétique interne de la doctrine continuait de me paraître important et légitime, mais il fallait à tout prix y suppléer. Même si, à l’époque, pareil constat n’était pas particulièrement original [21], il marquait, compte tenu de la formation très orthodoxe que j’avais reçue, une évolution personnelle importante. Aussi, si je n’ai jamais renoncé à faire de la doctrine, j’ai vite su que celle que je ferais divergerait un tantinet du modèle traditionnel et que, en toute hypothèse, je ne ferais jamais que de la doctrine.

18 – [« Doctrine doctrinante » et dogmatisme]

18Une des choses qui me posaient le plus problème dans la doctrine traditionnelle, telle qu’elle se donne surtout à voir en France et dans ses satellites intellectuels, c’était le caractère dogmatique, plutôt que discursif, du genre [22]. Ce n’est du reste pas pour rien que, dans la tradition romano-germanique, l’on parle de la doctrine comme d’une dogmatique juridique. En raison de cette dimension dogmatique à laquelle il adhère généralement, l’auteur de doctrine tend à réduire le doute autant dans sa dimension macroscopique (élimination ou occultation de tout doute quant aux préceptes fondateurs du dogme juridique en cause) que dans sa dimension microscopique (résorption du doute dans la mise en œuvre du dogme par une recherche de cohérence narrative). D’où l’endoctrinement, mot que je n’emploie pas ici de manière péjorative, qui risque d’en découler et qui rapproche le positivisme juridique d’une théologie séculière.

19 – [« Doctrine doctrinante » et rapports de croyance]

19Mais où donc est le problème ? Il tient, à mon avis, dans la croyance implicite que le droit positif est non seulement engagé dans la production de propositions valides, mais aussi objectivement et acontextuellement vraies. Cette fonction de production de vérité explique d’ailleurs le travail de réduction du doute qui s’opère en doctrine. Or, si pareille position peut se justifier lorsque l’on est juge, législateur ou avocat, peut-être faut-il la remettre en question lorsque l’on se veut intellectuel du droit, statut qui se distingue conceptuellement de celui de juriste stricto sensu, encore que les deux statuts ne soient pas nécessairement incompatibles. De fait, l’intellectuel du droit est souvent un intellectuel organique au sens gramscien, c’est-à-dire que son action participe d’un système et en justifie la légitimité. Et si cet intellectuel est au surplus avocat, il aura en outre l’obligation déontologique de « soutenir le respect de la loi » [23]. Mais cette fonction « organique », que la plupart acceptent sans rechigner au-delà même de toute obligation déontologique pouvant leur incomber, ne les empêche pas d’exercer une autre fonction, critique celle-là. Et l’une des manières les plus fructueuses de le faire est d’examiner le droit à partir de savoirs externes, quitte à réadopter par la suite un point de vue interne. C’est du moins ce que je croyais au moment de la publication de mon premier ouvrage, et c’est encore ce que je crois aujourd’hui. Évidemment, lorsque je remets mon chapeau d’avocat pour rédiger des opinions ou des actes juridiques, je souscris moi aussi à l’objectif de maximiser la sécurité juridique des parties intéressées en « produisant » pour elles une forme de vérité à laquelle elles se rattacheront. Mais je ne peux toutefois oublier que, dans une perspective plus large, cette vérité n’est que bien relative, partielle, et surtout éphémère. Il ne s’agit là de rien d’autre que d’une forme de gestion du risque ou de l’incertitude. L’obsession sécuritaire que trahit la quête effrénée de la vérité objective en droit témoigne dans cette optique d’une conception purement formelle de la logique juridique. Or, comme l’a bien montré Chaim Perelman, cette logique en est plutôt une « du raisonnable » [24], laquelle se prête mal aux réductions idéalistes véhiculées par certaines thèses positivistes.

20 – [« Connaître contre »]

20J’ai assez tôt trouvé dans le doute mon matériau intellectuel principal. Une fois pris mon virage universitaire, j’ai, suivant l’exhortation de Bachelard, délibérément tenté de « connaître contre », processus dynamique que sous-tend l’idée même de connaissance chez cet auteur [25]. Dans cette optique, je me suis plus intéressé aux pathologies de la pensée, y incluant la mienne, qu’à l’élaboration de nouvelles pensées se donnant à voir comme révolutionnaires et auto-suffisantes. En fait, sans être un ardent admirateur de Jacques Derrida – et encore moins de sa prose souvent obscure –, la déconstruction m’a toujours intéressé, mais seulement dans la mesure où elle n’épargne rien et où elle n’inhibe pas les tentatives de concrétiser des aspirations dont la réalisation est, en revanche, d’emblée reconnue comme contingente, c’est-à-dire comme n’étant ni impossible ni nécessaire.

21 – [Aspirations et lucidité]

21Évoquer la possibilité de réaliser des aspirations pourrait étonner de la part d’un individu qui fait du doute un pivot de son mode de pensée. Ces deux éléments ne sont pourtant pas aussi contradictoires qu’il y paraît. En effet, il m’est assez vite paru important de ne pas renoncer aux aspirations. D’une part, une société peut, dans certaines limites, légitimement valoriser certains traits de caractère ou visées collectives ou, si l’on préfère, les appréhender comme des valeurs susceptibles de consécration en droit positif. Le défi est cependant de ne pas se leurrer quant à leur inéluctabilité présumée ou alléguée et, surtout, de ne pas occulter leur potentiel mythogène. D’autre part, même un juriste qui prétend adopter un point de vue critique peut promouvoir ou souhaiter, dans une perspective normative, la réalisation d’une conception particulière du juste ou du bien. Mais il doit se prémunir contre la tentation de prendre ses désirs pour des réalités. Il doit surtout se garder de devenir un véritable croyant, avec le potentiel d’aveuglement plus ou moins volontaire qui accompagne ce statut.

22 – [Proposition normative et acte de foi]

22Là encore, une transmutation peut s’opérer entre ce qui est originellement une proposition normative et ce qui est susceptible de devenir un acte de foi. Pensons à la théorisation philosophique du patriotisme constitutionnel qui, faute de s’intéresser vraiment aux circonstances de mise en œuvre de ce patriotisme, y incluant les variables juridiques, se transforme trop souvent en une espèce de dogmatique cosmopolitano-élitiste porteuse d’aveuglement au réel [26]. Les aspirations ont certes leur place – j’ose affirmer qu’elles sont nécessaires – mais, compte tenu du caractère éminemment contingent et aléatoire de leur concrétisation, elles peuvent difficilement être envisagées autrement que comme des raisons justifiant le travail inlassable qu’exige cette concrétisation.

23 – [Droit, discours et symboles]

23Dans le champ du droit, cela se traduit par une requalification de la norme comme énoncé à vocation normative susceptible de produire des effets même sans institution officielle pour en appuyer la mise en œuvre, laquelle tient avant tout à la médiatisation individuelle et collective qu’en font ses destinataires [27]. Tout cela passe par le discours, souvent indéterminé, généralement inachevé et probablement inachevable : « [i]l faut imaginer Sisyphe heureux », écrivait Camus [28]. Poursuivant dans cette veine littéraire, je serais tenté de m’inspirer, un peu facétieusement j’en conviens, de Rimbaud, qui définissait l’éternité comme « la mer mêlée au soleil » [29]. Ainsi, si l’on me posait la question « Qu’est-ce que le droit ? », j’aurais envie de répondre « C’est le discours mêlé aux symboles », un discours à vocation prescriptive qui s’exprime à travers des principes, des règles et des institutions, d’une part, et qui est exprimé par des acteurs investis d’une connaissance juridique spécifique ou d’une autorité institutionnelle identifiable, ainsi que par des profanes qui, en le vivant, tendent à l’instrumentaliser, d’autre part. Ou, pour reprendre la formule plus philosophique de François Ost, « [a]vant d’être règle et institution, le droit est logos, discours, signification en suspens. Il s’articule entre les choses : entre la règle (qui n’est jamais entièrement normative) et le fait (qui n’est jamais entièrement factuel), entre l’ordre et le désordre, entre la lettre et l’esprit, entre la force et la justice. Dialectique, il est l’un par l’autre ; paradoxal, il est l’un et l’autre. » [30]

24 – [Droit et contingence]

24Cette valorisation du doute et cette mise en exergue du caractère à mon avis primordialement argumentatif/discursif du droit et des propositions de droit renvoient à la contingence de ses assises et mécanismes d’élaboration et de mise en œuvre. Ce concept de contingence me paraît ici d’une importance cruciale, en ce qu’il permet de saisir, dans la durée, une large gamme de dynamiques et de concepts juridiques. Pour ne donner qu’un exemple, l’État, dont le droit monopolise les énergies des juristes depuis quelques siècles, n’a pas toujours existé et n’a pas non plus toujours exercé l’emprise sur le droit qu’il prétend exercer encore aujourd’hui. Artefact de la modernité juridique [31], l’État est en ce sens une forme d’organisation collective contingente [32], tout comme la nation, qui lui sert souvent d’appui, est une construction sociale contingente et arbitraire [33], mais qui n’en possède pas moins une épaisseur sociologique certaine compte tenu des processus identificatoires aidant à sa sédimentation. Mais, tout contingent soit-il, l’État demeure, dans le discours juridique, un atavisme dont la résilience est assurée par le nationalisme méthodologique que relaie la conception majoritaire du droit [34]. Cela dit, reconnaître la contingence de l’État ne devrait mener ni à nier son importance sur le plan sociologique ni à le traiter comme s’il était dans une relation parfaitement égalitaire avec d’autres formes d’organisations collectives qui ne disposent pas des outils dont il dispose. Qu’on le veuille ou non, malgré les annonces récurrentes et largement prématurées de son déclin, l’État se montre sociologiquement résilient, phénomène sur lequel plusieurs penseurs du cosmopolitisme et du pluralisme juridique font l’impasse.

25 – [Radicalisme au sens étymologique]

25Parler de « connaître contre » et de contingence conceptuelle pourrait inciter à qualifier de « radicale » la saisie critique que je fais du phénomène « droit ». Si l’on donne à ce mot une acception étymologique, qui renverrait aux racines des concepts et des représentations mentales qui ont cours en droit, alors cette qualification serait probablement juste. Il serait en revanche erroné d’affirmer que ma saisie du droit est « radicale » au sens politique du terme. La philosophe Agnès Heller définissait une critique radicale comme « (…) une critique totale de la société qui repose sur des rapports de supériorité et de subordination (…). » [35] Dans cette acception, l’idée de critique radicale suppose une remise en question de la primauté et de la reproduction des rapports de domination au sein de la société, dont le droit, en tant que sous-système social, est susceptible de participer à l’établissement. Je ne nie pas que le droit puisse jouer un tel rôle, qu’il l’a joué plus souvent qu’autrement – parlons-en aux femmes, aux Noirs, aux Autochtones – et qu’il convient de le critiquer lorsqu’il le fait. J’admets également qu’une saisie radicale du droit, au sens étymologique, peut mener à des conclusions radicales sur le plan politique. Ce n’est toutefois pas nécessairement le cas. On en revient donc à la contingence. Mais pourquoi, justement, y revient-on, du moins en ce qui me concerne ?

