Couverture de RIEJ_056

Article de revue

« L’entre-deux est un site périlleux »

Pages 159 à 161

Notes

  • [1]
    N. Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004, p. 54.
  • [2]
    Ces auteurs sont connus en France à l’époque et leurs œuvres principales sont traduites (J. Le Rider, Nietzsche en France, Paris, PUF 1999).
  • [3]
    A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société du 19e siècle à nos jours, Paris, PUF, 1975.
  • [4]
    P.-Y. Verkindt, « Maxime Leroy et la question syndicale », in Analyse juridique et valeurs sociales, Paris, Dalloz, 2004, p. 607.
  • [5]
    Y. Le Gall, « Raoul Jay et le droit du travail », in Les acteurs de l’histoire du droit du travail (dir. J.P. Le Crom), PU Rennes, 2004, p. 41.
  • [6]
    Ch. Jamin, supra. Pour une approche du socialisme juridique, C.M. Herrera, Par le droit au-delà du droit. Textes sur le socialisme juridique, Paris, Kimé, 2003.
  • [7]
    P.-Y. Verkindt, En relisant Gounot. De la doctrine en général et du courage intellectuel en particulier, Dr social 2005, p. 1008.
  • [8]
    Livre I, Chap. 1.
  • [9]
    L’ouvrage est publié en 1899.
  • [10]
    Un « système…[ne pouvant] satisfaire certains besoins essentiels de l’esprit autant que de la discipline juridique… infirmité spécifique » (Nouvelle revue historique du droit français et étranger, 1911, p. 125) ; « parti pris… dissolution… désintégration… » (Lettre à Saleilles, 1911, citée par Ch. Jamin, supra).
  • [11]
    Les attentats anarchistes sont encore très présents dans les mémoires (Ravachol a été guillotiné en 1892, Carnot est assassiné en 1894… la « propagande par le fait » annoncée par Kropotkine en 1881 est à l’œuvre, le courant anarcho-syndicaliste est encore puissant). Sur le plan philosophique, Nietzche est traduit et ses écrits sont discutés tant à gauche qu’à droite. Brunchvicg, Bergson, Durkheim, Fouillée s’en emparent. Thorel (La Revue bleue, n° 51, 1893) fait de lui avec Bakounine et Stirner un des pères de l’anarchisme moderne. Halévy le présente dans la revue Le Banquet en 1892 et donne en 1909 une Vie de Friedrich Nietzsche, Lichtenberger une Philosophie de Nietzsche en 1898 et une Introduction à F. Nietzche en 1899. La Revue blanche, la Revue de Métaphysique et de Morale (parmi beaucoup d’autres) lui consacrent des articles (V. G Bianquis, Nietzche en France. L’influence de Nietzsche sur la pensée française, Paris, Alcan, 1929).
  • [12]
    La doctrine, contrairement à la jurisprudence, peut ne pas deviner les hypothèses réelles et « court le risque d’arriver aux systèmes d’école, incapables de vivre » (Les notions fondamentales du droit privé, p. 237). Pour conjurer ce risque, elle doit « s’alimenter de l’expérience de la vie journalière » (ibidem).
  • [13]
    M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  • [14]
    Les notions fondamentales du droit privé, p. 236.
  • [15]
    Ibidem.

1Nihiliste, Demogue ? La question reste ouverte si l’on prend au sérieux la critique par Gény des Notions fondamentales du droit privé dont il relève le « nihilisme décourageant » et le « parti pris de dissolution et de désintégration » de leur auteur. Le terme de « nihilisme » fait spontanément venir à l’esprit les mots de destruction, de négation voire de violence ou de désespoir, ou pire encore de terrorisme. Versant sombre d’une doctrine philosophique qui plonge ses racines dans le scepticisme antique et l’humilité chrétienne poussée à son paroxysme dans l’anéantissement du moi. Et puis il y a l’autre versant, lumineux. Celui de la « pensée de midi » de Camus dans L’homme révolté, celui, flamboyant, de Rimbaud lorsqu’il écrit « Nous massacrerons les révoltes logiques » ; plus près de nous, celui de Ferré pour qui « le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Demogue n’est ni Rimbaud, ni Bakounine, ni Reclus, ni Camus. S’il a lu Schopenhauer ou Nietzsche, rien ne le laisse transparaître [2]. L’image de lui qui se construit dans les communications présentées lors de ce colloque n’est pas celle d’un révolutionnaire, ni même celle d’un de ces « trublions » qu’évoque A.-J. Arnaud dans son ouvrage consacré aux juristes face à la société [3]. Le portrait qu’en a dressé Ch. Jamin et la figure intellectuelle qui se dégage peu à peu des différents exposés nous le montrent comme quelqu’un « de la famille » des juristes et professeurs de droit de son époque. Il ne se situe pas en marge de l’institution universitaire comme Leroy son contemporain [4], il ne semble pas avoir la fibre militante d’un Jay [5], d’un Charmont [6] ou d’un Gounot [7] . D’où vient alors cette accusation de « nihilisme décourageant » portée par Gény qui n’est pas sans évoquer le müde Nihilismus (nihilisme fatigué) que Nietzsche oppose au nihilisme actif dans la Volonté de puissance[8] ? On peut certes imaginer que, sous la plume de l’auteur de Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif[9], le mot est employé dans le sens très général et commun qualifiant une posture intellectuelle qui « nierait tout ». Elle ne serait en ce cas que le reflet d’un certain agacement devant l’ouvrage d’un collègue dont on est contraint de reconnaître les qualités mais décidément « inclassable ». Mais les mots qu’emploie Gény sont durs [10] et, au moins pour ceux figurant dans le compte rendu qu’il donne de Notions fondamentales… à la Nouvelle revue historique de droit français et étranger, on peine à croire qu’ils n’ont pas été pesés. Par ailleurs, l’emploi du terme « nihilisme » dans le contexte philosophique et politique de l’époque n’a rien de neutre [11]. Pour autant, Gény connaît vraisemblablement trop son collègue pour l’imaginer en propagandiste d’une philosophie nietzschéenne affirmant l’absence de toute vérité morale absolue ou niant toute hiérarchie des valeurs. Plus que de doctrine, c’est de méthode qu’il est ici question car c’est de là que vient le danger. Le relativisme dont fait preuve Demogue dans les Notions fondamentales, son refus de tout systématisme et la mise à distance de toute approche métaphysique du droit ont des effets dissolvants et constituent autant d’antidotes au dogmatisme. Qu’il s’agisse de la théorie des sources ou de la place réservée au social, qu’il s’agisse du contrat ou de la responsabilité, alors que Gény tente de reconstruire une méthode d’interprétation sur des bases rationnelles nouvelles, Demogue, sans prosélytisme, sans prétendre fonder une École [12], prend acte du réel dans ce qu’il a de mouvant et de conflictuel. Là où, pour paraphraser Foucault [13], Gény semble encore imaginer que « le monde tourne vers nous un visage lisible que nous n’aurions plus qu’à déchiffrer », Demogue se montre plus perméable aux contradictions et aux tensions qui traversent la réalité sociale. Les nier par une « congélation du droit autour de certains principes » [14] ne sert à rien sinon à provoquer une « hostilité justifiée contre le droit » [15].

