1“Qu’est-ce qu’une règle de droit ?”. Au premier regard, on relève une certaine impertinence dans ce titre. Est-il bien nécessaire de croiser à nouveau le fer avec la question, tant sont riches et connus les débats qui l’ont investie. Puis, et avant même d’avoir ouvert l’ouvrage, la spéculation est lancée. L’auteur prétend-il répondre ? Cette seule hypothèse constituerait déjà un parti pris sur le fond du problème. En d’autres termes, ou bien on adhère à l’idée qu’il existe une réalité de la règle de droit et, dans ce cas, on reprend en fait une réflexion déjà largement menée sur le terrain de l’approche substantielle jusnaturaliste du droit, ou bien on prétend emprunter d’autres voies pour cerner le problème et on se heurte à l’évidence de l’impossibilité de toute réponse absolue. Ainsi, tenter de renouveler la réflexion en la matière impliquerait de renoncer à y répondre ! L’exercice d’impertinence devient une épreuve de relativisme : l’objet de cette interrogation n’existe pas en soi. Tel est le point de départ de cette réflexion.
2A quoi sert-il alors de consacrer quelques trois cents pages à ce dilemme ? La démarche de Denys de Béchillon comporte tout d’abord l’originalité d’aborder l’objet de front, plutôt que via les différents enjeux qui gravitent autour de celui-ci. Elle a ensuite le mérite de tenter de prémunir ceux qui affronteront cette redoutable question – juristes débutants ou plus aguerris – contre quelques incertitudes méthodologiques, quelques idées toutes faites, quelques tentations ou méfiances épistémologiques. L’auteur aurait pu intituler son ouvrage, “Précautions d’usage à l’intention de ceux qui tenteront de répondre à la question : Qu’est ce qu’une règle de droit ?” ; car, en dépit des apparences, celui-ci a moins vocation à livrer des réponses qu’à proposer une manière d’aborder la question. Cette dernière ouvre deux grandes perspectives qui tissent la toile de fond du propos : pourquoi est-il nécessaire de poser à nouveau ce problème, et quels sont les repères méthodologiques que l’ont doit adopter pour l’examiner ?
3Le constat qui fonde l’ensemble de la démarche repose sur un postulat que l’on pourra certes considérer comme une première réponse : la règle de droit n’existe pas en tant qu’objet réel ou naturel, mais résulte d’une construction qui n’acquiert véritablement de “texture” concrétisée qu’à travers le prisme de la signification qui lui est attribuée. Ce point de départ révèle l’impossibilité d’échapper à certains principes fondateurs, et l’auteur ne prétend pas s’y soustraire puisqu’il rejette précisément toute allégation d’une vérité en la matière, y compris si l’on se cantonne à une approche purement empirique d’observation de ce qui est donné pour du droit. L’analyse est ensuite menée davantage comme une déconstruction que comme une construction. Elle vise tout d’abord – Discussion – à éprouver la pertinence de deux caractères présentés comme critères de la règle de droit, à savoir la portée générale de la règle et la présence d’une sanction. Elle tend ensuite – Fondations – à proposer un cadre conceptuel d’appréhension de la règle de droit, en l’occurrence celui de l’État moderne. Cette opération exclut donc toute définition universelle de la règle de droit, celle-ci étant pensée uniquement comme produit d’un mode d’organisation du pouvoir. Fondation-déconstruction par conséquent, puisqu’en vertu de cette approche le droit apparaît comme, et seulement comme, l’instrument d’une volonté instituée. La dernière étape de cette réflexion – Construction – propose en fait une description de ce qui est voulu et donc présenté comme règle de droit par le modèle étatique. Uniquement réalisable dans ce cadre précis, cette observation empirique constate ce qui est, à partir d’une décomposition du support et du contenu de la règle.