26 – [Limites et contradictions du radicalisme politique dans la pensée juridique]

26La pensée radicale m’a longtemps intéressé. J’ai d’ailleurs beaucoup écrit sur certaines formes de critiques radicales du droit, desquelles j’ai appris bien des choses. Je tiens par exemple l’œuvre de la juriste féministe américaine Catharine MacKinnon pour une contribution absolution essentielle à la réflexion juridique, malgré les réserves épistémologiques et politiques que m’inspirent certaines des thèses qu’elle défend [36]. Sans surprise, ces désaccords surgissent, d’une part, lorsque MacKinnon adopte des positions déterministes et totalisantes tendant à nier toute contingence dans les constructions identitaires et juridiques et, d’autre part, lorsque, proposant un projet de reconstruction féministe de l’État encodant des aspirations légitimes auxquelles je souscris, elle le fait sans se préoccuper suffisamment des limites évidentes du droit étatique lorsqu’il s’agit de les réaliser, limites que, paradoxalement, elle identifie et dénonce dans la partie critique de son œuvre.

27 – [Scepticisme à l’égard de la méta-théorie]

27Je prends l’exemple de MacKinnon, mais je pourrais citer d’autres cas où d’éminents auteurs ont l’ambition de proposer une méta-théorie unifiée du droit ou d’un champ de celui-ci. J’ai beaucoup d’admiration pour celles et ceux qui ont l’imagination et le courage de soumettre à l’examen critique de telles méta-théories et qui ont l’ambition ou bien de fournir une doctrine compréhensive qui permettrait d’expliquer tout le mouvement du droit, ou bien d’y orchestrer un changement de paradigme. Je suis en revanche extrêmement sceptique quant aux possibilités d’expliquer le droit par une méta-théorie qui permettrait de rendre adéquatement compte des irrégularités, des lacunes, bref de l’insécurité dans le droit. Il n’existe pas encore, et à mon sens il n’existera jamais, d’équivalent en droit de théories quasi omniexplicatives comme la théorie de la relativité ou la théorie quantique en physique. On peut s’en désoler, mais c’est ainsi.

28 – [Postmodernisme et ivresse théorique]

28Ce scepticisme s’est accentué à mesure que je lisais des textes où tel ou tel auteur, inscrivant plus souvent qu’autrement sa pensée dans le courant postmoderniste, disait vouloir « dévoiler », en usant de « critical interpretive strategies » [37], telle ou telle situation de micro-oppression découlant de l’application d’une norme juridique quelconque, pour proposer de nouvelles interprétations visant à révolutionner la pensée juridique et, surtout, à transformer la réalité. Or, bien peu de théories en droit ont vraiment un impact au-delà d’un cercle très restreint de lecteurs. Et même si l’on adhère à la thèse selon laquelle les mots peuvent parfois changer les choses, évoquer la transformation de la réalité par le truchement d’une interprétation nouvelle qui n’est accessible qu’à quelques universitaires me paraît d’une naïveté charmante, pour dire les choses charitablement. Cette propension à l’agrandissement s’explique aisément compte tenu du caractère un peu incestueux de certaines pratiques ayant cours dans les milieux universitaires : d’un colloque à l’autre, les mêmes collègues retrouvent toujours les mêmes autres collègues qui s’enthousiasment pour les mêmes choses qu’eux et qui ont les mêmes ambitions qu’eux. Si des désaccords s’expriment parfois sur certaines questions (souvent des points de détail présentés comme ayant une importance fondamentale), ces désaccords n’ont cependant guère d’importance dans une perspective macroscopique. En dépit d’eux, en effet, les pratiques universitaires en vase clos participent à la production d’un monde, en l’occurrence un monde où l’enthousiasme théorique mène parfois à une forme de griserie qui rappelle un peu l’ivresse des profondeurs. J’emprunte cette analogie à George Steiner, qui, discutant de l’importance fondamentale du commentaire dans l’évolution de la pensée dans l’univers judéo-chrétien, soulignait combien les « maîtres de la lecture et de l’explication scolastiques » avaient, au Moyen Âge [38], cédé au vertige que procure cette ivresse.

29 – [« Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde » [39]]

29Dès mes débuts dans la carrière universitaire, la fréquentation de textes et de conférences où sévissait ce phénomène d’enthousiasme théorique a provoqué chez moi deux réactions : l’une d’adhésion – la théorie peut être enthousiasmante et ce monde est mon monde – ; une autre de malaise – l’enthousiasme théorique est potentiellement porteur d’un repli sur des idées qui n’ont véritablement cours que dans le petit monde confortable qu’elles participent à constituer et où elles risquent tôt ou tard d’être tenues pour des évidences universelles à force d’y être constamment réitérées. Or, comme le remarquait Bachelard avec sa clairvoyance habituelle, « [à] l’usage, les idées se valorisent indûment. Une valeur en soi s’oppose à la circulation des valeurs. C’est un facteur d’inertie pour l’esprit. » [40] Dans le champ du droit, un décalage trop important entre, d’une part, les circonstances et les modes de production du droit et, d’autre part, ces mondes où l’on cherche à empêcher que la factualité têtue vienne troubler la quiétude des certitudes théoriques me paraît problématique. Jack Balkin observait un tel décalage entre des propositions de droit éloignées de la réalité, celle-ci incluant le droit positif autant dans sa malléabilité relative que dans sa résilience, et leur potentiel de concrétisation ou d’actualisation : « [Academics] attempt to redescribe law in terms of ideas that have no possible chance of being enacted into legal practice, at least absent a miraculous mass indoctrination of the judiciary. We thus witness the creation of a “shadow constitution” by progressive scholars, in which they declaim what the Constitution really means in the face of the increasing likelihood that it will never mean that in practice. » [41] Je veux bien croire, à l’instar de Simone Weil, que « le meilleur n’est concevable que par le parfait » [42], mais un « parfait » putatif qui, faute d’être un tantinet réalisable, demeurerait toujours lettre morte ne servirait qu’à ancrer plus profondément l’imparfait. De sorte que j’ai développé une méfiance assez forte envers les excès d’enthousiasme théorique, tout en maintenant mon intérêt pour les théories elles-mêmes. Une chose m’a en revanche rassuré : toutes proportions gardées, le droit me semble avoir été moins affecté par ces excès que d’autres sciences humaines ou sociales. Peut-être est-ce là une conséquence heureuse de l’ambiguïté de statut des facultés de droit, dont la vocation est à la fois universitaire et professionnelle, et, pourquoi pas ? du conservatisme bon teint encore majoritaire au sein de la communauté juridique qui, s’il freine parfois un peu trop des évolutions souhaitables, sert aussi de garde-fou contre les délires théorico-juridiques.

30 – [De la dogmatique au dogmatisme]

30Au-delà du décalage dont je viens de faire état, une autre menace pèse sur une pensée trop refermée sur elle-même. Il s’agit du dogmatisme. Il ne me paraît guère utile de m’y attarder longuement, sinon pour mentionner ce qui selon moi relève presque de l’évidence : d’une part, la pensée dogmatique se révèle autant dans la critique du droit positif que dans la dogmatique propre à ce dernier ; d’autre part, à l’instar de la doctrine juridique, la théorie critique repose elle aussi souvent sur une série de pétitions de principes. De sorte que, bien que la critique du droit positif comme possible régime de vérité soit à la fois salutaire et nécessaire (sous réserve de ne pas tomber dans l’hypochondrie anti-positiviste à laquelle plusieurs juristes « critiques » ont succombé), le passage de la critique à la promotion d’une nouvelle façon de voir les choses accroît le risque que s’amorce un tournant dogmatique au sein de toute pensée. Là encore, la conviction que les donnés clairs ne sont jamais aussi clairs qu’on le pense ou qu’on le dit m’a incité à prendre mes distances avec toutes les tentatives de créer de nouveaux dogmes et, a fortiori, d’en proposer moi-même ! L’essai, on le verra, est un genre littéraire qui sied bien à ceux qu’une carrière de gourou n’intéresse pas.

31 – [Légitimité de la théorie normative]

31Cela dit, je ne confonds pas ici dogme et norme : toute théorie normative n’est pas nécessairement dogmatique, encore qu’elle puisse le devenir. Pratiquant moi-même la théorie normative en droit, je me suis toujours efforcé d’identifier les pierres d’achoppement possibles des propositions normatives que je soumettais à l’examen critique et de bien préciser les raisons me faisant dire que ces propositions étaient préférables à d’autres. Dans le champ de l’argumentation, notamment juridique, l’idée de donner les raisons les plus fortes possibles tombe sous le sens. En revanche, envisager explicitement les obstacles potentiels de sa propre argumentation est un peu moins fréquent. Tout cela pour dire qu’il est possible et légitime d’avoir des convictions profondes et de les exprimer en vue de convaincre un auditoire de leur bien-fondé tout en refusant d’en faire des vérités absolues. Le nécessaire travail de mise à distance que chacun effectue, ou devrait effectuer, par rapport à ses présupposés joue un rôle fondamental dans cette optique [43], mais, voilà, il s’agit bel et bien d’un travail, lui aussi inachevé et inachevable.

32 – [Double conséquence]

32Ce choix de valoriser le doute et la contingence dans mon activité de juriste universitaire a eu deux grandes conséquences, la première étant d’ordre substantiel, la seconde d’ordre formel. Toutes deux n’en sont pas moins liées.

