Notes
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[1]
Cass. 18-12-1972,21-3-1977, 1-12-1983,3-1-1990.
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De Morgen, 12 et 24-12-1966.
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Le Soir, 16-10-1966
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Dans La loterie de Babylone, Borgès évoque une forme d’exercice du pouvoir qui n’est ni basée sur des élections, ni sur des critères comme le privilège de naissance, la compétence ou le pouvoir économique : à la fin d’une certaine période fixée d’avance, ceux qui vont exercer le pouvoir pendants les mois à venir sont désignés par le sort (la loterie). A cet égard, il existe bel et bien une sécurité juridique formelle : il y a prédictibilité en ce sens que le critère de l’exercice et de la dévolution du pouvoir est fixée ; à part ceci, tout devient imprévisible et incertain…
1Récemment, à l’occasion d’un arrêt de la Cour de Cassation qui devait trancher la requête en dessaisissement du juge d’instruction Connerotte formulée par les avocats de M. Dutroux et Nihoul, le thème de la créativité dans l’application du droit a pris tout à coup les dimensions d’un véritable débat social - de façon éphémère, il est vrai : à peine la discussion ouverte, aussi passionnée fût-elle, s’est-elle refermée, laissant la place à la répétition de convictions inébranlables. Le lecteur se rappellera que, dans les jours qui ont précédé l’arrêt, certains hommes politiques avaient exprimé le souhait que la Cour fasse preuve de créativité dans cette affaire ‘délicate’. Beaucoup de gens ont interprété cet appel comme un exemple, un de plus, d’un trait hautement caractéristique du ‘système’ belge : le magouillage. Et certains se sont réjouis que la Cour n’ait pas cédé à pareille sollicitation : en demeurant ferme, elle aurait fourni la preuve qu’au milieu d’un océan de corruption subsistaient tout de même quelques îlots d’intégrité.
2Ceux qui ont, par contre, critiqué l’arrêt se sont dans la plupart des cas limités à insister sur le ‘formalisme juridique’ de la Cour : elle aurait suivi aveuglément la lettre de la loi. Voilà un genre de critique qui arrange finalement tout le monde. Ceux qui l’émettent d’abord, car ils font d’une pierre deux coups : suggérer que les juges de la Cour de Cassation sont des esprits bornés, déphasés, sans imagination, c’est attribuer en même temps un brevet de largeur d’esprit à soi-même. Mais cela arrange aussi ceux qui sont l’objet de cette critique ; car ils ont la réponse facile : la loi est la loi, on ne peut pas la manipuler ; pas question donc de la mettre entre parenthèses en vue d’un cas particulier, en arguant des circonstances. Ainsi, la critique serait déplacée : on n’en peut mais, vous vous trompez d’adresse, tournez-vous plutôt vers le législateur ; réplique rédhibitoire, semble-t-il, et qui présente un avantage supplémentaire non négligeable : elle permet qu’on se décharge de sa propre responsabilité. ‘Dura lex, sed lex’ : c’est bien cette vision de la loi qu’a évoqué la procureur-général Liekendael quand elle formulait son avis devant la Cour. Si son cœur lui suggérait des raisons que la raison juridique refusait et si elle pouvait certes compatir avec les victimes, elle n’oubliait tout de même pas qu’en entrant dans la salle d’audience le magistrat doit mettre de côté ses sentiments. Bref, la raison juridique impose une solution unique, seule compatible avec l’objectivité et l’impartialité ; les sentiments, par contre, se distinguent par leur subjectivité et leur manque d’univocité. Qui règle ses jugements sur eux se soumet, pour tout dire, au règne des passions ; il substitue, par sa conduite irréfléchie et impulsive, le désordre du cœur à l’ordre de la raison. Ainsi naît la suggestion d’une chaîne paradigmatique qui associe sentiment, émotion, passion, interprétation (plurielle… par définition, et donc dérive incontrôlable), créativité, partialité et arbitraire.
I – D’une créativité à l’autre
3On peut d’ailleurs se demander si cette présentation des choses n’a pas été, pour la Cour, un alibi commode permettant de masquer un choix qui, lui, n’aurait pas grand-chose à voir avec la lettre de la loi. Et si la Cour avait bel et bien fait preuve de créativité, mais d’une créativité quelque peu différente de celle espérée de la part du monde politique - au tout au moins d’une partie de celui-ci - et de l’opinion publique ? Si cette hypothèse s’avérait pertinente, elle mettrait en relief plus encore le manque d’efficacité d’une critique formulée en termes d’application ‘aveugle’ de la loi. Faire comme si la Cour ne faisait qu’appliquer la loi était de toute façon une manœuvre idéologique : je ne ferai pas l’injure aux lecteurs de cette revue d’expliquer qu’une règle juridique est toujours sujette à interprétation ; la preuve y a été fournie, au cours de centaines et de centaines de pages, que, même si à l’intérieur de certaines limites et de façon variable selon les matières et domaines, l’interprétation en jurisprudence est inévitable et donc que la créativité est une nécessité de fait, incontournable de toute façon. Mais je crois que la Cour a aussi fait preuve d’une créativité délibérée et voulue. Et ce n’est pas cette créativité en tant que telle qui me gêne dans l’arrêt-Connerotte, mais la forme particulière qu’elle y a revêtue et l’empressement digne d’une meilleure cause dont a témoigné la Cour. Il est vrai que Liekendael, après l’arrêt, a reconnu que la Cour n’a pas refusé toute forme de créativité : l’instruction du dossier restait à Neufchâteau ; ainsi la Cour faisait en sorte que le progrès de l’instruction soit freinée le moins possible. Selon Liekendael, c’était là le maximum de créativité qu’elle pouvait se permettre. En même temps, elle se vantait de cette ‘concession de poids à l’opinion’, ce qui est assez étonnant, puisqu’il s’agissait somme toute d’une inconséquence (selon l’art. 542 du Code de procédure pénale, en cas de suspicion légitime le renvoi du dossier d’un tribunal à un autre s’impose). Toutefois, d’un point de vue un peu différent on peut dire que Liekendael faisait preuve d’une humilité excessive : elle n’a fait aucune mention d’autres aspects de l’affaire dans lesquels la Cour a manifesté tout autant sa créativité.
4D’abord, la Cour a effectué le rapprochement entre récusation et suspicion légitime, les causes de l’une devenant les causes de l’autre. Ce faisant, elle a rompu avec une habitude établie. La récusation et la suspicion légitime sont, en effet, des procédures différentes. En cas de suspicion légitime, la requête en dessaisissement vise le tribunal qui traite l’affaire du requérant ; elle suppose qu’on démontre que ce tribunal en tant que tel est dans l’impossibilité d’agir de façon impartiale (d’où la conséquence logique : renvoi de l’affaire à un autre tribunal). Il s’agit d’une procédure ‘lourde’ ; raison aussi pour laquelle elle se passe devant la Cour de Cassation. Dans le cas de la récusation, par contre, il s’agit d’une procédure ‘légère’ qui ne vise pas un tribunal mais la personne particulière de tel ou tel juge ; par conséquent, la requête est traitée par le tribunal même où est en instance la cause du requérant. Or, les motifs invoqués par les avocats de Dutroux/Nihoul à l’appui de leur requête en suspicion légitime étaient en réalité des causes de récusation (ces causes sont formulées dans l’art. 828 du Code Judiciaire). La demande de dessaisissement de Connerotte était donc basée sur une confusion. Cette confusion n’était, toutefois, pas une première. Mais dans des cas précédents la Cour avait jugé que le requérant qui introduisait une demande en dessaisissement pour cause de suspicion légitime ne pouvait se prévaloir des causes de récusation énumérées dans le Code Judiciaire et avait, par conséquent, déclaré la requête irrecevable [1]. Dans l’affaire Connerotte, par contre, la Cour a considéré soudainement que, nonobstant le fait que les motifs allégués dans la requête constituaient des causes éventuelles de récusation, il lui appartenait d’en connaître, contrairement à ce qui appert des art. 828 et suivants du Code Judiciaire. Ce faisant, elle a déclaré applicable une règle de la procédure civile dans une affaire pénale, et ce à travers une interprétation analogique qui, dans le contexte du droit pénal, est déjà discutable en tant que telle. De ce revirement a découlé toute une série d’anomalies, à commencer par l’assimilation de la relation entre parties dans un procès civil avec celle entre un bourreau et sa victime ; et que cette assimilation servait désormais de toile de fond pour l’évaluation de l’impartialité d’un juge, jette sans doute quelque lumière sur la désorientation des commentateurs, même juridiques, dans les jours qui ont suivi l’arrêt.
5Cette façon d’agir est pour le moins étonnant de la part d’une Cour de Cassation. Une des missions, sinon la mission la plus importante, de celle-ci est d’assurer la continuité de la jurisprudence et de sauvegarder une certaine uniformité dans le fonctionnement des tribunaux subalternes : cette règle, quoique non écrite, traduit une attente largement présente au sein de la population, à juste titre pourrait-on ajouter. Dans cette optique, il faut des raisons sérieuses pour rompre avec une jurisprudence établie, par exemple un changement d’attitude indéniable à l’égard de certains problèmes sociaux dans de larges couches de la population ou une évolution manifeste de la conscience du droit au sein de la société (l’une n’étant d’ailleurs souvent que la traduction de l’autre). Et la question qui se présente immanquablement est celle de savoir pourquoi la Cour a tourné casaque dans ce cas précis. Un cas tout récent, ‘l’affaire du Holiday Inn’, montre que la continuité lui tient pourtant à cœur [2]. Point de départ de cette affaire : le licenciement pour motif grave d’un délégué CSC de la filiale anversoise de ladite chaîne hôtelière. Le délégué et ses camarades contestaient résolument le bien-fondé du motif du licenciement, c’est-à-dire une querelle avec la direction au sujet des conditions déficientes de sécurité dans l’hôtel ; le délégué craignait qu’elles pouvaient amener une catastrophe comparable à celle survenue, il y a quelques années, dans l’hôtel Switel. De toute façon, comme il était membre du Comité de sécurité et d’hygiène, son licenciement nécessitait automatiquement une homologation par le Tribunal du Travail. Et là, le dossier arrive dans les mains du juge Van Wymeersch, président du tribunal, qui prononce la suspension du contrat de travail. Mais, comme il appert que ce magistrat ainsi que sa famille (ou sa maîtresse, chuchotent certains) ont bénéficié ou cours de l’année écoulée d’au moins cinq nuitées gratuites dans l’hôtel, le délégué adresse une requête en dessaisissement à la Cour de Cassation, pour cause de partialité manifeste. Comme le juge est également chef de corps, le requérant demande en même temps à la Cour de dessaisir le tribunal du travail anversois en son entier de l’affaire (car la décision du président doit être, dans une phase ultérieure, entériné par les autres membres du tribunal). Fort de son bon droit, le délégué ne nourrit pas le moindre doute au sujet du résultat de sa requête : il s’agit en effet d’un cas qui présente des ressemblances incontestables avec celui du juge Connerotte, avec cette seule différence qu’il s’agit d’un exemple plus grave et flagrant de la même forme de conduite. Mais qu’apprend-il à la Cour de Cassation, à son grand étonnement ? Que sa requête est rejetée : comme les motifs invoqués étaient des causes de récusation, il n’avait rien à faire devant la Cour ; il aurait dû, paraît-il, recourir à une procédure de récusation. Tout cela se passait le 23-12-1996, moins de deux semaines après le rejet de l’opposition des parties civiles à l’arrêt-Connerotte. Voilà qui remet les points sur le i : le cas du juge Connerotte n’avait été qu’une parenthèse. Ces virevoltes ternissent tout de même un peu l’image d’impartialité au-dessus de tout soupçon de nos juges suprêmes, surtout lorsqu’il s’agit de cas où ils ont à se prononcer sur l’impartialité de juges subalternes.
6Bien sûr, on pourrait objecter que, dans le cas de l’affaire du Holiday Inn, s’agissant d’un conflit du travail, il n’y avait pas lieu d’invoquer la suspicion légitime qui est une catégorie du droit de procédure pénale. Mais je ne vois pas pourquoi une interprétation ‘par analogie’ de la suspicion légitime ne serait pas possible dans un conflit du travail, là où une telle interprétation de la récusation serait acceptable dans une affaire pénale ; on ne peut se défaire de l’impression que faire de tels distinguos revient quelque peu à prononcer le droit à la tête du client. Il est vrai aussi qu’au cours du traitement de l’opposition des parties civiles à l’arrêt du 14 octobre, Liekendael a, pour justifier le rapprochement entre récusation et suspicion légitime et donc la recevabilité de la requête des avocats de Dutroux/Nihoul devant la Cour de Cassation, argué que le juge d’instruction constitue une juridiction à lui tout seul. Voilà qui devait désabuser ceux qui croyaient qu’un juge d’instruction n’est un juge qu’à moitié (puisqu’il est aussi officier de police judiciaire) : plus qu’un simple juge, il constitue un tribunal à part entière ; qui peut le moins, peut le plus ! Mais, de toute façon, cette mise au point ne concerne qu’un aspect de la question : celui de la recevabilité d’une requête en suspicion légitime à l’encontre du juge d’instruction ; s’il constitue un tribunal à lui tout seul, la requête peut être jugée recevable, mais cela n’implique pas encore que les motifs allégués puissent être des motifs de récusation tels qu’énumérés dans l’art. 828 C.J. (ce pourquoi d’ailleurs Liekendael admettait elle-même qu’il s’agit d’une interprétation analogique). Accepter ceci, c’est-à-dire l’application d’une règle de la procédure civile, qui ne connaît pas l’intervention d’un juge d’instruction, dans une affaire pénale, impose quelques détours et omissions au raisonnement. Ainsi, la formulation de l’article 828, 10° du Code Judiciaire - “si, depuis le commencement du procès, le juge a été reçu à ses frais ou a agréé d’elle des présents” - vise selon toute apparence la procédure devant le juge du fond. Une procédure d’instruction n’est pas un procès, elle constitue la phase préparatoire à un procès pénal ; non seulement elle précède celui-ci mais le juge d’instruction ne statue même pas sur les charges recueillies durant l’enquête ; moins encore décide-t-il de la culpabilité d’un inculpé. De plus, on aurait tout aussi bien pu considérer que la fameuse plume reçue par Connerotte lui avait été offerte comme un signe de reconnaissance pour des actions réalisées en sa qualité d’officier de police judiciaire. D’autre part, si le juge d’instruction constitue un tribunal à lui tout seul, je ne vois pas pourquoi cette logique ne s’appliquerait pas tout aussi bien au juge Van Wymeersch : n’a-t-il pas prononcé à lui tout seul la suspension du contrat de travail du délégué du Holiday Inn ? En toute logique, La Cour aurait donc dû juger recevable la requête en dessaisissement de celui-ci : le délégué ne visait pas un individu mais le tribunal en tant que tel… constitué en ce cas particulier par une seule personne ; de ce point de vue, sa requête en suspicion légitime était sans doute justifiée… d’autant plus qu’elle était formulée sous forme d’une demande de dessaisissement du tribunal du travail anversois en son entier.
