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Article de revue

La bande de Möbius : un modèle pour penser les rapports entre le fait et le droit

Pages 103 à 172

Notes

  • [1]
    Les étiquettes "externaliste" et "internaliste" sont empruntées à H. Putnam (1981 : 49). La première désigne le point de vue de ceux qui pensent que l’itinéraire de la connaissance a pour but la superposition de l’esprit à des entités extérieures qui sont totalement indépendantes de l’esprit. La deuxième fait référence à une perspective qui considère que «“what objects does the world consist of ?” is a question that only make sense to ask within a theory or description ».
  • [2]
    Sur les limites d’une logique monotonique pour représenter le raisonnement juridique et sur la nécessité d’instruments logiques nouveaux (logiques non-monotoniques), voir H. Prakken : 1993.
  • [3]
    L’exemple du néopositivisme est, en ce sens, significatif. Pour faire face aux tendances irrationalistes qui paraissaient dominantes dans l’Europe de l’après-guerre, les néopositivistes cherchèrent à délimiter un champ (même restreint) où la raison pouvait fournir des points de repère certains. Les autres domaines, comme celui où il faut se confronter à des jugements de valeur, pouvait être abandonné à l’irrationnel. Or, lorsqu’on s’est aperçu que les sciences empiriques aussi doivent se confronter à des valeurs, même ce petit rempart de la rationalité devait être envahi par l’irrationalisme (voir, amplius, D. Marconi : 1971, 10 s.). Pour se défendre de ce dernier, il faut partant renoncer à un concept fort de raison au profit d’une autre pensée.
  • [4]
    Pour un approfondissement du "climat" culturel du "Cercle de Vienne", voir A. Gargani (éd.) : 1984.
  • [5]
    Comme le dit E. Morin (1986, 232) « la reconnaissance de cette complexité […] requiert le recours à une pensée complexe qui puisse traiter l’interdépendance, la multidimensionnalité et le paradoxe. Autrement dit, la complexité n’est pas seulement le problème de l’objet de connaissance ; c’est aussi le problème de la méthode de connaissance nécessaire à cet objet ».
  • [6]
    Nous avons emprunté au titre du livre "Il diritto mite" de G. Zagrebelsky (1992) le qualificatif de "doux" pour connoter cette pensée complexe car, l’adjectif "faible" (debole), utilisé en Italie par l’école de G. Vattimo (1983), peut entraîner l’équivoque que cette pensée faible soit, en réalité, une pensée de la résignation ; une pensée, donc, derrière laquelle il y a un homme lui aussi "faible". Au contraire, le qualificatif de "doux", grâce à sa double valence sémantique (éthique et épistémologique), évoque une pensée qui plaide, d’un côté, pour une éthique du dialogue et du "compromis" (au sens de H. Kelsen : 1929, 62 et passim) contre une éthique de l’imposition ; de l’autre côté, le même adjectif nous transporte vers une épistémologie du "tiers inclus", loin du manichéisme d’une logique de l’"aut-aut".
  • [7]
    Voilà donc que réapparaît le "tiers", qu’on voulait anéantir dans un des deux bouts de la pensée polaire. Dans les travaux de Perelman (1958 et 1976), par exemple, ce "tiers", qui prend dans ses livres l’aspect d’une "théorie de l’argumentation", est le noyau de sa proposition (épistémologique et éthique) d’une pensée "du raisonnable", qui se place entre la rationalité forte (démonstrative) de la logique formelle et des mathématiques et l’irrationalité du scepticisme radical.
  • [8]
    Voici le mot-clé pour avoir accès à la logique qui, d’après M. Delmas-Marty (Le flou du droit : du code pénal aux droits de l’homme : 1986), régirait le discours juridique. Un autre signe important, donc, de l’émersion du paradigme de la complexité dans le domaine du droit.
  • [9]
    Ce mot riche d’histoire est évoqué ici dans le sens que lui a donné Merleau-Ponty (1955) lorsqu’il oppose à une conception conciliante et "thétique" de la dialectique (thèse, antithèse et synthèse) une conception structuralement instable de cette pensée qui semble se dénaturer dès qu’elle est présentée en forme de thèse. Toutefois, comme le signalent M. van de Kerchove et F. Ost (1992 : 70), cette "dialectique sans synthèse" n’est pas une pensée de l’impossibilité de l’accord ; elle n’est pas réfractaire à l’idée d’un « dépassement qui rassemble », mais à condition que cet accord unifiant soit seulement temporaire. En d’autres termes, « une dialectique sans synthèse est une pensée sans cesse relancée qui renverra dos à dos tant le “négatif pur” que la prétention d’aboutir enfin à un “nouveau positif” ».
  • [10]
    Dans un fragment posthume, Nietzsche (1887-1888, t. I, 206) présente la figure de ces hommes qui ont la force de supporter cette pensée sans fondements derniers. D’après le philosophe allemand, ceux-ci sont « les plus modérés, ceux qui n’ont plus besoin de principes de foi extrême, ceux qui non seulement admettent, mais aussi aiment une bonne partie de hasard, d’absurdité, ceux qui savent penser, au regard de l’homme, avec une réduction importante de sa valeur, sans devenir à cause de ça petits et faibles : les plus riches de santé, ceux qui sont à la hauteur de la plupart des disgrâces - les hommes qui sont sûrs de leur puissance et qui représentent avec un orgueil conscient la force rejointe par l’homme ». Sur la crise du concept de "sujet" dans la pensée métaphysique et sur la figure de l’Uebermensch de Nietzsche, voir, pour une claire introduction, G. Vattimo : 1981.
  • [11]
    Pour l’utilisation de la structure topologique de la bande de Möbius, afin de connoter la logique du dispositif discursif juridique, v. L. Dethier : 1990.
  • [12]
    C’est justement la thèse, d’ailleurs déjà anticipée dans le titre (Le fait du droit), d’un essai de P. Nerhot (1986). Le même caractère "constitutif" du langage juridique est le fil conducteur d’une récente monographie de C. Varga (1995). Le lecteur francophone, qui pense être plus à l’aise dans sa langue maternelle, peut lire un extrait de ce livre (le chapitre n° 5) dans Archives de philosophie du droit, 1996, t. XL, 397-409. Nous nous permettons, aussi, de signaler au lecteur notre compte rendu paru dans ce même numéro de la Revue interdisciplinaire.
  • [13]
    Dans l’aphorisme 481 de sa Volonté de puissance, Nietzsche (1910) radicalise ce caractère interprétatif du fait : « Contre le positivisme, qui s’arrête aux phénomènes en disant "il y a seulement des faits", je dirai : non, il n’existe pas des faits, mais seulement des interprétations. Nous ne pouvons pas établir aucun fait "en soi" : peut-être qu’il est absurde prétendre une telle chose ».
  • [14]
    Pour ce concept-clés de la pensée de G. Bachelard, voir, dans la littérature juridique, J. Lenoble et F. Ost : 1980, 317 s.
  • [15]
    Cette même métaphore du "miroir" a été utilisée par R. Rorty (1979, 15 et passim) pour connoter la perspective épistémologique que nous avons appelée, en suivant la terminologie de Putnam (supra, note 1), externalisme.
  • [16]
    Cette adaequatio mentis et rei est ce que la théorie sémantique de Tarski (1944) indique comme la signification du mot "vérité". Toute autre chose est, par contre, le problème des "critères" de cette vérité, c’est-à-dire des critères en présence desquels on peut dire qu’il y a eu "superposition" parfaite de l’esprit sur la chose. Sur la théorie de la vérité de Tarski, voir D. Marconi : 1984.
  • [17]
    H. G. Gadamer (1960, 475) repère dans ce dialogue de Platon les racines de « l’idéal d’une characteristica universalis », c’est-à-dire les origines du mythe d’un « système de symboles artificiels, univoquement définis », qui correspondrait « sans résidus à la totalité du savoir, à l’être comme objectivité absolue dont on peut disposer ».
  • [18]
    Cette réduction du signifié à l’"objet" (idée ou chose), qui fait que l’acte de « nommer une chose » soit considéré « comme coller à un objet une étiquette qui porte son nom » (L. Wittgenstein : 1953, § 15), est la cible des critiques menées par Wittgenstein dans ses Enquêtes philosophiques.
  • [19]
    Voir toutefois, pour les différences entre le premier Wittgenstein et l’empirisme logique, D. Marconi : 1995, 393.
  • [20]
    « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. La logique remplit le monde ; les limites du monde sont ses limites aussi » (L. Wittgenstein : 1922, 5.6 et 5.61).
  • [21]
    La même conception de l’interprétation, comme activité "monologique" qui se borne à réfléchir le contenu sémantique univoque et auto-transparent du texte, avait déjà été anticipée, quelques années avant, par l’herméneutique biblique des Réformateurs. Pour Luther, « l’Écriture Sainte est sui ipsius interpres. Il n’y a pas besoin de Tradition pour arriver à la compréhension correcte de celle-là, ainsi que des principes interprétatifs tels que l’ancienne doctrine des quatre sens de l’Écriture ; la lecture de l’Écriture a un sens univoque, qui se manifeste par soi même, le sensus literalis » (H. G. Gadamer : 1960, 213).
  • [22]
    C’est justement ce réductionnisme (que nous avons étendu à tout l’externalisme) que W. V. O. Quine (1951) considère comme un des deux dogmes de l’empirisme.
  • [23]
    Pour Feyerabend, la science ne doit plus être considérée comme la seule discipline qui possède le monopole absolu de la connaissance de la nature. Par conséquent, étant donné qu’il y a « les mythes, les dogmes de la théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de construire une conception du monde » (1979, 196), la science, en tant qu’idéologie, « doit être séparée de l’État et particulièrement de l’éducation » (ibidem, 348). A l’école, partant, chaque étudiant devra étudier la science « comme un phénomène historique, et non comme le seul et unique moyen raisonnable d’aborder un problème. Il l’étudiera en même temps que d’autres contes de fées, tels que les mythes des sociétés "primitives", pour avoir les renseignements nécessaires à une libre décision » (ibidem, 349).
  • [24]
    H. Putnam met en lumière cette racine "correspondantiste" de la théorie internaliste de la connaissance. Pour les internalistes, en effet, « a sign that is actually employed in a particular way by a particular community of users can correspond to particular objects within the conceptual scheme of those users. "Objects" do not exist independently of conceptual schemes. We cut up the world into objects when we introduce one or another scheme of description. Since the objects and the signs are alike internal to the scheme of description, it is possible to say what matches what ».
  • [25]
    Ce même auteur (1961, 211) repère dans la subordination de la rhétorique à la dialectique, effectuée par Rodolfo Agricola, le point de départ de la bifurcation entre rhétorique et connaissance. D’ailleurs, la dialectique d’Agricola n’est plus considérée comme une logique du probable, mais comme une logique démonstrative qui se structure en forme de syllogisme. Dès le début du XVe siècle, donc, la rhétorique est reléguée à une simple technique du fleuri et devra attendre jusqu’aux années soixante de ce siècle pour être réhabilitée par le mouvement de la "Nouvelle rhétorique" de Ch. Perelman et de L. Olbrechts-Tyteca (1958).
  • [26]
    Cette dichotomie n’est pas seulement un des pivots autour duquel tourne encore une bonne partie des arguments de la dogmatique juridique, mais elle est à l’origine aussi d’importants effets au niveau institutionnel dans les pays de civil law aussi bien que dans ceux de common law. En ce qui concerne les premiers, par exemple, elle fournit le critère traditionnel pour la détermination de la compétence de la Cour de cassation (cf., pour une problématisation de ce topos, F. Rigaux : 1966, 75 s.). Dans le système anglo-saxon, au contraire, la distinction entre question de fait et question de droit règle les compétences du jury (verdict sur le fait) et du président (direction du procès et résolution des questions juridiques, comme celles, fondamentales, de la law of evidence).
  • [27]
    M. Taruffo met l’accent sur cette fonction idéologique de la théorie du syllogisme : 1975, 163 s. Selon C. Varga (1995, 164), ce modèle aurait été nécessaire pour le fonctionnement correct du droit formel moderne.
  • [28]
    Par effet de l’enthousiasme rationaliste, qui a nourri l’idéal de codification à partir de la fin du XVIIIe siècle, le concept d’interprétation juridique se transforme en celui d’exégèse du Livre de la loi ; dans ce contexte, l’activité de repérage de la règle de droit consiste à "tirer" (agein) mécaniquement "hors de" (ex) la page du code "le" signifié qui est déjà présent, même si c’est parfois de façon latente, dans la lettre de la loi. Pour une présentation claire des présupposés de l’idéal de codification et pour l’indication des causes de la crise actuelle de cet idéal, voir F. Ost : 1987, 16 s.
  • [29]
    Il faut remarquer que ce rôle subalterne, imposé au "fait" par la littérature juridique, ne commence à être mis en question que pendant ces dernières années. A cet égard, J. Carbonnier (1988), dans sa préface à l’œuvre de T. Ivainer consacrée à l’interprétation des faits en droit, a défini cette problématique comme la « sœur Cendrillon de l’Exégèse ».
  • [30]
    A. Giuliani (1966) repère dans la rhétorique d’Hermogène de Tarse (I siècle av. J. C.) le noyau de ce concept classique de preuve : a) une notion de preuve comme argumentum ; dans les limites de la raison pratique il n’y a pas d’espace pour une vérité démontrable, mais seulement pour une ratio probabilis qui s’exerce dans le contradictoire entre les disputants ; b) une théorie des "status", entendus comme des centres d’argumentation à l’intérieur desquels on sélectionne les preuves sur la base des différents types de controverses. Cette doctrine de la pertinence (relevance), unie au souci d’éviter la vitiosa argumentatio, est à l’origine du système des règles d’exclusion. Si, dans le domaine du droit, il n’y a pas de place pour une pensée forte et définissante, toutefois ce caractère aporétique de la dialectique juridique n’aboutit pas au scepticisme ou à l’anarchisme de l’héristique, « dans laquelle la théorie de la controverse paraît plutôt un cas particulier de la théorie de la lutte et de la guerre » (ibidem, 111). Si la recherche (inventio) ne peut pas être réglée par des pistes "positives" qui mèneraient nécessairement à la vérité, elle peut bien être guidée par une série de "négations" qui empêchent de parcourir certains cheminements "dangereux" ; c) le principe de la charge de la preuve, fondé non seulement sur des raisons logiques - ou "utilitaristes" comme dans la pensée de Bentham (Id. : 1961, 239) - mais aussi sur des considérations éthiques (cf., par exemple, la présomption d’innocence).
  • [31]
    Cette valance garantiste des preuves légales à l’époque de l’ancien régime est reconnue un peu par toute la littérature juridique en matière ; cf., parmi les derniers, L. Ferrajoli : 1989, 178, note 72.
  • [32]
    La menace de la peine d’excommunication latae sententiae pour ceux qui ne collaboraient pas au succès de la juste cause de l’Inquisition concourait en plus, de façon particulièrement efficace, à encourager la délation. Sur les deux types d’inquisition, voir I. Mereu : 1979, 201 s. ; quant à la peine d’excommunication, on peut lire, à titre d’exemple, l’Édit général du Saint Office de Crémone de 1623, commenté par C. Carena : 1655, Pars II, Tit. IX, De obbligatione denunciandi.