33 – [Conséquence substantielle]

33Sur le plan substantiel, bien que mes travaux s’inscrivent globalement à l’intérieur de paramètres idéologiques et normatifs que l’on pourrait qualifier de libéraux, j’ai toujours cherché à éviter les étiquettes trop collantes, en commençant par celles que l’on pourrait qualifier d’« intra-disciplinaires ». Bien qu’œuvrant surtout en droit public, principalement en droit constitutionnel, j’ai toujours été réticent à m’auto-confiner à ce domaine et encore plus à m’y voir confiné par d’autres. Peut-être est-ce là un legs de mon séjour en pratique où j’ai fait autant de droit privé que de droit public, ou encore de l’influence qu’a exercée sur moi la conception décloisonnée du droit que j’ai pu expérimenter au début de ma carrière à la Faculté de droit de l’Université McGill, mais l’étiquette de « publiciste » ou de « constitutionnaliste » me pèse un peu, même si je me vois mal la récuser compte tenu de la teneur de la plupart de mes activités professionnelles quotidiennes. À tout prendre, je préfère revendiquer celle, plus générale, de « juriste » et exercer activement ma liberté de faire du droit constitutionnel, bien sûr, mais aussi du droit des sociétés par actions, du droit municipal ou scolaire, de la théorie du droit, et quoi d’autre encore… Et cette même liberté, je la reconnais à mes collègues « privatistes » dont le regard sur le droit constitutionnel pourrait sans doute aider à décaper certaines idées reçues de ce champ du droit…

34 – [Suite]

34Les étiquettes intra-disciplinaires ne représentent cependant qu’un moindre mal en comparaison des étiquettes idéologiques qui, compte tenu de leur potentiel scarificateur, participent plutôt du tatouage intellectuel. À cet égard, je dois avouer que les « radicaux », les « conservateurs » ou les « progressistes » auto-proclamés, qui s’efforcent de le rester toujours en disciplinant leur pensée de manière telle qu’elle reflète superficiellement une parfaite cohérence narrative, me hérissent quelque peu. Pour ma part, je ne crois pas qu’un juriste puisse sérieusement être toujours X et jamais Y, à moins de forcer les faits sociaux et sa propre expérience individuelle à entrer dans ses petites boîtes conceptuelles. Aussi ai-je assez tôt exercé ma liberté d’être parfois trop progressiste pour mes amis plus « conservateurs » et probablement trop conservateur aux yeux de mes amis d’obédience « progressiste »… Peut-être a-t-il découlé de cette volonté de ne pas m’enfermer dans une conception monolithique du droit et de la société et de privilégier un certain pragmatisme, une pensée trop modérée s’efforçant naïvement d’être « raisonnable » – un péché aux yeux de certains –, je n’en ai cure. Il en est par contre résulté une pensée qui a cherché à réhabiliter la subjectivité en droit, au premier chef celle du juriste.

35 – [Conséquence formelle]

35Dans l’univers objectivant du droit, et particulièrement dans le contexte de l’épistémologie civiliste, le « je » du juriste a été banni, du moins en surface. Or, on sait combien ce « je » y demeure omniprésent, que ce soit dans le travail de l’avocat, dans celui du décideur chargé d’appliquer des normes, dans celui du juge, ou dans la vie du justiciable destinataire de normes. Tous ces acteurs médiatisent les signaux que leur envoie le système juridique et exercent un jugement pratique à l’égard de ces signaux en fonction des contextes dans lesquels ils les reçoivent. Cette médiatisation se fait par le truchement de leur subjectivité, laquelle n’est pas complètement débridée puisqu’elle est encadrée par le droit lui-même ainsi que par les faits. Pour en contrer les effets potentiellement pervers, le travail herméneutique de mise à distance que j’ai évoqué précédemment joue un rôle essentiel. Mais il reste que cette mise à distance repose sur la reconnaissance préalable de la présence de cette subjectivité et de son influence sur le jugement. En ce qui me concerne, la réintroduction de ce que j’appellerais facétieusement, au risque de parler comme un philosophe allemand, mon « je-en-droit », s’est faite en fonction d’une conception du « je » qui, encore là, voulait en reconnaître le caractère contingent et évolutif.

36 – [Suite]

36Ce choix – car c’en fut un – a eu au moins une conséquence formelle importante, révélée par ma volonté de ne pas faire que de la doctrine au sens classique et d’explorer d’autres formes de littérature juridique dont l’objectif serait en quelque sorte l’adoctrinement plutôt que l’endoctrinement. Ayant malheureusement une imagination limitée sur le plan du récit, j’ai vite écarté le roman, le théâtre ou la nouvelle pour privilégier l’essai. Aussi, à la question que je posais d’entrée de jeu, en l’occurrence « pourquoi ai-je choisi de parler des rapports entre essai et droit ? », j’imagine que le choix de ce genre littéraire tient avant tout à ma conception du droit et du rôle du juriste, pour laquelle il offrait un réceptacle quasi naturel. Bref, en ce qui me concerne, la forme du texte juridique a suivi la substance des convictions.

37 – [Suite]

37Revenons, pour conclure, à l’époque de la publication de mon premier ouvrage. Y ayant en quelque sorte jeté les bases d’une conception du droit et de la littérature juridique qui découlait non seulement de la fréquentation de certains auteurs mais aussi d’une évolution personnelle particulière, j’avais alors l’impression de me situer dans un entre-deux – celui de la mouvance « droit et société » – que je trouvais personnellement confortable, mais qui semblait cependant en incommoder quelques-uns. Si l’accueil réservé à mon ouvrage avait été plutôt positif, des non-juristes, sociologues pour la plupart, s’étonnaient de la lisibilité d’un ouvrage de droit tout en y regrettant la présence d’un trop-plein de technique juridique sous la forme d’une analyse jurisprudentielle exhaustive. À l’inverse, certains collègues juristes me disaient candidement y trouver trop de sociologie, de philosophie ou d’histoire de l’art, ce qui les incitaient à s’interroger sur son caractère « juridique ». D’où la question : l’essai peut-il être un genre littéraire juridique ?

2 – L’essai comme genre littéraire juridique ?

38 – [L’essai comme genre littéraire ?]

38Ayant tenté d’expliquer pourquoi l’essai semblait particulièrement bien convenir à ma conception du droit, il convient maintenant de se pencher sur l’essai comme genre littéraire. Il sera ensuite plus facile d’en dessiner les contours comme genre littéraire juridique ou, plus exactement, de mesurer si l’essai peut véritablement être tenu pour un genre littéraire légitime du point de vue du droit envisagé sous l’angle positiviste. On verra que mon scepticisme à cet égard m’incitera à plaider non pas tant en faveur d’une pratique plus fréquente et répandue de l’essai, mais plutôt en faveur d’une ouverture des critères de reconnaissance de ce qui constitue de la « doctrine » en droit, notamment dans les États où ce mot tend à être entendu dans son acception franco-française.

39 – [Essai de définition de l’essai]

39Le Petit Robert donne de l’essai la définition générique suivante : il s’agit d’« un ouvrage en prose, de facture très libre, traitant d’un sujet qu’il n’épuise pas ou réunissant des articles divers. » [44] Le professeur de littérature Laurent Mailhot précise pour sa part qu’empruntant à divers genres, « l’essai tire à lui ces pratiques, les fait communiquer entre elles, à la frontière du discours et du récit, de l’esthétique et de l’éthique. Lié au développement des sciences humaines et de la fiction, l’essai s’en détache pour suivre ses propres traces, ouvrir un nouvel espace à la réflexion et à l’écriture – à la réflexion par l’écriture. » [45] Cet auteur poursuit : « À la philosophie, l’essai oppose une double esthétique, morale, qui n’est ni tout à fait elle-même ni tout à fait autre : mêmes questions pérennes, réponses détournées, différées. Aux sciences sociales et humaines (parfois inhumaines), l’essai rappelle obstinément et en détail certains faits, textes, figures, personnes, paroles. Dans ces domaines et d’autres (arts, médias), l’essai littéraire peut servir aussi bien de vase communicant que de chambre, sans caisse, de compensation. Il accompagne sans remplacer, surveille sans surplomber. Il donne de l’espace au temps, de la mémoire à l’action, de l’écriture à la pensée. » [46]

40Fernand Roy met pour sa part en lumière ce que l’on pourrait appeler le caractère oscillatoire de l’essai : « […] au subjectivisme du lyrique, il opposerait un certain souci d’objectivité ; à la rigueur de la démonstration scientifique […], il préférerait l’intuition habilement contrôlée par la raison. » [47] Enfin, Michel Foucault y voit une espèce d’ascèse : « L’“essai” – qu’il faut entendre comme épreuve modifi-catrice de soi-même dans le jeu de la vérité et non comme appropriation simplificatrice d’autrui à des fins de communication – est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une “ascèse”, un exercice de soi, dans la pensée. » [48] En fait, autant on ne compte plus les définitions de l’essai comme genre littéraire, autant l’essai demeure réfractaire à la définition étant donné la myriade des appropriations dont il fait l’objet de la part d’essayistes de tous horizons théoriques et disciplinaires qui contribuent à en donner une image idiosyncratique. Aussi, compte tenu des fins modestes que je poursuis dans ce texte, l’essai de définition qui précède devrait suffire.

40 – [L’essai comme pensée nomade]

41Ces observations aident à mieux cerner les caractéristiques fondamentales de l’essai. Celui-ci témoigne d’abord du déploiement immédiat d’une pensée en mouvance, d’une pensée en action (d’où, selon Laurent Mailhot, cette « réflexion par l’écriture »), dont la vocation est précisément de ne pas demeurer fixée. Révélant une pensée qui assume son nomadisme, l’essai a donc une dimension interlocutoire. Irréductible à quelque discipline que ce soit, du moins envisagée dogmatiquement, il se veut ensuite interdisciplinaire, transversal et polyphonique. L’essai a en outre vocation de faire des liens inusités, de tenter de comprendre en profondeur par le truchement de moyens hétérodoxes. Il est donc marqué par la liberté, tant sur le fond que sur la forme.

41 – [L’essai et le fond]

42Sur le fond, l’essai traduit une pensée qui, fondée sur des acquis qu’elle sait provisoires, n’est jamais complètement cartésienne. Il constitue à cet égard le genre littéraire par excellence en vue d’exprimer la contingence, c’est-à-dire ce qui n’est ni impossible ni inévitable. À la manière de Montaigne, père du genre, l’auteur y fait l’essai de ce qu’il peut apporter, au risque de révéler ce que j’ai appelé ailleurs une « conscience de la fissure », c’est-à-dire « la conscience de l’incomplétude de [ses] appartenances […] et, ensuite, celle de l’inévitable interpénétration de ces appartenances. » [49]

42 – [L’essai et le doute]

43L’essai peut aussi bien donner lieu à une méditation à la Montaigne, où l’auteur tente d’appréhender et de resituer son objet – qui peut être lui-même -, qu’à une tentative de persuasion en bonne et due forme. Mais son matériau principal demeure le doute, malgré toute velléité de persuasion que peut par ailleurs nourrir son auteur. Il a, en ce sens, une nature spéculative. Cela ne l’empêche toutefois pas d’être à l’occasion belliqueux. L’essai peut en effet se déployer contre un adversaire, un tiers réel ou imaginé, mais, plus souvent qu’autrement, l’adversaire est le propre moi de l’auteur. Avant toute chose, cependant, l’essai est libre parce qu’il est personnel, individué à son auteur et adressé individuellement à chaque lecteur envisagé concrètement. Il constitue le véhicule littéraire par lequel une femme ou un homme, en chair et en os, refuse de se cacher derrière un texte. D’où le « je » de tant d’essais et le « toi, Lecteur » de Montaigne [50]. Dans cette optique, l’essai relate une expérience individuelle, certes, mais que l’auteur tente de transcender en s’adressant à une multitude d’expériences individuelles. Comme chez Montaigne, la pratique de l’essai tient donc de l’hygiène mentale, mais on ne saurait pour autant l’y réduire. Pourquoi ? Parce que le « je » de l’essayiste n’est pas un « je » replié sur lui-même : « (…) le je de l’essai est un instrument et un signe de la libération de l’individu sans individualisme. » [51] C’est un je qui se déclare hétéronome plutôt que simplement autonome.