7Quoi qu’il en soit, ce n’est pas seulement l’interprétation ‘analogique’ de la récusation qui témoigne d’une distanciation, dans l’arrêt-Connerotte, à l’égard de cas précédents. Dans l’affaire Salik (24-9-1986) la Cour de Cassation avait statué que “l’impartialité d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire”. A cette occasion, elle devait répondre à une requête du procureur-général Krings d’annulation des actes d’enquête accomplis par le juge d’instruction Collin, le motif invoqué étant que celui-ci était intervenu, quelque temps auparavant, dans un conflit, important et sérieux, entre M. Salik et sa sœur en tant qu’avocat de cette dernière, et qu’un certain nombre de faits à la source de ce conflit étaient les mêmes que ou étaient en relation avec les faits pour lesquels une enquête avait été ouverte à l’encontre de M. Salik. La Cour de Cassation rejetait le motif parce que les faits de l’enquête ne prouvaient pas la mauvaise volonté ou une quelconque inimitié du juge à l’égard de Salik. Elle ajoutait que des suppositions, même sérieuses, ne suffisaient pas à prouver la partialité du juge ; d’ailleurs, “le juge d’instruction jouit d’une entière indépendance dans l’accomplissement de sa tâche” et, d’autre part, ce n’est pas lui qui décide du renvoi de l’intéressé en jugement. L’indépendance évoquée aurait pu, soit dit en passant, fournir dans le cas de Connerotte un argument pour interpréter sa présence à la soirée-spaghetti comme un acte d’enquête. Mais, tout au contraire, cette fois-ci la Cour se contentait de ‘l’apparence de partialité’.
8Or, il n’apparaît nulle part dans des textes de loi que la suspicion légitime équivaudrait à cette notion complètement subjectivisée de la partialité. Le Code de procédure pénale ne donne aucune définition de la suspicion légitime. Dans ce cas précis, il n’est donc même pas possible de nier la nécessité d’interpréter. Dès lors se présente un choix entre des lectures assez divergentes. On peut l’interpréter au sens de suspicion basée sur des faits qui incitent toute personne normale à conclure à la partialité ; on peut l’entendre aussi au sens d’une partialité flagrante, basée sur des faits incontestables dont en plus l’univocité serait prouvée. En tout cas, la suspicion légitime ne paraît pas pouvoir être confondue avec la simple suspicion, selon les spécialistes elle doit être basée sur des ‘circonstances graves et exceptionnelles’ dûment prouvées ; c’est pourquoi, dans une Mercuriale du 2-9-1974 prononcée devant la Cour de Cassation, le procureur-général Raphaël Delange précisait qu’un renvoi pour cause de suspicion légitime est ‘une mesure qui doit rester exceptionnelle’. Or, dans l’affaire Connerotte la Cour de Cassation a choisi l’interprétation la moins plausible : l’apparence de partialité suffit. Il s’agit là d’une aberration de l’esprit : c’est une notion qui, appliquée de façon conséquente, ouvre toute grande la porte à l’arbitraire. Il n’existe pas de critère objectif pour établir le ‘bien-fondé’ de l’apparence ; un observateur neutre et impartial est par définition exclu : seul celui qui a (ou simule) l’impression d’être la victime d’un traitement partial peut décider de ce ‘bien-fondé’, personne d’autre ; il n’y a pas de tiers possible. Un sentiment subjectif, aussi peu appuyé sur des faits soit-il, suffit : celui qui se proclame victime de l’apparence obtient un droit inconditionnel. Et si une impression pure et simple, non prouvée, de sympathie à l’égard d’une partie suffit pour récuser un juge, il n’est pas non plus besoin d’enquête : du coup, la vérification et l’analyse des faits deviennent superflus. La Cour s’est contentée de l’impression de partialité de deux suspects, Dutroux et Nihoul (leurs avocats ont d’ailleurs, dans une émission de RTL, reconnu qu’il s’agissait d’une impression suggérée par eux et non d’une impression spontanée de leurs clients). La Cour n’a pas tenu compte du point de vue de Michèle Martin, autre suspect, qui avait une impression différente au sujet de Connerotte. Rien pour les dames ? Mais quoi, ce serait superflu : pour qui se contente de l’apparence, l’impression d’un seul sujet suffit.
9Il est vrai que la Cour ajoute qu’un juge d’instruction ne peut pas non plus susciter une apparence de partialité dans l’opinion générale. Ce qui est, bien que le symptôme peut-être d’une mauvaise conscience, assez illogique. Cette ‘opinion générale’ est d’ailleurs une chose bien étonnante. Le presse flamande l’a traduite par ‘opinion publique’, mais cela me semble une interprétation peu convaincante. La Cour ne peut sûrement pas avoir pensé à l’opinion qui s’était manifestée dans les jours qui ont précédé l’arrêt : il est clair que cette opinion a été, elle aussi, récusée par son verdict. Ou serait-ce que la Cour a, totalement à notre insu alors, organisé une enquête d’opinion ces jours-là ? Peut-être s’agit-il d’un fantôme rencontré dans les régions éthérées où la Cour séjourne elle-même ? Ou devons-nous supposer que, de nombreux siècles après que Platon a démasqué dans l’opinion l’apparence de la vérité, la Cour de Cassation ait soudain retrouvé les traces de la vérité dans l’apparence ; est-ce qu’elle espère pouvoir engendrer, à travers leur accouplement, l’opinion ‘vraie’ ? Plutôt que cette alchimie improbable, l’hypothèse la plus plausible me semble celle d’une opinion corrigée et réformée par le travail de cassation. Car l’opinion générale, ce monstre de l’esprit juridique, n’existe pas : il peut y avoir une opinion majoritaire, à côté d’une opinion (des opinions) minoritaire(s), mais il ne saurait y avoir, comme le suggère l’emploi de l’adjectif ‘général’, d’opinion unanime - et dans le cas de Connerotte c’était moins que jamais le cas. La suggestion d’une identité entre opinion et vérité, à part le fait qu’elle témoigne d’une conception naïve de la vérité-adéquation, est symptomatique d’un esprit que je ne soupçonnerais guère d’inclinations excessives en faveur de la démocratie…
10La procédure suivie en est un autre symptôme. Car la Cour avait, d’après le Code de procédure pénale (art. 545-546), le choix entre deux méthodes de travail : elle pouvait ordonner que la requête en suspicion légitime et les pièces déposées à l’appui de celle-ci soient communiquées aux parties à la cause en vue d’une procédure contradictoire ; ou elle pouvait statuer en l’état, procédure expéditive qui inclut toutefois la possibilité d’une opposition des parties (avec ceci que, l’opposition se traitant devant la Cour de Cassation elle-même, il y a évidemment confusion des rôles de partie et de juge). Le fait qu’elle ait choisi la deuxième procédure en dit long. La Cour n’avait qu’à tenir compte des seuls arguments de Liekendael. Celle-ci, dans son avis, arguait que l’audition des parents des victimes aurait été une perte de temps ; la procédure contradictoire n’avait jamais été appliquée et le moment d’une telle innovation était soi-disant mal choisi. L’argument avait quelque chose de déroutant, non seulement parce qu’elle conseillait par ailleurs à la Cour un délai de réflexion avant de se prononcer, mais surtout vu la façon désobligeante dont les parents des victimes avaient déjà été traités auparavant par les instances de justice. La solution choisie permettait à la Cour de ne tenir aucun compte, non seulement de la version des faits des personnes qui avaient été présentes à la soirée-spaghetti, mais aussi des arguments des parents pourtant régulièrement constitués parties civiles. Apparemment, des conditions considérées comme impératives par la Cour lorsqu’il s’agit de tribunaux subalternes - débat contradictoire, respect des droits de la défense, motivation sérieuse d’un jugement - ne valent pas pour elle-même : le Cour de Cassation serait-elle un tribunal d’exception ? Mais la solution autoritaire présentait surtout l’avantage de contourner un argument qui aurait été soulevé d’emblée dans le contexte d’un débat contradictoire : à savoir que l’asbl Marc et Corinne, ‘aux frais de laquelle le juge Connerotte avait été reçu’, ne pouvait être considérée comme partie civile. En effet, une condition essentielle pour se constituer partie civile est de pouvoir se prétendre personnellement lésé par les infractions reprochées (art. 3 de la loi du 17-4-1878 inclus dans le titre préliminaire du Code de procédure pénale ; confirmé par l’arrêt du 9-11-1983 de la Cour de Cassation). C’est d’ailleurs pour ce motif que, quelques mois avant l’arrêt-Connerotte, la Chambre des mises en accusation de Liège avait jugé irrecevable la constitution de partie civile de cette même asbl Marc et Corinne aux côtés de Monsieur Philippe Deleuze, dans le cadre du dossier relatif à la mort de sa fille Laurence. Cette Chambre avait en plus précisé que l’intérêt moral que peut faire valoir une asbl, tout respectable qu’il soit et quelle qu’en soit l’utilité, n’est pas un argument de nature à pouvoir se substituer au dommage privé causé par une infraction.
11Mais revenons un instant à l’apparence de partialité et aux implications de cette formule. Et d’abord, en recourant à ce critère pour évaluer l’impartialité du juge d’instruction, l’arrêt du 14 octobre ne tient aucun compte, d’un certain nombre de différences objectives entre celui-ci et le juge du fond. Il y a d’abord le statut ambigu du juge d’instruction : il n’est pas seulement un juge mais aussi un officier de police judiciaire. En cette qualité il est contraint par la loi même à une certaine partialité : il a le devoir de dépister des criminels et de protéger des victimes contre eux. Si le législateur lui impose ce statut ambigu, voire schizophrène, il est logique d’en tenir compte aussi lorsqu’il s’agit d’évaluer son impartialité. Connerotte qu’a-t-il fait d’autre que d’accepter des signes de reconnaissance symbolique pour le rôle qu’il a joué, en tant qu’officier de police judiciaire, dans le dépistage de criminels et la libération de victimes ? En quoi cela devait-il impliquer fatalement sa ‘partialité’ en tant que juge dans le reste du dossier ? Juge au sens impropre par-dessus le marché, car un juge d’instruction ne jouit pas des mêmes compétences et attributions que le juge du fond : s’il est chargé de l’instruction préparatoire en matière pénale, il n’a le pouvoir ni de décider de la culpabilité de l’inculpé, ni du montant de la peine ou de l’indemnisation éventuelle des victimes ; il ne peut donc pas non plus imposer sa partialité éventuelle dans ces décisions. S’il dispose d’une possibilité de fait de suggérer, jusqu’à un certain point, la culpabilité du suspect ainsi que sa gravité, le juge du fond a tout le pouvoir de reconsidérer les éléments du dossier. D’autre part, exiger une impartialité plus stricte de la part du juge du fond est tout à fait logique. Sa confrontation avec l’inculpé est d’une durée beaucoup plus réduite que celle d’un juge d’instruction et le côté personnel du contact est limité à l’extrême ; s’il adopte néanmoins une attitude sympathique ou hostile à son égard, ce sera là le signe probable d’une partialité qui n’est pas suscitée par le déroulement et les données du procès même, voire d’une confusion d’intérêts qui existait déjà auparavant. Pour un juge d’instruction par contre, il sera beaucoup plus difficile, dans certains cas du moins, de faire abstraction de ses sentiments ou émotions. Dans son cas, il y a un risque accru - augmentant à mesure que l’enquête avance et que sont dévoilés les faits - que n’entrent en ligne de compte des éléments subjectifs et qu’il ne laisse influencer sa conduite par des antipathies - ou des sympathies… - à l’égard du suspect. Le travail du juge d’instruction, vu la place qu’occupent les contacts personnels dans l’enquête, suppose donc une ascèse nettement plus exigeante que celui du juge du fond. C’est une des raisons aussi pour lesquelles le premier passe, à un certain moment, la main au second. On pourrait dire en quelque sorte que le juge d’instruction, étant donné son exposition plus forte au risque de partialité, est toujours dessaisi, à un moment ou l’autre, au profit du juge du fond.
12D’autre part, il y a une distinction supplémentaire à faire concernant l’impartialité même, distinction qui, si elle concerne sans doute tout juge, s’applique avant tout au juge d’instruction, encore une fois à cause de ses contacts prolongés avec le suspect : celle entre impartialité technique et impartialité affective. Il est peut-être symptomatique que cette distinction, qui après tout n’exprime que le bon sens, a été faite, à l’occasion de l’affaire Connerotte, par un psychanalyste, M. Francis Martens, et non pas par des juristes [3]. Ceux-ci n’amalgament pas tout, il est vrai : ils travaillent à partir de la distinction (impliquée dans notre législation même) entre une impartialité subjective - qui met en jeu les intentions - et une impartialité objective - qui peut être mise en cause éventuellement par une incompatibilité de fonctions dans le chef d’un juge par exemple. Mais si c’est là une distinction commode, elle manque de nuance. En ce qui concerne la partialité affective par exemple, il ne sera pas toujours facile de la réprimer, ni même souhaitable ; car, précise Martens, une distinction supplémentaire s’impose : “(…)il faut distinguer au moins entre deux sortes de parties : des parties en rapport symétrique (par exemple, deux fermiers se disputant un pré), et en rapport non symétrique (par exemple, un tortionnaire et sa victime) (…) L’importance de l’impartialité affective ne peut s’apprécier de la même façon selon qu’il s’agit de parties en rapport symétrique ou en rapport non symétrique” ; en effet, “un juge affectivement impartial, dans le cas de crimes cruels, sadiques et avérés, devrait être aussitôt écarté de sa charge pour motif psychiatrique”. Bien sûr, il faut veiller à ce qu’une partialité affective, qu’aucun individu normal ne peut, dans des cas pareils, réprimer et dont il serait hypocrite de nier le caractère inévitable, ne donne pas lieu à une partialité technique. Ce serait le cas si un juge d’instruction refusait de vérifier l’alibi d’un suspect par exemple, ou s’en tenait obstinément à une seule hypothèse et refusait d’enquêter sur d’autres pistes ; a fortiori s’il maltraitait ou torturait le suspect au cours d’un interrogatoire. Mais il s’agit là de questions de fait concernant l’enquête et qui doivent être jugées en tant que telles. Il est plus que vraisemblable que Connerotte a, de par les données avec lesquelles il a été confronté, subi certaines émotions au cours de son enquête et que celles-ci ont conféré une certaine tonalité affective à sa perception des faits. Mais y voir une preuve de partialité technique serait un ‘non sequitur’. A plus forte raison sa présence à la soirée spaghetti, si elle peut être interprétée comme l’expression d’une sympathie à l’égard de victimes, n’est-elle pas une preuve de partialité technique : en quoi cette présence aurait-elle ajouté quelque chose à l’opinion - admettons ‘affectivement partiale’ - qu’il s’était faite auparavant en prenant connaissance de certaines horreurs au cours de l’enquête même ? La question n’est pas de savoir si Connerotte a manifesté certaines formes de sympathie (à préciser, car il n’est nullement évident de quelle sympathie il s’agit ni qui/quel en était l’objet - voir plus loin) à l’occasion d’une réunion qui n’avait d’ailleurs aucun caractère secret ou intime, mais bien celle de savoir s’il a commis des actes partiaux dans son enquête même ; par exemple, si les inculpés dans l’affaire Dutroux peuvent invoquer des griefs précis concernant le déroulement de l’enquête, s’ils peuvent faire valoir que Connerotte n’a pas tenu compte de certains de leurs arguments, etc.