4Choisir d’en rester à une définition de nature scientifique de la règle de droit, c’est observer, et donc nécessairement délimiter un champ de vision, saisir des repères d’observation et admettre qu’il y ait différents points de vue, donc différents objets d’étude. C’est en ceci que la réflexion de Denys de Béchillon est perturbante et stimulante. Cet ouvrage s’adresse tant à ceux qui découvrent la matière juridique qu’à ceux qui en maîtrisent déjà les rouages. Les développements sont, à cette fin, organisés en deux niveaux comportant un propos principal prolongé par des “Nuances” dans lesquelles sont approfondis certains points et livrées de fort nombreuses et précieuses références bibliographiques.
5Discussion tout d’abord et plus précisément exercice de dissolution de deux caractères couramment attribués à la règle de droit : la généralité et la sanction. La démonstration est, sur ces deux points, implacable. Il n’en demeure pas moins que l’on doit avouer, en ce qui concerne la généralité, un certain scepticisme quant au choix d’une telle cible. La généralité est-elle vraiment considérée comme un élément de définition de la règle de droit ou plutôt comme une propriété recommandée afin de répondre au principe de non discrimination ?
6Denys de Béchillon estime que la nécessité d’instruire le procès d’une telle confusion n’est pas totalement épuisée. La prise en compte du critère de la généralité serait liée à une assimilation discutable du droit et de la loi. Certes, celle-ci n’est pas défendable. Mais il n’est peut-être pas opportun d’invoquer les jugements pour en faire la démonstration, du moins pas sans quelques mises au point sur la nature de l’acte juridictionnel. On regrette, d’autre part, que l’auteur n’ait pas davantage exposé sa réflexion sur le contrat comme norme.
7L’observation révèle la part importante de règles de portée individuelle et le phénomène de “particularisation” de la règle générale, passant par une délimitation catégorielle de ses destinataires. Ce constat d’une parcellisation de l’énoncé juridique appelle effectivement des précisions sur ce que l’on entend par règle de droit. Si la question est cruciale, c’est parce qu’il ne s’agit nullement ici de convention de langage mais bien de logique juridique. Affirmer que la généralité est inhérente à la notion même de règle de droit ne permet pas d’établir que le traitement du particulier ne peut accéder à cette qualité. Ce dernier angle de démonstration est, comme le montre l’auteur, étrangement mort. On se heurte à l’absence de toute réfutation construite de l’hypothèse d’une règle de droit non générale. Parallèlement, et en sens inverse, il faut prendre en compte cette idée d’un continuum au sein de la production de contenus de forme juridique, plaidant en faveur de la notion de règle de droit non générale, à partir du principe de la formation du droit par degrés telle qu’elle a été défendue par l’École autrichienne. Soulignons ici que l’on peut rejeter la généralité comme critère de la règle de droit, sans pour autant nier sa fonction dans la mise en œuvre du principe d’égalité. Fonction qu’il convient d’ailleurs de ne pas surestimer ou “diviniser”, la construction d’une égalité réelle et non pas seulement formelle imposant, dans certains cas, une soustraction à la schématisation du général. La réduction de l’idée, fortement ancrée dans notre culture juridique, selon laquelle la généralité serait nécessairement vertueuse et l’individualisation du traitement juridique forcément douteuse, nous semble essentielle. Peut-être l’auteur aurait-il pu s’appesantir davantage sur cette voie, afin de prévenir le malaise que peut susciter le bouleversement de quelques standards sécurisants. Le risque est tempéré toutefois, par l’approfondissement de l’enrichissante distinction entre généralité et abstraction de la règle, cette dernière qualité participant utilement à l’entreprise de modélisation qui sous-tend toute formulation d’une règle de droit.