43 – [L’essai et le fond]

44En ce qui a trait à la forme, l’essai rappelle le « relief » de la sculpture, c’est-à-dire un « ouvrage comportant des éléments qui se détachent plus ou moins sur un fond plan. » [52] Et forme et fond étant difficilement séparables, la forme de l’essai sera souvent plus libre que celle employée dans d’autres types de textes analytiques. On peut à cet égard faire l’hypothèse que le succès de l’essai tient en partie à son esthétique, et notamment au style de son auteur.

44 – [Viabilité de l’essai en droit]

45Au vu des caractéristiques évoquées ci-dessus, il est légitime de s’interroger sur la viabilité de l’essai en droit. L’essai juridique serait-il « sans issue », pour paraphraser le Gainsbourg de « Je t’aime moi non plus » [53] ? Afin de répondre à cette question, il faut d’abord se pencher sur le sens de l’essai en droit, et ensuite sur les problèmes que risque de rencontrer ce genre littéraire particulier, compte tenu des représentations du savoir dans cette discipline.

45 – [Paradoxale ubiquité de l’« essai » en droit]

46On voit fréquemment le mot « essai » en droit. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Le plus souvent, on emploie le mot essai pour désigner ce qui est essentiellement un « projet » ou une « tentative ». On voit par exemple des « essais de systématisation » ou « de théorisation ». Même H.L.A. Hart décrivait son célébrissime Concept of Law comme un essai de sociologie descriptive [54]. Si l’acception de l’essai comme « tentative » est passablement répandue, les autres caractéristiques que j’ai associées à ce genre littéraire – notamment la dimension spéculative – le sont en revanche beaucoup moins, sauf peut-être dans ce qui ressortit à la théorie ou à la philosophie du droit.

46 – [De l’essai comme d’une excuse]

47Le fait est que la pensée qui, à partir d’une perspective externe, se place sous le signe du doute n’a guère la cote dans la littérature intéressant le droit positif. Le plus souvent, on parle d’un essai comme d’une excuse ou d’une défense. Tout se passe comme si l’on anticipait que la tentative que constitue l’essai avortera inévitablement. L’essai, dans cette optique, confine au dédouanement. Du reste, les auteurs d’essais en droit ne vont souvent mettre que leurs idées à l’avant-plan, semblant tout faire pour que s’éclipsent leur personnalité et leur expérience. Ce n’est donc probablement pas un hasard si les anthologies sur l’essai ne comportent pas d’essai en droit ou sur le droit, bref pas d’essai juridique [55]. En fait, s’il existe un essai juridique, ses contours ne sont pas clairs, et sa légitimité encore moins.

47 – [Le « je » et le droit]

48C’est qu’en droit, le « je » fait problème, ou du moins en a-t-il été ainsi depuis longtemps. La question suivante se pose donc : le « je » et le droit sont-ils antithétiques ? On pourrait le croire si l’on s’en tient à l’épistémologie positiviste qui continue de prédominer.

48 – [Éléments d’épistémologie positiviste]

49Cette épistémologie, rappelons-le, est marquée par l’objectivisme, le logocentrisme, l’universalisme ainsi qu’un scientisme qui en teinte le rapport au risque. Sous un angle archétypal, l’épistémologie positiviste veut qu’un droit valide posé par des autorités compétentes est pris pour un donné que les juristes doivent ou bien « découvrir » (si l’on est en contexte de common law) ou bien « appliquer » (si l’on se trouve en contexte civiliste). Dans une telle perspective, le droit est conçu comme étant ontologiquement extérieur à ses opérateurs. En découle une exclusion de principe de leur subjectivité, de leur expérience individuelle. Si la doctrine telle qu’elle se fait aujourd’hui ne correspond plus exactement à cette image, cette observation trouvée dans un ouvrage du début des années 1960 illustre à merveille l’objectivisme que j’évoque ici : « Il m’a fallu expurger arguments et considérations pour demeurer sur un plan de pure objectivité » [56]. L’usage du verbe « demeurer » est intéressant ici puisqu’il semble indiquer que l’auteur est déjà et a priori objectif. Autrement dit, c’est en ajoutant des considérations X, Y ou Z qu’il aurait perdu son objectivité. Or, l’objectivité, me semble-t-il, tient plus plus du travail d’épuration que d’un état préalable de pureté. Du reste, en lisant bien l’auteur, on constate vite qu’il émet des opinions qui vont bien au-delà de l’exposé, fut-il critique, du droit en vigueur. Mais voilà, il ose qualifier son ouvrage d’« essai », tout en refusant d’admettre qu’il en respecte l’une des conditions principales, à savoir l’affirmation de la subjectivité de l’auteur, refus qui s’exprime par l’adoption d’un discours objectivant.

49 – [Suite]

50Pour sa part, l’universalisme du droit tend à se traduire par une dévalorisation ou une occultation des particularismes en vue de favoriser l’atteinte d’un objectif de généralité et dépersonnalisation des normes. Il rejoint à cet égard l’objectivisme. Quant au logocentrisme du droit, il se manifeste par une propension à refouler les antinomies au profit d’une recherche de cohérence narrative qui en révèle la dimension esthétisante. Le scientisme du droit tient enfin à l’influence fort tenace d’un certain modèle scientifique positiviste qui valorise la régularité des résultats, parfois au détriment de la complexité des réalités sociales que l’on cherche à appréhender. Ce scientisme n’est toutefois pas monopolisé par le positivisme juridique, puisque des approches « externes », comme celles adoptées en sociologie du droit ou en analyse économique du droit, trahissent également son influence. Il n’en reste pas moins que cet accent mis sur la régularité comme critère de validité trouve un écho particulier dans la quête de sécurité juridique qu’encourage le droit positif.

50 – [Résilience de l’image mentale positiviste]

51Les caractéristiques archétypales que j’attribue ci-dessus à l’épistémologie positiviste ne sont bien sûr plus aussi présentes aujourd’hui que dans le passé, tout comme certaines sont plus aisément perceptibles dans certaines cultures juridiques que dans d’autres. En revanche, malgré ces variations historiques et culturelles, ces caractéristiques continuent de sous-tendre l’image mentale que les juristes ont du droit et de leur rôle.

51 – [« L’outre-droit »] [57]

52Cette épistémologie positiviste, l’essai la remet en question ou s’en distancie puisque ce genre littéraire cherche à s’extirper du pays borné par le droit, ce qui implique un refus de ne considérer que le « réel » que donne à voir le droit positif. En fait, le juriste essayiste est, d’une certaine façon, un traître car il refuse, dénonce ou prend ses distances avec l’universel, cette hypocrisie collective qui, selon Bourdieu [58], caractériserait le champ juridique. L’essayiste préfère au contraire retourner au particulier, en commençant par le sien. Paradoxalement, cette trahison du juriste essayiste peut aider à ressourcer le droit positif lui-même si le retour au particulier agit en même temps comme tremplin vers le monde extérieur. L’essai marque par là la résurgence de l’auteur dans le droit, avec sa parole vive, interlocutoire, et non seulement le règne de l’interprète envisagé comme opérateur d’un projet rationnel lacunaire – celui du droit posé. L’essai dépasse en ce sens l’herméneutique, où, selon Lenoble et Ost, la réflexion délaisse « le monde privé de l’auteur » pour passer « au domaine ontologique du texte (…). » [59] L’essai, c’est d’abord l’auteur, et seulement ensuite le texte qui n’est qu’un artefact ou une trace de la présence de l’auteur. Un auteur qui, à l’instar de Descartes, affirme « je pense, donc je suis », mais qui ajoute à l’équation un « je pense comme je suis » individué et expérientiel. Toutefois, l’affirmation du je-en-droit doit aller au-delà de l’anecdote ou de l’émotion brute, sous peine de tomber dans un des travers que j’ai associés précédemment au « narrativisme », où, parfois, « l’obscurité du je sens prime la clarté du je vois. » [60] S’il a recours à l’anecdote ou se sert de l’émotion, l’essayiste juriste doit à mon sens impérieusement tenter de les médiatiser par la raison, sensible certes [61], mais la raison quand même, et refuser de faire l’impasse sur les contraintes factuelles sous-tendant la réflexion, y incluant le droit positif. Occulter ces contraintes et affirmer un « je » absolument souverain nierait le caractère hétéronome du « je » de l’essayiste et marginaliserait le rôle du doute dans la réflexion, doute qui, selon moi, doit en premier lieu s’exercer face à soi-même. Enfin, ignorer ces contraintes enlèverait toute spécificité à l’essai juridique.

52 – [Suite ironique]

53En bout de ligne, la saisie de l’essai en droit renvoie à la conception que les juristes ont d’eux-mêmes. S’agissant de la transmission du savoir juridique, les juristes essayistes mettent en cause la dissection du corpus de la connaissance favorisé par les universités, ce qui n’est pas rien. Quant aux sources qu’ils emploient, ils reconnaissent que tel ou tel grand auteur de doctrine continue sans doute d’être pertinent du point de vue de la réflexion en droit, mais ils affirment du même souffle, le sourire en coin, que Jackson Pollock, Astérix le Gaulois ou Jean-Sébastien Bach le sont peut-être également.

53 – [Impact des traditions juridiques]

54Si l’épistémologie positiviste encore aujourd’hui dominante n’offre pas à l’essai le terreau le plus fertile, les épistémologies sous-jacentes à des traditions juridiques particulières peuvent elles aussi être plus ou moins accueillantes à la pratique de ce genre littéraire en droit. Je n’ai pas l’intention d’approfondir cette question ici, sinon pour observer que des pratiques, normes ou institutions sociales associables à telle ou telle tradition juridique sont susceptibles de conférer une légitimité particulière à certains types de discours plutôt qu’à d’autres. Autrement dit, une tradition juridique peut en quelque sorte « préformater » les esprits de manière à ce qu’ils reconnaissent d’emblée ce qui constitue un genre littéraire légitime ou, au contraire, marginal. On peut à cet égard faire l’hypothèse que les critères de reconnaissance sont plus souples dans certaines traditions que dans d’autres.