13En plus, admettre que, pour dessaisir un juge d’instruction d’un dossier, des impressions suffisent, cela revient à le condamner à travailler dans un climat de suspicion permanente. Par sa consécration d’un état d’esprit subjectiviste, l’arrêt-spaghetti risque d’exercer, à l’avenir, un effet paralysant sur tout juge d’instruction. Comme si la Cour, en adoptant comme ‘critère’ l’apparence de partialité, avait voulu faire un exemple pour tous : évitez autant que possible le contact avec les parties civiles, sinon vous risquez d’être ‘légitimement suspectés’ ; ne brusquez rien dans l’enquête, et surtout ne faites pas de zèle …Certains défenseurs de l’arrêt ont souligné, en invoquant la sécurité juridique, qu’une décision différente aurait constitué un précédent dangereux : dorénavant, l’impartialité du juge ne serait plus un principe inviolable. Mais ils n’ont pas remarqué que l’arrêt constitue, dans une perspective un peu différente, un précédent non moins grave : il donne aux avocats la possibilité de multiplier à souhait les embuscades. Les conséquences peuvent en être énormes : il peut non seulement installer un climat d’insécurité juridique pour tous les juges d’instruction, mais aussi - et par conséquent - déstabiliser le déroulement des procès et dissuader les plaignants éventuels. En effet, pour ceux-ci la sécurité juridique comporte un aspect subjectif non négligeable, elle répond à un besoin personnel : elle suppose qu’ils puissent se former une idée de ce qui les attend. Or, s’ils risquent d’être confrontés à tout moment à des péripéties capricieuses et à des arguties qui donnent une tournure imprévisible au déroulement d’un procès, tout sentiment de sécurité disparaît ; dans une loterie, la prédictibilité et les chances de succès sont minimes. Ils y penseront donc deux fois avant de s’adresser à la justice, même si leurs plaintes sont justifiées. Ils auront en quelque sorte le sentiment qu’ils ne peuvent plus faire appel à l’État de droit, que celui-ci ne veut plus les secourir : la tendance à s’en détourner en sortira d’autant renforcée. La façon dont on a brandi l’argument de la sécurité juridique dans les polémiques autour de Connerotte incite donc à quelques nuances. Elle n’est pas une exigence purement formelle d’un système juridique, elle répond aussi à une demande de sécurité des citoyens. Elle doit fournir à ceux-ci un sentiment de sécurité au sens existentiel du mot. Le citoyen doit pouvoir vivre dans la conviction que le droit le préserve dans une certaine mesure de menaces imprévisibles et de surprises désagréables. Il a ‘droit’ à cette sécurité-là aussi : si elle manque, il perdra confiance dans l’avenir, et en l’absence de celle-ci toute conduite conséquente est menacée. Un système juridique qui ignore ce besoin des citoyens sape sa propre légitimité. En plus d’un besoin, la sécurité juridique constitue une valeur, mais avec ceci que la démocratie confère un sens spécifique à celle-ci. Il ne suffit pas d’une sécurité purement formelle, car celle-ci se laisse adapter aussi bien à des contextes ouvertement répressifs. Si on méconnaît cette exigence démocratique, on peut tout aussi bien dire qu’un système juridique basé sur le principe ‘tout ce qui n’est pas explicitement permis est défendu’ peut fournir une incarnation exemplaire de la sécurité juridique [4]. Afin de répondre au besoin de sécurité des citoyens, le droit doit satisfaire à certaines conditions. La jurisprudence doit être, dans une certaine mesure au moins, prévisible et donc revêtir une certaine continuité. Il doit y avoir bien sûr une certitude au sujet des règles, mais celle-ci ne peut exister que si tout citoyen est dans la possibilité de les connaître et de les comprendre. En plus, des droits subjectifs ne sont exigibles que si la justice est vraiment accessible à tous. Enfin, pour que des jugements soient acceptables, il faut que les sujets de droit aient le sentiment qu’ils soient raisonnables : ce ne sera pas le cas si la preuve de faits pertinents à la cause n’est pas permise ou si le juge, en s’appuyant sur une interprétation trop littérale des règles, refuse d’en tenir compte. Si cette série de conditions n’est pas remplie, les citoyens resteront dépourvus non seulement de sentiment de sécurité dans les affaires qui les concernent personnellement, mais aussi de toute certitude quant à la question de savoir si la justice triomphe ou non… de certitude par exemple que des coupables soient réellement punis. Bref, si ces exigences ne sont pas satisfaites le citoyen ne peut avoir de confiance dans le système juridique. Or, cette confiance est la condition la plus fondamentale de la sécurité juridique : son infrastructure en quelque sorte, indispensable en ce qu’il fournit le socle au-dessus duquel se dressent les ‘étages supérieurs’ de ladite sécurité ; si les fondations manquent de solidité, à plus forte raison sera-ce le cas pour le reste de l’édifice. Il ne faut pas non plus perdre de vue, pour finir, que la sécurité juridique peut être favorisée par des biais différents et sapée de manière tout autant diverse ; et ce qui la menace prend souvent l’apparence du contraire. On ne peut de toute façon la réduire à une qualité inhérente à un système soi-disant déductif, elle inclut de tout autres dimensions. Les solutions qu’elle inspire doivent être acceptables et adaptées d’un point de vue social, et dans certains cas, l’affaire Connerotte en fournit un exemple, cette exigence s’impose de façon impérieuse à l’attention du juge.
14D’autre part, pour répondre au besoin de sécurité des citoyens un procès doit produire la certitude concernant les questions de fait. Cela signifie qu’une prévisibilité automatique reste du domaine de l’utopie, car chaque cas se caractérise par des circonstances singulières et, de ce point de vue, est toujours unique. Les faits doivent être établis, considérés in concreto et évalués avec sagesse. Dans l’affaire Connerotte, la Cour de Cassation s’est épargné la peine de faire une enquête sur les faits. Elle s’est basée sur l’avis de Liekendael, mais ni le juge Connerotte, ni les parties concernées, ni à plus forte raison ceux qui avaient été présents à la soirée-spaghetti (et dont certains s’étaient néanmoins exprimés dans la presse) n’ont été entendus. Mais elle a, bien sûr, pris connaissance des arguments développés par les avocats de Dutroux et Nihoul dans leur requête. L’arrêt du 14 octobre se fonde sur l’avis de Liekendael, le point de vue de deux suspects et quelques ‘pièces auxquelles la Cour peut avoir égard et notamment des rapports adressés par le procureur du Roi à Neufchâteau au procureur général près la cour d’appel de Liège’. Cela suffisait-il pour produire une décision impartiale (et inattaquable) ? Manifestement pas. La procédure suivie revenait en fait à accepter sans discussion le point de vue de Dutroux et Nihoul, comme s’ils étaient par définition les seules parties crédibles dans l’affaire. Cette démarche ‘unilatérale’ ne témoigne pas seulement de partialité à l’égard de Connerotte mais aussi, à travers sa personne, à l’égard des victimes de Dutroux et de leurs parents. Parce qu’elle les prive, bien sûr, du juge d’instruction auquel ils faisaient confiance et qui représentait à leurs yeux l’espoir, mais, au-delà, parce qu’elle implique un geste de culpabilisation - non exempt de cruauté morale - à l’égard de certaines victimes comme Sabine et Laetitia… coupables d’avoir fêté leur survie avec leurs libérateurs. Il est vrai que la Cour de Cassation n’a pas l’habitude de procéder à l’audition de toutes les parties concernées. Mais l’affaire Connerotte constituait précisément un cas inhabituel en ce sens qu’une enquête sur les faits s’y imposait bel et bien. La Cour avait à se prononcer sur le fond de l’affaire, car la question de savoir si Connerotte avait fait preuve de partialité était avant tout une question d’appréciation des faits. Je ne fais pas allusion ici au malentendu courant selon lequel la Cour de Cassation, puisqu’elle se limite à vérifier si tel ou tel acte d’un tribunal subalterne est contraire à une règle de loi, se tiendrait loin de toute question de fait. Une erreur de procédure est un fait sui generis. Mais avec ceci que, dans la plupart des cas, ce fait est facile à vérifier et ne prête pas à contestation : si une pièce doit être signée par trois magistrats en ne porte la signature que d’un seul d’entre eux par exemple, toute recherche supplémentaire, au-delà de la simple constatation de l’absence de signature, est superflue. Dans le cas de la ‘partialité’ de Connerotte, par contre, les choses étaient beaucoup plus compliquées ; il ne s’agissait pas d’une virgule qui manquait ou qui était de trop dans un document officiel. A part la présence physique de Bourlet et Connerotte à la soirée-spaghetti, aucun fait de nature à étayer leur supposée partialité n’était établi avec certitude. Abstraction faite de la question de savoir si l’antenne bertrigeoise de l’asbl Marc et Corinne peut réellement être considérée comme une partie civile, se pose celle de savoir si c’est en leur propre nom ou au nom de l’asbl que les organisateurs de la soirée ont invité Boulet et Connerotte ? Ce dernier a-t-il été invité personnellement (il semble que ce soit Bourlet qui l’a contacté quelques heures avant le début de la réunion). S’agissait-il d’une fête entre amis, d’heureuses retrouvailles d’un certain nombre de gens qui s’étaient engagés pour la même cause, d’une soirée au bénéfice de l’asbl ou de certaines victimes ? Dans cette dernière éventualité, s’agissait-il d’un plan fixé d’avance ou la décision de faire bénéficier la mère de Laetitia des profits de la soirée a-t-elle été improvisée au dernier moment ? Connerotte pouvait-il avoir pris connaissance de cette décision, quand et comment ? Et comment peut-il avoir contribué, lui qui n’a pas payé son spaghetti ? Dans quelle mesure Bourlet et Connerotte pouvaient-ils savoir, au moment de l’invitation, ce qui les attendait à la soirée, quel était le but de la réunion, quelles personnes y seraient présentes ? D’après les organisateurs, ils ne savaient pas d’avance que Sabine et Laetitia seraient de la partie (ni celles-ci d’ailleurs que les magistrats y assisteraient) ; la présence des deux magistrats, paraît-il, était une surprise complète pour tous (sauf pour les organisateurs bien sûr). Est-ce parce qu’ils n’avaient pas été informés du fait que Sabine et Laetitia seraient parmi les invités qu’il avaient hâte de quitter la soirée une fois remarquée leur présence ? Il semble d’ailleurs qu’ils n’aient échangé aucune parole ni avec les filles ni avec leurs parents. A l’égard de quelle ‘partie’ ont-ils manifesté de la sympathie par leur présence… et cette sympathie est-elle synonyme d’antipathie à l’égard d’une autre partie, comme l’insinue la Cour ? Ou ont-ils sympathisé avec les gens qui avaient apporté leur aide dans la recherche des filles et participé à la joie causée par leur libération ? Ou ont-ils manifesté leur sympathie avec - exprimé leur appui à plutôt- certains buts sociaux poursuivis par l’asbl ? Au sujet des faits aussi bien qu’au sujet de leur signification (y compris et peut-être surtout pour les concernés), on aurait donc pu et dû poser pas mal de questions.
II – Le pouvoir cassant des mots
15Bien sûr, il y a aussi l’histoire du stylo. A partir de là, tout serait dit. Un présent est un présent, à l’égal d’un panneau indicateur, il ne peut avoir qu’un sens univoque. Mais n’y a-t-il donc aucune différence entre un cadeau offert en signe de gratitude pour des actes accomplis dans le passé et qui représente en quelque sorte un souvenir, et un cadeau qui vise à influencer la conduite à venir de quelqu’un et qui, lorsqu’un magistrat en est le bénéficiaire, peut effectivement impliquer une visée de corruption ? Or, c’est bien cette possibilité qu’entend prévenir l’art 828 du Code Judiciaire. Invoquer cet article, dans ce cas précis, c’est charger un geste symbolique de reconnaissance pour l’accomplissement d’une obligation légale, dans un contexte chargé d’émotions en plus où ce geste acquiert par conséquent un sens quasi rituel, de connotations d’influence illicite et de corruption. Ce qui témoigne, à mon sens, de la part de la Cour de Cassation d’un réductionnisme morbide. Pour être tout à fait conséquent avec cette coloration des faits, elle aurait dû poursuivre Connerotte pour corruption - mais apparemment, elle n’a pas eu le courage de sa logique. D’ailleurs, il y a aussi à prendre en considération des règles de savoir-vivre, et d’humanité tout court : s’imagine-t-on, à supposer - hypothèse vraisemblable - que Connerotte ne savait pas d’avance qu’on lui offrirait un stylo, ce qu’aurait signifié de sa part un geste de refus aux yeux de ces gens simples qui entendaient manifester par cette voie leur gratitude ? Le même réductionnisme soutient la façon dont la Cour interprète la participation à un repas commun qui avait aussi pour fonction d’aider tous les concernés à digérer un certain nombre d’expériences choquantes et stressantes, et qui par là revêtait également un caractère rituel. Conclure la partialité d’un juge d’instruction du fait même qu’il mange gratuitement un spaghetti relève d’ailleurs d’un raisonnement qui peut manifestement conduire à des résultats absurdes ; à ce prix nous sommes tous partiaux envers Dutroux et Nihoul, y compris les parents des victimes : combien de fois n’ont-ils pas déjà mangé en prison du spaghetti ou d’autres victuailles aux frais de toute la communauté belge ?