  • [33]
    La pratique de la torture fut légitimée à l’occasion des procès contre l’haeretica pravitas par la bulle Ad extirpanda (1252) du pape Innocence IV et représenta très tôt un modèle inspirateur pour les procédures criminelles des tribunaux laïques, relatives aux crimes de lèse-majesté ; amplius in H. C. Lea : 1888, 490 s.
  • [34]
    Cette conception démonstrative de la logique du juge a encore aujourd’hui une évidente épiphanie dans la forme des arrêts de la Cour de cassation française. Voici le portrait très significatif que A. Bancaud (1993, 212-213) trace du juge appartenant à ce collège : « le magistrat parfait est maître dans cet art autoritaire de dire le droit qui illégitime comme irrationnelles les contestations, qui dépossède le justiciable de sa liberté de penser pour le soumettre totalement à l’autorité rationalisée de la justice, qui "resserre", "enchaîne", "subordonne", comme le sont les propositions dans un arrêt de la Cour de cassation. […] Homme de certitudes, réelles ou feintes, le juge prétend énoncer des certitudes raisonnées, objectives, mieux : évidentes ; des vérités devant lesquelles on ne peut faire que ce qu’il fait lui-même : s’incliner et admirer, "céder". […] Tout a été dit et plus rien ne reste à dire, plus rien ne peut être dit, plus rien ne doit être dit ». Pour une critique vibrante du style "brachylogique" des « attendu que… », voir A. Touffait et A. Tunc : 1974. En ce qui concerne l’Italie, dans une étude consacrée à l’analyse des motivations des jugements pénaux, nous avons dénoncé une utilisation inadéquate et parfois "politique" de la logique démonstrative ("forte") dans certains arrêts de la Cour de cassation (M. Vogliotti : 1996, 39 s.).
  • [35]
    Il ne s’agit là que de quelques-uns des qualificatifs avec lesquels les juristes italiens de l’École "positive" dénigraient le principe de la présomption d’innocence ; voir, par exemple, E. Ferri : 1880, II, 307-309. Les mêmes attaques à cette garantie seront menées aussi, quelques années plus tard, par un des principaux représentants de l’École "technico-juridique" : Vincenzo Manzini. D’après celui-ci (1912, 54), « la croyance commune que dans le procès pénal il y a en faveur du prévenu une présomption d’innocence » serait complètement fausse. Il n’y aurait « rien de plus paradoxal et contradictoire. Il suffit de penser aux cas de détention provisoire, au secret de l’instruction et au fait même de l’imputation. Si cette dernière représente justement et nécessairement une présomption de culpabilité, comment peut-on admettre qu’elle équivaut à son opposé ? […] D’ailleurs, la pratique des juges a fait et elle est en train de faire justice sommaire de telle absurdité théorique inventée par l’empirisme français. La présomption, en plus, est un moyen indirect de preuve qui tire une conviction absolue ou relative de l’expérience commune. Or, voudrait-on admettre que l’expérience historique et collective nous montre que la plupart des prévenus sont innocents ? ».
  • [36]
    Celle-ci est la position classique de la philosophie de la science jusqu’à K.R. Popper : 1957, 52 s.
  • [37]
    Sur la "sémantique à dictionnaire" comme modèle pour une pensée forte, c’est-à-dire pour une pensée qui repose sur un certain nombre de radicaux sémantiques (tels que les idées platoniciennes et lockiennes ou bien les paroles-objets de l’atomisme logique, dont la signification est le résultat d’une ostentation primaire, qui les a ancrées à une donnée empirique primaire et indivisible), cf. U. Eco : 1983, 52 s.
  • [38]
    On peut affirmer que cette même position est aussi l’arrière-plan sémiotique de la jurisprudence des concepts. En effet, cette école croit que les mots de la loi ont un « significato proprio » (art. 12 des Preleggi du code civil italien du 1942) et qu’une des tâches de la "science juridique" revient à se demander, par exemple, « "qu’est-ce que c’est vraiment" qu’un negozio giuridico ou un droit subjectif » (U. Scarpelli et C. Luzzati : 1995, 280).
  • [39]
    « Mais quelle est notre faute à nous enfin, si les mots, en eux-mêmes, sont vides ? Vides, mon cher. Et vous les remplissez de votre sens, dès que vous me les dites ; et moi, lorsque je les accueille, inévitablement, je les remplis de mon sens à moi. Nous avons cru de nous entendre ; nous ne nous sommes pas entendus du tout ». (L. Pirandello : 1926, 47).
  • [40]
    Voir U. Eco : 1962 et, dans la littérature juridique, H. L. Hart : 1961, 146 s. et H. Kelsen : 1960, 382 s.
  • [41]
    Ce processus d’internalisation de l’objet se fait encore plus intense à l’intérieur de l’aile radicale du courant des Critical Legal Studies. Pour ces juristes -que ses détracteurs, comme D. C. K. Chow, appellent nihilists- « all objects are mental constructs and all knowledge is ultimately derived from the human subject […] with no necessary tie to the external world, if there is one » (D. C. K. Chow : (1990, 264). Dans ce mentalisme radical, partant, « no one can properly claim to describe the world accurately : Anything anyone says is as likely to be wrong as it is to be right, and anything is as likely to be right or wrong as anything else. If one takes nihilism seriously, it is impossible, or in any event fruitless to describe the world ; all possible descriptions are equally invalid because we cannot be sure that any description is reliable » (J. W. Singer : 1984, 4). Cet internalisme de Singer est partagé aussi, entre autres, par G. Peller (1985, 1166 s.) et par M. G. Kelman (1984, 303 s).
  • [42]
    C. Varga (1995, 22) souligne que, même Jerome Frank, une des plumes les plus corrosives du réalisme américain, « did not realize the difference in category by which the judicial establishment of facts deviates from the everyday or scientific cognition ». Autrement dit, ce juriste américain ne met pas en doute la conception du fait comme événement physique, à établir, dans son objectivité empirique, avec la méthode de la science. Avec cette différence, que, contrairement à la science, la gnoséologie judiciaire n’a pas affaire à des faits empiriques, qui sont immédiatement présents aux sens de l’homme, mais à des faits historiques qui, ne pouvant pas faire l’objet direct des sensations humaines, sont nécessairement métabolisés, et donc corrompus, par la subjectivité des acteurs du procès.
  • [43]
    Cf., notamment, J. Frank (1930, XI s.). Pour une critique encore plus radicale, qui non seulement touche ce mythe de la sécurité juridique, mais encore prend pour cible presque tous les autres postulats de la pensée juridique traditionnelle, on renvoie à la vaste littérature des Crits. Pour un aperçu critique de cette constellation polymorphe du ciel de la théorie juridique contemporaine, voir D. C. K. Chow : 1990.
  • [44]
    Il nous semble que le courant le plus radical des Crits finit lui aussi par tomber dans le piège de cette pensée simple. En effet, sa lutte iconoclaste dirigée contre toutes les frontières de l’épistémologie et de la pensée juridique traditionnelles, loin d’affranchir le jeu du droit de tous les fantasmes évoqués, tout au long des siècles, par la pensée métaphysique, finit en réalité par les remplacer par un autre mythe, celui d’une autonomie absolue de l’individu. Comme le dit D. Chow (1990, 288), à l’intérieur d’un monde dominé par le « radical subjective idealism » des nihilists, « individual autonomy is the clear winner in all instances of possible conflict. Each individual has the ultimate choice of how to lead his or her own life, and no other, individual, judge or public law can coerce the individual into making choices that individual does not independently and voluntarily find to be a good choice. Each individual […] becomes the ultimate ruler of his own fate » (cf., à ce propos, cette déclaration de J. W. Singer (1984, 55) : « there is no "idea of the good" out there, waiting to be discovered. "Doing just what you like" is redundant - there is nothing else to do but what you like »). La destruction de l’image d’un Fait et d’un Droit "forts", qui fondent le jeu du langage juridique, laisse le cadre vide pour accueillir l’image opposée d’un fait, qui n’est autre chose qu’une libre construction de l’esprit, et d’un droit qui est « infinitely manipulable » par des juges, qui « impose their personal views of law » (J. W. Singer, ibidem, 10 et 53). A nouveau, apparaît ici la pensée a-dialectique : du "monologue" d’un objet "fort" (Dieu, Nature, Raison, Donnée empirique brute), au "solipsisme" d’une foule de sujets "faibles".
  • [45]
    H. Kelsen : 1960, 382 s. Voir, à propos de cette doctrine, les remarques de C. Varga : 1995, 170 s.
  • [46]
    Cf., à cet égard, F. Ost (1990, n° 179, 18), qui reprend une idée de J. Brown (exprimée dans Law and Evolution, in Yale Law Journal, 1929, 394), un des représentants du courant multiforme du réalisme américain.
  • [47]
    Pour le concept de cohérence (normative et narrative), voir N. MacCormick (1984).
  • [48]
    Pour une contribution qui problématise la distinction classique entre contexte de découverte et contexte de justification, dans le domaine judiciaire, cf. T. Mazzarese : 1995. D’ailleurs, quelques années avant et dans son propre domaine, P. Feyerabend (1979 : 180 s.) avait déjà critiqué cette même distinction, chère à la philosophie de la science poppérienne.
  • [49]
    Le fait que la proximité à ce foyer originaire de sens soit plus au moins grande est une question, en bonne partie, secondaire, qui concerne le degré d’optimisme gnoséologique des différentes âmes de cette perspective épistémologique : les modes concrets de réalisation de ce programme sont différents, mais l’animus cognoscendi est toujours le même.
  • [50]
    Voici une belle phrase de G. Bachelard (1934, 15) qui va dans le sens que nous avons envisagé plus haut : « au-dessus du sujet, au-delà de l’objet immédiat, la science moderne se fonde sur le projet ». De son côté, dans une remarquable étude consacrée aux rapports (épistémologiques, éthiques et juridiques) de l’homme à la nature, F. Ost (1995) propose d’abandonner les couples conceptuels polaires "nature-objet" et "nature-sujet" au profit d’un rapport complexe entre l’homme et la nature ("nature-projet").
  • [51]
    Il est évident que le même discours peut être fait aussi à propos du Sujet.
  • [52]
    C’est justement l’idée que H. G. Gadamer (1960, 356-357) représente dans la figure célèbre de la « fusion des horizons ». En effet, pour Gadamer, la fusion des horizons de l’interprète et du texte n’est pas tout simplement la « construction d’un horizon unique » (ibidem, 357) ; la situation herméneutique n’est « ni une forme de rapport empathique avec l’individualité de l’autre, ni une soumission de l’autre à nos critères, mais elle entraîne toujours une élévation à une universalité supérieure, qui ne dépasse pas seulement sa propre particularité, mais aussi celle de l’autre » (ibidem, 355).
  • [53]
    Pour cette critique de la figuration du concept (idée platonicienne ou icône mentale) comme "ingrédient" des objets et pour l’expression "ressemblances de famille", voir L. Wittgenstein : 1953, § 65 s.
  • [54]
    Une, parmi les premières attaques dirigées contre l’équité, provient d’Agricola. Cf., sur ce point, A. Giuliani : 1961, 219.
  • [55]
    Même dans l’ouvrage de H. Kelsen (1960, 389), il y a un secteur de l’herméneutique juridique où l’activité interprétative est dissociée du moment d’application. C’est le cas de la science juridique, dont la tâche « ne peut consister qu’à tirer toutes les significations possibles d’une norme juridique ». Dans cette perspective, la disposition, entendue comme « schéma normatif » (p. 382), est analysée à contre-jour, indépendamment du cas concret, afin de repérer toutes les normes possibles cachées dans la sémantique de la loi.
  • [56]
    Dans les pratiques judiciaires de l’ancien régime, lorsqu’il fallait identifier le responsable d’un homicide, on faisait passer devant le mort tous les suspects, car on supposait que quand le "verus homicida" serait devant le cadavre, du sang sortirait des blessures. Pour d’autres renseignements, sur ce type de jugement, cf. F. Cordero : 1995, 553 s.
  • [57]
    Pour une application de ce concept des "boucles étranges" au domaine juridique, voir M. van de Kerchove et F. Ost (1988 b, 105 s.)
  • [58]
    Pour une analyse approfondie de cet argument de Wittgenstein on renvoie à l’étude de S. Kripke : 1982.
  • [59]
    Du point de vue épistémologique, ce principe est la conséquence de la perte du monopole axiologique que la vérité comme adaequatio possédait dans la juridiction. En effet, comme nous l’avons vu dans le § 2.1., si la vérité est considérée comme la valeur principale du procès et si on croit qu’elle est un but qu’on peut, tôt ou tard, atteindre (à la condition de suivre la méthode correcte), il s’ensuit que l’inquisitio du juge ne doit jamais être arrêtée avant que cette vérité ne soit enfin dévoilée. Une fois qu’on accepte l’idée de l’inexistence d’une vérité unique (i. e. la même pour tous les jeux de langage et de type transparadigmatique), déjà préétablie et qui attend seulement que quelqu’un la dévoile, il faut accepter que le jeu du droit aussi puisse établir les règles de construction de son "fait", en "coopération conflictuelle" avec les autres jeux à l’œuvre dans la société. Or, parmi ces règles, on peut bien repérer celle qui fixe le délai officiel de clôture du jeu du procès. Il faut remarquer, toutefois, que cette règle, qui arrête le flux dialectique du fait et du droit sur la bande, n’est pas une parmi les règles d’un hypothétique "jeu des jeux juridictionnels", mais le résultat d’un acte de consensus d’une communauté déterminée. C’est cette communauté qui estime la règle qui empêche une réouverture infinie de l’enquête comme étant conforme à son idéal de "juste". En effet, on considère que l’imposition, sur le prévenu, de l’épée de Damocles d’un procès toujours pendant n’est pas moralement acceptable. Par contre, une autre forme de vie - qui préférerait l’objectif de la "volonté de savoir" coûte que coûte ou bien celui de la défense sociale aux raisons liées à la protection de la vie et de la dignité humaines - pourrait estimer cet institution contraire à son axiologie. Cela n’empêche pas de critiquer les valeurs de cette forme de vie, comme le voudraient, par contre, certains relativistes radicaux comme, par exemple, P. Winch (cf., supra, § 2, section 2). Ce que nous voulons dire, c’est seulement que cette critique ne découle pas d’un méta-jeu transcendantal, mais qu’elle prend origine dans un jeu historiquement et socialement déterminé.
  • [60]
    Voir, en ce sens, la citation de J. Esser (1972, 136) rappelée à la fin du § 3.2.
  • [61]
    Voir, à propos de la notion de "situation idéale de discours" de Habermas, considérée comme la condition de rationalité de toute argumentation, R. Alexy (1978, 119 s.). Cette entité transcendantale peut être considérée comme l’équivalent de l’auditoire universel de Perelman (voir, en ce sens, M. Atienza : 1991, 182).
  • [62]
    C’est d’ailleurs ce que nous invite à croire Apel même (1973, 204), lorsqu’il affirme que la marche vers la réalisation de cet idéal de la communauté illimitée de la communication coïncide avec l’histoire de la civilisation occidentale. A ce propos et pour une critique pointue de ce concept de "jeu des jeux", voir D. Marconi : 1987, 157 s.