54 – [Doctrine civiliste]

55Il y a ainsi tout lieu de croire, sur ce plan, que l’institution civiliste de la doctrine, particulièrement dans l’expression spécifique qui s’est développée en France depuis environ un siècle, rend plus difficilement recevables certaines des caractéristiques essentielles que j’ai associées à l’essai, notamment l’ouverture aux savoirs externes et l’interrogation sur les modes de production du droit positif. Je ne veux pas donner de la doctrine française une image indûment réductrice qui n’en ferait qu’un organe de systématisation formaliste des sources principales de droit que sont la loi et la jurisprudence et qui, partant, en occulterait la fonction critique [62]. Il faut se prémunir à cet égard contre l’écueil, sur lequel butent pourtant plusieurs comparatistes, de donner du droit et de la pensée juridique, tels qu’ils se déploient en France, une image tronquée et, à vrai dire, superficielle. Cela vaut pour la jurisprudence, dont le style est indubitablement susceptible d’étonner les juristes socialisés à celui de la common law[63], mais également pour la réflexion scientifique en droit et sur le droit.

55 – [Limites de la doctrine à la française]

56En revanche, il ne faut pas s’aveugler face aux limites, à mon avis considérables, que donne à voir le modèle doctrinal français, entièrement conditionné par la dogmatique du droit. Ces limites sont bien mises en évidence dans ces propos des professeurs Jestaz et Jamin : « Par [la doctrine] les professeurs de droit s’affirment comme les principaux détenteurs d’un savoir juridique spécifique propre à canaliser les débordements nouveaux du droit tout en leur permettant de résister aux sociologues, mais avec cet inconvénient de rejeter les sciences sociales hors de la sphère du droit. La doctrine s’est vue enfermer dans l’édification de théories générales à plus ou moins grande échelle, c’est-à-dire isolée des autres branches du savoir en même temps que cantonnée dans un face à face avec les praticiens. » [64]

57De cette conception de la science du droit a découlé non seulement l’isolement que regrettent Jestaz et Jamin mais aussi la relégation à la marge des travaux empruntant à la fois au droit et à d’autres disciplines, bref, de ceux proposant une image moins dogmatique du droit [65]. Paradoxalement, des auteurs peuvent tout à la fois s’inscrire dans la doctrine, envisagée en tant qu’entité sociologique, pour certains de leurs travaux, et en être exclus pour d’autres. Par exemple, les traités de droit civil de Jean Carbonnier constituent de la doctrine, entendue ici comme genre littéraire juridique, mais ses œuvres en sociologie du droit n’en sont pas. Autrement dit, les travaux qui se penchent sur l’objet droit ou sur certains des concepts centraux qui y sont employés à partir d’une perspective externe, et qui risquent de provoquer des remises en questions fondamentales de ces concepts, se situent le plus souvent hors du champ doctrinal.

56 – [Legal scholarship américain]

58Afin de mettre en perspective la conception du savoir juridique sur laquelle se fonde la doctrine en France, les professeurs Jestaz et Jamin se penchent avec beaucoup d’à-propos sur ce qu’ils appellent l’« anti-modèle » américain. Aux États-Unis, en effet, il y a longtemps qu’on a mis de côté les approches purement dogmatiques du savoir juridique, de sorte qu’un article ou un ouvrage principalement axé sur le droit positif resituera minimalement le corpus normatif étudié dans son contexte historique et sociopolitique particulier, en plus de souvent adopter un cadre théorique clairement identifié et assumé – philosophique, économique, sociologique, etc. Dans tous les cas, la critique se déploie non seulement à partir d’une perspective interne au droit mais aussi externe à celui-ci.

57 – [Doctrine québécoise]

59On présente souvent le Québec comme une espèce de trait d’union entre l’Europe et l’Amérique. Il s’agit, bien sûr, d’un cliché mais, comme beaucoup de clichés, il a un fond de vérité. Ainsi, suivant cette représentation, on devrait s’attendre à ce que la science juridique québécoise parvienne à conjuguer les forces des modèles européen et américain et à conjurer leurs faiblesses respectives. Or, est-ce bien le cas ? Je n’en suis pas sûr, car il me semble que, dans une très large mesure, on observe au Québec un peu le même genre de division qu’en France entre, d’une part, ce que j’ai appelé la doctrine doctrinante et, d’autre part, tous les travaux « autres », relevant de la philosophie, de la sociologie, de l’éthique ou de l’anthropologie et qui, bien que s’intéressant aussi parfois à la cohérence interne du droit positif, approfondissent l’analyse en recourant à des savoirs externes. Ainsi, ce n’est probablement pas un hasard si l’un des auteurs de doctrine les plus célèbres du Québec, le juge Jean-Louis Baudouin, a publié ses importants travaux ayant trait aux rapports entre éthique et droit ailleurs que chez un éditeur juridique traditionnel et dans une collection « hors doctrine » essentiellement créée pour accueillir des œuvres adoptant une perspective externe sur le droit [66]. En revanche, force est de constater que les éditeurs juridiques québécois publient aujourd’hui des ouvrages de ce type, qu’ils n’auraient sans doute pas publiés il y a une quinzaine d’années. On peut à cet égard faire l’hypothèse qu’il existe dorénavant une « demande » de la part des juristes pour ce genre d’ouvrages, qu’ils traitent fonctionnellement comme s’il s’agissait de « doctrine ». Se pose dès lors la question de savoir si l’élargissement conceptuel de la catégorie « doctrine » ne résultera pas des aléas de la pratique juridique, bref du « terrain » occupé par les avocats praticiens et les juges, plutôt que d’un effort explicite de reconceptualisation qui serait déployé par les auteurs principaux de la doctrine, en l’occurrence les juristes universitaires. Cela dit, malgré les évolutions importantes survenues ces dernières années, il reste que, même si le statut sociohistorique et l’influence de la doctrine au Québec ne sauraient se comparer à ceux de la doctrine en France [67], ce mode de conceptualisation et de transmission du savoir juridique revêt à bien des égards la même forme dans les deux cultures juridiques. Qui plus est, et cela ne manque pas d’étonner, cette conception doctrinale à la française influe même sur la forme que prend la « doctrine » de droit public, champ largement tributaire, au Québec, de la tradition de common law. Un auteur observait là-dessus que « […], Québec monographs tend to be quite different. They derive from a tradition of descriptive, positivistic, French-language texts that situate administrative law within a global theory of the state and provide an inventory of governmental institutions, locating each within a sophisticated, at times Byzantine, taxonomy. Material is organized through a hyper-rational, symmetrical, classically French ‘plan’. […] A series of cases that an Anglophone writer would typically treat discursively tends, in at least a certain kind of French writing, to emerge as a set of numbered propositions or rules. […] The distillation of cases into numbered propositions can seem, at least for the common lawyer, a strangely acontextual exercise. There is little room to discuss how each rule, if it can even be called such, emerged from its particular web of facts. Often the propositions are presented as coexisting simultaneously, rather than having developed one from another. » [68]

60Je me suis moi-même attardé à ce phénomène dans un ouvrage proposant une sociologie culturelle du bijuridisme et de la mixité juridique [69]. Au crédit de cette approche doctrinale à la française appliquée au droit public canadien et québécois, on compte une tentative de théorisation de l’État qui est absente de la plupart des ouvrages de common law. En revanche, la décontextualisation des précédents comme source de droit me paraît éminemment problématique, non seulement compte tenu de l’importance du contexte factuel de chaque espèce sur le plan de l’élaboration de la norme en common law, mais aussi parce que l’occultation du contexte sociopolitique ou économique plus large engendre une déhistori-cisation et une neutralisation de la norme [70]. Je me plais donc à rêver d’un traité de droit constitutionnel qui théoriserait l’État, certes, mais qui en montrerait en même temps le caractère historiquement contingent, et qui aborderait de manière discursive et critique ce qui, au Canada, constitue concrètement la source principale de ce droit, en l’occurrence la jurisprudence.

58 – [Suite]

61Au final, le constat demeure inchangé : au Québec, la doctrine stricto sensu tend bel et bien à s’inscrire dans les paramètres du modèle français. Cela contribue notamment à expliquer l’émergence épisodique de paroles juridiques « autres », comme l’essai (tel que j’en ai défini les contours), qui, plus souvent qu’autrement, visent à exprimer ce que l’on croit plus difficile d’exprimer dans le cadre étroit de la doctrine doctrinante.

59 – [Pour un élargissement de la catégorie « doctrine »]

62Revenons brièvement sur mon parcours personnel, dont le seul intérêt est qu’il témoigne d’un choix conscient d’aller au-delà de la catégorie « doctrine » définie étroitement, choix qui a entre autres débouché sur une pratique de l’essai en droit, que j’ai documentée dans ce texte. Ce qui, rétrospectivement, me frappe dans ce parcours, c’est à la fois le besoin que j’ai moi-même éprouvé de me situer par rapport à un genre dominant – la doctrine doctrinante – et le fait que j’ai été vite situé par d’autres par rapport à ce genre. Mais ce qui, plus encore, mérite d’être noté est que ce genre d’interrogation quant à l’inscription de mes travaux dans le savoir juridique n’aurait vraisemblablement jamais eu lieu sous d’autres latitudes. Comme je l’ai déjà signalé, ma vision, très tôt adoptée, de la position de l’auteur-en-droit face au savoir juridique n’a rien de très original si on la compare à ce qui se fait depuis des décennies aux États-Unis d’Amérique. Je ne fais rien de très différent, me semble-t-il, de cette myriade d’auteurs américains qui, tout en analysant le droit positif, ont recours à des savoirs externes, font du doute à l’égard des présupposés intellectuels des régimes juridiques étudiés un matériau essentiel de leur analyse, et n’hésitent pas à affirmer explicitement leur subjectivité, à charge pour eux de convaincre leur auditoire du bien-fondé de leurs positions. Pensons, dans des registres fort différents, aux travaux de Richard Posner ou de Martha Minow. Sauf que, dans le contexte où de tels auteurs évoluent, ce genre d’exercice fait en quelque sorte partie de ce que l’on pourrait appeler le « scholarship normal » [71]. Je ne cacherai pas, à ce stade de la confession intellectuelle, qu’après avoir été socialisé lors de mes études de premier cycle à une doctrine plus proche du modèle français que du legal scholarship américain, l’exposition à ce dernier à partir de mes études de maîtrise a complètement modifié ma conception du droit, de la science juridique et des modes d’expression du savoir juridique. J’ai notamment pris conscience du fait que toute étude du droit positif ne se donne pas inévitablement à voir sous un jour formaliste, objectiviste et autosuffisant, et que la science juridique n’a pas comme fatalité de ressembler à la doctrine doctrinante. À charge pour nous, donc, d’élargir notre conception de ce qui constitue de la doctrine. Le monde ne se réduit certes pas aux étiquettes, mais les étiquettes sont aussi constitutives de mondes, comme l’avait si bien compris Andy Warhol.