16Il est vrai que, si la Cour ne s’est pas tellement soucié de la lettre de la loi en ce qui concerne d’autres aspects de l’affaire, elle a bien absolutisé celle-ci dans la manière dont elle s’est servie du terme ‘présent’. Habituellement, on oppose cette lettre à l’esprit de la loi. Mais Tocqueville pointe peut-être quelque chose de différent, et de plus précis, quand il observe de ‘l’esprit légal’ qu’il “semble indifférent au fond des choses, pour ne faire attention qu’à la lettre, et qui sortirait plutôt de la raison et de l’humanité que de la loi.” Dans le cas de l’arrêt- spaghetti en tout cas, la façon d’utiliser la lettre de la loi n’est pas seulement opposée à son esprit, elle témoigne avant tout d’un mépris abyssal des faits et de leur signification concrète. Ce mépris se trouve illustré aussi par la façon dont la Cour utilise la notion de sympathie (qui ne figure dans aucun texte de loi). Selon l’arrêt du 14 octobre, un argument en faveur du dessaisissement de Connerotte est qu’il aurait manifesté de la sympathie à l’égard ‘d’une partie’. Qui ou quoi était donc cette partie ? Le texte de l’arrêt ne le précise pas, par précaution peut-on supposer ; mais Liekendael, dans son avis, avait renvoyé à l’asbl Marc et Corinne. Faisons donc l’hypothèse qu’il s’agirait bien de celle-ci. Dans ce cas, à part la question de savoir si une asbl peut constituer une partie civile dans un procès pénal (cfr. supra), on se demande ce que peut bien signifier ‘sympathie’ à l’égard d’une telle partie. Sympathie veut dire ‘éprouver ensemble’, au sens de subir des sentiments ou des états d’âme. On ne sympathise pas avec une asbl, qui n’est pas un être de chair et de sang ; on peut tout au plus souscrire au but social ou aux idées défendues par une telle association. Si on considère que c’est là une preuve de partialité, qu’approuver une idée est synonyme de prévention à l’égard de suspects, il faudrait en conclure que tout juge qui est membre de la Ligue des Droits de l’Homme ou d’une association quelconque qui poursuit un but moral, social ou humanitaire devrait être dessaisi de ses dossiers, non pas d’un seul mais de tous - vu qu’être membre d’une telle association est plus dirimant que de manger un plat de spaghetti à ses frais. Il faudrait lui interdire aussi d’exprimer en public une préférence politique, étant donné que ceci implique nécessairement une conception de la société et donc aussi une vision particulière de ce qu’est et doit être le droit dans cette société ; il faudrait donc faire du juge un citoyen châtré (au point de vue politique)… et tant qu’on y est, pourquoi ne pas lui retirer son droit de vote, comme ça il ne pourra pas non plus susciter d’apparence de partialité en son for intérieur. Et je ne parle même pas du système de nomination des juges sur base de fidélité à tel ou tel parti politique : celui-ci est de nature, comme on commence à le savoir, à nourrir un soupçon de partialité aux conséquences autrement ravageuses que celles que je viens de mentionner…
17Quoiqu’il en soit, comme souscrire à une idée ne peut être compris comme synonyme de sympathie, le recours à une autre hypothèse s’impose. Dans cette optique, Connerotte n’aurait pu sympathiser qu’avec les victimes, et leurs parents présents à la soirée spaghetti. Cette définition de la partie qui aurait bénéficiée de sa sympathie n’est pas formulée ouvertement dans l’arrêt, mais elle n’en est pas moins suggérée : la présence de Sabine et Laetitia, et de leurs parents, est mentionnée parmi les faits avérés et pertinents ; à quoi d’autre cette mention pourrait-elle servir ? Le deuxième arrêt, du 11 décembre, dissipe le doute, semble-t-il. Les avocats des parties civiles ayant argué que l’asbl ne pouvait être considérée comme une partie civile, la Cour de Cassation, tout en évitant de répondre directement à l’argument(!), précise qu’elle a estimé - en usant ‘de son pouvoir d’appréciation’ - que c’est “la manifestation de sympathie du juge d’instruction Connerotte envers des victimes de faits dont il était saisi et de celles-ci envers lui” qui constitue l’apparence de partialité. Exit l’asbl donc. Du coup, il n’est plus question du présent reçu par Connerotte non plus, car il serait manifestement absurde de prétendre que le stylo avait été payé par Sabine et Laetitia, ou leurs parents (il n’a même pas été remis par ceux-ci à Connerotte, mais par deux enfants anonymes). Autrement dit, de l’appui que devait fournir l’art 828 C.J. à l’argumentation de l’arrêt du 14 octobre, il ne reste pratiquement rien. Mais cette version conduit à une nouvelle impasse, car les victimes ne s’étaient pas constituées parties civiles au moment des faits et d’ailleurs Sabine et Laetitia ne l’auraient même pas pu, vu leur âge. Mais qu’à cela ne tienne, ce n’est pas une vétille pareille qui arrêtera les spécialistes de l’apparence. En même temps, cette précision de la Cour fournit un bel exemple de la façon dont notre droit pénal entend le rôle de la victime. Dans le meilleur des cas, elle constitue un appendice sans rôle autonome, les seules parties au vrai sens du mot étant, dans un procès pénal, le(s) suspect(s) et le ministère public. La victime, en tant que partie civile, peut tout au plus obtenir des dommages-intérêts. Encore faut-il pour cela qu’elle se constitue partie civile : c’est seulement en cette qualité qu’elle obtient quelques droits… modestes à l’extrême. Or, que nous apprend l’arrêt du 11 décembre ? Que cette victime, même si elle ne s’est pas constituée partie civile et ne bénéficie donc pas des quelques droits de celle-ci, est considérée comme une partie ‘de fait’ quand il s’agit d’établir ses ‘devoirs’ : ce sont les mêmes que ceux d’une partie civile. On veillera donc à ce que la victime ne passe pas les bornes. Sabine et Laetitia que faisaient-elles à cette soirée spaghetti ; elles n’avaient rien à y faire sinon susciter une apparence de partialité, ce qui mérite bien un blâme… Bref la victime, pour assumer son rôle ‘légitime’, doit avant tout demeurer passive. Elle est, en effet, assimilée aux victimes d’un accident ou d’une catastrophe naturelle ; en tant qu’objet d’une fatalité elle est interchangeable avec toute autre victime, ne représente jamais qu’une souffrance et faiblesse anonymes, et il ne peut être question de réciprocité dans les rapports avec elle, dans le meilleur des cas elle sera tolérée par pitié. Il lui sera donc fortement dissuadé de se manifester au-delà de son malheur sans nom, et si elle se rebiffe contre le rôle passif qu’on lui impose, elle sera suspectée et surveillée de près. Elle doit se taire et s’effacer, du moment qu’elle manifeste un tant soit peu son individualité elle tombe en dehors de son rôle ‘objectif et ne peut manquer d’être ‘partiale’.
18Quant à la soi-disante manifestation de sympathie de Connerotte envers les victimes, il est loin d’être évident que même ce diagnostic-là tienne debout. Si on admet l’hypothèse qu’il ne savait pas d’avance que Sabine et Laetitia seraient présentes à la soirée-spaghetti, on peut difficilement soutenir qu’il y est allé dans l’intention d’exprimer une quelconque sympathie à leur égard. Du moins une sympathie préexistante à la soirée ; quant à une sympathie naissant autour de l’assiette de spaghetti même - quelque chose dans le genre ‘Connerotte qui tombe soudainement amoureux des filles…’ -, comment en faire une preuve de partialité : il n’y pouvait mais… ? Quoiqu’il en soit, la sympathie a dû prendre une forme bien platonique, puisqu’il ne semble pas qu’elle soit allée jusqu’à adresser la parole à Sabine et Laetitia. Tout au plus pourrait-on dire que Connerotte a exprimé sa ‘sympathie’ d’une façon très indirecte et impersonnelle, par le fait de manifester, comme tous ceux qui ont pris part à la soirée, sa joie en raison de la libération des filles, ce qui implique bien sûr la reconnaissance du fait qu’elles avaient été traitées de façon inhumaine et une façon de compatir avec elles à cause des souffrances qu’elles avaient subies. Much ado about nothing… et d’ailleurs, cette sorte de sympathie même Liekendael l’a exprimé ! Qu’on soit obligé d’insister sur de pareilles trivialités en dit long sur le pouvoir de perception de la réalité de certains de nos hauts magistrats …décidément, en Belgique le ridicule ne tue pas. Mais admettons même que Connerotte ait exprimé sa sympathie à l’égard de victimes : en quoi cette manifestation témoignerait-elle automatiquement de partialité à l’égard des prévenus ? S’il est vraisemblable que Connerotte aura éprouvé une certaine partialité affective envers Dutroux et Nihoul, en revanche on ne voit pas en quoi il aurait eu besoin de spaghetti pour la nourrir. Après tout, la soirée spaghetti n’était pas un meeting où quelques agitateurs incitaient l’assistance à une partie de lynchage. L’usage que fait la Cour de la notion de sympathie témoigne de l’absence de compréhension élémentaire de situations concrètes, elle fait preuve d’une incapacité ahurissante de voir la différence, patente pour tout individu sensé, entre ce qui est du domaine des simples manifestations d’humanité et celui des infractions à la loi.
19Tocqueville signale quelque part dans La Démocratie en Amérique les illusions que suscite chez une certaine catégorie de gens les notions abstraites. Elles provoquent le sentiment qu’on est capable d’obtenir en un minimum de temps des résultats impressionnants : ne suffit-il pas de quelques mots pour embrasser des matières complexes ? Le pouvoir d’abstraire est un mécanisme confortable et économique, paraît-il ; comme s’il produisait des effets magiques, permettant à qui s’en sert de se passer de tout effort de l’esprit et de toute analyse scrupuleuse des faits, un regard rapide et nonchalant sur les choses devant suffire. Bien sûr, les choses en sortent un peu raccourcies, amputées de leurs différences ; mais d’autre part cela présente l’avantage qu’ainsi elles se plient au lit de Procuste de la ‘règle applicable’. Le ‘pouvoir d’abstraire’ n’est pas qu’une preuve de la puissance de l’intellect humain, remarque Tocqueville, elle est aussi un signe de sa faiblesse : des choses identiques n’existent pas, et par conséquent des règles ne peuvent être collés de façon indifférenciée sur les choses. Et là où ça se gâte pour de bon, c’est quand on en arrive à personnifier en quelque sorte des abstractions : non seulement elles acquièrent, par ce procédé hyper-abstrait, pour ainsi dire une vie propre, indépendamment des choses, elles finissent par dévorer celles-ci. L’aveu d’interprétation de la Cour - son ‘pouvoir d’apprécier’ - me semble relever d’une telle attitude. S’il ne s’agit pas vraiment d’une préférence pour la lettre de la loi - puisque cette lettre ne parle pas de sympathie, par exemple - on peut néanmoins y déceler une certaine forme de légalisme, si l’on veut entendre par là une attitude qui consiste à absolutiser des abstractions, c’est-à-dire des constructions langagières, à un point tel qu’elles engloutissent la réalité des faits. Par ce procédé, le ‘pouvoir de raisonner’ du ‘diseur du droit’ se transporte dans la sphère raréfiée des idées autonomisées, loin du monde sublunaire et des êtres de chair et de sang qui l’habitent, il se meut dans un cercle fermé qui est toujours aussi un cercle vicieux.
20Il y a une façon de se cacher derrière la loi - et pas seulement sa lettre - qui relève d’un véritable fétichisme du concept. Fétichisme signifie idolâtrie, adoration de faux dieux : après lui avoir attribué une autonomie absolue, on se soumet de façon aveugle au concept ; on oublie que sa signification est le résultat d’une entreprise humaine (fétiche vient aussi de ‘facere’ et de facticius’), de sorte qu’il obtient une validité indépendamment de toute réalité concrète et qui exige un culte inconditionnel. A vrai dire, je doute si ce fétichisme est vraiment à même d’expliquer les motifs du comportement des juges de la Cour de Cassation dans l’affaire Connerotte : vraisemblablement il n’en éclaire que la démarche formelle. Mais il jette sans doute une lumière sur la réaction de beaucoup de juristes praticiens et de magistrats subalternes à l’égard de l’arrêt-spaghetti. Qu’ils fétichisent la notion d’impartialité, par exemple, ne me paraît pas vraiment étonnant : s’ils ne répondent pas ‘amen’ à quiconque prétend être victime de partialité, la majorité silencieuse n’irait-elle pas les suspecter, eux les prêtres du droit, de nourrir des tendances sacrilèges à l’égard du dieu-impartialité ? Et si, afin de neutraliser cette crainte, il vaut mieux approuver en bloc toute victime auto-déclarée de la partialité, il reste peu de latitude, en effet, pour considérer les faits. Il vaut donc mieux serrer les rangs derrière la Cour de Cassation et refouler, sans même s’en rendre compte, par des affirmations de principe les questions concernant la réalité des choses, superflues sinon à éviter.
21La prédilection pour le ‘réalisme’ des abstractions, au détriment d’une certaine humilité nominaliste, est, bien sûr, un penchant qu’on ne rencontre pas que chez des juristes. Mais, s’agissant de juges, il ne se réduit hélas pas à un jeu innocent avec des mots : ils sont censés prononcer des jugements à partir d’évaluations de faits. C’est vrai que la pratique juridique manifeste une tendance inhérente à réduire ces faits. L’administration de la preuve opère à partir de faits sélectionnés et ‘préparés’. Ce qui d’un point de vue empirique constitue une pièce à conviction n’est pas toujours valable du point de vue juridique. Le juge évite le contact direct avec les faits, plutôt que de se ‘salir les mains’ il préfère en prendre connaissance à travers des ‘médiations en papier’, etc. Mais tout cela n’empêche qu’il subsiste une différence entre le respect des contraintes juridiques et la méconnaissance délibérée des faits, entre un juge qui tente, à l’intérieur des procédures prescrites et des règles qui organisent l’administration de la preuve, d’arriver à une vision honnête du déroulement des événements, et celui qui s’arroge un souverain mépris des faits.