1 – In limine

1

- Busiris : « C’est contre les faits, Hector ».
- Hector : « Mon cher Busiris, nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l’imagination. Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité ».
(J. Giraudoux : 1935, 168)

2Les répliques de Busiris et d’Hector lèvent idéalement le rideau sur la scène de ce travail, dont le canevas consiste dans une réflexion sur les rapports entre le fait et le droit.

3Les deux acteurs se présentent sur la scène en tant que coryphées qui interprètent deux perspectives épistémologiques opposées : on pourrait considérer le premier comme le porte-parole du choeur des "externalistes" ou des référentialistes et le second comme le représentant de celui des "internalistes" ou des constructivistes radicaux [1]. Ensemble, ils jouent la "pièce" que Bachelard, dans la Formation de l’esprit scientifique (1938), a appelée la "loi de la bipolarité des erreurs". Selon Bachelard, en effet, la discursivité scientifique serait en général « entravée par deux obstacles en quelque manière opposés », dont le développement serait caractérisé par « une oscillation pleine de saccades et de tiraillements » (ibidem, 20). Or, on peut bien soutenir que, parallèlement au discours de la science, celui du droit aussi s’est organisé le long de cette polarisation des arguments, avec ses querelles habituelles entre des dichotomies telles que droit naturel - droit positif, réalisme - normativisme, vérité formelle - vérité matérielle et, ce qui est le thème de cette étude, fait-droit (v. M. van de Kerchove et F. Ost : 1988 a, 177 s.).

41. Considérons maintenant de plus près les raisons des deux parties. Busiris est porteur de l’icône positiviste d’un langage juridictionnel qui fait l’effort d’adhérer le plus possible aux sinuosités de la réalité. Les "faits", ici, sont des socles durs qui discriminent ce qui peut être dit légitimement de ce qui ne peut pas être dit avec la même autorité. La narration conclusive du procès doit, donc, se borner à réfléchir comme un miroir l’état de choses qui s’est manifesté dans le passé. La parole du juge est une parole mimétique d’une réalité conçue comme un existant in se et per se. Si la réalité est une, le langage juridique approprié ne pourra être qu’un seul : celui qui s’approche le plus du langage de la science empirique. Celle-ci est, en effet, considérée comme la seule discipline qui possède la méthode (le grec methodos est le diverticulum des Romains, c’est-à-dire notre "raccourci") pour un accès direct et sûr au réel.

5A l’intérieur de cette reconnaissance de la supériorité gnoséologique du langage scientifique s’inscrit la fracture entre quaestio iuris et quaestio facti. En effet, une fois assigné le monopole de la vérité au discours scientifique, l’enquête sur l’événement passé ne pouvait qu’être déléguée à la sonde de sa méthode. Chaque intervention du droit dans le procès d’établissement des faits est perçue comme un facteur de perturbation dans l’activité de recherche de la vérité. C’est pour cela que la fiction, en tant que création non scientifique, est considérée, dans cette perspective, comme un scandale (skandalon signifie en grec "pierre qui fait trébucher le passant") qui fait obstacle à la marche cognitive du juge et qui doit, donc, être effacé du langage juridique.

6Le droit intervient, avec sa propre logique, seulement dans un deuxième temps, pour imprimer de l’extérieur le sceau de son devoir-être à un être déjà établi. Si la "question de fait" trouve son fondement dans l’objectivité des données empiriques, dont l’univocité sémantique est assurée par le grand Livre de la Nature ouvert à la lecture fidèle de l’homme de science, le fondement de la "question de droit" est représenté par la figure mythique du Législateur rationnel (F. Ost : 1978), qui assure la cohérence et la complétude du Livre de la Loi (le Code).

7Cette Weltanschauung véhicule un portrait de la iurisdictio comme une activité rassurante qui s’enracine, donc, sur deux robustes piliers. L’imaginaire juridique a trouvé dans le modèle "fort" du syllogisme le paradigme pour synthétiser l’essence de l’entreprise cognitive du juge, au nom duquel légitimer le pouvoir du juridique à l’instar des autres pouvoirs qui s’affrontent dans la société. En effet, ce type de raisonnement se présente à la collectivité comme une déduction fondée sur une prémisse majeure qui n’est autre chose que l’image réfléchie de la Loi et sur une prémisse mineure qui réfléchit, par la médiation de la méthode scientifique, les Faits. L’individualité du juge disparaît totalement derrière le masque d’une décision purement technique, qui se limite à dire hiératiquement ce qui se manifeste déjà à tout le monde. A la lumière de cet horizon fondationnaliste il faut lire des maximes telles que "dura lex sed lex", qui exprime bien la volonté du juge d’imputer à autrui (le "droit", le "fait") la responsabilité de la décision.

82. De l’autre côté de la scène, la réalité perd sa propre "dureté" pour se transformer en matière molle, pétrissable ad libitum par le langage. L’interprète n’arrive jamais à poser le pied sur un fondement solide : chaque donnée empirique sur laquelle s’arrête la recherche de la science s’effondre sous le poids de l’édifice de la connaissance. La réalité, dépourvue de tout fondement ontologique, apparaît comme une sorte d’hypostase du droit. Sur les lèvres d’Hector, la parole juridique devient plus "poiétique" (poiein = faire) que la parole poétique. Le "fait" montre ici ses racines étymologiques de factum (participe passé de facere) : le fait est, donc, rien d’autre qu’un artefact, un produit de la vis performative du langage juridique. La réalité devient par conséquent l’image spéculaire du droit, le fruit d’un geste d’autoréflexion. C’est comme si le droit en contemplant le réel se contemplait, en définitive, soi-même.

9La "question de fait", donc, se retrouve complètement déracinée de son fondement empirique. D’ailleurs, cette perte de la référence dans l’"objet" n’est pas assainie par une référence forte au "sujet". Le droit, en d’autres mots, ne possède pas une batterie de catégories transcendantales aux contours bien définis, en vertu de laquelle informer de façon univoque la réalité. L’idée d’un Code intrinsèquement cohérent, d’où tirer déductivement (par le biais de la Methodenlehre de la dogmatique juridique) les lignes directrices pour mettre ordre dans la société, s’est évanouie. Dans la métaphore du jeu proposée par Sampford (1989, 207-208), la grammaire du droit, loin d’arriver à faire un peu d’ordre dans la Babel des jeux de langage qui se brouillent dans la société, apparaît comme un facteur de désordre qui accroît le degré de chaos qui règne dans l’espace social (ibidem, 223). Les règles juridiques ne jouent plus le rôle d’instruments fiables qui aident les individus à tracer, de manière précise, les lignes suivant lesquelles ils peuvent organiser leur conduite. Ces règles deviennent, plutôt, des outils mous qui peuvent être pliés selon les stratégies et les intérêts de chaque joueur. Dans la perspective d’Hector, le droit n’est pas ce que la ratio dit, après un examen public du texte de la Loi, mais ce qu’impose la voluntas de celui qui a chaque fois plus de pouvoir sur le langage. Le cosmos du droit se brise dans une pluralité indéfinie de mondes, chacun desquels tire, en définitive, sa propre légitimité des speech acts des jeux infinis de langage, où les membres de chaque communauté juridique font éclater leur fantaisie herméneutique.

10La découverte de cette perte de fondement des deux prémisses entraîne l’effondrement du modèle du syllogisme, sur lequel on croyait avoir bâti, de manière solide et rassurante, le procès judiciaire. A l’optimisme épistémologique des référentialistes se substitue une déception qui est souvent à l’origine de différentes formes de scepticisme et d’irrationalisme (K. R. Popper : 1965, 71). L’interprète (du monde du texte ou du texte du monde), ayant constaté l’impossibilité de rejoindre le point de vue métatextuel du "regard de Dieu", revendique la légitimité de n’importe quelle plongée sémantique dans le texte. Donc, dans cette perspective, on croit que, s’il n’y a pas un noyau de sens bien défini qui distingue les interprétations correctes des incorrectes, alors chaque lecture possède, en principe, la même dignité.

113. Ce que nous venons de dire nous permet déjà de relever, dans ces deux positions épistémologiques, la même aspiration à une "pensée forte". La première croit posséder, ou pouvoir posséder, un tel outil gnoséologique qui permettrait de dévoiler un "au-delà" du langage auquel ancrer en définitive tout acte de connaissance ; la deuxième, déçue par la faillite d’un tel programme, au lieu de chercher une "autre" pensée, se réfugie dans le même jeu, laissé désormais vide de tout principe fondateur. Dire que chaque texte a un seul sens ou dire que chaque texte contient une infinité de significations sont deux façons de dire que « chaque texte parle de Dieu : ce n’est que la nature de la divinité qui change » (U. Eco : 1986, 76).

12Cette racine forte de la pensée peut être facilement à l’origine d’une dérive autoritaire qui entraîne les deux pôles. Du côté des externalistes, la croyance que la vérité, une fois dévoilée, ne peut que s’imposer à tous les êtres pourvus de raison ouvre la porte au dogmatisme. Cela arrive parce que, « normalement, la vérité n’est pas manifeste ». Par conséquent, « pour se prononcer sur ce qu’il faut entendre par vérité manifeste, et pour formuler, presque chaque jour, telle vérité, une autorité est nécessaire : et cette autorité peut apprendre à se prononcer sur la vérité, et à l’énoncer, de façon arbitraire et cynique » (K. R. Popper : 1966, 80). Derrière le masque d’un autoritarisme apparemment "doux" de la vérité se cache, donc, l’autoritarisme "violent" de la volonté du plus fort. Et ce même autoritarisme qui impose le « discours normal » (R. Rorty : 1979, 298) est souvent, de façon paradoxale, l’aboutissement du scepticisme radical : en effet, si une version du monde vaut l’autre, tôt ou tard n’importe quelle version officielle s’imposera pour mettre fin aux disputes interprétatives, autrement interminables.

13A la base de cette épistémologie forte, on peut relever un besoin profond de sécurité et de certitude. Que ce soit l’évidence de la vérité ou la volonté de l’autorité, le dénominateur commun des deux perspectives peut être repéré dans la même intention de l’individu de se soustraire à la responsabilité de la décision. En ce qui concerne, par exemple, l’exercice du pouvoir juridictionnel, la figure du juge "bouche de la loi" aussi bien que celle opposée de la "république des juges" mènent au même résultat de déresponsabiliser l’individu du choix que l’activité de ius dicere implique nécessairement. Dans le portrait devenu célèbre sous la plume de Montesquieu (1748 : XI, 6, 404), la décision du juge doit apparaître comme le résultat d’une activité impersonnelle : la subjectivité du magistrat doit s’anéantir derrière la donnée empirique brute ou derrière la lettre de la loi. Si, au contraire, on constate que l’horizon du procès a perdu son double fondement (le "fait" et le "droit"), et si de cette absence on tire la conséquence radicale que chaque interprétation du fait et du droit est légitime, alors parler de responsabilité du juge risque de devenir, dans ce cadre, un non-sens. En effet, le concept de responsabilité peut jouer seulement à l’intérieur d’un espace ludique où tous les coups des joueurs n’ont pas la même valeur, mais certains sont préférables aux autres en vertu d’un certain nombre de critères qui, tout en n’étant pas objectifs, sont, au moins, intersubjectifs.

14Ce besoin de sécurité et cette volonté de l’individu de ne pas assumer la responsabilité de ses propres décisions révèlent que, sous le masque d’une pensée forte, il y a, en vérité, comme l’avait d’ailleurs déjà dénoncé Nietzsche dans la Généalogie de la morale, un homme faible. C’est-à-dire un homme qui cherche une source de légitimité de ses actes dans une entité extra-linguistique pensée comme absolument autonome. Le même homme qui, ayant découvert que sous le voile de la doxa il y a le néant, pris par une sorte d’horror vacui, essaie de remplir le vide sémantique du texte avec une interprétation quelconque.

15La mise en lumière de cette anthropologie faible nous invite, donc, à voir, sous l’apparence d’une pensée forte, la réalité d’une pensée simple. Externalistes et internalistes radicaux partagent, en définitive, la même logique monotonique[2] : ou bien il y a "la" méthode pour faire jaillir des différents signes leur vraie signification, ou bien, si on reconnaît l’inexistence de cette méthode, on est obligé d’admettre, avec Feyerabend (1975), que "anything goes". Si le concept de rationalité est lié de manière indissoluble à un certain type de savoir dont on découvre ensuite la non praticabilité, on se retrouve nécessairement projeté dans le domaine de l’irrationnel : tertium non datur ("p v ¬ p") [3].

16La méthode caractéristique de cette pensée simple peut être relevée dans le solipsisme méthodique qui, d’après Apel (1973 : 179 s.), représenterait le présupposé transcendantal de la philosophie moderne à partir de Descartes et de la "Logic of Science" néopositiviste. Selon cette épistémologie, la connaissance serait une activité monologique en vertu de laquelle le sujet s’élève tout seul jusqu’à un niveau où les "faits", conçus comme des significations atomiques, se présentent à l’esprit-miroir dans leur pureté "objective". Une fois que l’esprit a contemplé ces "indivisibles", le langage formel de la science se limite à réfléchir à la surface de ces propositions les états de choses, que l’itinéraire solitaire de l’homme de science a dévoilés. A l’intérieur de cette perspective, qui a trouvé son expression emblématique dans les discussions qui ont animé le "Cercle de Vienne" de 1925 à 1950 [4], la dimension pragmatique du langage ne joue aucun rôle. La structure formelle du langage de la science rend superflue la communication intersubjective : grâce à la rigueur des liens syntaxiques, le contenu sémantique des énoncés est accessible à tout le monde. En d’autres mots, le langage scientifique parfait n’a pas besoin de quelqu’un qui le fasse parler : il parle tout seul.

174. Étant donné les pièges épistémologiques dans lesquels finit par tomber cette pensée simple lorsqu’elle est mise à l’épreuve, et considérant les conséquences autoritaires qu’au niveau éthique cette aspiration à une pensée forte entraîne, il faut s’orienter, maintenant, vers un paradigme qui, d’un côté, tienne compte de la complexité de la réalité [5] et du phénomène juridique et, de l’autre côté, en renonçant aux fausses certitudes d’une raison forte, plonge ses racines dans une pensée que nous voudrions appeler "douce" (mite, en italien) [6].

18Ce paradigme refuse l’image traditionnelle qui présente la connaissance comme une sorte d’activité "spectatoriale" (R. Rorty : 1967, 101) que le sujet mènerait dans la solitude avec son propre esprit. Le signifié n’est pas une présence qui se donne immédiatement sous l’action d’une lecture correcte du texte (où im-médiatement veut dire ici "sans la médiation productive de l’inter-prétation"). Le signifié est, plutôt, un hybride qui se constitue au sein de la communication intersubjective et dans la dialectique entre interpretans et interpretandum. Comme l’a très bien montré le second Wittgenstein (1953, § 43), le sens n’est pas quelque chose qui est déjà fait dans la règle, mais le produit qui se fait par l’usage public de cette règle.