60 – [Précision]

63Je ne voudrais pas que l’on se méprenne sur le sens de mes propos. La doctrine classique a encore une importante contribution à offrir. Il me semble seulement qu’elle deviendrait plus pertinente et, j’insiste, durable si elle s’ouvrait un peu, et surtout plus explicitement, aux facteurs externes influant sur l’évolution du droit. Qu’elle change ou non, il me paraît impérieux de traiter les perspectives sur le droit, plutôt que simplement en droit, comme parties prenantes d’une nouvelle doctrine élargie, que j’appellerais une doctrine contextuée.

61 – [Interdisciplinarité embryonnaire de facto des juristes]

64L’un des sous-thèmes de cette réflexion sur l’essai en droit est que ce genre littéraire favoriserait l’ouverture de la pensée juridique aux savoirs externes. Autrement dit, l’essai encouragerait l’interdis-ciplinarité. Un sous-thème corollaire est que la doctrine devrait se redéfinir pour englober des perspectives ouvrant sur l’interdiscipli-narité. Reconnaissons-le, cela n’est pas simple. Les juristes ne sont pas formés à la sociologie, à l’anthropologie, à la psychologie ou à la science économique. Et pourtant, nonobstant l’absence de formation particulière de la plupart d’entre eux dans ces disciplines, le droit vécu les force à s’y intéresser. Même les auteurs de doctrine les plus orthodoxes le font, bien qu’ils n’en parlent pas ouvertement dans leurs œuvres. Comment, en effet, peut-on appréhender l’évolution des mécanismes de protection des parties vulnérables en droit des contrats si l’on est complèment imperméable aux dynamiques de pouvoir infléchissant les relations économiques ? Comment est-il possible de discuter intelligemment des droits autochtones si l’on méconnaît entièrement les conceptions – anthropologiques – des peuples autochtones face à la terre, au droit de propriété, etc. ? On peut souhaiter, comme je l’ai fait dans ce texte, que les auteurs de doctrine parlent de tout cela de manière plus explicite, mais le fait demeure que pour écrire avec une certaine pertinence, même d’un point de vue résolument interne au droit, ils n’ont pas le choix de se frotter à l’occasion à des savoirs externes et d’en intégrer des éléments à leur analyse. Cela est vrai autant pour les juristes universitaires que pour les praticiens ou les juges. Le droit constitue en ce sens une interface socio-disciplinaire susceptible de fédérer plusieurs types de savoirs. Bref, un nombre considérable de juristes ont déjà un pied dans l’interdisciplinarité, même s’ils s’en défendent, même si la chose les incommode, même s’ils ne le réalisent pas tous également. Aussi me paraît-il important ici de louer les efforts considérables que plusieurs ont déployés depuis une décennie ou deux afin de se familiariser avec des conceptions théoriques différentes de celles auxquelles ils ont été formés. Beaucoup de travail reste à faire, tant sur le plan de l’intégration des savoirs externes dans le cursus universitaire des juristes que sur celui de la sophistication avec laquelle ils les intègrent dans leur réflexion et leur pratique juridiques. Mais, en dépit des hésitations, des réticences et des heurts, des progrès s’accomplissent bel et bien.

62 – [Interdisciplinarité et réciprocité]

65On aimerait pouvoir en dire autant des spécialistes en sciences sociales qui, selon mon expérience, traitent trop souvent le droit comme discipline universitaire et les juristes comme intellectuels avec une circonspection certaine, quand ce n’est pas avec un inconfort évident. Si l’on fait abstraction de quelques sociologues ou anthropologues du droit qui, tout en maintenant un point de vue externe à l’égard de la discipline juridique, font des efforts sérieux pour tenter de comprendre le point de vue interne des acteurs de cette discipline et, bien sûr, de certains autres cas d’exception, les juristes tendent à être perçus par leurs collègues des sciences sociales au mieux comme des extra-terrestres, au pire comme des plombiers de luxe. Les juristes sont en partie responsables de cette situation, étant donné leurs tentatives maintes fois répétées d’extirper le droit du social, mais, outre l’envie que suscite le pouvoir concret qu’ils exercent en société et le positionnement social avantageux qui en découle, c’est le rapport au droit de certains experts en sciences sociales qui semble ici en cause.

63 – [Perception du droit et scientisme des sciences sociales]

66D’une part, le scientisme qui infuse ces disciplines amène à croire que toute discipline à vocation normative, tel que le droit se donne traditionnellement à voir, est problématique, voire inférieure aux disciplines empiriques. Il y a là un paradoxe évident puisque que ces mêmes sciences se réfugient souvent derrière le paravent de l’empirisme pour normer le social. C’est par exemple le cas lorsque certains anthropologues, non contents de constater empiriquement que le colonialisme européen a eu pour effet d’oblitérer nombre de référents culturels autochtones traditionnels – ce qui relève du fait –, affirment que l’imposition des normes occidentales aux peuples autochtones était en soi condamnable puisqu’elle faisait violence à une source de diversité culturelle unique. On peut bien sûr souscrire à une telle proposition – et il y a tout lieu de croire qu’elle est aujourd’hui largement acceptée –, mais il faut bien voir qu’elle n’a rien à voir avec la factualité puisqu’elle tient la diversité culturelle et sa préservation pour des valeurs en soi. Elle procède donc d’un jugement moral préalable. Que la normativité internationale – j’ai bien dit normativité – encode de plus en plus cette manière de voir ne fait que confirmer le caractère normatif de pareille proposition. Bref, si la distinction entre faits et valeurs n’est pas toujours évidente à opérer en droit, elle ne l’est pas non plus en sciences sociales [72].

64 – [Ravages de l’antijuridisme dans les sciences sociales]

67D’autre part, on ne peut s’empêcher de constater l’antijuridisme rampant qui sévit dans certaines disciplines des sciences sociales au Québec et ailleurs [73]. Cet antijuridisme se manifeste d’au moins deux façons, d’abord par une dévalorisation quasi systématique du droit comme outil de gouvernance [74], ensuite par son ravalement à sa stricte dimension litigieuse et technique. Dans l’institution universitaire, cet antijuridisme des sciences sociales se révèle notamment par une instrumentalisation des juristes : on a recours à eux dans tel ou tel projet comme aux plombiers ou aux dentistes, c’est-à-dire parce que l’on n’a pas le choix. Quant au droit, envisagé indépendamment des juristes qui en véhiculent les conceptions, on essaie de l’ignorer dans la mesure du possible et, quand on en parle, c’est en occultant les philosophies le sous-tendant, ses raisons internes, les contraintes institutionnelles et intellectuelles pesant sur son élaboration et ses producteurs, etc. C’est un peu le problème que j’évoquais au début de cette contribution. Dès qu’un texte est jugé trop empreint d’une analyse juridique « classique », dès que l’on y voit quelques citations jurisprudentielles, tout se passe comme si l’on se mettait à avoir des chaleurs, à se sentir mal, et l’on se sauve aussitôt, en prétextant le caractère trop « technique » du texte en question. L’hypochondrie antijuridique est donc encore bien vivante dans le paysage des sciences sociales. D’où un bien paradoxal écart entre le degré d’ouverture à l’interdisciplinarité des juristes et celui de leurs collègues de sciences sociales. Alors qu’un nombre croissant de juristes universitaires s’initient, ou sont initiés, avec un bonheur inégal il est vrai, à Bourdieu, Boudon, Parsons, Falk Moore, Friedman et bien d’autres encore, et s’efforcent de comprendre la méthodologie d’enquêtes en sciences sociales dont les résultats sont livrés dans un sociolecte qui leur est aussi étranger que l’est le sociolecte juridique pour les experts en sciences sociales, c’est sur les doigts de la main que l’on compte les sociologues, anthropologues, politologues ou autres spécialistes des sciences sociales qui ont fait la même démarche à l’égard d’auteurs marquants de la discipline juridique, notamment dans le champ a priori plus accessible que pourrait constituer pour eux la théorie du droit. Heureusement, les universitaires en sciences humaines, notamment les philosophes, se montrent moins timides que leurs collègues de sciences sociales, peut-être parce qu’ils ont moins peur du discours normatif que ces derniers.

65 – [Suite]

68Bref, l’ouverture accrue aux savoirs externes que j’appelle de mes vœux dans ce texte connaît deux types de limites : celles tenant aux juristes eux-mêmes et celles tenant à leurs collègues des autres disciplines. Dans ce dernier cas, aucun genre littéraire, essai juridique ou doctrine contextuée, ne pourra jamais y remédier. En revanche, la réflexion sur un genre littéraire juridique particulier peut à l’évidence forcer une introspection sur le droit et son rapport au monde, mais aussi sur le rapport du monde au droit.