22Dans l’arrêt-spaghetti, la Cour de Cassation s’est alignée sur la position des avocats de Dutroux et Nihoul qui voulaient coûte que coûte la tête de Connerotte ; au commencement était le verdict, ensuite on a fabriqué le roman qui devait confirmer ce verdict. Il est vrai que des juges prennent souvent des décisions sur base de considérations non- juridiques, et que le renvoi à des textes de loi appuyant ces décisions n’est souvent qu’un ajout après-coup. Cela ne mène pas nécessairement à des résultats qui crient vengeance : il arrive souvent qu’un juge, après une considération sereine des faits, conclut que telle ou telle solution est la plus juste et qu’il va ensuite chercher dans sa boîte à outils l’instrument adéquat pour la façonner. Dans l’arrêt-spaghetti, la décision était fixée avant que les faits ne pouvaient être évoqués. Il est vrai que dans le deuxième arrêt, prononcé le 11-12-’96 en réponse à l’opposition des parties civiles, la Cour fait remarquer qu’elle s’est basée sur des ‘éléments objectifs’ et rappelle les ‘faits avérés et pertinents’ mentionnés déjà dans le premier arrêt : l’organisation de la soirée-spaghetti par l’asbl. Marc et Corinne, la présence de Sabine et de Laetitia et de leurs parents, le présent reçu par Connerotte. Mais tout indique que la Cour se comporte envers ses ‘éléments objectifs’ de la même façon que les gens qui professent une conception idéologique de la réalité telle que la décrit Hannah Arendt dans son essai sur le totalitarisme. Dans cette optique, la réalité de l’Union soviétique sous Staline par exemple se confondait avec la ‘dictature du prolétariat’. Cette perception idéologique gardait un lien lointain avec un substrat réel, elle renvoyait donc bien à un élément objectif : l’existence d’une classe ouvrière ; seulement, sous le régime staliniste, cette classe avait perdu même les quelques droits qu’elle avait sous le régime tsariste. Qu’à cela ne tienne : l’idée de sa ‘dictature’ expliquait l’existant en sa totalité, prétendaient les idéologues du régime. L’élément objectif’ fonctionnait comme prémisse d’un raisonnement logique implacable ; celui-ci se développait de façon complètement indépendante à l’égard des réalités mais il s’‘appliquait’ en même temps, de façon inexorable, aux faits : selon le discours idéologique, la succession des événements ‘réels’ correspondait de a à z au déploiement logique de l’idée. Celle-ci expliquait tout : le passé, le présent et l’avenir ; elle avait acquis une sorte d’infaillibilité ontologique. Dans l’optique d’un tel discours, les événements ne peuvent contenir aucune imprévisibilité, les affaires humaines aucune surprise : la contingence des faits est abolie. Il est immunisé contre toute information venant du réel : il n’y a rien à apprendre de situations concrètes, ‘extra-logiques’. En s’appuyant sur quelques éléments empruntés à la réalité mais soigneusement sélectionnés il construit un monde différent, fictif, qu’aucune expérience n’est en mesure de réfuter. La Cour de Cassation agit de même avec ses ‘éléments objectifs’ : dans un premier moment, elle part d’un substrat réel limité (présent, sympathie) et ensuite, par un coup de baguette magique, celui-ci se change en prémisse d’un raisonnement qui mène sa propre vie. De même, les faits sont sélectionnés et déformés de façon à construire un roman qui ne laisse aucune marge de manœuvre au protagoniste ; il s’agit de construire une intrigue univoque et unilinéaire qui lui fait rejoindre son destin sous l’impact d’une logique impitoyable. De ce point de vue, les faits ne peuvent être que des trouble-fête, des éléments fastidieux qui n’intéressent aucunement la Cour : que les faits ne se mettent pas entre nos jambes, car ils menacent de perturber le déroulement logique de l’intrigue. Il est des cas où le fétichisme du concept est un pavillon qui couvre une marchandise bien différente du ‘ciel des idées’. Faire comme si le droit se réduisait à une réalité strictement discursive ne revient pas seulement alors à couper des règles de leur raison d’être sous-jacente et de leur destination sociale - ce qui est déjà assez inquiétant - mais cache un véritable coup de force. Sur fond d’abolition de toute distance possible entre discours et réalité, la présentation des faits en vient à coïncider avec le discours d’un pouvoir qui ne fait plus que tourner autour de son propre nombril. Dire le droit se mue en alibi pour s’approprier ce droit, et c’est l’alibi d’un pouvoir qui a jeté par-dessus bord toute transcendance du droit, non seulement au sens ‘extra-mondain’ mais aussi au sens d’extériorité symbolique. Un juge qui réduit le droit à des mots, tire le pouvoir de sa seule personne : son pouvoir est autosuffisant, rien n’existe en dehors ; en fait, même les hommes sont superflus ; entre-temps lui-même, bipède sans plumes, s’est installé à la place de Dieu.
23La Cour de Cassation a jugé qu’il était superflu de poser des questions au sujet des faits. Qualifier cette attitude de paresse constituerait sans doute un euphémisme. Sous le couvert de l’évidence, la Cour a imposé son interprétation comme la seule possible. Des faits à vérifier, à interpréter ? Mais c’étaient des données pures qui crevaient les yeux et qui ne nécessitaient ni même ne toléraient d’ interprétation ! Interroger le sens de la règle ? Mais sa signification allait de soi, elle n’admettait aucune discussion ! Le problème devenait tout simple et la solution était préparée d’avance : il suffisait d’appliquer des règles apparemment univoques à de faits allant de soi. Ainsi, le pouvoir judiciaire pouvait s’approprier le droit : le respect apparent de la loi s’avère une manœuvre idéale pour investir la place de la loi. En effet, si l’attitude manipulatrice à l’égard de la loi s’exprime le plus souvent par un mépris plus ou moins explicite - et, lorsqu’elle revêt des formes non ou à peine voilées, il est assez facile de la dénoncer, d’autant plus que dans la plupart des cas elles coïncident avec des transgressions manifestes -, il y a aussi des façons plus subtiles de s’approprier la loi, plus hypocrites aussi. En néerlandais, nous disposons d’un mot qui caractérise mieux cette attitude que le mot hypocrite : schijnheilig, c’est-à-dire ‘d’une sainteté apparente, simulée’. L’attitude que je vise consiste, en effet, à faire comme si on s’effaçait devant la loi, comme si on sacrifiait sa propre personne et sa subjectivité devant le sens soi-disant univoque de la loi, et comme si, en plus, on faisait preuve d’abnégation de soi en imposant ce sens ‘incontournable’ à tous. On fait semblant d’en appeler à une loi autosuffisante qui ne recevrait pas sa signification des hommes et de leurs aspirations à la justice, une loi réifiée qui ne serait entachée d’aucune subjectivité, immaculée et ‘inhumaine’ pour tout dire ; et c’est bien pourquoi la loi c’est la loi, qu’elle ordonne d’écarter tout sentiment, etc. Or, la transcendance de la loi ne consiste pas en ce qu’elle serait une réalité extra-humaine, mais dans le fait que, tout en étant le produit d’un travail de signification émanant d’acteurs humains, son sens ne peut être appropriée par aucun sujet ; qu’elle constitue un lieu dont personne, individu ou groupe, ne peut s’emparer. Quand je fais semblant de me soumettre à quelque chose qui serait donnée en dehors de toute signification humaine, je me meus dans l’hypocrisie : car je, personne particulière, manifeste la prétention d’épuiser et donc de maîtriser, à moi tout seul, le sens de la loi, sous prétexte que la signification ne vient pas des hommes, j’impose ma lecture personnelle aux autres ; mais en même temps je nie le caractère usurpateur de mon geste en faisant semblant d’effacer ma propre personne. Est-il besoin d’ajouter que cette pseudo-soumission sous couvert du ‘respect strict’ de la loi relève d’une attitude antidémocratique ? Tout juge qui tente de s’approprier la loi et veut en monopoliser le sens ne divinise pas seulement sa propre subjectivité, il nie la subjectivité de tous les autres en les assujettissant à sa lecture personnelle. En vertu d’une sorte de droit divin, il prétend pouvoir arrêter de façon définitive et en faisant l’économie de toute discussion le sens de la loi. Qu’on ne me dise pas que je suis en train de plaider en faveur de l’arbitraire. Je ne nie pas la transcendance de la loi, de son sens et de sa vérité ; cette non-disponibilité de la loi par laquelle elle se soustrait au subjectivisme, je l’accepte et la défends. Mais précisément, si nous ne pouvons disposer de la loi, c’est parce qu’aucun de nous n’est en mesure de pénétrer sa transcendance, de la percer. Si elle signifie qu’ ‘en droit’, la relation au sens de la loi est la même pour tous, en même temps nous devons reconnaître que nous ne sommes pas en état de démontrer la vérité de notre lecture, et donc que, tout en ne pouvant pas disposer à loisir de son sens, nous ne pouvons éviter de différer par rapport à elle. Et c’est pourquoi la discussion de la loi est une implication incontournable de sa transcendance même, que sa non-disponibilité entraîne nécessairement sa non-univocité.
III – Un droit démocratique ?
24Ceci nous incite à quelques réflexions au sujet de la démocratie et de ce qu’est le droit dans une démocratie. Point de départ : la question ‘qu’est-ce qu’une société juste’ y fait l’objet d’une discussion qui ne saurait jamais être close. Les citoyens d’une démocratie se rendent compte qu’il est désormais impossible d’en appeler à des garanties ultimes, ‘ontologiques’ pour fournir une réponse à cette question. Si les sociétés du passé se formaient une image de soi et se justifiaient en renvoyant à une volonté divine ou à un fondement naturel, nous, par contre, ne disposons plus, à cet effet, de réponses données d’avance ou d’évidences inébranlables. Nous n’avons plus de certitude venant de l’extérieur en nous nous rendons compte qu’un tel refuge serait un subterfuge. Ce qui n’empêche que nous continuons à être aux prises avec la question de la justice ; avec ceci toutefois que, ayant pris conscience que nous devons chercher les réponses au sein de nous-mêmes, nous aboutissons, en l’absence de point d’appui inébranlable, inévitablement à des réponses divergentes ou opposées. Nous avons appris que la discussion au sujet du légitime et de l’illégitime ne peut jamais être fermée et en sommes venus à considérer cet ‘interminable’ comme une irréductibilité légitime. Une société démocratique est livrée continuellement à une auto-analyse qui n’aboutit jamais à des solutions définitives. Le vivre-ensemble fait l’objet d’un débat incessant, personne n’en détient la vérité. Ce qui ne veut pas dire que chacun de nous serait à tout moment absorbé par cette question, mais que le développement de la société revêt, en tant que tel, la forme d’un processus contradictoire.
25Une démocratie est donc une société par définition conflictuelle ; plus même : elle vit de la reconnaissance que la division sociale constitue un des fondements de son organisation, est à la base de l’ordre social. Les sociétés du passé refoulaient la conflictualité : elle leur semblait incompatible avec la cohésion sociale. La démocratie, par contre, reconnaît - de façon tacite tout au moins - que les conflits sociaux et politiques sont irréductibles, mais aussi qu’ils sont, au-delà de leur simple factualité, légitimes. En même temps, elle tire les conséquences de cette reconnaissance en institutionnalisant le conflit. Tout en acceptant que vivre-ensemble ne saurait être synonyme de réconciliation définitive, elle se soucie néanmoins de réguler l’irréconciliable : elle accepte l’existence de conceptions opposées de la société juste mais s’efforce aussi d’organiser leur coexistence. Ce qui requiert une certaine ‘civilisation’ du conflit : les adversaires n’attentent plus à la vie l’un de l’autre ; on attend d’eux, sinon de la courtoisie, du moins qu’ils n’en viennent pas aux mains mais se battent avec des arguments ; aucune partie ne doit rester sur sa faim. Soit dit en passent : les médias audiovisuels, s’ils s’attirent parfois des critiques justifiées, ont un rôle positif à cet égard : le débat se déroule sur un forum qui exclut l’agressivité incontrôlée et les confrontations violentes. Qu’aucune partie ne doit rester sur sa faim ne peut toutefois être confondu avec du magouillage. Cela ne veut pas dire que des parties opposées peuvent morceler la société afin d’en coloniser les fragments démembrés : cela, c’est la démocratie dévoyée de la particratie et de la pilarisation ; cela ne signifie pas non plus que, puisque la raison serait divisée de façon égale entre les parties en conflit, ceux-ci seraient en droit d’en accaparer, chacun pour soi, une part proportionnelle. L’institutionnalisation du conflit implique une culture du compromis au sens noble du mot. Nous nous rendons compte qu’une réconciliation définitive est impraticable, que les tentatives à cet effet sont vaines et mènent à l’immobilisme ; nous avons renoncé à l’illusion d’une victoire finale qui nous débarrasserait une fois pour toutes de l’adversaire. Mais cela n’empêche que les parties continuent à se percevoir sur toute la ligne comme des adversaires. Un démocrate n’est ni un blasé, ni un sceptique ou quelqu’un qui change d’opinion quatre fois dans les vingt-quatre heures, ni un opportuniste qui prône un relativisme dont seule la poursuite de son intérêt personnel sort indemne. Il a seulement abdiqué la foi en une unité sociale au-delà de tout conflit. Le rêve d’une société - possible ou prochaine - sans discorde est une illusion totalitaire : c’est ce que les tentatives pour réaliser une société sans classes nous ont apprises ; quant aux régimes fascistes de l’entre-deux-guerres, ils nous ont fait comprendre que le déni de la division sociale se paie au prix fort.
26La démocratie implique une sphère publique qui nous oblige à la confrontation incessante avec nos concitoyens, sans que personne ait jamais le dernier mot ; elle génère une plurivocité ‘de droit’ des réponses. De sorte que le conflit est devenu un schème organisateur de notre vivre-ensemble. Cela ne veut pourtant pas dire que la démocratie serait une société éclatée ou atomisée : le conflit y est, paradoxalement, facteur de cohésion sociale. Par le fait de reconnaître que les conflits sociaux et politiques sont irréductibles et légitimes, elle accepte que l’ordre établi puisse être mis en question mais aussi que tous les citoyens soient associées à cette discussion. Par cet effet, les citoyens ont le sentiment de faire partie d’un ensemble structuré et intelligible qu’ensemble ils peuvent contrôler et changer… parce qu’ ils ont le sentiment d’appartenir à une même société : ils vivent leurs divergences sur l’arrière-fond de cette appartenance commune, dans leurs conflits ils se positionnent comme des pôles au sein d’un même tout : il y a lutte de sens au sujet de leur vivre-ensemble. La conflictualité démocratique n’est aucunement synonyme de privatisation des valeurs : elle confère, au contraire, aux choix personnels la signification de prises de position à l’égard des rapports sociaux. Ainsi, la lutte des classes a créé un univers commun aux parties en conflit ; de façon non intentionnelle sans doute, mais ces parties ont lutté pour la définition de leur société, elles ont revendiqué, au-delà de leur antagonisme, des droits pour ainsi dire égaux sur l’ensemble collectif dont tous font partie. Dans et à travers leurs oppositions elles ont réalisé un même espace social. Les prises de position politiques n’ont pas été pas déterminées de façon linéaire par la condition matérielle de telle ou telle classe : la lutte entre ces classes a été elle-même déchiffrée sur l’arrière-fond d’une appartenance commune à la même société ; elle n’est pas comparable à la guerre entre nations, car les ‘ennemis de classe’ se battent au sujet de l’organisation et des fins d’une société qui constitue leur enjeu commun. La crainte de beaucoup qu’elle mènerait à la désintégration de la société ne s’est pas avérée, bien au contraire. Et ce qui vaut pour la lutte des classes, s’applique, mutatis mutandis, à des formes plus récentes de conflictualité : au débat écologique, par exemple.