19La pensée complexe est donc principalement, selon l’expression de M. van de Kerchove et F. Ost (1992, 7 s.), une pensée de l’entre-deux. En effet, les causalités, que l’épistémologie simple croyait unidirectionnelles et bien définies, se multiplient sans cesse et se transforment souvent en relations récursives, qui, selon les travaux de D. R. Hofstadter (1979), seraient à l’origine d’un enchevêtrement de niveaux traditionnellement considérés comme distincts et bien hiérarchisés. Par conséquent, toutes les dichotomies fortes, dans lesquelles cette pensée simple trouvait ses pièges, s’adoucissent [7]. A cause de cela, les deux pôles de ces oppositions perdent leur pureté pour se féconder mutuellement dans un espace commun qui, d’après M. van de Kerchove et F. Ost (1992), est celui du jeu.

20Or, nous croyons que cette "métaphore ludique", avec laquelle ces deux juristes nous invitent à "lire" le phénomène juridique, nous trans-porte (meta-pherei) efficacement dans le champ flou [8] et dialectique [9] d’une pensée complexe. En effet, la définition du jeu comme « mouvement dans un cadre » (ibidem, 6) rend bien l’esprit dialectique selon lequel, s’il n’y a pas dans le jeu un parcours obligé (il y a, justement, du "jeu"), il n’y a pas, de toute façon, une infinité de parcours légitimes (le mouvement ne se développe pas dans un espace ab-solutus, mais dans un cadre).

21Si derrière l’aspiration à une pensée forte, fondationnaliste, il y avait un homme faible, cette pensée complexe, qui oblige tous les joueurs à assumer la responsabilité de leurs propres choix, a nécessairement un substrat anthropologique "fort". Fort non dans le sens d’un homme violent ou hybristes, mais dans le sens d’un homme prudent et responsable (une force qui ne va pas, donc, dans le sens de la vis, mais plutôt dans le sens de la gravitas). Autrement dit, le porteur de cette pensée, que nous avons appelée plus haut "mite" (douce), est un homme qui, d’après le bel aphorisme du Gai savoir de Nietzsche (1882 : aphorisme 54), "songe en sachant qu’il songe". C’est-à-dire un homme qui, en acceptant le défoncement de l’être et, donc, l’absence de points d’ancrage durs et définitifs, sait néanmoins se projeter dans le jeu de la vie, sans tomber dans le pessimisme paralysant d’un scepticisme radical [10]. Or, si on veut transporter cette métaphore dans le jeu du droit, l’image du juge qui en résulte est celle d’un homme qui, même sans la sécurité tranquillisante du raisonnement démonstratif - emblématisé par le modèle du syllogisme- sait également pro-jeter un jugement "juste", sans se laisser abasourdir par le vertige causé par cette absence de certitude.

225. Cette pensée de l’entre-deux, qui se développe dans un espace discursif sans fondements définitifs, est justement celle qui nourrit l’image de la bande de Möbius[11], avec laquelle nous voulons représenter les rapports dialectiques entre le fait et le droit. En effet, sur cette structure topologique, les confins entre interne et externe deviennent poreux, en rendant ainsi possible une osmose permanente entre les deux régions. Il ne faut pas penser, toutefois, que cette hybridation efface complètement la spécificité des deux pôles, car c’est justement en vertu d’une telle altérité que leur rencontre est possible. Cette rencontre se transformerait, autrement, en un acte passif de pure réflexion d’un objet qui anéantit l’individualité du sujet ou bien dans un acte, toujours solipsiste, de contemplation de l’image du sujet réfléchie dans cet "out-there" (objet), qui se révèle purement apparent, étant, en définitive, rien d’autre qu’une simple surface réfléchissante (miroir).

23L’idée d’une hybridation qui n’est pas, toutefois, une fusion qui anéantit les identités, est bien représentée par cette bande étrange. En effet, si on se borne à observer statiquement la surface de ce ruban, celle-ci nous apparaît comme ayant deux faces, une interne et l’autre externe. Par contre, si on introduit le facteur temps dans notre observation, c’est-à-dire si on prend n’importe quel point sur le recto de cette surface et on le déplace en avant, on s’aperçoit que ce même point apparaîtra subitement sur le verso, pour retourner ensuite sur la même face du départ. Également, lorsqu’on dynamise le fait et le droit sur la "surface" du procès, ils perdent tout de suite la précision de contours avec laquelle ils sont traditionnellement représentés dans les pages naïves du droit "statique" « des manuels » (M. Alliot : 1985). En effet, lorsqu’on cherche de dire le droit dans le procès, l’énoncé juridique se mêle immédiatement au fait, de même que l’énoncé factuel apparaît sous le signe du droit dès qu’il est prononcé, par un acteur quelconque, sur la même scène.

24Si un fait et un droit purs sont ineffables à l’intérieur du procès, il faut reconnaître, donc, qu’en quelque mesure, le fait "est fait" par le performatif du droit [12]. Et pourtant, cette "construction" que le langage juridique opère n’est pas absolue, mais "douce" ou modérée. En effet, ce fragment de réalité ne se présente pas aux catégories du droit en qualité de pure factualité. Il est, par contre, le résultat d’une stratification d’interprétations produites par les règles des différents jeux de langage à l’œuvre dans une société donnée. Règles, nous l’avons vu, qui sont, à leur tour, soumises au métabolisme de l’interprétation, c’est-à-dire, selon le langage de Wittgenstein, à l’action de l’usage qu’en font les membres d’une forme de vie déterminée. Le droit, donc, n’est pas un démiurge qui crée librement "son" fait, mais il doit nécessairement se confronter à un concentré d’interprétations qui constituent ce fait-là. Il n’y a pas dans le discours juridique un instant archétypique de création ex nihilo. Comme le dit N. Goodman (1978 : 6), chaque construction de mondes « always starts from worlds already on hand ; the making is a remaking ». En définitive donc, on peut dire que la parole du droit ne fait qu’interpréter des interprétations [13].

25Or, à l’intérieur de ce champ de relations déjà suffisamment complexes, s’introduit un autre facteur qui enchevêtre une fois de plus ces rapports de causalités. En effet, l’action constitutive, que la parole du droit exerce sur ce "fait" est contrebalancée par une rétroaction du même "fait" sur le "droit". En d’autres mots, ce texte interprété qui est le "fait" a un rôle actif dans le processus de constitution du langage juridique. L’interpretans devient, donc, à son tour, un interpretandum de celui qui avant était son objet d’interprétation.

26Cet « incessant va-et-vient du fait au droit » (Ch. Atias : 1985, 129) trace, sur la scène du procès, un cercle herméneutique qui enrichit le contenu sémantique des deux pôles. En effet, cette circulation de sens n’est pas close ou "vicieuse" - telle serait une circulation où le message envoyé par une des deux régions textuelles retomberait sur la même région par simple réflexion sur la surface du destinataire ; ces causalités récursives sont, tout à l’opposé, "vertueuses", car leur vis dialogique ouvre le périmètre du cercle et déplace dans un espace nouveau les horizons précédents. Plus qu’un cercle, donc, le mouvement sur la bande du fait et du droit finit par dessiner une spirale, c’est-à-dire une figure géométrique ouverte.

2 – Le miroir

27Dans notre allusion aux deux « obstacles épistémologiques » [14] (externalisme et internalisme "radicaux"), qui empêcheraient une analyse féconde des rapports entre le fait et le droit, nous avons utilisé plusieurs fois des mots appartenants au champ sémantique du "miroir". D’après nous [15], en effet, ces deux perspectives épistémologiques partagent, au fond, la même conception de la connaissance comme activité réfléchissante. Si pour les externalistes, c’est le "sujet" de la connaissance qui se fait miroir afin de réfléchir sans bavures l’"objet", pour les internalistes c’est l’"objet" qui se transforme en surface réfléchissante de l’hybris interprétative du "sujet".

281. Pour les externalistes, donc, la connaissance se réduit à une sorte de processus linéaire qui a pour but une superposition parfaite de l’esprit à la réalité. Selon cette perspective, « the world consists of some fixed totality of mind-independent objects. There is exactly one true and complete description of "the way the world is". Truth involves some sort of correspondence relation between words or thought-signs and external things and sets of things » (H. Putnam : 1981, 49). En d’autres termes, une proposition sera dite "vraie", lorsque son signifié correspond complètement à son référent extra-linguistique [16]. La tâche de l’homme de science est celle de lever tous les voiles que la tradition a déposés sur la surface de l’esprit, pour que la vérité (aletheia) puisse se manifester en toute sa luminosité (aletheia vient de "α" privatif et "lanthanein", "être caché").

29Dans ce cadre, « l’être-découvert (vérité) devient, de son côté, une relation simplement-présente entre deux simples-présences (intellectus et res) » (M. Heidegger : 1927, 276). En effet, ces deux composantes du jeu de la connaissance sont conçues comme des entités déjà présentes depuis toujours ("déployées") et donc soustraites au métabolisme de l’histoire. Le temps n’est pas ici une dimension à l’intérieur de laquelle le sujet et l’objet se constituent, mais un facteur négatif qui imprime le mouvement et qui, donc, en faisant sortir de leur présence-déployée ces deux éléments, les perturbe. Pour que la vérité ne soit pas compromise par l’histoire, « il est nécessaire non pas que la vérité se constitue dans l’histoire, mais seulement qu’elle se révèle en elle ; cachée aux yeux des hommes, provisoirement inaccessible, tapie dans l’ombre, elle attendra d’être dévoilée. L’histoire de la vérité serait essentiellement son retard, sa chute ou la disparition des obstacles qui l’ont empêchée jusqu’à maintenant de venir à la lumière. La dimension historique de la connaissance est toujours négative par rapport à la vérité » (M. Foucault : 1974, t. 2, 480).

30Dans l’entreprise de la connaissance, le langage, en tant que réceptacle de toutes les incrustations de la tradition (les eidola de Bacon), doit être mis de côté. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrivent les personnages du Cratyle de Platon : pour connaître les choses (ta onta) il ne faut pas partir des noms, mais des choses mêmes (439 b). Et parmi elles, il faut connaître celles qui "ne bougent pas" (440, a), c’est-à-dire celles qui deviendront, dans le système de Platon, les idées. Seulement après avoir eu la vision de ces entités, le philosophe-dialectique pourra inventer une langue « eidétique, immédiatement descriptive du monde des idées » (M. Vegetti : 1995, 203). Dans ce projet ante litteram d’une langue idéale [17] qui se limite à "dire les choses" ("rei-dictio", pourrait-on dire par analogie avec la "iuris-dictio" du lexique juridique) déjà éclairées par la pensée, la théorie des idées finit par jouer le rôle d’un « dictionnaire normatif » (ibidem, 206) qui assure l’univocité et la transparence des signifiés du langage. Dans la perspective de Platon, donc, la « parole assume une position totalement secondaire à l’égard de la chose. Elle devient pur moyen de communication : extériorisation (ekpherein) et "profération" (logos prophorikos) du pensé par le moyen sonore de la voix » (H. G. Gadamer : 1960, 475).

31La même conception du langage comme "pur signe" qui est appliqué ex post, comme une étiquette [18], à des entités déjà dévoilées, se retrouve chez des philosophes du langage tels que Frege et le Wittgenstein du Tractatus et chez tout l’empirisme logique [19]. Pour eux, le langage scientifique est une sorte de structure syntaxique (logico-formelle) qui attend d’être remplie par un contenu sémantique qui provient du monde extérieur. L’existence de mots qui n’ont pas de référent dans la réalité (qui sont dépourvus de Bedeutung, selon la terminologie de Frege) est imputable à l’imperfection de la langue naturelle et, à cause de cela, ils doivent être effacés du langage de la science. De la même façon, pour Wittgenstein toutes les propositions qui ne montrent pas « comment les choses sont » (1922, 4.022), comment par exemple celles de la métaphysique ou celles de l’éthique ne sont ni vraies ni fausses, mais simplement insensées (ibidem, 4.003). Le langage prend ici la même fonction que les philosophes modernes comme Descartes, Bacon et Locke assignèrent à l’esprit : il devient un grand plan du monde [20] (voir, en ce sens, R. Rorty : 1979, 11).

32Dans ce socle épistémologique, la connaissance est considérée comme une activité contemplative (theorein = "regarder", "être spectateur") ou de lecture. A cet égard, Popper nous invite justement à traduire une des locutions-clé de la pensée de Bacon, "interpretatio naturae", par l’expression « lecture de la nature telle qu’elle est » (1956, 90). En effet, la nature prend ici l’aspect d’un grand Livre de lois, dont la cohérence et l’univocité sémantique sont assurées par la présence forte d’un Dieu-législateur rationnel. La tâche du savant est celle de débarrasser son esprit du bruit de fond de la tradition (eidola ou anticipationes mentis), afin de pouvoir écouter sans pré-jugés la voix claire de la Nature [21].

33Cette gnoséologie des externalistes partage, au fond, le même réductionnisme [22]. On considère la connaissance comme un corpus langagier formé de la combinaison de certains "radicaux sémantiques", qui correspondent aux lettres de l’alphabet avec lesquelles le Livre de la Nature est écrit. Que ce soient les idées de Platon, les sensations de Bacon ou de Locke, les idées claires et distinctes de Descartes ou encore les « expériences vécues élémentaires » (R. Carnap : 1928, 93) de l’empirisme logique, la racine commune de toutes ces doctrines, pour le reste si différentes, est que, quelque part, existent des briques élémentaires sur lesquelles fonder l’édifice de la connaissance. Voilà que réapparaît cette "volonté de fondement" que nous avons, d’ailleurs, déjà rencontrée pendant notre itinéraire argumentatif.

342. Maintenant, si après avoir considéré le point de vue des externalistes le lecteur traverse avec nous le miroir, il pensera se trouver, comme Alice dans le conte fantastique Through the Looking Glass de L. Carroll (1871), dans un "lieu épistémologique" renversé. En effet, pour les internalistes, « there is no God’s Eye point of view that we can know or usefully imagine ; there are only the various points of view of actual persons reflecting various interests and purposes that their descriptions and theories subserve » (H. Putnam : 1981, 50).

35L’événement dans l’histoire des idées qui signe ce passage d’un seul regard légitime sur le monde à une infinité de versions, toutes légitimes, de la réalité, est représenté par la révolution copernicienne de Kant. Le résultat de cette révolution a été un échange de rôles entre intérieur et extérieur, avec Kant, ce n’est plus quelque chose au-delà du sujet (Idées, Dieu ou Nature) qui fonde la connaissance de la réalité, mais c’est dans un espace intérieur au sujet qu’il faut repérer le fondement de la connaissance de l’espace extérieur (cf. R. Rorty : 1979, 105). Ce sont les catégories transcendantales de la raison qui impriment leur sceau à ce qui est là-dehors dans la réalité, non pas les objets qui gravent leurs chiffres sur un hypothétique esprit-tabula rasa.

36Cette inversion du sens de la marche de l’itinéraire traditionnel de la connaissance n’entraîne pas, toutefois, la dissolution de la perspective universaliste du "God’s Eye point of view". Bien que Kant ait limité les ambitions gnoséologiques de l’homme à la sphère des phénomènes, toutefois il a assigné aux structures épistémiques de la connaissance les mêmes caractéristiques de fixité et d’impersonnalité qui étaient propres au fondement externe. Ce faisant, le constructivisme kantien assure la prétention d’objectivité de la science.