66 – [L’empirique et le normatif]

69En l’occurrence, l’introspection à laquelle je me suis livré dans ce texte me mène à une conclusion somme toute assez simple eu égard au rapport du droit et des juristes au monde. Elle tient dans la conviction qu’il est plus que jamais impérieux de sortir la saisie du phénomène « droit » de l’opposition manichéenne entre l’empirique et le normatif. En invitant les juristes, notamment ceux qui s’attachent à la doctrine doctrinante, à s’ouvrir à des savoirs externes, je veux souligner le fait que le droit représente, pour la plupart des justiciables, avant tout une expérience vécue notamment sous les modes de la prescription et de l’instrumentalisation/appropriation [75]. Or, cette perception du droit qu’en ont ses destinataires se situe à des années-lumière des représentations idéelles-conceptuelles univoques que véhicule un certain positivisme. Les justiciables pensent au droit avant tout en termes d’effectivité, de légitimité et de pertinence sociale. Dans une faculté de droit, il y a des limites, et des risques, à passer sous silence de telles préoccupations qui, en bout de ligne, mettent en cause l’image d’Épinal que l’on veut donner du droit et du savoir juridique. Toutefois, l’attitude inverse pose également problème. Penser, sous prétexte que les destinataires des normes ne se préoccupent guère des raisons internes de celles-ci, que la réflexion normative est dépourvue de pertinence, voire carrément dépassée, est plutôt court. Même si l’on tient le droit pour une forme de science sociale appliquée, ce qu’il est certes à certains égards, pareille représentation demeure lacunaire puisqu’elle élude la question, elle aussi fondamentale, de la réflexion interne sur la norme qui a lieu dans n’importe quel corpus juris, qu’il soit d’origine étatique ou non. Cette représentation occulte également la matérialité relative de la norme : un construit intellectuel, normatif ou non, n’est peut-être pas susceptible de réfutation au sens où l’entendait Popper, mais, dans la mesure où il est cru ou offre des raisons d’agir à ceux auxquels il se donne à voir, il acquiert dès lors une certaine matérialité. Par analogie, dirait-on que les nations n’existent pas sous prétexte qu’elles sont imaginées, ou devrait-on faire abstraction du phénomène national sous ce prétexte ? La spécificité du droit, qui le distingue autant des sciences sociales que de la théologie, c’est précisément d’être à la fois science sociale et théologie, mais une théologie que la science sociale doit rendre véritablement réflexive, et une science sociale à laquelle la théologie doit rappeler son triple caractère discursif, décisionniste et prescriptif. Cette conciliation du normativisme moderne et de l’empirisme postmoderne constitue à mon sens l’une des missions principales des juristes hypermodernes [76], qui n’ont d’autre choix que de gérer du mieux qu’ils le peuvent le potentiel anxiogène de cette mission. Aussi, et plus que jamais, « faire du droit » signifie peut-être, sous l’angle de l’épistémologie des savoirs, essayer de réaliser une forme de quadrature du cercle… Sisyphe serait heureux.

Conclusion

67 – [Frivolité de l’essai ?]

70On a déjà soutenu que, même en littérature, l’essai avait un statut ambigu. Le professeur Brouillette en parlait d’ailleurs comme d’une « frivolité littéraire » [77]. S’il en est ainsi en littérature, comment pourrait-il en aller différemment en droit ? Je n’ai pas de réponse véritablement satisfaisante à offrir à cette question, sinon pour réitérer que, tel que je l’ai défini, l’essai est un genre littéraire juridique qui ne semble pas tourner rond. Pose particulièrement problème à cet égard la place que prend l’auteur dans l’essai juridique. N’y a-t-il pas une certaine fatuité à vouloir introduire le « je » dans ce champ bien particulier que constitue le droit ? On ne parle pas ici d’art ou de musique où, malgré tous les discours sur la mort de l’auteur, celui-ci semble bien résolu à hanter la pièce, si l’on peut dire. Dans quelle mesure, au surplus, l’auteur-en-droit peut-il se montrer créatif si, évidemment, l’on définit la créativité autrement que comme se référant à des interprétations inédites s’inscrivant néanmoins dans un contexte de droit positif ? Sachant que Haendel a mis environ vingt-cinq jours pour écrire le Messie et que Beethoven a composé sa neuvième symphonie alors qu’il était sourd, l’auteur-en-droit doit indubitablement avoir la créativité modeste…

68 – [Possibles de l’essai]

71Les limites du genre étant admises, l’essai juridique offre néanmoins des possibles. D’une part, il admet d’emblée la dimension esthétique du droit, si souvent occultée mais pourtant si présente dans la structure mytho-logique et symbolique de toute tradition juridique. D’autre part, en raison de sa fonction interrogative et de son caractère spéculatif, l’essai recèle un important potentiel libérateur. Il peut notamment servir à établir des passerelles entre le droit envisagé sous l’angle positiviste et d’autres mondes. Aussi, comme j’espère l’avoir démontré dans les libres propos qui ont précédé, il mérite de se voir reconnaître une certaine légitimité dans une culture juridique encore profondément marquée par le formalisme, mais qui a déjà entrepris de s’en libérer.


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Date de mise en ligne : 23/01/2013