27Dans la démocratie, le conflit contribue non seulement à la cohésion sociale, il crée une société authentique : car reconnaître que le conflit est irréductible et légitime implique du coup la reconnaissance que personne ne peut avoir le dernier mot sur cette société. Aucun détenteur du pouvoir ou juge suprême ne peut prétendre à la vision de l’ensemble ou détenir sa connaissance : la vérité du vivre-ensemble n’est pas située quelque part dans la société, aux mains de joueurs privilégiés ; elle se trouve entre les citoyens, à distance de tous, dans un milieu qu’aucun d’eux ne peut occuper. Dire que la société est le lieu commun d’un débat interminable au sujet de valeurs collectives, c’est accepter que ce débat revête la forme d’une confrontation qui fait obstacle à toute appropriation par telle ou telle partie.
28Par cette acceptation la démocratie confirme d’une manière unique ce qui semble être un paradoxe constant des sociétés : tout en étant le résultat d’une production de sens par leurs membres, elles ne sont viables qu’à condition que ceux-ci acceptent en quelque sorte d’être expropriés de ce sens. Les hommes donnent forme et sens à leur société, mais en même temps faut-il, pour que celle-ci prenne une identité reconnaissable et pour que les hommes aient le sentiment d’appartenir à une même communauté, qu’ils renvoient à un dehors de cette communauté, un ‘quelque chose’ qui la transcende et échappe aux prises des humains. Comme si une communauté ne pouvait acquérir identité et cohésion qu’en se mettant à distance d’elle-même, comme si elle ne pouvait s’instituer qu’en sortant en même temps d’elle-même, qu’en s’auto-signifiant à travers une espèce de détour : un ‘lieu autre’ d’où elle serait voulue, produite, connue. En se déplaçant avec leur imagination dans ce dehors de la société, ses membres font l’expérience qu’elle est effectivement leur société, qu’ils s’y meuvent de manière sensée, qu’ils ne sont pas à la merci d’une fatalité aveugle ; par l’effet de leur relation à ce ‘lieu autre’ leur être-ensemble avec les autres prend sens. Les hommes ‘veulent’ leur société en même temps qu’ils s’imaginent qu’elle dépend de quelque chose qui dépasse toute volonté humaine : elle n’est pas réductible à des décisions positives, moins encore à une arbitraire manipulatif ; elle est fondée dans un ‘hors-société’ dont ils ne peuvent disposer, qui se soustrait à leur volonté et la précède pour ainsi dire. C’est dire que ce ‘lieu autre’ concerne aussi la nature du pouvoir politique. Dans la mesure où il échappe à l’emprise des hommes, il représente l’ ‘autre dimension’ de ce pouvoir : une dimension symbolique, au-delà de ses formes et manifestations tangibles ; une dimension dont le pouvoir établi ne peut disposer mais dont, par contre, il dépend, s’il veut être et demeurer légitime. Autrement dit, le pouvoir ne se laisse pas ramener à la réalité empirique des institutions et pratiques politiques. Ni à ce que la sociologie ou la science politique nous racontent à son sujet. Pas plus qu’une société n’est un assemblage purement instrumental, l’État n’est-il qu’un centre purement fonctionnel de la société. Le pouvoir politique n’est ni le résultat exclusif d’une nécessité fonctionnelle, ni une instance qui n’accomplirait, dans le cadre d’une division sociale du travail strictement rationnelle, qu’un certain nombre de tâches prosaïques - le centre strictement fonctionnel du social. Moins encore serait-il réductible à un ‘instrument’ d’hommes politiques, voire à l’oppression ou la mystification idéologique. Le pouvoir peut, bien sûr, se montrer dans sa nudité ou revêtir des formes brutales, mais quand il jette pardessus bord sa dimension symbolique, ne respecte plus une sorte d’extériorité à l’égard d’elle-même, il perd aussi sa légitimité. On peut se demander si une société est viable à défaut de cette dimension symbolique du pouvoir ; lorsqu’elle se perd, il y a sans doute encore des hommes et des rapports entre ces hommes, mais le vivre-ensemble cède la place à la lutte exclusive pour le pouvoir, à la guerre de tous contre tous (mais, bien sûr, vivre-ensemble n’est pas une évidence, il faut le ‘vouloir’).
29Une démocratie authentique satisfait à cette exigence, bien que d’une façon singulière et assez surprenante. Tout au long de l’histoire, la projection du ‘lieu autre’ dans un dehors ‘ontologique’ a constitué la règle plutôt que l’exception. La monarchie de droit divin fournit un bon exemple de cette mise-en-forme imaginaire de l’extériorité symbolique du pouvoir. Le roi y était conçu comme représentant de Dieu sur terre et médiateur entre l’extra- et l’intra-mondain, la volonté divine et la société humaine ; c’était sa mission d’instaurer et de préserver la conformité du monde sublunaire avec le dessein de la création divine. Dans une société sécularisée, par contre, il n’est plus possible d’associer le ‘lieu autre’ avec l’image d’un ordre extra-mondain. La démocratie ne peut fixer son fondement dans un ordre inconditionné à distance ‘réelle’ des hommes ; la place de la Loi n’est plus occupée par Dieu. Mais cela ne veut pas dire que le vivre-ensemble se réduirait désormais à un jeu purement immanent de rapports de force. A sa façon - certes assez paradoxale et cachée par des apparences contraires - la démocratie reconnaît qu’il y a un ‘lieu autre’ dont les hommes ne peuvent disposer : en faisant de l’ordre social l’enjeu d’un débat interminable justement. La conflictualité est irréductible et légitime, personne ne peut avoir le dernier mot sur la vérité du vivre-ensemble, personne ne peut tracer de façon définitive la ligne de démarcation entre l’ordre légitime et l’ordre illégitime : qu’est-ce à dire, sinon qu’on reconnaît par là que le lieu du pouvoir ne peut être vraiment occupé, qu’il doit rester vide ? Le ‘lieu autre’ subsiste donc, mais au sens d’une extériorité strictement symbolique du pouvoir : non pas un dehors ‘réel’ mais un lieu vide dont aucun détenteur du pouvoir ni aucune classe ou groupe, et pas même le peuple, ne peut s’emparer.
30Même la démocratie trouve donc son point d’appui dans une loi transcendante - de ce point de vue, aucune solution de continuité avec les régimes du passé ; mais elle le fait en un sens précis : en instaurant, par le biais de l’institutionnalisation du conflit, une extériorité purement symbolique. Le lien social vient uniquement des hommes, mais ce qui les relie se trouve entre eux, dans un rapport qui exclut son appropriation par des sujets particuliers, de quelque nature qu’ils soient. C’est pourquoi, s’il s’agit certes d’une solidarité polémique, celle-ci ne se réduit pas à des oppositions d’intérêts privés ou de groupe : sont en cause des conflits entre valeurs de portée générale. Les citoyens d’une démocratie ont des conceptions divergentes au sujet de ce qui doit prévaloir dans la société, de la définition de l’intérêt général et de l’organisation de leur vie commune : il s’agit bien de questions essentielles concernant la coexistence des hommes ; en même temps ils sont tous impliqués dans la discussion de cet intérêt et de cette organisation. L’acceptation du conflit suppose certes que des groupes puissent défendre leur intérêt propre. Mais réduire la démocratie à cette trivialité, c’est faire preuve de myopie. Elle est autrement exigeante : la citoyenneté démocratique suppose, au-delà (et même en vue) de la ‘civilisation’ du conflit, une certaine ascèse. Accepter que tous soient impliqués dans la construction d’une même société sans que quiconque puisse jamais avoir le dernier mot est loin d’être une évidence. Cela suppose entre autres que des choix touchant à l’organisation des rapports sociaux ne peuvent être avancés que si leurs défenseurs répondent en même temps à une exigence de légitimation. La défense d’intérêts ne saurait suffire à elle seule. Même ceux qui ont en vue uniquement de faire triompher des intérêts de groupe doivent légitimer ceux-ci sur un forum public, en renvoyant à un intérêt qui les dépasse, en rendant plausible avec des arguments que leurs revendications sont compatibles avec la démocratie, en invoquant une conscience publique. Inversement, du moment que les rapports sociaux sont perçus exclusivement en termes de jeu et d’oppositions d’intérêts de groupe, il s’agit déjà d’une perversion de l’esprit de la démocratie. Car dans cette perspective la loi a perdu toute transcendance : la reconnaissance de son extériorité cède devant une attitude par définition manipulatrice. Du moment qu’il s’agit uniquement d’imposer mes intérêts particuliers (privés ou corporatistes, peu importe), sans considération d’autrui, je conçois la démocratie tout au plus comme un moyen en vue de la réalisation de ces intérêts ; une loyauté au mieux conditionnelle - et donc qui n’en est plus une - remplace l’identification : si je peux recourir sans risque à des moyens qui, quoiqu’incompatibles avec la démocratie, servent mieux mes intérêts, je ne m’en passerai pas. Dans la mesure du possible, je multiplierai les exceptions à la loi… à l’intérieur de la démocratie, tant que celle-ci subsistera : mais peu importe au fond sa survie : comme je m’approprie la loi et lui substitue donc ma loi personnelle, toute trace d’adhésion vitale à la démocratie s’est évaporée, et dès lors rien n’empêche son remplacement par un régime qui éventuellement servirait mieux mes intérêts ou, du moins, que je m’adapterai à n’importe quel régime, pourvu qu’il préserve ceux-ci.
31La démocratie ne se laisse pas réduire à une liste de garanties formelles, elle requiert une disponibilité et un engagement de la part des citoyens. Elle n’est pas synonyme d’État de droit, ne serait-ce que parce qu’elle est de loin plus problématique, se caractérise par une difficulté d’être que ce dernier ne connaît pas. Confrontés aux protestations et manifestations de rue qu’a suscitées l’arrêt-spaghetti, certains ont crié que l’État de droit et donc la démocratie étaient menacés ; ceux qui exprimaient leur désaccord avec l’arrêt étaient des adeptes déguisés du totalitarisme : ainsi le voulait le chantage idéologique. Même la libre opinion semblait tout à coup attenter à l’ ‘État de droit démocratique’… formule que ces défenseurs de l’État de droit employaient comme s’il s’agissait d’un pléonasme, comme si l’adjectif n’ajoutait rien au substantif, ou tout au plus un point d’exclamation. Or, si la démocratie implique une forme spécifique d’État de droit, il ne s’agit aucunement de synonymes. Ils ne renvoient pas au même contenu et ne sont pas apparus au même moment. L’État de droit a précédé la démocratie et avait pour but, à l’origine, de garantir la sécurité juridique à une bourgeoisie montante ; celle-ci ressentait le besoin d’être protégé contre un pouvoir politique qui par son ‘arbitraire’ étouffait son esprit d’entreprise, contre certaines formes d’abus de pouvoir contraires à ses intérêts donc. Mais si, au cours de la Révolution française par exemple, le tiers état réglait ses comptes avec l’absolutisme royal, en même temps il s’auto-proclamait l’incarnation de la nation et fermait par conséquent la bouche au ‘quatrième’ état. L’État de droit de la bourgeoisie pourvoyait à une certaine limitation du pouvoir politique par le biais de lois, mais dire qu’ainsi faisant il protégeait la population entière contre l’arbitraire ou la ‘libérait’, serait une présentation assez idyllique des choses. ‘L’ ‘État de droit n’est pas incompatible avec certaines variantes autoritaires du pouvoir ni avec des formes énergiques de répression. Tout au long du 19e siècle, ses figures de proue ne voyaient aucun problème dans le travail des enfants ; en même temps, ils préféraient réserver l’instruction à la progéniture des classes aisées ; si la grève et le syndicalisme étaient tabous, le livret du travail n’était aucunement vu comme une entorse à la libre circulation ; et, en même temps qu’ ils imposaient la domination coloniale aux peuples ‘arriérés’, refusaient-ils d’étendre le droit de vote aux ‘sauvages de l’intérieur’ de la métropole. La démocratie est une conquête récente, et n’a jamais été un acquis définitif. Elle fait l’objet d’une lutte constante et doit être voulue par les citoyens. Certes, l’État de droit est lui aussi ‘voulu’ par des hommes ; mais une minorité ou une classe dominante peuvent l’imposer au reste de la population et il se plie plus volontiers à un carcan formel. La démocratie, par contre, est plutôt de l’ordre de l’idéal, une idée régulatrice pour la pratique des citoyens ; elle ne se confond jamais avec le ‘simplement donné’, autrement dit : elle ne ‘s’accomplit’ pas dans un ensemble de règles positives ou d’institutions empiriques (mais elle peut bien sûr animer ces règles et ces institutions qui, autrement, risquent de n’être que des abstractions sans vie). Elle suppose une sphère publique indépendante du pouvoir et au sein de laquelle le pouvoir et le droit positif sont mis en débat de façon continuelle ; une sphère qui implique donc une conscience du droit qui, si elle ne peut se traduire sans reste dans le droit positif, peut (et devrait) pourtant ‘animer’ celui-ci ; une sphère dont les citoyens sont la force motrice et qui leur sert en même temps d’école en quelque sorte d’auto-formation à la citoyenneté. Mais aucune institution ne peut garantir l’existence et la survie d’un telle sphère publique : si un certain nombre de facteurs peuvent la favoriser - comme le fonctionnement démocratique des institutions, le fait pour la conscience du droit de se savoir réfléchi sur la scène politique, une certaine ouverture des détenteurs du pouvoir au dialogue avec ‘la base’ -, elle requiert avant tout une disponibilité des individus, qu’ils soient simples citoyens ou hommes politiques, qu’aucune structure formelle ne peut remplacer.
32Certes, la démocratie aussi ne peut survivre qu’à condition d’inclure un certain nombre de garanties juridiques et de procédures. En ce sens, elle implique bien une forme de l’État de droit. Mais des institutions démocratiques sont l’expression du principe instituant d’une société démocratique, autrement dit : ces garanties et procédures doivent être au service de la démocratie en tant que valeur primordiale. Elles ne sont pas des buts en soi, mais sont du domaine des moyens, et il ne s’agit pas de moyens neutres mais de ressources en vue de la réalisation d’un but supérieur en même temps que spécifique : ils ont une nature finalisée et ne peuvent donc être manipulés à volonté ; mais la même raison interdit de leur attribuer une autonomie absolue : des garanties et des procédures ne peuvent être conçues indépendamment de leur fonction et destination dernière. De plus, c’est une illusion de croire que des garanties juridiques et institutionnelles sont infaillibles. Dans certains contextes elles peuvent se tourner contre le but qu’elles sont censées servir ou prendre des formes dévoyées : quelles garanties avons-nous alors pour nous préserver de ces garanties ? Lorsque se présentent des conflits entre des valeurs fondamentales et des garanties manifestement perverties s’imposent parfois des choix déchirants. Ce qui importe dans ces cas, c’est d’avoir en vue le sens profond de la démocratie et de ne pas s’en tenir à la seule considération des moyens (pervertis).