37On sait bien que, par des parcours philosophiques différents, ce caractère monolithique des catégories de la raison s’effrite à la suite de l’introduction du facteur temps dans l’échafaudage des a priori. K. O. Apel (1973, 171 et passim) appelle cette érosion « transformation sémiotique du kantisme ». En termes très généraux, cette locution renvoie au fait que les conditions de possibilité de l’expérience se sont avérées des "faits de langage" et non des structures fixes comme Kant le prétendait. Or, cette référence au langage, comme medium inéluctable de notre expérience du monde externe, entraîne des répercussions profondes sur la façon même de concevoir le sujet transcendantal. En effet, le langage n’est pas une pratique qui se déroule dans un espace décontextualisé ou dans un temps absolu, mais il est, tout au contraire, un phénomène historique dont les significations se forment par l’usage intersubjectif à l’intérieur d’une « forme de vie » déterminée (L. Wittgenstein : 1953), d’un « paradigme » (T. S. Kuhn : 1962), d’une « tradition » (H. G. Gadamer : 1960) ou, selon une autre terminologie, au sein d’une « culture » donnée (P. Winch : 1964).

38Or, si l’objet n’est plus conçu comme un datum qui s’impose, mais comme un factum qu’on pose (cf. le concept de « sur-objet » de G. Bachelard : 1940, 139), et si notre « réseau linguistique-conceptuel », à l’intérieur duquel les objets se forment « comme des points de condensation » (S. Borutti : 1991, 71), est historiquement et socialement déterminé, alors on peut bien comprendre la raison pour laquelle on est arrivé à soutenir que des théories différentes « traitent de mondes différents et que le changement résulte du passage d’une théorie à l’autre » (P. Feyerabend : 1979, 321 et T. S. Kuhn : 1962, 139). Dans ce cadre, partant, chaque changement au niveau paradigmatique détermine un véritable changement dans l’articulation du monde. Ainsi, par exemple, la disparition du terme "flogiste" dans le lexique de la chimie n’est-elle pas perçue comme un événement qui se manifeste seulement au niveau du vocabulaire. Ce fait de langage a, pour ainsi dire, un effet de réalité : il détermine la disparition d’un objet de l’univers.

39Le modèle "cartographique" de la théorie scientifique, qui appartenait à l’imaginaire symbolique du néopositivisme, cède la place à une conception de la théorie comme "mythopoiesis" : à la façon du mythe, la narration scientifique devient seulement une des nombreuses formes alternatives d’organisation de l’expérience. L’idée qu’il y a plusieurs théories en compétition qui attendent, en définitive, le jugement hiératique du tribunal de l’expérience, disparaît. Les théories ne sont plus perçues comme des tentatives de s’approcher le plus possible des faits qui sont là depuis toujours, mais comme des narrations qui « surgissent avec les faits desquels elles fournissent une explication » (T. S. Kuhn : 1962, 172).

40Pour les internalistes, donc, paroles et objets prennent leur signification et leur forme seulement à l’intérieur d’un certain cadre conceptuel. Comme le dit, de manière radicale, P. Feyerabend, il y a « un point de vue (la théorie, le cadre, le cosmos, le mode de représentation) dont les éléments (concepts, "faits", images) sont élaborés selon certains principes de construction. Ces principes comportent comme une "fermeture" : il y a des choses qui ne peuvent être dites ou "découvertes" sans qu’ils soient violés » (1979, 302). Dans cet horizon holistique (cf. W. V. O. Quine : 1951) se forme la thèse radicale de l’incommensurabilité des théories. Certains constructivistes pensent que, s’il n’y a pas un point de vue métatextuel (l’observatoire de Dieu) d’où distinguer les versions correctes de la réalité de celles incorrectes, alors chaque représentation du monde est légitime [23] et apparaît comme un monolithe imperméable à la critique.

41Cette dernière est précisément la position de l’anthropologue P. Winch. D’après lui, « something can appear rational to someone only in terms of his understanding of what is and is not rational. If our concept of rationality is a different one from his, then it makes no sense to say that anything either does or does not appear rational to him in our sense » (P. Winch : 1964, 49). Dans cet ordre d’idées, si on limite la sphère d’applicabilité des critères de rationalité à une culture déterminée, chaque effort de mettre en lumière les contradiction d’une pratique pour nous irrationnelle, qui appartient à une autre forme de vie - comme par exemple la magie du peuple Azande - se révèle un « category-mistake » (ibidem, 46).

42Cet "antiethnocentrisme radical", selon lequel la critique des comportements et des propositions qui font partie d’un contexte culturel différent est dépourvue de sens, aboutit paradoxalement à la même clôture du discours propre à l’ethnocentrisme. Si la foi dans une vérité unique et évidente entraîne le blocage de la conversation humaine, car la présence de la res dévoilée rend inutile la poursuite du dialogue - la seule chose qui reste à faire étant l’imposition du "discours normal" (R. Rorty : 1979), qui découle de ce dévoilement, à tout le monde, même à ceux qui ne le comprennent pas encore à cause de leur ignorance -, le relativisme épistémologique, en affirmant la pleine légitimité de toutes les visions du monde - même de celles qui, par exemple, affirment la violation la plus brutale des droits de l’homme - aboutit au point où un choeur de monologues se substitue à un véritable dialogue interculturel. La pollinisation des points de vue qui, après la proclamation de la "mort de Dieu", aurait dû transformer l’ancienne monophonie en polyphonie, subit, dans cette dégénération de l’internalisme, un procès d’hétérogénèse des buts : la conversation de l’humanité, loin de se pratiquer dans un espace sans frontières infranchissables, à l’intérieur duquel horizons différents se déplacent et s’élargissent en cherchant des points de convergence, se révèle, tout au contraire, un bruit de fond provoqué par une infinité de discours locaux, irrémédiablement fermés sur eux-mêmes.

43Cette proximité des deux régions épistémologiques, qui tout d’abord paraissaient spéculaires, se manifeste aussi à propos de la conception de la vérité.

44Certes, même sur ce terrain, il apparaît que les mots qui meublent le langage des internalistes radicaux obéissent aux règles d’une grammaire renversée. Par exemple, l’axiologie du terme "vérité" change de signe : pour N. Goodman (1978, 18) « truth, far from being a solemn and severe master, is a docile and obedient servant ». Le discours sur une vérité-servante des besoins de l’homme perd tout son caractère sacré pour se transformer dans un bavardage oiseux. Quel pourrait être, d’ailleurs, le sens du mot vérité, si on considère que « l’homme, en définitive, ne trouve dans les choses rien d’autre que ce qu’il y a mis » (F. Nietzsche : 1910, fr. 606) ?

45Or, si on ne s’arrête pas à la surface de ces déclarations de principe, on trouvera que la même conception traditionnelle de la vérité comme adaequatio inspire la gnoséologie des deux perspectives [24]. La seule chose qui change est, en réalité, le sens de cette adéquation : si pour les externalistes c’était l’intellectus qui devait se conformer à la structure de la res, pour les internalistes c’est cette dernière qui doit s’adapter aux catégories de l’esprit. Et, comme il y a différents cadres conceptuels, il y aura aussi différentes vérités. Donc, en révisant Tarski, on devra admettre que « the familiar dictum "‘snow is white’ is true if and only if snow is white" must be revised to something like "‘Snow is white’ is true in a given world if and only if snow is white in that world" » (N. Goodman : 1978, 120). L’acception de la vérité comme adaequatio mentis et rei n’a pas été abandonnée ici ; elle a été seulement reléguée au niveau infrathéorique : un énoncé d’un langage T est vrai si et seulement si le contenu de cet énoncé-là correspond à un état de choses que le même langage a créé.

46Ce dénominateur commun de la vérité comme imposition de la structure sémantique d’un pôle sur l’autre révèle que chacune des deux perspectives épistémologiques examinées partage, en définitive, la même attitude aggressive vis-à-vis de la connaissance. En effet, si pour les référentialistes la connaissance consiste à arracher métaphoriquement le voile à l’être qui se cache (vérité comme "conquête"), pour les constructivistes l’activité de connaître se ramène à un acte d’autoréflexion du sujet qui fait que, derrière ce voile, n’apparaîtra pas l’être, mais le visage de celui qui regarde (vérité comme "colonisation").

2.1 – La mimesis de la parole juridique

47

« Chaque fois que deux hommes portent sur la même chose des jugements contraires, il est sûr que l’un ou l’autre au moins se trompe. Aucun des deux ne semble même avoir de science, car, si les raisons de l’un étaient certaines et évidentes, il pourrait les exposer à l’autre de manière à finir par convaincre son entendement ».
(R. Descartes : 1627-1628, II, 7)

48Selon Alessandro Giuliani (1961, 207 s.), le déclin que la tradition topico-rhétorique a subi, à partir du XVe siècle, au profit du raisonnement démonstratif [25], d’une part, et l’optimisme gnoséologique de la naissante science empirique, de l’autre, seraient à l’origine de la fracture entre quaestio facti et quaestio iuris[26].

49Nous avons déjà rappelé que cette dichotomisation de l’itinéraire argumentatif du juge se reflète, de façon plastique, dans le modèle du syllogisme judiciaire. Cette figure logique laisse délibérément dans l’ombre la question des procédés d’établissement des prémisses, la seule chose qui compte ici étant la mise en lumière des rapports de nécessité logique qui relient la majeure à la mineure. La personnalité du juge apparaît, partant, comme écrasée par la vis anankastique du raisonnement déductif. D’ailleurs, l’image de la iurisdictio qu’on veut proposer avec ce modèle [27] est justement celle d’un juge qui se borne à reproduire de façon purement mimétique, sur la surface réfléchissante des deux prémisses du syllogisme, la régula iuris pertinente (tirée, comme dans l’interpretatio naturae de Bacon, du simple acte de lecture du texte de la Loi) [28] et l’événement passé dans sa propre "facticité" brute.

50Dans ce cadre, le processus de repérage de la norme juridique se développe in vitro dans le domaine imperméable du droit, tout indépendamment des caractéristiques du cas concret. Le particulier « will solely and exclusively exist as a case of the general, a manifestation, a mere example, in that which would be -otherwise- purely accidental » (C. Varga : 1995, 19). Le cas d’espèce n’est qu’une simple occasion pour le droit de se manifester : ce qui arrive dans le monde extra-juridique n’entraîne pas de modification sémantique de la norme, car le fait particulier est déjà contenu ab initio dans le code génétique de l’ordre juridique.

51En ce qui concerne le "fait", il est significatif que les premiers traités publiés aux XVe et XVIe siècles soient entièrement consacrés au thème de l’interprétation, livrant ainsi la problématique de l’établissement du fait à l’arbitrium iudicis (A. Giuliani : 1961, 223) [29]. En effet, la question de la reconstruction du fragment du passé évoqué sur la scène du procès est gérée par le juge, sans l’intervention de la grammaire du jeu de langage du droit. Dans un climat culturel où la science revendique pour soi le monopole du discours légitime sur la réalité, le droit finit par abdiquer en faveur de cette discipline toutes ses prérogatives dans la sphère de l’être.

52Le fait historique représenté dans le procès judiciaire est considéré à la manière d’un fait empirique qui doit être vérifié en suivant les procédures de la méthode scientifique. Le concept classique de la preuve comme argumentum perd progressivement son rôle de principe inspirateur de la iurisdictio, qu’il jouait dans la tradition de l’ars opponendi et respondendi, au profit de la notion moderne de la preuve comme experimentum. C’est dans l’œuvre de Bentham - qui, d’après A. Giuliani (1961, 237 s.), aurait introduit dans le procès ce concept moderne de la preuve - qu’on peut relever le bouleversement complet des caractéristiques du modèle classique [30].

53Tout d’abord, le thema probandum n’est plus envisagé comme une controverse fondée sur les techniques argumentatives de la ratio probabilis, mais comme un "fait" qui doit être établi en suivant les lois de la logique inductive, non pas les parcours obligés des règles d’exclusion créées par le droit. Dans ce contexte, le système anglais des rules of exclusion fait l’objet d’une critique sévère, puisqu’il est considéré comme un obstacle pour l’investigation du fait sans aucun fondement scientifique. Chaque intervention ab externo du langage juridique, qui barre certains cheminements de la recherche du juge pour obéir à sa propre "grammaire", est considérée comme une ingérence illégitime dans l’itinéraire cognitif qui mène à la conquête de la vérité.

54De plus, la dépréciation, que nous avons mentionnée ci-dessus, de l’aspect conflictuel et dialectique de la logique du procès entraîne une délégitimation du contradictoire. Celui-ci est considéré par Bentham comme un principe qui « n’a pas de justification rationnelle, car "sous le système naturel" l’allégation faite par une partie est déjà une preuve » (A. Giuliani : 1988, 571). La preuve, donc, n’est plus perçue comme un argument qui se forme à l’intérieur d’une litis contestatio ritualisée, mais comme une sorte de donnée empirique qui entre dans l’atelier du procès déjà confectionnée.

55Cette connotation empiriste, imprimée au processus d’établissement du fait, peut être considérée comme l’arrière-plan épistémologique du système des preuves légales. Celles-ci, en effet, sont fondées sur une idée du "normal" qui, à partir de la moitié du XIIIe siècle, « commença à prendre une coloration objective » (A. Giuliani : 1961, 233) au sens de l’id quod plerumque accidit. La méthode inductive, qui aura dans un philosophe comme Bacon un défenseur convaincu, paraît apprêter les instruments techniques pour fixer le degré objectif de probabilité d’une hypothèse relativement à chaque preuve. De même que les lois scientifiques fournissent un cadre précis pour évaluer les phénomènes physiques, ainsi “l’arithmétique des preuves” donne au juge un outil "objectif" pour son activité d’appréciation des différents signa delicti. En plus, dans un procès où le moment de l’inventio est livré au gré de l’inquisiteur (élimination des règles d’exclusion et du contradictoire dans la formation de la preuve), la prédétermination "scientifique" des probabilités, effectuée au laboratoire par la doctrine et assimilée ensuite par le législateur, paraissait assurer un minimum de prévisibilité des décisions, avec des effets positifs sur le plan de la sécurité juridique aussi bien que sur celui des garanties de l’accusé [31].

56Parmi tous les moyens de preuve à la disposition du juge, l’aveu se dresse au sommet de la hiérarchie probatoire. En effet, cette source d’information, en découlant du seul sujet qui ait pu sûrement profiter d’un rapport immédiat avec le fait délictueux, paraît bénéficier d’un statut épistémologique de valeur incomparable. Ce faisant, l’âme et le corps du prévenu étaient considérés comme les gardiens précieux de la boîte noire du délit, ou bien encore comme le lieu où chercher la photographie précise de tous les événements de la cause. La science juridique de l’époque estime ainsi, à la façon de Carnap (1928 : 93), avoir trouvé dans cette « expérience vécue élémentaire » le fondement ultime de la gnoséologie du procès. L’aveu, de même que les “propositions protocolaires” du néopositivisme, semble concrétiser « ce point idéal et illusoire », poursuivi par toutes les théories référentialistes, « dans lequel la parole coïncide parfaitement avec la réalité et le discours s’éteint en présence de la chose même : comme si finalement on était arrivé à "gaffer" le monde » (A. G. Gargani : 1986, 31).