2La force critique de Demogue, comme le montrent les communications qui précèdent, tient vraisemblablement au fait qu’il est à la fois dans et hors du système. Position critique aux deux sens du terme. Elle n’exclut pas la disqualification par l’anathème ou le silence, mais elle la rend plus difficile.

3Alors ? Nihiliste, Demogue ?

4Plutôt que le pessimisme, c’est la lucidité qui le caractérise ainsi qu’une certaine forme d’humilité face au réel. Si être « nihiliste », c’est être en éveil, c’est refuser l’abstraction mortifère et l’esprit de système, c’est s’interdire la prétention inouïe de modeler la réalité notamment au nom de catégories juridiques, alors oui, Demogue est nihiliste.


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Date de mise en ligne : 08/09/2019

https://doi.org/10.3917/riej.056.0159

Notes

  • [1]
    N. Lapierre, Pensons ailleurs, Paris, Stock, 2004, p. 54.
  • [2]
    Ces auteurs sont connus en France à l’époque et leurs œuvres principales sont traduites (J. Le Rider, Nietzsche en France, Paris, PUF 1999).
  • [3]
    A.-J. Arnaud, Les juristes face à la société du 19e siècle à nos jours, Paris, PUF, 1975.
  • [4]
    P.-Y. Verkindt, « Maxime Leroy et la question syndicale », in Analyse juridique et valeurs sociales, Paris, Dalloz, 2004, p. 607.
  • [5]
    Y. Le Gall, « Raoul Jay et le droit du travail », in Les acteurs de l’histoire du droit du travail (dir. J.P. Le Crom), PU Rennes, 2004, p. 41.
  • [6]
    Ch. Jamin, supra. Pour une approche du socialisme juridique, C.M. Herrera, Par le droit au-delà du droit. Textes sur le socialisme juridique, Paris, Kimé, 2003.
  • [7]
    P.-Y. Verkindt, En relisant Gounot. De la doctrine en général et du courage intellectuel en particulier, Dr social 2005, p. 1008.
  • [8]
    Livre I, Chap. 1.
  • [9]
    L’ouvrage est publié en 1899.
  • [10]
    Un « système…[ne pouvant] satisfaire certains besoins essentiels de l’esprit autant que de la discipline juridique… infirmité spécifique » (Nouvelle revue historique du droit français et étranger, 1911, p. 125) ; « parti pris… dissolution… désintégration… » (Lettre à Saleilles, 1911, citée par Ch. Jamin, supra).
  • [11]
    Les attentats anarchistes sont encore très présents dans les mémoires (Ravachol a été guillotiné en 1892, Carnot est assassiné en 1894… la « propagande par le fait » annoncée par Kropotkine en 1881 est à l’œuvre, le courant anarcho-syndicaliste est encore puissant). Sur le plan philosophique, Nietzche est traduit et ses écrits sont discutés tant à gauche qu’à droite. Brunchvicg, Bergson, Durkheim, Fouillée s’en emparent. Thorel (La Revue bleue, n° 51, 1893) fait de lui avec Bakounine et Stirner un des pères de l’anarchisme moderne. Halévy le présente dans la revue Le Banquet en 1892 et donne en 1909 une Vie de Friedrich Nietzsche, Lichtenberger une Philosophie de Nietzsche en 1898 et une Introduction à F. Nietzche en 1899. La Revue blanche, la Revue de Métaphysique et de Morale (parmi beaucoup d’autres) lui consacrent des articles (V. G Bianquis, Nietzche en France. L’influence de Nietzsche sur la pensée française, Paris, Alcan, 1929).
  • [12]
    La doctrine, contrairement à la jurisprudence, peut ne pas deviner les hypothèses réelles et « court le risque d’arriver aux systèmes d’école, incapables de vivre » (Les notions fondamentales du droit privé, p. 237). Pour conjurer ce risque, elle doit « s’alimenter de l’expérience de la vie journalière » (ibidem).
  • [13]
    M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
  • [14]
    Les notions fondamentales du droit privé, p. 236.
  • [15]
    Ibidem.

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