33La version classique de l’État de droit renvoyait à l’idée du contrat social. Dans un moment originaire la société se serait liée par un certain nombre de principes définitifs et désormais indiscutables. L’origine - mythique - du droit se situait au tournant décisif de l’état de nature à la société ordonné, et ce moment, unique par définition, fondait l’État de droit. Dans la démocratie, cet a priori d’une momentanéité appartenant irrévocablement au passé s’efface au profit d’une actualisation et reformulation incessantes du ‘contrat social’, d’un processus de négociation qui n’aboutit jamais parce qu’il ne peut jamais apporter de réconciliation définitive : chaque formulation n’est qu’un instant d’un auto-déchiffrement contradictoire de la société. Ce processus de négociation ne peut trouver son fondement dans une idée de justice à laquelle on serait tenu une fois pour toutes : son contenu fait l’objet d’une discussion permanente. Les valeurs et les principes du droit ne viennent pas, quant à leur sens et contenu, ‘avant’ la démocratie, ce ne sont pas des essences intemporelles qui ‘précèdent’ le déroulement de toute histoire concrète. Ils sont exposés à une révision constante… mais ils demeurent en tant que questions ; et les réponses ne sont jamais qu’une re-formulation de ces questions. Faire en sorte que le droit et la justice demeurent l’objet d’une ‘lutte du sens’ et que se produise un accord au sujet de la continuation du débat social : voilà ce que doit garantir en dernière instance la démocratie.
34S’il y deux distinctions à faire entre État de droit et démocratie : du point de vue logique et du point de vue historique, il faut en plus se garder de télescoper ces deux perspectives ; plus précisément : la différence du point de vue logique ne renvoie pas uniquement à des situations du passé, mais s’impose aujourd’hui encore, et peut-être plus que jamais. Ainsi la tendance, si souvent rencontrée de nos jours, à ne voir dans le droit que le respect des procédures, abstraction faite de tout contenu, n’est pas l’expression d’un esprit démocratique, bien au contraire. Car l’absence de contenu est, bien entendu, une fiction : le respect exclusif des procédures c’est apparemment le respect de la neutralité en matière de poursuite et jugements de valeurs, mais derrière cette ‘non-intervention’ se cache un chèque en blanc offert à la poursuite effrénée de l’intérêt personnel ; l’hypostase des procédures avalise le dépérissement de tout souci du bien-agir au profit du ‘chacun pour soi’. Couper tout lien, sous prétexte qu’il ne peut y avoir d’accord sur les valeurs, entre les procédures et ces valeurs ou toute fin qui les dépasse, mène d’une part à l’enflure du droit, via l’exploitation des ressources procédurales précisément, à la perte de substance du droit d’autre part ; les procédures sont censés mettre de l’ordre là où manque le sens, ce qui aboutit en fait à la régulation inévitable d’un non-sens proliférant. L’obsession procédurale, loin de favoriser la démocratie, l’énerve et la fatigue. En faisant abstraction de toute considération de contenu, elle consacre l’indifférentisme des valeurs et des opinions. Par là, elle pousse aussi à l’indifférence à l’égard du politique : en effet, si tous les choix et ‘vertus’ se valent, s’ils ne se discutent pas, pourquoi adhérer à la démocratie plutôt qu’à un autre régime ? quelle raison me reste-t-il d’ailleurs pour argumenter et discuter, c’est-à-dire d’engager une conversation rationnelle avec mes concitoyens au sujet de la société ou des problèmes sociaux ?
35Or, le fait que la démocratie implique une conflictualité irréductible ne signifie évidemment pas que toute discussion ou recours à des arguments rationnels seraient soudain devenus superflus ; qu’il ne faut plus s’efforcer d’ engager une conversation sensée avec ses concitoyens et qu’il faut abjurer la visée d’un langage commun, condition d’une compréhension réciproque et donc d’un débat sur le vivre-ensemble. Le conflit démocratique ne signifie aucunement que toute référence à un univers commun devient superflue, à plus forte raison qu’il ne faut plus faire attention à la réalité ou que serait justifié le mépris des faits. Plus fondamentalement cela veut dire que la démocratie ne se réduit pas à une juxtaposition ou simple coexistence de préférences individuelles ; elle suppose la confrontation de conceptions divergentes et parfois opposées, certes, mais de conceptions qui concernent la société et l’organisation des rapports sociaux, et requiert donc des individus du sens civique, une participation active au débat social, un sentiment de responsabilité à l’égard du destin partagé. Ce n’est pas parce que personne ne détient la vérité au sujet de la société qu’il faudrait conclure qu’il n’y a que des opinions individuelles et donc au relativisme ou au solipsisme. Il y a bien de la différence entre l’atomisation sociale sous l’effet de l’absolutisation des préférences individuelles et la lutte de sens en matière de droit et de justice dont la démocratie assure les conditions et la continuation ; il est clair que cette dernière ne va pas sans engagement social des individus. D’ailleurs, le seul ‘respect’ des procédures ne suffit pas à faire une société : qui serait disposé à se sacrifier pour des règles du jeu qui mettent entre parenthèses toute considération de contenu et consacrent ainsi en fait l’indifférentisme au plan des moeurs et des valeurs ? Qui donnerait au besoin sa vie pour elles, s’il ne peut s’appuyer par ailleurs sur des liens autrement substantiels avec ses concitoyens ? Et peut-il même exister un accord durable et viable sur des procédures, en l’absence du partage par ces concitoyens d’un sens de la responsabilité à l’égard du destin de leur société ?
36Réduire la vie commune à des procédures sans âme revient pour ainsi dire à encourager le grève du zèle au plan éthique, social et civique. Le genre d’avocat qui fait sa spécialité de l’exploitation des ressources de la procédure comme le juge qui s’incline devant la ‘maladie des erreurs de procédure’ favorisent, en propageant l’image d’un divorce consommé entre la justice au sens technique et la justice au sens éthique, une attitude purement cynique à l’égard des lois chez leurs concitoyens. D’autre part, ils suscitent des attitudes d’aversion chez tous ceux qui n’ont pas encore renoncé à l’idée d’un lien entre droit et morale, et portent ainsi une lourde responsabilité dans la crise de confiance dont la justice fait l’objet aujourd’hui. Ni l’une, ni l’autre évolution ne contribuent à la vitalité de la démocratie. La Cour de Cassation jusqu’à maintenant s’est donnée peu de peine pour enrayer la tendance à cette ‘hypostatisation’ des procédures : l’arrêt-spaghetti n’est qu’un exemple parmi d’autres. Que des avocats s’acharnent à exploiter les ficelles de la procédure et se jettent corps et âme sur chaque faux pas de la partie adverse n’est peut-être pas étonnant, mais est-ce que c’est la mission de la Cour d’aller au devant des désirs de ces messieurs- dames ? Ne devrait-elle pas plutôt mettre le holà à l’invocation à tort et à travers, c’est-à-dire en l’absence de tout but raisonnable ou motif justifié, d’erreurs de procédure ? Si le droit a une finalité sociale et aussi, espérons-le, éthique, manipuler les subtilités de la procédure, au-delà de son but et des principes qui la soutiennent, cela n’équivaut-il pas à une forme d’abus de droit ?
37L’optique d’après laquelle la catégorie d’abus de droit ne peut être de mise en matière d’invocation d’erreurs de procédure, est assez symptomatique d’un certain état d’esprit. Tout au long de ce siècle, l’usage de cette catégorie (et le déploiement dynamique de ses domaines d’application) a pourtant été un des canaux privilégiés par où s’est introduite la démocratie dans notre droit. Elle a largement favorisé le remplacement d’une conception absolue des droits subjectifs par une perspective qui met l’accent sur leur destination sociale et leur utilisation conformément à l’esprit du droit objectif. Ces formules, si elles consacrent le principe selon lequel il y a des limites à l’exercice des droits, un seuil au-delà duquel il perd sa légitimité, n’ont pas, dans la pratique, amené l’effacement de la société civile au profit d’une soi-disant homogénéité du droit objectif ; elles ont bien plutôt contribué à instaurer l’efficacité d’un droit-médiation qui instaure, au sein d’une société conflictuelle, des équilibres de compromis toujours provisoires, sujets à réinterprétation selon les circonstances et susceptibles de nouvelles formulations. Si, dans une phase initiale, l’invocation de l’abus de droit supposait l’intention de nuire à autrui, son interprétation a été associée, ultérieurement, avec une pesée ‘objective’ des intérêts : l’exercice d’un droit, bien qu’il présente un avantage pour son titulaire et même pour un certain nombre de tiers, peut néanmoins être jugé injustifié si cet avantage ne contrebalance pas les dégâts apportés à d’autres intérêts. Les intérêts sont pesés en renvoyant à un certain état de la société qui, vu l’évolution des besoins et des opinions, est toujours provisoire. L’évolution de la figure de l’abus de droit, de son utilisation et de son interprétation, a partie liée avec le développement d’une double rationalité au sein de notre système de droit, une dualité par le biais de laquelle la rationalité du droit ‘classique’ a été complété et corrigé par celle du droit ‘social’ et moyennant quoi le système juridique a été placé de plus en plus sous le signe d’une neutralisation de déséquilibres sociaux, de la recherche d’une meilleure balance entre parties et intérêts - au sens large de tout ce qui intéresse une partie, de ce à quoi elle est attachée, y compris des intérêts immatériels et des valeurs morales. Plus même, cette évolution montre que 1’ ‘esprit’ du droit social est devenu une règle de jugement pour la jurisprudence en général, s’est émancipé du droit social au sens technique. Le droit, dans ses diverses articulations, est devenu de plus en plus l’expression d’une solidarité conflictuelle, car l’équilibre à rechercher implique l’idée de contrepoids, s’enracine dans une vision selon laquelle la société est irréductiblement conflictuelle. Cela ne veut pas dire que le droit serait - moins encore qu’il devrait être - un miroir sans plus des tensions sociales, mais suppose du moins qu’il constitue une facette importante de l’institutionnalisation du conflit. Il a pour mission de réguler les chocs entre valeurs et intérêts sociaux, au sens de : les articuler et les solidariser ; il doit faire en sorte que des valeurs et des intérêts qui se contredisent soient néanmoins ‘compossibles’. Ce qui est sûr en tout cas, c’est que dans une telle perspective l’application du droit ne peut se réduire à répéter ce que la règle commande ou interdit. Pour le moins, lorsqu’il s’agit de matières qui donnent lieu à controverse au sein de la société, elle doit tenir compte de la conscience et du sentiment du droit des citoyens et, en référence à ceux-ci, faire la distinction entre ce qui est juste et ce qui est injuste ; et cela non pas dans une optique intemporelle mais en s’inspirant de l’image évolutive de la justice inhérente à une société démocratique. Sinon les lois dégénèrent, se transforment en pure contrainte et perdent toute légitimité. Cette nécessité d’une attitude ouverte de la jurisprudence à l’égard de la société implique entre autres - et c’est le minimum - que des juges qui ont à se prononcer sur des matières prêtant à controverse fassent preuve de recherche d’un équilibre entre intérêts et valeurs en conflit.
38Dans cette perspective, dire le droit est moins une affaire de déduction de principes et de règles que d’intégration d’optiques sociales divergentes. En pratique, l’idée que le droit serait un système purement déductif n’est plus défendable. La méthode déductive est une fiction qui masque (à peine) l’arbitraire des constructions jurisprudentielles. Aujourd’hui plus que jamais le côté illusoire d’une telle approche crève les yeux. Parce que le juge est devenu le collaborateur - et un peu le rival aussi - du législateur. La raison en est que le droit de la démocratie est à chercher dans la société plutôt que dans la volonté supposée d’un législateur intemporel. Les lois sont plus que jamais des expressions partielles, imparfaites par définition, du droit : non seulement elles contiennent, ce qui a toujours été le cas, des lacunes et gardent le silence au sujet d’un certain nombre de matières, mais dans le contexte d’une société qui évolue de plus en plus vite elles se révèlent de plus en plus souvent inadaptées et sont sujettes à une obsolescence accélérée. Le juge doit remédier à cette situation non pas par des artifices logiques mais en confrontant les lois avec la conscience du droit au sein de la société et les besoins sociaux. Les citoyens n’attendent pas de leurs juges qu’ils formulent de ‘beaux’ syllogismes sans plus… en faisant comme s’il n’y avait d’une part que des règles évidentes et d’autre part des faits allant de soi ; comme si la règle n’était pas susceptible d’interprétation et comme si les faits n’étaient pas à qualifier et à évaluer ; comme si la relation entre les deux n’était pas problématique et qu’il suffisait d’appliquer mécaniquement des textes de loi. Des règles, en tout cas, ne peuvent être réduites à des abstractions a priori ; leur application éventuelle dépend de la nature particulière des situations de fait, de circonstances de temps et de lieu toujours uniques. On ne peut appliquer des règles de façon mécanique, sans tenir compte de configurations de fait variables et mouvantes, de l’évolution des besoins et des idées. C’est d’autant moins le cas lorsqu’on est confronté à des conflits entre droits, comme il arrive de plus en plus souvent aujourd’hui. En de telles situations, c’est le droit lui-même qui devient, nolens volens, objet et enjeu de conflit, et les sentences se transforment inévitablement en jugements d’équilibre. Or, la visée des équilibres n’est pas le ‘major’ d’un syllogisme juridique et ne se prête pas à des applications mécaniques. Il s’agit plutôt d’un principe qui sert de guide à la formation du jugement, une règle du raisonnement qui se distingue par sa souplesse et qui tient toujours compte des implications concrètes des solutions possibles : s’adaptent-elles à la nature particulière des situations, rendent-elles justice à des personnes de chair et de sang dans des circonstances concrètes ? Dans cette perspective un comportement légitime n’est pas tant l’exercice sans frein d’un droit subjectif qu’une manière d’agir qui, eu égard aux circonstances, peut être considérée comme socialement justifiée. La question n’est pas tant de savoir si on avait le ‘droit’ de faire une chose que celle de savoir si on avait de bonnes raisons, des motifs légitimes pour la faire (la conduite du juge Connerotte - et l’évaluation de celle-ci - constitue un exemple intéressant à cet égard). Une telle chose ne se juge pas en ‘appliquant’ de façon rigide des règles abstraites : il y faut du bon sens, l’intelligence de la contingence des situations, le sens de la nature des choses qui ne coïncide jamais avec elle-même mais change de cas en cas. La recherche de l’équilibre est plutôt une affaire d’intuition correcte que de déduction rigoureuse ; elle requiert un art du jugement qui n’a rien à voir avec une certaine l’obsession de la logique ou des preuves mathématiques ; elles requiert des juges qu’ils fassent preuve de sagesse et de perspicacité psychologique ; il y faut des juges sages, non pas des ‘Paragraphenautomaten’. Les juristes praticiens savent d’ailleurs très bien, en leur for intérieur, que des procédés strictement logiques aboutissent à des résultats complètement artificiels. Certes, la décision du juge peut toujours revêtir la forme d’un syllogisme, mais il s’agit là de la présentation du verdict, de sa vêture : d’un après-coup qui ne dit rien sur la manière concrète dont la décision a pris forme ni sur les moments successifs du cheminement de sa pensée. Et ce n’est pas parce qu’un verdict est ‘déductible’ qu’on n’a plus à se poser la question de savoir s’il est juste ou non, s’il est adéquat eu égard aux circonstances concrètes, aux intérêts et valeurs en conflit, à ses retombées politiques. Il n’y a pas de droit ‘supra-temporel’ : tout droit est politique dans la mesure où il est ancré dans l’évolution d’une société conflictuelle. Toute pratique du droit doit être aussi une politique du droit ; elle l’est de toute façon, mais ce que je veux dire c’est qu’elle doit renfermer un moment d’autoréflexion qui fasse preuve aussi de sagacité politique.