https://doi.org/10.3917/riej.065.0135

Notes

  • [*]
    (. Vice-doyen à la recherche et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées, Faculté de droit, Université de Montréal. Ce texte a fait l’objet d’une publication initiale, sous le titre « Libres propos sur l’essai juridique et l’élargissement souhaitable de la catégorie « doctrine » en droit », dans un ouvrage collectif dirigé par Karim Benyekhlef (dir.), Le texte mis à nu, Montréal, Éditions Thémis, 2009, p. 108.
  • [1]
    Alain, Propos sur les pouvoirs. Éléments d’éthique politique, Paris, Gallimard, 1985, collection « Folio-essais », n° 1, p. 351-352.
  • [2]
    Pour des ouvrages fondamentaux dans ce champ, voir notamment James Boyd White, The Legal Imagination : Studies in the Nature of Legal Thought and Expression, 2e éd., Chicago, University of Chicago Press, 1985 ; Richard A. Posner, Law and Literature. A Misunderstood Relation, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1988.
  • [3]
    Pensons notamment à l’Américain John Grisham, à l’Allemand Bernhard Schlink, au Britannique Alexander McCall-Smith, au Français Norbert Rouland ou au Belge François Ost, qui ont tous tâté de la fiction littéraire (roman, nouvelle, théâtre) sous une forme ou une autre.
  • [4]
    Hinz v. Berry, [1970] 2 Q.B. 40, 42.
  • [5]
    Lord Denning, The Family Story, Londres, Butterworths, 1981, p. 206-209.
  • [6]
    Ciment du Saint-Laurent Inc. c. Barrette, in [2008] 3 R.C.S. 392.
  • [7]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, « La Critical Race Theory ou le droit étatique comme outil utile, mais imparfait, de changement social », in (2001) 48 Droit et Société 581.
  • [8]
    Voir, à titre d’exemples : Derrick J. Bell, Faces at the Bottom of the Well. The Permanence of Racism, New York, Basic Books, 1992 ; Patricia J. Williams, The Alchemy of Race and Rights, Londres, Virago Press, 1993 ; Richard Delgado, The Rodrigo Chronicles. Conversations about America and Race, New York, New York University Press, 1995.
  • [9]
    Pour une vive critique des dérives subjectivistes et de l’émotionnalisme de la démarche narrativiste en droit, voir Daniel A. Farber et Suzanna Sherry, Beyond All Reason : The Radical Assault on Truth in American Law, Oxford, Oxford University Press, 1997. Sur les limites des épistémologies perspectivistes en droit, voir généralement Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Identitarisation du droit et perspectivisme épistémologique. Quelques jalons pour une saisie juridique complexe de l’identitaire », in (2000) 13 Canadian Journal of Law & Jurisprudence 33.
  • [10]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, La liberté d’expression entre l’art et le droit, Québec et Montréal, Presses de l’Université Laval et Liber, 1996.
  • [11]
    Michel Lebel, « Compte rendu : La liberté d’expression entre l’art et le droit », in (1997) 76 Revue du Barreau canadien 294.
  • [12]
    Pierre Saletti, « Le juge et l’artiste », in Le Devoir, 4 mars 1996, p. D4.
  • [13]
    Dans le même sens, voir la recension de la sociologue Nathalie Heinich, « D’un effet pervers du libéralisme », in (1998) 38 Droit et Société 157.
  • [14]
    Geneviève Hautcœur, « Notice bibliographique : La liberté d’expression entre l’art et le droit », in (1997) 28 Revue générale de droit 112.
  • [15]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, « Le traitement juridique de l’acte individuel fautif de l’élu municipal, source d’obligations délictuelles ou quasi délictuelles. Un essai de systématisation critique du droit positif québécois », in (1993) 24 Revue générale de droit 469 ; Id., « Responsabilité fiscale des administrateurs », in (1992) 14 Revue de planification fiscale et successorale 413 ; Jean-Pierre Roy et Jean-François Gaudreault-Desbiens, « La responsabilité des administrateurs et l’utilisation du critère subjectif dans la Loi sur le ministère du Revenu », in (1991) 13 Revue de planification fiscale et successorale 323 ; Jean-François Gaudreault-Desbiens, François Coté et al., « Arbitrage », in Bernard Colas (dir.), Accords économiques internationaux, Paris & Montréal, La documentation française et Wilson & Lafleur, 1990, p. 307 ; Jean-François Gaudreault-Desbiens, « L’abus de droit en matière contractuelle au Québec », in (1987) 1 Revue juridique des étudiants de l’Université Laval 81-112.
  • [16]
    Je profite ici de l’occasion pour rendre un hommage particulier aux professeurs Nabil Antaki, Jean-Guy Belley, Henri Brun, Pierre Issalys et Gil Rémillard qui, tout en ne faisant jamais l’impasse sur les exigences internes du droit positif, mettaient celui-ci en contexte de manière à pousser l’analyse au-delà de la règle comme telle.
  • [17]
    Sur l’analyse économique appliquée au droit civil, voir l’ouvrage majeur de mes collègues Ejan Mackaay et Stéphane Rousseau, Analyse économique du droit, Paris et Montréal, Dalloz et Éditions Thémis, 2008.
  • [18]
    Par exemple, voir Tsachi Keren-Paz, Torts, Egalitarianism and Distributive Justice, Londres, Ashgate, 2007.
  • [19]
    Les œuvres doctrinales de Jean Carbonnier, que je distingue ici, pour des raisons que j’expliquerai plus tard, de ses magnifiques travaux de sociologie et de philosophie du droit, me paraissent constituer un modèle à cet égard.
  • [20]
    Parmi les ouvrages récents, je pense par exemple au remarquable traité de mes collègues Didier Luelles et Benoît Moore, Droit des obligations, Montréal, Éditions Thémis, 2006.
  • [21]
    Surtout si l’on s’intéresse aux évolutions de la pensée juridique et de ses modes d’expression aux États-Unis, où il y a longtemps – au moins depuis l’émergence du réalisme juridique dans les années 1920 – qu’a été mise en cause la conception exégétique et formaliste qui, un temps, régissait dans ce pays la manière de « faire du droit » et de l’enseigner.
  • [22]
    Pour une généalogie de la doctrine comme entité et pouvoir en France, voir Philippe Jestaz et Christophe Jamin, La doctrine, Paris, Dalloz, 2004.
  • [23]
    Voir par exemple le Code de déontologie des avocats, R.R.Q., c. B-1, r. 1, art. 2.01 : « L’avocat doit soutenir le respect de la loi. Il ne doit pas prononcer des paroles ou publier des écrits contraires aux lois, ni inciter quiconque à y porter atteinte, mais il peut, pour des raisons et par des moyens légitimes, critiquer toute disposition de la loi, en contester l’application ou requérir qu’elle soit abrogée ou modifiée. »
  • [24]
    Chaim Perelman, Éthique et droit, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1990, p. 753.
  • [25]
    « En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. » Voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, 12e éd., Paris, Vrin, 1983, p. 14.
  • [26]
    J’élabore là-dessus dans : Jean-François Gaudreault-Desbiens, « The Fetishism of Formal Law and the Fate of Constitutional Patriotism in Communities of Comfort : A Canadian Perspective », in John Erik Fossum et Johanne Poirier (dir.), Ties That Bind, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 303.
  • [27]
    Tout en notant son libertarisme peut-être insuffisamment assumé et son idéalisation des modalités d’exercice concret de l’autonomie individuelle dans les ordres juridiques non étatiques, la théorie du pluralisme juridique critique de Roderick Macdonald me paraît assez juste en ce qui a trait à l’importance qu’elle accorde à la médiatisation des acteurs individuels dans le cadre de la production du droit. Voir notamment Roderick A. MacDonald, Lessons of Everyday Law, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2002 ; Id., « Kaleidoscopic Federalism », in Jean-François Gaudreault-Desbiens et Fabien Gélinas (dir.), The Moods and States of Federalism : Governance, Identity, and Methodology / Le fédéralisme dans tous ses états. Gouvernance, identité et méthodologie, Bruxelles et Cowansville, Bruylant et Éditions Yvon Blais, 2005, p. 261 ; Roderick A. MacDonald et Martha-Marie Kleinans, « What is a Critical Legal Pluralism ? », in (1997) 12 Canadian Journal of Law and Society 25.
  • [28]
    Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, France Loisirs, 1989, p. 127.
  • [29]
    Arthur Rimbaud, Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, Paris, Gallimard, 1999, p. 196, collection « Folio classique », n° 3248.
  • [30]
    François Ost, « Jupiter, Hercule, Hermès : trois modèles du juge », in Pierre Bouretz (dir.), La force du droit, Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 263.
  • [31]
    Monique Chemillier-Gendreau, Humanité et souveraineté. Essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995, p. 20-23.
  • [32]
    Diane F. Orenlichter, « Separation Anxiety : International Responses to Ethno-Separatist Claims », in (1998) 23 Yale Journal of International Law 1, p. 10.
  • [33]
    Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, éd. rév., New York, Verso, 1991, p. 7.
  • [34]
    Sur le concept de nationalisme méthodologique, voir Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un empire européen, Paris, Flammarion, 2007, p. 32.
  • [35]
    Agnès Heller, Pour une philosophie radicale, Paris, Le Sycomore, 1979, p. 142.
  • [36]
    Voir là-dessus Jean-François Gaudreault-Desbiens, Le sexe et le droit. Sur le féminisme juridique de Catharine MacKinnon, Montréal et Cowansville, Éditions Liber et Éditions Yvon Blais, 2001.
  • [37]
    Gary Minda, Postmodern Legal Movements. Law and Jurisprudence at Century’s End, New York, New York University Press, 1995, p. 231.
  • [38]
    George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1994, collection « Folio essais », n° 255, p. 67.
  • [39]
    Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1962, p. 86, n° 5.6.
  • [40]
    G. Bachelard, op. cit., note 25, p. 15.
  • [41]
    Jack M. Balkin, « What is Postmodern Constitutionalism ? », in (1992) 90 Michigan Law Review 1966, 1986.
  • [42]
    Simone Weill, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Paris, Gallimard, 1955, p. 85.
  • [43]
    Sur ce travail de mise à distance, voir généralement Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996.
  • [44]
    Josette Rey-Debove et Alain Rey, Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1995, p. 817, « essai ».
  • [45]
    Laurent Mailhot, L’essai québécois depuis 1945. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, 2005, p. 19.
  • [46]
    Ibidem, p. 72
  • [47]
    Fernand Roy, « Un tombeau littéraire pour l’essai ? », in (1972) 5(1) Études littéraires 23, 28.
  • [48]
    Michel Foucault, Histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1985, p. 14-15.
  • [49]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, Les solitudes du bijuridisme canadien. Essai sur les rapports de pouvoir entre les traditions juridiques et la résilience des atavismes identitaires, Montréal, Éditions Thémis, 2007, p. 53.
  • [50]
    Michel de Montaigne, Essais, livre premier, Paris, Livre de Poche classique, 2002, p. 79.
  • [51]
    L. Mailhot, op. cit., note 45, p. 73.
  • [52]
    J. Rey-Debove et A. Rey, op. cit., note 44, p. 1918.
  • [53]
    Évidemment, Serge Gainsbourg ne parle pas dans sa chanson d’essai juridique, mais plutôt d’amour physique, ce qui, convenons-en, est assez différent…
  • [54]
    Voir Herbert L.A. Hart, The Concept of Law, 2e éd., Oxford, Clarendon Press, 1994, p. vi.
  • [55]
    Voir par exemple l’anthologie d’essais québécois de L. Mailhot, op. cit., note 45.
  • [56]
    Bernard Bissonnette, Essai sur la constitution du Canada, Montréal, Éditions du Jour, 1963, « Avant-propos ».
  • [57]
    J’emprunte ici, en le modifiant un peu, le titre d’un article de Nicholas Kasirer, grand essayiste juridique s’il en est… Voir Nicholas Kasirer, « L’outre-loi », in Lynne Castonguay et Nicholas Kasirer (dir.), Étudier et enseigner le droit : hier, aujourd’hui et demain, Bruxelles et Cowansville, Bruylant et Éditions Yvon Blais, 2006, p. 389.
  • [58]
    Pierre Bourdieu, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective », in François Chazel et Jacques Commaille (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, L.G.D.J., 1991, p. 95
  • [59]
    Jacques Lenoble et François Ost, Droit, mythe et raison. Essai sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1980, p. 87.
  • [60]
    G. Bachelard, op. cit., note 25, p. 127.
  • [61]
    Voir Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996.
  • [62]
    Voir Olivier Beaud, « Doctrine », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Quadrige/ Lamy-PUF, 2003, p. 384, 387-388.
  • [63]
    Mitchell de S.-O.-l’E. Lasser, « Trois palais : deux styles ? », in Nicholas Kasirer (dir.), Le droit civil, avant tout un style ?, Montréal, Editions Thémis, 2003, p. 121.
  • [64]
    P. Jestaz et C. Jamin, op. cit., note 22, p. 303-304.
  • [65]
    Cela contribue à l’image un peu statique que dégage la pensée juridique française à travers le monde. De fait, l’étroitesse relative de la doctrine tend à occulter la richesse du savoir juridique qui est produit dans ce pays, mais qui s’exprime hors du paradigme doctrinal. Je pense notamment à des travaux comme ceux réalisés par les anthropologues du droit Norbert Rouland et Étienne Le Roy ou par le sociologue du droit Jacques Commaille. En revanche, il convient de souligner que, malgré les contraintes de divers ordres qui persistent, la nouvelle génération d’auteurs de doctrine semble plus aventureuse que les précédentes, du moins si je me fie à ceux, surtout publicistes, dont je consulte régulièrement les travaux.
  • [66]
    Voir notamment Jean-Louis Baudouin et Catherine Labrusse-Riou, Produire l’homme : de quel droit ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, collection « Les voies du droit » ; Jean-Louis Baudouin, Éthique de la mort et droit à la mort, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, collection « Les voies du droit ».
  • [67]
    Voir là-dessus : Christian Atias, Savoir des juges et savoir des juristes. Mes premiers regards sur la culture juridique québécoise, Montréal, Centre de recherche en droit privé et comparé du Québec, 1990.
  • [68]
    Robert Leckey, « Territoriality in Canadian Administrative Law », in (2004) 54 University of Toronto Law Journal 327, pp. 336-337. Voir aussi Roderick A. MacDonald, « Understanding Quebec Civil Law Scholarship », in (1985) 23 Osgoode Hall L.J. 573.
  • [69]
    Jean-François Gaudreault-Desbiens, Les solitudes du bijuridisme canadien…, op. cit. note 49.
  • [70]
    Je note une exception dans la doctrine constitutionnelle québécoise où une historicisation de nature particulière a presque systématiquement lieu, en l’occurrence lorsqu’il s’agit de relater ce qui est présenté comme le « point de vue québécois » sur l’évolution constitutionnelle du Canada. Or, ce point de vue est plus souvent qu’autrement un point de vue nationaliste ou sécessionniste qui, sans être illégitime, demeure tout de même considérablement limité comme point de départ heuristique d’une démarche critique. Le principal traité québécois sur la question en constitue une illustration probante. Voir Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007.
  • [71]
    Je m’inspire ici du concept de « science normale » proposé par Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, collection « Champs », n° 115, Paris, Flammarion, 1983.
  • [72]
    Voir, sur cette question, Hillary Putnam, The Collapse of the Fact/ Value Dichotomy and Other Essays, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2002.
  • [73]
    Sans chercher à l’étayer ici, je fais l’hypothèse que la société québécoise offre un terreau particulièrement fertile à l’antijuridisme, un peu comme l’est la France pour des raisons en partie différentes. Voir l’intéressante réflexion que propose, en contexte français, Jacques Caillosse sur les rapports entre juristes et politistes ainsi que sur les intégrismes disciplinaires empêchant la communication entre eux : Jacques Caillosse, « Droit et politique : vieilles lunes, champs nouveaux », in [1994] 26 Droit et Société 127.
  • [74]
    On trouve un exemple récent de cette tendance dans le rapport Bouchard-Taylor., qui traite des différents modes de gestion des revendications religieuses dans l’espace « public » et notamment de la doctrine juridique des « accommodements raisonnables ». Voir Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Gérard Bouchard et Charles Taylor, co-présidents), Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Québec, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles, 2008, en ligne : http://www.accommodements.qc.ca
  • [75]
    Concevoir le droit comme une expérience trahit bien évidemment l’influence, que je ne cherche pas à dissimuler, du pragmatisme philosophique et du réalisme juridique issus, là encore, des États-Unis. Pour une réflexion québécoise récente sur l’expérience du droit, voir Jean-François Gaudreault-Desbiens et Diane Labrèche, Le contexte social du droit dans le Québec contemporain. L’intelligence culturelle dans la pratique du droit, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009.
  • [76]
    Sur l’évolution de la norme, de la modernité à la postmodernité, voir Karim Benyekhlef, Une possible histoire de la norme. Les normativités émergentes de la mondialisation, Montréal, Éditions Thémis, 2008.
  • [77]
    Claude Brouillette, « L’essai : une frivolité littéraire ? », in (1972) 5(1) Études littéraires 37.

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