8Concevoir la règle de droit hors de la sanction impose un exercice de distanciation par rapport à l’assimilation spontanée du droit et de la contrainte. L’auteur affronte avec une extrême rigueur une des questions centrales de la réflexion juridique. Il faut d’abord extraire la détermination du caractère juridique de la règle de toute donnée relative à sa mise en œuvre : une règle n’est pas juridique parce qu’effective, une règle de droit non effective conserve sa juridicité. La sanction étant destinée à assurer cette effectivité, le lien supposé unir juridicité de la règle et sanction est ainsi rompu. La sanction n’intervient donc pas dans la définition de la règle de droit, mais tout au plus dans son destin. L’absence de toute sanction peut entamer l’autorité matérielle de la règle, entraver son application, et conduire à sa modification ou à son abrogation formelle. Mais il s’agit d’un autre problème. Pour ceux qui douteraient encore, il reste un argument imparable : “Admettre que la règle de Droit puise sa définition dans une sanction qui ne peut elle-même se définir indépendamment de la règle de Droit qui la prévoit et l’encadre, c’est en quelque sorte définir le Droit par son caractère…juridique”. Les “Nuances” qui prolongent la démonstration livrent des repères doctrinaux fondamentaux, en particulier dans le domaine du droit international, matière où l’enjeu devient quasiment existentiel.
9Fondations ensuite, ou plus exactement, délimitation d’un cadre de définition, et donc renoncement à toute définition universelle de la règle de droit. En s’attachant à poser un espace d’observation et un objet très précis, Denys de Béchillon cherche moins à nous livrer les bases d’une réponse, qu’à mettre en exergue le caractère éminemment contingent et relatif de celle-ci.
10L’espace est l’État moderne, entendu dans une acception juridique, à partir de la spécialisation, de l’abstraction, et de la puissance. L’État n’est pas à l’origine de toute la production normative, certes, mais il détient le monopole d’authentification de la juridicité. Ce cadrage ne prétend pas saisir toutes les manifestations du phénomène juridique, mais livre la clef de formalisation de ce qui est donné comme étant du droit, lorsque État il y a. Ici encore, le principal intérêt de la réflexion qui nous est proposée réside tout autant dans la définition suggérée que dans les creux qu’elle découpe. Définir le droit, dans et par l’État, est une voie pour aborder l’hypothèse de l’existence du droit sans l’État. Et s’engager sur cette piste exige que soit à nouveau affrontée la question de départ : y a t-il une réalité de la chose juridique pouvant accéder par elle-même à une évidence suffisamment tangible pour pouvoir être repérée hors du cadre étatique ? L’exercice est, encore et toujours, d’abord d’ordre méthodologique. Ce que nous rappelle ou nous enseigne l’auteur est qu’il n’est pas pertinent d’observer hors de l’État quelque chose qui ressemblerait à ce qui est donné pour du droit dans l’État… pour conclure à l’existence du droit hors de l’État. Peut-être s’agit-il aussi de “droit”, mais ce sera de toute façon un autre droit puisque reposant sur des critères d’identification extra-étatiques. L’auteur n’élimine pas d’emblée la possibilité de percer en deçà des données formelles, une constante substantielle de la règle de droit. Même s’il avoue ses doutes sur l’issue du détour, il en admet la nécessité et avance l’hypothèse d’un droit différent. Différent, ce “droit” l’est par la diversité des paradigmes qui en structurent la perception, par la variété des modes d’expression de la norme, par la plus ou moins nette spécificité du juridique par rapport à ce qui ne l’est pas. Alors, s’agit-il de droit quand même ? Il faut en fait décomposer la question. D’une part, il faut rechercher si ces manifestations sont données – dans le cadre où elles s’expriment et sur la base de critères à préciser – comme du droit. Il s’agit ici simplement d’observer. D’autre part, et on en revient au dilemme de départ : peut-on y voir du droit au nom d’une définition objective de la juridicité ou bien doit-on se rallier à l’idée qu’il est impossible de repérer du droit tel que nous le connaissons hors de l’État, puisque c’est celui-ci qui octroie ce label. On n’y échappe pas ! L’intérêt de cet ouvrage est de nous, le rappeler, l’“option féconde” d’une définition du Droit dans l’État retenue ensuite, présentant simplement une vertu opératoire. A partir de cette notion officielle du Droit dans l’État, nulle prétention, ici encore, à cerner toutes les manifestations de la juridicité, l’authentification étatique ne fonctionne pas – ce serait trop simple – comme un sélecteur strict de ce qui est ou n’est pas droit. Il existe des zones d’incertitudes représentées notamment par le statut pour le moins ambigu de la coutume.