57Dans cette conception réfléchissante de la connaissance, que nous avons symbolisée par la métaphore du miroir, seule cette regina probationum pouvait fournir l’évidence de la vérité, censée être nécessaire pour apaiser l’anxiété aléthique de l’enquêteur. D’ailleurs, les traités de l’époque exigeaient unanimement des preuves « clariores luce meridiana » (Kramer et Sprenger : 1486-1487, 356) pour engager une responsabilité pénale entière. Et dans la taxonomie de la doctrine l’aveu, aussi bien que le notorium (défini comme ce qui « ante oculos situm est, vel veritas in mentibus hominum ita radicata, ut evelli vel occultari non possit », cf. A. Giuliani : 1988, 541), possédait justement cette luminosité solaire (évidence in suo lumine).

58L’abdication du droit, dans le domaine de la quaestio facti, au profit de la méthode de la science empirique, fait de la vérité - principe fondamental du jeu de langage de la science moderne - la valeur suprême, même à l’intérieur du procès. Partant, la même conception monolithique de la vérité comme adaequatio est assimilée, sans conteste, par l’épistémologie de la juridiction : une décision sera dite "vraie" lorsque les propositions contenues dans l’arrêt du juge correspondent parfaitement aux faits de la réalité extérieure. L’aveu est, précisément, ce rayon de lumière qui, en éliminant la zone d’ombre et d’opacité déposée sur le jugement-miroir, assure, ictu oculi, la superposition parfaite du niveau langagier et du niveau du réel.

59La représentation du savoir judiciaire comme une marche vectorielle, qui doit aboutir au dévoilement d’un fragment déterminé du passé, finira par partager le même solipsisme méthodique qui, d’après K. O. Apel, aurait caractérisé la science moderne jusqu’au néopositivisme (cf. In limine, § 3). Le rite du procès ne s’organise plus autour du dialogue des parties, moralisé par un juge "tiers" sur la base des règles du droit, mais il est dominé par l’inquisitio solitaire et libre d’un enquêteur factotum. De même que la raison cartésienne aborde dans une solitude complète la recherche qui, à partir du désespoir du doute, la mènera à la certitude de la vérité, l’esprit du juge, troublé par la suspicio du délit, entame une enquête "monologique" afin de dissoudre cette ombre dans la lumière claire et tranquillisante de l’évidence probatoire.

60Personne ne pouvait se soustraire au devoir de coopérer activement à cette recherche : à l’obligation du juge de débusquer la vérité, correspondait le devoir de l’accusé, soumis au serment de veritate dicenda, de la faire sortir de son gîte. Et dans cette sorte de "battue" à la vérité, la collectivité tout entière ne pouvait non plus rester à l’écart. En effet, avant le commencement du véritable procès (inquisitio specialis), il y avait une phase préliminaire (inquisitio generalis), complètement indéterminée dans le temps et dans l’espace, qui avait la fonction précise de ramasser tout genre d’information pouvant orienter l’enquête vers le juste cheminement [32].

61Enfin, dans cette entreprise, toute orientée vers la découverte du "véritable état des choses", le juge, tout comme l’homme de science, pouvait se prévaloir d’une méthode formidable : la torture[33]. En effet, pour arracher l’aveu et, donc, pour obtenir la garantie de la vérité du jugement, l’enquêteur pouvait se servir de cette pratique, dont l’épithète ad eruendam veritatem manifestait clairement la finalité gnoséologique de cet institut. D’ailleurs, dans l’antiquité classique déjà, « le problème de la torture était surtout un problème de logique, c’est-à-dire qu’il avait pour objet la pertinence des tourments comme moyen de découverte du vrai » (P. Fiorelli : 1954, II, 205).

62La conception de la vérité comme une qualité évidente de certaines propositions, représentée de manière incisive dans la citation mise en exergue à ce paragraphe, rendait dépourvue de sens toute requête de justification de la décision. Celui qui voulait contester le dispositif de l’arrêt aurait agi soit comme une personne aveuglée par sa propre ignorance soit comme un individu de mauvaise foi. La vérité du fait, gardée dans la prémisse mineure du syllogisme, disqualifiait automatiquement comme fausses et irrationnelles toutes les narrations incompatibles avec celle qui avait été vérifiée pendant les expériences du procès. La dimension pragmatique de l’activité juridictionnelle - entendue comme communication persuasive, adressée à un auditoire concret, des raisons de la décision - était totalement absente : l’événement historique, une fois reproduit écholaliquement sur la scène du procès, se montrait, en termes cartésiens, avec une telle "clarté" et "distinction" que chaque argumentation supplémentaire en sa faveur aurait été absolument superflue [34].

63Lorsqu’à la fin de l’enquête le juge n’arrivait pas à obtenir l’éclat de l’évidence in suo lumine (certitude), mais seulement la pâleur de l’évidence in imaginis lumine (probabilité), le magistrat infligeait normalement une sanction moins importante que celle prévue en cas de probatio plena. Ces poenae extraordinariae (cf. G. Salvioli : 1927, III, 484 s. et 541-542) trouvaient leur justification à l’intérieur de l’horizon empiriste de l’époque, selon lequel « la quantité de la peine doit être proportionnée à la quantité de la preuve de la culpabilité, de façon que, si contre le prévenu il n’y a pas une preuve pleine, mais seulement une grande vraisemblance, celui-ci doit, par conséquent, souffrir une peine mineure » (C. G. A. Mittermaier : 1834, 558). A la lumière d’une axiologie judiciaire dans laquelle la valeur de l’établissement de la vérité devient omnivore, aucun fragment de savoir ne doit être dissipé, mais classé dans sa juste position sur un segment gradué idéal, dont les deux bouts seraient représentés, respectivement, par l’absence totale ou bien par la plénitude totale de la connaissance.

64Si au contraire on n’arrivait pas à confirmer avec des preuves le soupçon qui avait déclenché les poursuites, tout en n’ayant pas effacé ce doute, avec la démonstration en positif de l’innocence de l’accusé, le juge prononçait un simple arrêt d’absolutio ab instantia (G. Salvioli, ibidem, 542-543). Grâce à cette formule le jeu du procès demeurait indéfiniment ouvert : chaque indice aurait pu, à n’importe quel moment, remettre en mouvement l’inquisitio. A la base de ce jugement il y a la même conception progressive de la connaissance partagée par la science empirique. De même que l’édifice du savoir scientifique est toujours en phase de développement et reste ouvert à toute acquisition nouvelle, ainsi la gnoséologie judiciaire doit partager cette ouverture, dans la certitude que le temps qui passe puisse, tôt ou tard, dissiper le doute cristallisé dans le dispositif de l’arrêt et enfin dévoiler la vérité.

65La clôture définitive de l’enquête, lorsque les recherches du juge n’arrivaient pas à prouver beyond any reasonable doubt l’hypothèse de l’accusation, était quelque chose de complètement étranger à l’esprit de l’époque. En effet, la présomption d’innocence, comme toutes les autres fictions juridiques d’ailleurs, en remplaçant certaines règles du jeu de langage de la science par d’autres appartenant à celui du droit, met en lumière cet entrelacement de la logique du droit et de la logique du fait, que la science juridique moderne, avec la dichotomie quaestio facti - quaestio iuris, avait par contre refusé.

66Si on estime que, dans le domaine des énoncés descriptifs, la seule "grammaire" légitime est celle de la science, un principe comme celui véhiculé par la présomption d’innocence ne peut qu’apparaître « illogique », « contradictoire » ou bien encore « paradoxal » [35]. Partant, toutes les présomptions dépourvues d’un fondement empirique devaient être effacées du langage du droit. De même que les hypothèses ad hoc de la science montrent les zones d’ombre d’une théorie et doivent, donc, être éliminées - ou au moins marginalisées le plus possible - de la méthode de la science [36], ainsi la fiction, en tant qu’« élaboration non scientifique du droit », était considérée comme « un procédé représentant une grave anomalie au regard de la vérité des choses » (P. Nerhot : 1986, 266).

67La présomption d’innocence présuppose une conception éthique du "normal" (A. Giuliani : 1961, 67), en vertu de laquelle les probabilités n’ont pas toutes la même valeur, car certaines doivent être préférées aux autres pour des raisons de caractère moral. Si l’on doit dissiper au profit de l’accusé le doute sur sa culpabilité, cette solution ne découle pas d’un calcul "objectif" des probabilités, mais d’une « option garantiste en faveur de la tutelle de l’immunité des innocents, même au prix de l’impunité de quelques coupables » (L. Ferrajoli : 1989, 559).

68Pour conclure, donc, sur ce sujet, on peut dire que toutes les fictions juridiques présupposent que dans le jeu du droit le langage juridique revendique à soi le rôle ("doux") de magister ludi ou, en d’autres termes, le pouvoir d’organiser sur la base de sa propre axiologie (même si en collaboration inévitable avec les autres jeux de langage à l’œuvre dans la société) la conformation géographique de son espace ludique.

2.2 – La poiesis de la parole juridique

69

- Je ne sais ce que vous entendez par "gloire" », dit Alice. Humpty Dumpty sourit d’un air méprisant.
- Bien sûr que vous ne le savez pas, puisque je ne vous l’ai pas encore expliqué. J’entendais par là : "Voilà pour vous un bel argument sans réplique !"
- Mais "gloire" ne signifie pas "bel argument sans réplique", objecta Alice.
- Lorsque moi j’emploie un mot, répliqua Humpty Dumpty d’un ton de voix quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie… ni plus, ni moins.
- La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire.
- La question, riposta Humpty Dumpty est de savoir qui sera le maître…un point, c’est tout.
(L. Carroll : 1871, 316-317)

70Dans son voyage dans le monde des paradoxes, Alice rencontre un drôle de personnage, Humpty Dumpty, qui semble s’amuser à brouiller la "sémantique à dictionnaire" de notre protagoniste [37]. Le son du mot "gloire" évoque dans l’esprit d’Alice une signification aux contours bien définis : "gloire" signifie exactement ce que la définition rassurante du Dictionnaire lui suggère. Pour elle, « prononcer une parole c’est comme toucher une touche sur le piano des représentations » (L. Wittgenstein : 1953, § 6). Or, cette conception essentialiste ou fondationnaliste de la signification paraît coïncider avec celle exprimée dans l’extrait des Confessions d’Augustin, qui ouvre les Philosophische Untersuchungen de Wittgenstein. En effet, dans la réponse toute prête d’Alice, on peut repérer « les racines de l’idée : chaque mot a une signification. Cette signification est associée à ce mot. Elle est l’objet que ce mot remplace » (L. Wittgenstein, ibidem, § 1) [38].

71Dans ce conte fantastique, Humpty Dumpty a la fonction narrative de renverser le référentialisme naïf de son interlocutrice. Pour lui, les mots perdent leur caractère d’indivisibles (atomes de signification) pour devenir des "sacs vides", prêts à accueillir n’importe quel contenu que le sujet parlant veut y mettre [39]. On entre ainsi dans une spirale vertigineuse de renvois sémiotiques architecturés privatim. Chaque signe peut être interprété ad libitum et ouvre des cheminements sémantiques infinis. Le résultat est celui d’une « herméneutique qui s’enveloppe sur elle-même, entre dans le domaine des langages qui ne cessent de s’impliquer eux-mêmes, cette région mitoyenne de la folie et du pur langage » (M. Foucault : 1967, 192).

72Si l’aventure sémiotique d’Alice se développe à l’intérieur d’un jeu de langage clos et figé, celle de Humpty Dumpty se constitue dans un espace sans aucune limite extérieure à la volonté privée du sujet. Chaque libido interprétative des joueurs crée de nouvelles règles et, ce faisant, des jeux nouveaux. Le "jeu de société" bien hiérarchisé et transparent, qui protégeait notre jeune fille, se brise, partant, dans une infinité anarchique de jeux privés ("solitari", en italien).

73En l’absence de critères, au moins intersubjectifs, qui amorcent, coup après coup, des pistes interprétatives "publiques", le problème du sens s’avère être celui de repérer les joueurs qui ont le plus de pouvoir sur le langage. Enfin, le dogmatisme sémiotique, représenté par la domination de la "donnée", est remplacé par un autre dogmatisme, celui de la libre volonté du sujet. A cet égard, on peut voir dans Humpty Dumpty l’homologue du Trasimaque de la Politeia de Platon (Rép., I 340 b) : de même que, pour ce personnage platonicien, la justice est l’« utile du plus fort », ainsi, pour le personnage de Carroll, la signification est la "logique de celui qui commande".

74Le terme interpretatio a perdu même ici, tout comme dans les pages de Bacon, son étymon dialectique ("interprétation" se compose de inter "entre" et d’un dérivé de pretiu(m) "prix", avec la signification de "médiation"). En effet, on est passé d’une interprétation considérée comme une simple transcription de la vraie signification d’un texte, à un concept d’interprétation comme "remplissage" illimité des déchirures sémantiques du texte. Les deux opérations sont conduites et menées à terme, de façon solipsiste, soit par l’Objet soit par le Sujet, sans qu’il y ait des marges de rencontre possible entre les deux pôles.

75Dans cette perspective, l’activité herméneutique est maîtrisée par un Hermès qui est devenu véritablement le dieu des voleurs et des marchands (U. Eco : 1990, 42). L’art de l’interprétation se voit réduite à un "pillage" du contenu du texte : ce dernier se transforme en terre de conquête sur laquelle greffer toutes les précompréhensions de sens du lecteur, sans viser à aucune « fusion des horizons » (H. G. Gadamer : 1960, 356-357). Le protagoniste de la scène est la parole séduisante et trompeuse d’Hermès-marchand qui fait dire tout et le contraire de tout, puisque le guard-rail de la grammaire et de la syntaxe n’arrive plus à endiguer l’hybris interprétative de celui qui « beats the text into a shape wich serve his own purpose » (R. Rorty : 1982, 151).

76En dénonçant la porosité et l’open texture de chaque texte [40], Humpty Dumpty ne se limite pas à se jouer du "monothéisme sémiotique" d’Alice, mais, on l’a vu, il remplace cette doctrine par une autre religion du signe, qui, ramenée à l’esprit de la gnose du IIe siècle après Jésus Christ, est définie par U. Eco (1990, 47 s.) “sémiose hermétique”.

77Pour l’hermétisme, chaque signe est un symbole qui, à l’instar d’une étincelle de sens qui déclenche un jeu infini de renvois sémantiques, semble éclairer, pour un instant, le secret dans lequel le monde est censé être enveloppé. Toutefois, la tentative de dévoilement de ce secret cosmique, qui semble diriger les acrobaties sémiotiques de l’hermétisme, se dissout dans un vain effort vers le néant. En effet, le secret hermétique « doit être un secret vide, car celui qui prétend révéler un secret quelconque n’est pas un initié et s’est arrêté à un niveau superficiel de la connaissance du mystère cosmique. […] L’Élu est celui qui comprend que le vrai sens du texte est son vide » (U. Eco, ibidem, 45 et 52).