39La Cour de Cassation, en maintenant envers et contre tout le tabou au sujet de l’invocation de l’abus de droit en matière d’erreurs de procédure et par son légalisme aveugle, fait comme si rien n’avait changé dans l’univers du droit depuis la fin du siècle dernier. Pour elle la rencontre entre droit et démocratie n’a jamais eu lieu, semble-t-il. Son légalisme est une approbation de pure forme de la transcendance du droit : en faisant comme si elle se sacrifiait devant la loi, elle fait de cette transcendance un alibi commode pour imposer sa lecture unilatérale et antidémocratique de la loi. Si la Cour avait eu le souci de donner la preuve qu’elle s’incline devant cette transcendance et renonce à s’approprier le droit, elle aurait dû justifier sa décision devant la société, et cela non pas en utilisant la langue de bois habituelle mais en des termes accessibles au public - sur l’arrière-fond d’une conjoncture exceptionnelle où la question de la légitimité prenait une forme tellement aiguë, ç’aurait été au demeurant un signe de responsabilité politique sans plus. Mais apparemment elle a estimé qu’il était superflu de tenir compte des arguments qui avaient été formulés de divers côtés dans les jours précédant l’arrêt, y compris des plaidoyers de juristes éminents en faveur d’une solution alternative. Cela renforçait l’impression que le verdict était décidé d’avance, était ‘commandé’. Dans le monde politique et l’opinion publique des voix s’étaient levées en faveur d’une solution créative ; le choix des mots, ambigus à souhait, n’était pas très heureux, mais au fond il s’agissait d’une demande de légitimation : les gens attendaient de la part des juges de Cassation un geste qui aurait prouvé qu’ils disaient le droit de cette société. De ce point de vue, une solution créative n’aurait d’ailleurs pas nécessairement dû revêtir la forme d’une décision différente ; il eût été suffisant que la Cour ait tenu compte de l’expression polymorphe de l’opinion publique (éditoriaux et articles de presse, courriers des lecteurs, pétitions, points de vue d’un certain nombre de juristes, etc.) ; ait prêté l’oreille aux questions et arguments qui se levaient du sein de la société, y ait réagi et les ait éventuellement réfutés par des considérations pertinentes. Mais non seulement l’arrêt ne contient aucune trace des opinions et arguments formulés de toutes parts, on peut se demander si les juges de Cassation se sont donné la peine de s’en informer : l’expression de l’opinion publique a probablement produit l’effet inverse de ce qu’on en attendait, étant donné que notre Cour suprême ne juge pas ‘sous la pression de la rue’. La Cour aurait pu, vu les circonstances exceptionnelles et la controverse intense autour de l’affaire dans les ‘profondeurs’ de la société, ajourner sa décision et s’accorder une période de réflexion préalable. Mais rien de tout cela. L’Urgence était grande, il fallait absolument trouver une ‘solution’ dans les plus brefs délais. Cette urgence ne permettait apparemment pas de sortir de la splendid isolation d’un palais de justice. Les juges de Cassation ne se sont aucunement embarrassés des attentes de l’opinion publique, voire des implications d’un débat démocratique : l’arrêt respire une mentalité de ‘périsse le monde, pourvu que nous puissions faire ce qui nous plaît”.
40Que la Cour n’ait en aucun sens recherché un équilibre entre valeurs et intérêts en conflit est un autre symptôme qu’elle n’entend pas se soucier des règles du jeu démocratique. Dans cette perspective, elle aurait dû opposer les droits de la défense et ceux des victimes, pour ne mentionner que cet exemple. L’arrêt a confirmé une fois de plus la disproportion navrante entre les deux. Le but des avocats de Dutroux- Nihoul n’était pas d’empêcher qu’on ne mette sur le dos de leurs clients des fausses accusations ; il ne s’agissait pas de servir les droits de la défense, mais d’un truc pour faire obstruction à l’enquête. Accepter qu’on mobilise des subtilités de procédure pour bloquer des procès et qu’on utilise la forme aux dépens du contenu, c’est réduire le droit à une réalité de papier et méconnaître sa finalité sociale, et, à travers ce mépris de la substance, saper la légitimité de la justice : autre élément qui n’a pas ‘pesé’ lourd dans les considérations de la Cour. Pour ces raisons, et d’autres encore, la récusation de Connerotte a accéléré la crise de légitimité de la justice et du régime, avec la conséquence probable que les forces antidémocratiques en cueilleront les fruits. L’intérêt social de l’enjeu a été méconnu complètement par la Cour. D’ailleurs, dans sa réponse à l’opposition des avocats des parties civiles, elle a précisé que de son point de vue il n’était pas question de ‘mettre en balance’ quoique ce soit : périsse le monde, pourvu que triomphe le ‘principe d’impartialité’. Pour l’opinion publique l’arrêt était incompréhensible et inacceptable : il soulignait une fois de plus le manque de crédibilité de notre justice en renforçait les soupçons de corruption, de protections réciproques, de machinations en vue d’étouffer un certain nombre d’‘affaires’, du deux-poids-deux-mesures. La disproportion flagrante entre les intérêts en jeu et la non-pesée de ceux-ci par la Cour de Cassation a non seulement suscité une impression d’irrationalité : pour beaucoup de gens c’était le déjà-vu de l’inhumanité déguisée en impartialité. Je dis bien déguisé car ce n’est pas seulement d’un point de vue démocratique que la Cour a échoué lamentablement ; même du point vue de l’impartialité purement formelle elle s’est montrée en dessous de tout. Elle ne s’est même pas soucié de suivre une procédure qui donnait la voix aux diverses parties concernées ; que dirait-on - et la Cour de Cassation en premier lieu - si un simple juge de paix prenait une décision après n’avoir entendu qu’une seule des parties ? Le sommet de l’inconséquence, c’est qu’une Cour suprême agit comme ce juge de paix dans une affaire où elle est censée sauvegarder le respect de l’impartialité dans le chef d’un autre juge.
41La Cour n’a certes pas pris sa décision sous ‘la pression de la rue’. Certains ne continueront pas moins de se demander si d’autres pressions que celle-là n’ont pas joué, avec des effets plus décisifs toutefois. Que des considérations sérieuses aient présidées à la décision d’écarter le juge Connerotte, aucun doute à cela ; mais on peut se demander au service de quel but elles ont joué. Peut-être que sa récusation constituait un moindre mal, mais s’il s’agissait de moindre mal dans une optique qui n’a pas grand-chose à voir avec la sauvegarde du droit ? Qu’un certain nombre d’hommes politiques en aient appelé à une solution créative ne doit pas faire illusion dans ce contexte. Au même moment, d’autres membres des partis établis peuvent bien avoir discrètement réglé quelques détails derrière les coulisses, faisant preuve ainsi d’une créativité quelque peu différente ; après tout, dans chaque parti il existe des éléments douteux peu favorables à la démocratie et qui échappent au contrôle de leur direction officielle. Certains diront qu’ils s’agit là de constructions paranoïdes, mais peu importe : ce genre de soupçon devient inévitable une fois que la confiance du citoyen dans la justice est sapée et la Cour devait savoir que par sa méthode antidémocratique elle ne pouvait pas ne pas nourrir ce genre de spéculations.
42Quoiqu’il en soit, l’arrêt-spaghetti peut servir d’exemple d’appropriation monopolistique de la loi (pas de la loi positive ou de sa ‘lettre’ peut-être mais de la loi supérieure qui devrait animer celle-ci) et de négation brutale d’autrui. Il est vrai, la jurisprudence n’est pas en tout et pour tout comparable à une discussion démocratique ‘désintéressée’. Des juges doivent trancher et les décisions prises ont des conséquences souvent profondes et irrévocables pour les parties concernées que n’ont que rarement les décisions politiques pour les citoyens. Cela ne veut pas dire toutefois qu’une jurisprudence démocratique serait du domaine de l’utopie. C’est une jurisprudence qui ne dissimule pas la contingence de ses décisions et qui ose avouer sa finitude. Celle-ci consiste précisément en ceci qu’elle vaut aussi pour une cour suprême de justice. Dans notre système juridique, la possibilité même de faire appel en constitue une reconnaissance symbolique ; de façon tacite certes, mais peu importe : accepter la possibilité d’un appel c’est reconnaître que toute décision judiciaire est vulnérable et exposée à des critiques sensées parce qu’argumentables ; que, dans le contexte plus large du débat social, les raisons et motifs qui la justifient sont à considérer comme provisoires. Cette reconnaissance peut toutefois mener à un ‘regressus ad infinitum’ et, dès lors, devenir impraticable : c’est pourquoi il faut bien s’arrêter quelque part, au niveau d’une instance suprême qui aura ‘le dernier mot’ ; mais, bien sûr, cet ‘arrêt’ est par la force des choses arbitraire : du point de vue théorique, rien n’empêche de créer un juge du juge suprême. Et c’est la raison précisément pour laquelle une Cour suprême devrait, dans la présentation et formulation de ses arrêts, laisser une place à l’expression de leur finitude et contingence. En ce sens, les ‘dissenting opinions’ dans la jurisprudence des pays anglo-saxons et de la Cour Européenne constitue un symbole éloquent de ce que requiert une jurisprudence démocratique. En formulant, dans le texte même des arrêts, ces opinions dissidentes, elle admet la relativité de ses décisions, reconnaît le côté provisoire des considérations qui les ont fondées ; ce faisant, elle exprime une vue selon laquelle les opinions dissidentes sont ‘candidats’ à une lecture alternative de certaines catégories et figures de pensée juridiques, qu’une telle lecture peut acquérir, à condition d’être approfondie et raffinée, la puissance de l’argument meilleur. A l’opposé, le style de la Cour de cassation est tout aussi éloquent : dans la formulation de l’arrêt-spaghetti n’apparaît nulle part qu’une décision du juge puisse être sujet à révision, elle n’est marquée par aucune contingence ou finitude, ne s’expose aucunement aux arguments qui prônent éventuellement une solution différente … même pas en son propre sein, car la mise-en-scène du verdict suggère que c’est par définition l’unanimité qui règne parmi les juges qui doivent se prononcer (et le pire, c’est qu’on peut se demander si cela n’est pas effectivement le cas).
43A travers l’arrêt-spaghetti, c’est un mini-cénacle de magistrats suprêmes qui a disposé de façon autocratique, contre tout sentiment de justice, d’équité et de raison partagés par ceux qui continuent à croire à la citoyenneté. Qu’ils ont dit le droit pour les nuages pour ainsi dire et non pas pour les membres d’une société dont eux-mêmes font (ou sont censés faire) partie, voilà pour la masse des gens une expérience vertigineuse. Cela ne manque pas d’infliger de profondes blessures. L’arrêt a accentué aux jeux de la population l’image désenchantée de la justice à laquelle un certain nombre d’affaires récentes avait déjà donné lieu ainsi que donné un coup de fouet à la corrosion d’un esprit civique déjà largement entamé. Il a renforcé l’impression d’un nombre croissant de gens que la vie collective se réduit à un pur rapport de forces et la propension déjà présente chez beaucoup d’eux à se faire la loi eux-mêmes. Autre aspect qu’on a peu souligné, mais qui n’est peut-être pas à sous-estimer : l’arrêt a aussi suscité chez pas mal de gens le sentiment que la justice refuse toute responsabilité à l’égard de l’avenir. Dans les années récentes, sous l’effet de la prise de conscience écologique de plus en plus d’individus se sont rendus compte que nous sommes responsables à l’égard des générations futures mais cette prise de conscience s’est accompagnée aussi d’un doute grandissant en ce qui concerne la volonté réelle des détenteurs du pouvoir à ouvrir un débat démocratique à ce sujet. Or, le déficit de légitimité s’est accru suite à l’arrêt-spaghetti ; les gens l’ont ressenti comme une désertion aux formes beaucoup plus directes et tangibles encore : comme si les juges refusaient toute responsabilité au sujet de l’avenir de nos enfants. Est-ce à croire que le seul message que des parents peuvent encore transmettre à leurs enfants serait celle-ci : arme-toi contre le jungle dans lequel tu te retrouveras, et occupe-toi de survivre, car seul la loi du plus fort y est en vigueur ?
44La démocratie n’est pas une évidence, encore moins un cadeau tombant du ciel ; elle est loin d’être une question d’institutions et de procédures seulement. Elle doit être voulue par les gens. Une condition indispensable à cela, c’est qu’au sein de la société se développe, s’entretient et s’active une conscience du droit. Si cette conscience ne se voit plus réfléchie dans l’appareil de justice, elle s’éteindra lentement mais sûrement, et l’État de droit ‘démocratique’ ne sera plus qu’un fantôme.
Notes
-
[1]
Cass. 18-12-1972,21-3-1977, 1-12-1983,3-1-1990.
-
[2]
De Morgen, 12 et 24-12-1966.
-
[3]
Le Soir, 16-10-1966
-
[4]
Dans La loterie de Babylone, Borgès évoque une forme d’exercice du pouvoir qui n’est ni basée sur des élections, ni sur des critères comme le privilège de naissance, la compétence ou le pouvoir économique : à la fin d’une certaine période fixée d’avance, ceux qui vont exercer le pouvoir pendants les mois à venir sont désignés par le sort (la loterie). A cet égard, il existe bel et bien une sécurité juridique formelle : il y a prédictibilité en ce sens que le critère de l’exercice et de la dévolution du pouvoir est fixée ; à part ceci, tout devient imprévisible et incertain…