11Parce qu’elle admet ses propres limites en se présentant comme une voie d’appréhension du droit, cette approche repose sur un choix justifié et rigoureusement assumé. Elle ne parvient pas cependant à clôturer totalement le champ de la réflexion. En effet, il n’est pas totalement convaincant d’exclure de celui-ci des manifestations du phénomène juridique émanant de sources autres qu’étatique mais partageant avec l’État une commune logique institutionnelle.
12Construction enfin, par une mise à plat des éléments de la notion de règle de droit, sorte de fusée à plusieurs étages. Cette décomposition, véritable méthode de lecture de la règle, met en lumière les variables de la juridicité : la règle de droit est d’abord une norme, elle est une norme juridique, de surcroît.
13Voilà tout d’abord, – enfin –, la substance de la règle de droit : la norme. Le phénomène normatif est présent là où se trouve l’humain, et structure le rapport d’altérité. Il peut éventuellement accéder à la juridicité. Partant de là, l’auteur nous conduit plus loin encore dans la déconstruction du phénomène juridique. A cette fin est déployé ici un talent pédagogique remarquable pour présenter l’apport de la théorie des actes de langage à la réflexion sur la règle de droit.
14Tout d’abord la norme ne prend corps que par la signification qu’elle revêt, laquelle est forgée par le sens et la force qui lui sont attribués. Il faut ensuite considérer l’objet de cette norme : il s’agit de la modélisation d’un comportement. On peut alors prendre en compte la manière dont est énoncée cette dernière : il s’agit du mode impératif, critère essentiel de l’entreprise juridique. Cet impératif présente une teneur variable, utilement située dans la perspective de cette fameuse “postmodernité” juridique, moins bouleversante, de ce point de vue au moins, qu’on ne pourrait être tenté de le penser.
15Conformément au cadre de définition retenu, cette norme n’acquerra la qualité de juridique que si l’État décide d’en faire du droit ; et inversement toute norme peut être juridique si l’État le veut ainsi. L’insertion validée d’une norme dans le système juridique détermine le caractère juridique de celle-ci et l’engage dans un ensemble complexe d’interactions faisant intervenir notamment le juge. Constat donc, de ce qui est donné pour du droit, indépendamment de toute intervention de critères éthiques ou autres. Cette approche ne prétend pas, par essence, livrer une vérité, et on ne peut donc l’attaquer sur une voie qu’elle n’emprunte pas. On peut souhaiter légitimement, en revanche, que l’analyse soit poussée et assumée dans ses derniers retranchements. De ce point de vue, la démarche de l’auteur est irréprochable. Et même si finalement, il n’apporte pas de réponse vraiment nouvelle à la question – “le droit nazi est-il du droit ?” – déjà traitée par Michel Troper, on doit lui reconnaître le mérite de n’avoir pas esquivé l’exigence de ce détour. Est admise l’hypothèse d’un droit, “monstrueux”, mais d’un “Droit quand même”. Le propos est ici mené sur deux niveaux, faisant intervenir aux côtés de la réflexion initiale des considérations plus “normatives” et donc plus personnelles. Propos quelque peu dévoilant, surgissant de façon heureuse à ce stade de l’analyse, par lequel l’auteur suggère sa conception des devoirs du juriste, et nous rappelle, s’il en était besoin, qu’une théorie froide n’est pas une théorie de l’inertie. Le constat, opéré par le juriste, de ce qui est donné pour du droit est à dissocier de l’attitude que celui-ci adopte à l’égard de cet instrument dont il mesure le potentiel nocif.
16Dire ce qu’est le droit, sans dire le droit, et n’être pas pour autant totalement étranger à ce que le droit peut impliquer : l’exercice est périlleux. Denys de Béchillon nous tend de solides perches et nous confesse quelques vertiges. Les unes et les autres sont également riches d’enseignements.