78De même que dans la gnose le terminus ad quem (i.e. le secret caché dans le livre de l’univers), qui paraît régir toute l’entreprise interprétative, s’évanouit, ainsi, du côté de la théorie herméneutique, la dilatation hyperbolique du signe semble mener à la « dissolution nihiliste du référent » (M. Ferraris : 1983, 122). En effet, l’effort de mettre en relation une interprétation donnée et "son" texte réclame la production d’une autre interprétation qui justifie la liaison de la première interprétation au texte archétypique. Cette seconde interprétation doit être rapportée, à son tour, à son texte d’origine par le biais d’une autre interprétation qui ira elle aussi à la recherche de sa matrice textuelle. Un regressus ad infinitum vertigineux se déclenche ainsi, qui n’arrive jamais à la citadelle du Texte Originaire. Dans ce textualisme absolu, « l’interprétation ne peut jamais s’achever », puisqu’« il n’y a rien d’absolument premier à interpréter » ; et cela parce que, au fond, « tout est déjà interprétation, chaque signe est en lui même non pas la chose qui s’offre à l’interprétation, mais interprétation d’autres signes ». L’interprétation, donc, « ne peut que s’emparer, et violemment, d’une interprétation déjà là, qu’elle doit renverser, retourner, fracasser à coups de marteau » (M. Foucault : 1967, 189).

79Ce textualisme de la sémiose hermétique finit par envahir aussi le jeu du langage juridique. En effet, la reconnaissance de l’impossibilité d’atteindre un isomorphisme parfait entre la parole du juge d’une part, et le Texte de la loi et du fait de l’autre, produit l’effet d’anéantir ces référents des énoncés contenus dans les deux prémisses du syllogisme. Le Fait et le Droit perdent, partant, leur fonction de "moteurs immobiles" auxquels toute la connaissance judiciaire visait. Sur la scène du procès, une multitude d’interprétations privées s’affronte, ressemblantes comme une infinité de flots sémantiques qui coulent, de façon désordonnée, d’un ineffable (et donc inexistant) Texte originaire.

80Cette dérive sémiotique, qui entraîne la dissolution du référent, saisit aussi bien la quaestio facti que la quaestio iuris.

81En ce qui concerne la première question, la gnoséologie judiciaire cesse d’être perçue comme un patrimoine d’outils logiques, qui permet au juge de "toucher" ou au moins de s’approcher le plus possible des faits empiriques du délit, pour devenir un champ de bataille dans lequel les différentes stratégies argumentatives de tous les acteurs du procès se brouillent. Il s’ensuit que chaque narration qui porte sur le délit, au lieu de mener le juge un peu plus près de la source factuelle de l’infraction, l’éloigne : « trial judges and juries, in trying to get at the past facts through the witness, are themselves witness of what goes on in court-rooms […] Now, as silent witness of the witness, trial judges and juries suffer from the same human weaknesses as other witnesses […] Thus we have subjectivity piled on subjectivity. It is surely proper, then, to say that the facts as "found" by a trial court are subjective » (J. Frank : 1949 : 22) [41]. Chaque interpretatio delicti (preuve), en accroissant le taux de textualité et de subjectivité de la logique du procès, déplace toujours plus loin le texte inaccessible "T0" (délit). Cette perspective, une fois menée à ses conséquences extrêmes, entraîne le paradoxe que, plus on introduit de preuves dans la mosaïque de la juridiction, plus le "poids" de l’objectivité du fait et, donc, la probabilité de saisir une portion de l’événement passé se réduit : l’espoir d’atteindre la vérité "matérielle" devient inversement proportionnel au nombre des narrations produites (aveux, témoignages, expertises, documents etc.) [42].

82Du côté de la question de droit, on exalte la libre créativité du juge ; liberté qui finit par être gravée même sur l’étiquette d’une école juridique allemande (la Freirechtsschule, école du droit libre). La norme juridique est considérée ici comme une simple paper rule (Llewellyn : 1930) qui n’offre pas aux citoyens de points d’ancrage sûrs pour projeter leurs actions futures. Dans ce contexte, le mythe de la sécurité juridique, propre au rationalisme de l’âge des codifications, ne pouvait que devenir l’une des cibles des attaques désacralisantes des divers courants qui se réclament du "réalisme" [43]. En effet, si ce mythe présente l’image du citoyen qui pouvait, soit tout seul soit avec l’assistance d’un traducteur qualifié, s’approcher du Livre ouvert de la loi et y repérer, avec certitude, la règle pour organiser sa propre conduite ou bien la norme pertinente pour son cas, le scepticisme herméneutique nous offre le portrait opposé du même citoyen qui, craintif et découragé, se présente devant le juge pour attendre son obscur oracle. D’ailleurs, du choeur des réalistes une voix ne s’est-elle pas levée qui a défini le droit comme « the prophecies of what the courts will do in fact, and nothing more pretentious » ? (O. W. Holmes : 1897, 461).

83Ce bouleversement de la pensée forte du syllogisme judiciaire peut être lu comme une autre épiphanie de la loi de la "bipolarité des erreurs", qui fait que, si on reste figé dans les limites d’une logique polaire (sujet-objet, fait-droit), on finit nécessairement par assister à un processus de dégénération qui mène, tôt ou tard, d’un bout de la dichotomie à l’autre [44]. Cette maladie "oscillatoire", qui affecte cette pensée polaire, se manifeste, par exemple, dans le corps du système de H. Kelsen et, plus précisément, dans ses pages qui traitent du problème de l’interprétation juridique.

84En effet, sa doctrine (mûrie, pas par hasard, dans le climat rule skeptic du réalisme américain) de la norme juridique comme schéma, duquel on peut tirer un certain nombre (mais, d’après Kelsen, toujours limité) de solutions normatives toutes compatibles avec la lettre de l’énoncé normatif [45], peut encourager des représentations sceptiques et autoritaires de l’activité du ius dicere. D’ailleurs si, du point de vue sémiotique, une de ces interprétations vaut l’autre, la décision du juge, affranchie de la sujétion contraignante à la lettre de la loi, se réduit enfin au choix arbitraire et imprévisible d’une parmi les nombreuses normes qui peuvent être tirées "légitimement" du texte normatif. De là à rompre totalement les digues sémantiques que le législateur croyait naïvement avoir érigées, il n’y qu’un pas : s’il n’y a pas de critères interprétatifs extérieurs à la subjectivité du juge, qui, sinon le juge lui-même, peut arbitrairement tracer, chaque fois en dernier ressort, les frontières qui séparent les interprétations légitimes des illégitimes ?

85Si on reste figé dans les limites d’une pensée non-dialectique, la reconnaissance de cette liberté créative du juge mène, si elle est assumée de façon cohérente, à un bouleversement complet des modèles. Cette "ouverture" du texte de la loi peut produire, partant, l’effet contrefinal de faire s’effondrer toute l’imposante pyramide kelsenienne : la décision du juge, qui représentait, dans le modèle de Kelsen (une sorte de version laïque de la métaphysique de Plotin), la dernière émanation (hypostase) de la "lumière" normative de la norme fondamentale (l’Une de ce philosophe néoplatonicien), devient - en vertu d’un effet de miroir - le sommet de la même figure géométrique, cette fois renversée, qui a suggéré à F. Ost (1990, 14 s.) l’image de l’entonnoir.

86Dans cette perspective, il semble que même le Droit ne puisse pas échapper au processus nihiliste de "dissolution du référent", que nous avons déjà vu à l’œuvre en relation au Fait. A l’intérieur d’un champ juridique dominé par la parole poïétique du juge, la normativité, bannie de sa demeure sacrée (la règle générale et abstraite symbolisée par la Loi), finit par n’exister plus nulle part [46] : ni dans les codes ni dans les décisions de la jurisprudence. Elle est toujours in fieri ; lorsqu’elle est écrite dans l’arrêt du juge, et paraît assumer de ce fait une certaine stabilité, elle s’évanouit subitement. Le droit, ayant perdu son statut éternel de ratio scripta, ne sait vivre que dans une condition éphémère d’instants qui le dévorent. Dans ce jeu de langage qui se voit déplacé de sa position d’immobilité atemporelle pour être jeté dans le courant de l’histoire, l’activité juridictionnelle n’arrive pas à se penser comme un ensemble de décisions prises dans un présent qui n’est pas décontextualisé, mais enraciné dans une tradition (codes, précédents jurisprudentiels, littérature juridique), qui aide le juge à trouver la solution du cas d’espèce la plus cohérente[47] avec l’esprit du jeu du droit. Il s’ensuit que cette entrée du discours juridique dans le temps n’est, finalement, qu’une illusion : toujours fossilisé dans un acte individuel de parole, le droit finit par vivre dans une dimension acronique d’éternel présent. Privé des germes sémantiques de son passé, le temps du droit se voit privé aussi de l’imagination nécessaire pour faire bourgeonner l’avenir.

87Cet irrationalisme, qui domine le problem solving judiciaire, arrive à affecter même le contexte de justification [48], emportant ainsi toute sa valence de garantie. La motivation, comme l’a souligné U. Scarpelli (1970, 281-282), loin d’apparaître comme la démonstration syllogistique de la justesse de la décision, est considérée, ici, comme un masque idéologique qui camoufle les choix subjectifs du juge. La justification joue le rôle, pour ainsi dire, de dernière représentation qui boucle, officiellement, le cérémonial judiciaire et qui cache aux jeux naïfs de la collectivité la nature essentiellement autoritaire de l’activité de dire le droit. Le jeu du langage juridique perd, ainsi, ses spécificités épistémologiques et axiologiques, pour se diluer dans d’autres disciplines, telles que la psychologie ou la psychanalyse, la politique ou la sociologie (voir, par exemple, J. W. Singer : 1984, 5 s.).

88Dans ce cadre, le protagoniste absolu de la scène du procès devient, sans aucun doute, le juge : de la primauté incontestée de la parole du Législateur "jupitérien", dont le magistrat devait être un simple porte-parole, on arrive à la domination privée de l’affabulation du juge-"Hercule" (cf., pour l’emploi de ces figures mythologiques, F. Ost : 1990). Tout comme dans la rencontre d’Alice avec Humpty Dumpty, le citoyen, devant le pouvoir du juge sur la signification des mots, doit renoncer au viatique rassurant de son dictionnaire. Dans le théâtre de la juridiction, la parole fictive du juge est la seule à retentir ; et cela dans le double sens d’une parole créatrice de mondes (fingere = "pétrir"), qui ne sont, en "réalité", qu’un univers de simples fictions (fingere signifie aussi "feindre", "contrefaire").

89En définitive, « Quel est le "droit" valide ? » et « Comment le "fait" s’est-il passé ? » sont des questions qui trouvent leur réponse seulement dans la parole hermétique du juge.

3 – La bande

figure im1
M.C. Escher, Bande de Möbius II, xylographie, 1963

90Nous avons vu que, par une sorte d’effet de miroir, tant l’externalisme que l’internalisme partagent la même pensée simple et habitent le même horizon fondationnaliste, selon lequel il y aurait quelque part un au-delà du langage qui, dans son immobilité archétypique, fonde les règles du jeu sans y être impliqué. Cet arché mythique devient le terminus ad quem de tout acte de connaissance : que ce soit le Sens authentique du texte ou bien la Vérité, la connaissance est considérée comme un programme rectiligne, téléologiquement orienté vers la conquête de ce point de vue absolu [49]. Dans cette perspective, on peut affirmer connaître quelque chose lorsqu’on atteint une position métatextuelle qui, soustraite aux contingences du temps et de l’espace, nous permet de saisir d’un simple coup d’œil la sémantique du texte-objet.

91Or, nous venons de dire que cette racine fondationnaliste n’est pas une caractéristique exclusive de l’externalisme mais que, tout au contraire, elle se trouve à la base de chacun de ces deux arbres épistémologiques, qui se dressent, de façon symétrique, sur la surface idéale de notre métaphore du miroir. Les feuillages sont opposés l’un à l’autre et paraissent irréductibles, mais l’humus est commun : le premier croit dans la possibilité de se nourrir de cette lymphe sémiotique privilégiée et de rejoindre ainsi l’acropole de la connaissance ; le second, ne croyant pas qu’il soit possible de s’élever jusqu’à cet observatoire écarté, croit que n’importe quel point d’observation est possible et légitime. Si l’un professe une "métaphysique de la présence" (J. Derrida : 1967, 17 s.), l’autre professe une "métaphysique de l’absence". Toutefois, même dans la diversité des issues "théologiques", tous les deux partagent le même objet de foi : l’un y adhère, l’autre en fait l’apostasie.

92Le refus, effectué par cette épistémologie négative, de l’idée d’un référent stable, auquel on ancrerait nos interprétations, produit une "simple" inversion du sens de la marche du processus de la connaissance : celui-ci n’est plus, comme c’était le cas pour les référentialistes, un programme qui consiste à se mettre en chemin vers l’Objet (empirique ou textuel), afin de conquérir l’essence épistémique qu’il garderait, mais plutôt une activité totalement déstructurée qui se borne à produire, par des parcours individuels, une multitude incommensurable d’objets privés. Dans le premier cas, la connaissance s’organise le long d’un vecteur qui va du sujet à l’objet (S → O), tandis que, dans le second cas, c’est l’objet qui doit se plier sous la pression des différentes prétentions "fondationnalistes", dont chaque sujet est le porteur (S ← O). Bien que l’itinéraire de la connaissance prenne deux directions opposées, les deux perspectives en examen participent de la même gnoséologie vectorielle. Partant, comme nous l’avons déjà rappelé maintes fois tout au long de ce travail, l’activité de la compréhension est une activité monologique : les principes de la connaissance sont tous enracinés dans un pôle ou bien tous dans l’autre. Finalement, on peut représenter la pratique sémiotique comme un flux parallèle de sens, qui va d’une extrémité à l’autre pour la coloniser.

93De plus, nous avons déjà eu l’occasion de remarquer que cette épistémologie unidirectionnelle ne révèle pas seulement l’incapacité d’expliquer le processus effectif de la compréhension, mais qu’elle porte en elle même les germes de l’autoritarisme. En effet, si la croyance dans une vérité absolue finit par mener à l’ethnocentrisme, une apostasie radicale ouvre les portes à un antiethnocentrisme maximaliste qui, en prêchant l’équivalence de tous les points de vue, finit par encourager le point de vue du plus fort. Les deux perspectives, partant, sont inacceptables aussi bien pour des raisons de caractère épistémologique que pour des raisons de caractère éthique.

94C’est justement à ce propos que nous avons proposé le modèle de la bande de Möbius, en estimant que cette métaphore nous aide à sortir des pièges dans lesquels la pensée du miroir nous a fait tomber. En effet, cette structure topologique étrange nous introduit dans un espace dialogique où, grâce à sa fécondité infinie, toutes les dichotomies de la pensée simple peuvent se rencontrer et, ce faisant, produire une multitude d’hybrides qui, tout en étant de nature amphibie, n’effacent pas l’altérité des deux principes informateurs. De plus, cette épistémologie douce de l’entre-tien, en donnant la parole aux deux "locuteurs", bride les tendances autoritaires et agressives de l’épistémologie forte du mono-logue.

95Nous disions l’étrangeté de ce ruban. Si nous arrivons à nous débarrasser de notre cadre conceptuel, qui nous contraint à organiser les données de notre connaissance selon les principes d’une logique polaire, nous nous apercevrons que les fourmis de la xylographie d’Escher, loin de parcourir de façon parallèle les deux côtés de la surface de cette bande, bougent de façon paradoxale sur la même et unique face. Sur ce lieu géométrique particulier, partant, les concepts d’interne et d’externe, que la pensée simple se représente comme étant clairs et distincts, s’enchevêtrent. Cette surface, qui paraissait au premier abord bien hiérarchisée, avec son recto et son verso, révèle, dès qu’elle est mise en mouvement, un mécanisme hybridant qu’on ne peut pas désamorcer. Cet enchevêtrement des niveaux, en mettant en cause le principe d’identité (A = A), ouvre les limites de la logique monotonique et permet ainsi à ce tiers, toujours « refoulé » (F. Ost : 1991, 90), de retourner participer au jeu de la connaissance.

96Quoique l’image d’une surface à une seule face nous aide à saisir la nature bizarre de ce ruban, néanmoins, pour mettre en lumière son effective propriété topologique, il faut faire référence au concept d’orientabilité (K. Devlin : 1988, 254 s.). Une surface se dit orientable si la direction imprimée à un cercle dessiné sur cette même surface ne se renverse pas, lorsqu’on fait progresser le cercle sur cette figure géométrique. Autrement dit, si un cercle, orienté dans le sens des aiguilles d’une montre, est déplacé sur la surface d’une certaine structure topologique, sans que ce mouvement entraîne une inversion du sens des aiguilles, alors cette surface se dit orientable. Ceci est le cas, par exemple, d’une surface cylindrique normale. Au contraire, on aura une surface non orientable, si la direction du cercle s’inverse sans que le cercle soit détaché de la figure. C’est ce qui arrive, justement, dans la bande de Möbius (fig. a).

(fig. a)

figure im2

(fig. a)

97Pas plus que la topologie de Möbius la connaissance n’est "orientable" : elle n’est représentable ni comme un vecteur orienté vers l’objet (externalisme) ni comme un vecteur orienté vers le sujet (internalisme). La connaissance, par contre, est une activité complexe qui se constitue en vertu des rapports récursifs et des fécondations mutuelles qui interviennent sans cesse entre le(s) sujet(s) et l(es) objet(s). Comme l’observe F. Ost (1995 : 247), « plus encore que la simple action correctrice d’un élément sur l’élément subséquent (relation de feed-back), la récursivité est un rapport d’engendrement mutuel, au sens, paradoxal mais avéré, où chaque terme est à la fois cause et effet de l’autre ». Autrement dit, il n’y a pas deux monades qui, en suivant deux parcours opposés et parallèles, s’ignorent, mais deux principes, aux contours flous et poreux, qui, en se rencontrant, se fécondent et prennent ainsi des significations toujours nouvelles et changeantes. H. Putnam (1981, 134 et X) met très bien en lumière ce processus dialectique en vertu duquel le sujet et l’objet se façonnent sans cesse l’un l’autre : « we use our criteria of rational acceptability to build up a theoretical picture of the "empirical world" and then as that picture develops we revise our very criteria of rational acceptability in the light of that picture and so on and so on forever. […] The mind and the world jointly make up the mind and the world ».

98Le choix de ce modèle entraîne des répercussions inévitables sur le concept même de vérité. Celle-ci ne peut plus être représentée comme une « Fleur bleue » (Novalis : 1799), qui repose, sûre, dans un lieu mythique loin du devenir de l’histoire. Connaître n’est pas jouer à cache-cache jusqu’à ce qu’on arrive à arracher, par un acte d’hybris, le voile à l’aletheia. La connaissance est, tout au contraire, une activité franchement plus douce, qui implique, dans un projet enraciné dans l’histoire, aussi bien nos catégories conceptuelles que le milieu extérieur. La "vérité", partant, n’est pas un fragment d’éternité qui se donne, mais un projet[50] qui se fait dans le temps, en mettant en jeu notre responsabilité.

99Selon cette perspective épistémologique, métaphorisée par l’image de la bande, le sujet ne peut pas dire l’objet dans sa pureté extra-linguistique. Et cela, on l’a vu, pour la raison que la parole n’est pas une simple enveloppe qu’on peut gratter jusqu’au point de faire sortir son vrai contenu. Chaque donnée est plongée dans le langage qui, la contaminant, l’imprègne. Toutefois, le fait d’accepter ce phénomène d’hybridation de l’objet par le langage n’oblige pas à adhérer au point de vue de la sémiose hermétique, selon lequel cette poïéticité de l’interprétation déclencherait nécessairement, au cas où elle serait prise au sérieux, un regressus ad infinitum derrière lequel il n’y aurait que le néant ou bien le visage de l’interprète. Autrement dit, si le référent (textuel ou empirique) ne peut jamais être saisi dans sa factualité pure, car il se donne seulement dans le pétrissage interprétatif, cela n’implique pas la solution nihiliste de ceux qui affirment l’inexistence d’un "hors-texte" (J. Derrida : 1967, 72 s.).

100Le rejet d’une pensée de la différence radicale, qui se développe rigoureusement par couples polaires, ne doit pas aboutir à une pensée de l’indifférence totale, où il n’y aurait que des mélanges herméneutiques indifférenciés, sans les altérités du sujet et de l’objet de l’interprétation. D’ailleurs, si la pensée dialectique de l’entre-deux, n’est pas seulement une pensée des "deux", de même elle ne peut pas être réduite seulement à une pensée de l’"entre".

101A ce propos, on peut se représenter une limite à cette dérive herméneutique, qui aboutit à la dissolution nihiliste du référent, grâce à l’introduction, à l’intérieur du processus sémiotique, du concept d’Objet Dynamique de Peirce, c’est-à-dire « the Reality which by some means contrives to determine the sign to its Representamen » (C. S. Peirce : 1934-1948, 4.536). Or, il est vrai que, comme nous venons de le dire, chaque effort de représenter cet Objet Dynamique engendre un "Objet Immédiat" correspondant qui, pour ainsi dire, déplace plus loin le référent, en nous le faisant échapper des mains. En effet, comme le remarque très efficacement U. Eco (1990 : 335), « lorsque l’interprétation a été produite, l’Objet Dynamique n’est plus (et avant qu’elle soit produite il y avait seulement une liste de representamina). Mais la présence du representamen, de même que la présence (soit dans l’esprit soit ailleurs) de l’Objet Immédiat, signifie qu’en quelque manière l’Objet Dynamique qui n’est pas là, était quelque part. N’étant pas présent, ou bien n’étant pas là, l’objet d’un acte interprétatif a été ». Également, l’Objet Dynamique qui était et qui n’est plus dans l’Objet Immédiat sera ou devrait être, afin que les actes interprétatifs suivants aient un référent textuel auquel s’adresser.

102L’Objet [51], bien qu’il n’existe jamais comme une entité pure et autonome dans le présent de l’activité de la connaissance, existait déjà, toutefois, avant l’acte interprétatif individuel et existera encore après cette même interprétation. Chaque phénomène herméneutique, partant, rencontre au moins une double limite sémiotique, représentée tant par l’horizon de son passé que par l’horizon de son futur. De même que le ruban de Möbius, qui avant de parcourir sa surface et après l’avoir parcourue, paraît montrer deux faces bien distinctes - qui, néanmoins, s’entrelacent tout de suite dès que le mouvement, et donc le facteur temps, sont introduits -, ainsi le sujet et l’objet (ou, mutatis mutandis, le fait et le droit), lorsqu’on les fait jouer, hic et nunc, dans la pratique (diachronique) de la connaissance, se montrent toujours dans leur statut flou d’hybrides.

103Le temps, donc, perd sa connotation négative d’agent corrupteur d’un objet conçu comme une entité sémantiquement autarcique, pour devenir un facteur positif qui permet la constitution même de cet objet. En d’autres termes, il ne faut pas estimer l’action du temps comme quelque chose qui dépose, sur un sujet et sur un objet considérés comme des corps qui sont déjà faits, des incrustations que la connaissance doit progressivement enlever ; au contraire, le sujet et l’objet se font (" accadono ") et s’épaississent dans le dialogue, grâce, justement, à l’action bourgeonnante du temps.

104Or, nous avons dit que la rencontre du sujet et de l’objet (de l’interprète et du texte), sur la surface de la bande, n’effacent pas, même dans le présent de l’interprétation, la spécificité et l’altérité de ces deux agents constitutifs (dynamiques) de la pratique interprétative. Cela est vrai à la condition de donner à ces deux pôles, dans la dimension temporelle du présent, une existence séparée de type transcendantal : sujet et objet sont, dans chaque instant du flux herméneutique, des conditions de pensabilité de chaque interpretatum.

105En plus, ces deux entités, loin de s’épuiser sémiotiquement dans l’échange interprétatif, reçoivent, à chaque rencontre, comme des palimpsestes, des ré-écritures toujours nouvelles. Partant, alors que les causalités linéaires de la pensée monologique se bornent à s’emparer de l’horizon sémantique opposé (nous avons parlé, à ce propos, de "vérité-conquête" et de "vérité-colonisation"), les causalités récursives de cette pensée dialectique, en ouvrant les horizons des deux pôles, les élargissent [52]. D’ailleurs, c’est justement cette nature d’altérités irréductibles, qui caractérise le sujet aussi bien que l’objet, qui assure pour l’avenir un développement sémantique intarissable. Bref, sujet et objet doivent nécessairement y être, afin qu’ils puissent toujours - même si c’est avec toute la fantaisie hybridante du cas - être re-projeter, c’est-à-dire, afin qu’ils puissent toujours être relancés comme des coups nouveaux qui enrichissent le jeu dialectique de la connaissance. Et on verra que cette reconnaissance de l’altérité du texte par rapport à l’interprète, reconnaissance qui empêche les dérives affabulatoires de la sémiose hermétique, est un acte qui est obligé pas seulement dans les jeux de société, mais aussi dans les jeux à un seul joueur.

3.1 – Le constructivisme "doux" du langage juridique

106A notre avis, de même que pour les rapports entre le sujet et l’objet de la connaissance, ce modèle épistémologique de la bande de Möbius représente aussi, de manière très efficace, les relations récursives qui interviennent entre le fait et le droit. En effet, lorsque ces deux entités dynamiques sont dites sur la scène du procès, elles perdent leur individualité a-temporelle et se mélangent tout de suite l’une avec l’autre. Dès qu’elle est prononcée, chaque parole juridique assume un contenu empirique et chaque parole factuelle se manifeste sous une forme juridique.

107Cet espace hybridant du ruban révèle une fois de plus la nature paradoxale du terme "fait", qui constitue le fil rouge de notre essai. Ce mot a, en effet, deux acceptions contradictoires. D’un côté le "fait", comme l’atteste sa racine étymologique (facere), est un artefact ; de l’autre côté, on parle de "fait", lorsqu’on veut dénoter une entité objective indépendante, qui, en raison de son extériorité, s’oppose à n’importe quelle action modificatrice de la volonté. Or, le "fait" qu’on trouve à la surface dialectique du procès est justement une entité complexe qui se place toujours entre un fait, considéré comme un simple effet d’un acte de langage juridique (fiction), et un fait conçu comme un pur et simple au-delà du langage (donnée).

108Il faut reconnaître par conséquent que, de même que le langage de la science participe activement à façonner notre image de la réalité, ainsi le langage juridique constitue son monde à lui. Il n’y a pas de "fait" qui entre dans le mécanisme du procès sans qu’il soit métabolisé par sa charpente normative. Lorsqu’un juge dit : "Voici un meurtre !", il dit un événement physique pétri de langage juridique. De manière plus précise, en formulant cet énoncé-là, ce juge ne se borne pas seulement à "dire", dans le sens d’indiquer, de façon descriptive, une donnée empirique, mais il crée effectivement une nouvelle entité (en ce sens, voir C. Varga : 1995, 69).

109Il faut bien comprendre que cette nature performative de la parole juridique ne se manifeste pas seulement dans ses créations les plus originales, comme c’est le cas, par exemple, des fictions, mais que c’est une constante de tous les jeux de langage du droit.

110Dans le cadre d’une discussion, qui passionna une bonne partie de la doctrine juridique de l’époque, sur la nature réelle ou fictive de la "personne juridique", H. Kelsen (1960) expliquait que la personne juridique n’est ni moins réelle ni plus fictive que la personne physique. Les deux ne sont que des concepts juridiques qui créent des individus sur la base des objectifs et des intérêts du droit. D’ailleurs la signification originaire de persona était, en latin, "masque" : de même que le masque transforme l’identité de celui qui le porte, ainsi le langage juridique crée un sujet nouveau. La "personnalité" est, partant, à l’instar du Tû Tû d’Alf Ross (1957), « un moyen de conférer une unité à un faisceau de droits et d’obligations, qui sont imputés à un même homme. La personnalité physique est donc elle aussi une fiction. C’est un concept dont on pourrait se passer, mais auquel la science du droit a recours » (M. Troper : 1994, 21).

111Dans notre perspective, donc, on ne peut pas reconnaître un fondement épistémologique solide à la distinction qualitative entre "règles régulatives" « qui ont pour objet une activité qui leur préexiste et qui subsiste indépendamment d’elles » (A. G. Conte : 1989, 239) - comme serait, par exemple, la norme qui interdit le vol - et "règles constitutives" (ou eidético-constitutives) qui sont « les règles qui constituent le jeu et (dans le jeu) ses unités, ses praxèmes » (Id. : 1992, 166), comme c’est le cas, par exemple, du jeu d’échecs. Dans les deux cas, en effet, ce sont les règles de la grammaire du droit, d’un côté, et les règles du jeu d’échecs, de l’autre, qui font, d’un dessaisissement d’une chose appartenant à autrui, un vol (c’est-à-dire une praxis avec un eidos bien déterminé par les règles du jeu du droit, différent, par exemple, de celui défini par le langage des médias ou de l’homme de la rue) ou, d’un ensemble de coups et de pièces, le jeu d’échecs, ensemble qui serait autrement incompréhensible par tous ceux qui ne connaissent pas ses règles.

112On a dit que chaque application d’une norme crée un hybride de fait et de droit. Pour reprendre l’exemple de Hart (1961, 150) de la norme qui interdit l’utilisation de véhicules dans un parc, si un juge établit que des patins à roulettes sont un "véhicule", on peut dire que ce performatif a créé, à l’intérieur du jeu de langage juridique, un objet qui n’existait pas avant. En effet, ces patins-là ne possèdent pas, dans leur code génétique, un fragment de l’essence de la "véhiculité", ils n’ont jamais été un véhicule "caché" que l’intelligence du juge a enfin dévoilé : tout au contraire, cet objet devient un véhicule, juste par effet de la qualification opérée par le juge, pendant le rite du procès, sur la base de quelques ressemblances de famille et dans le cadre de la grammaire du droit [53]. Une qualification différente, qui refuse de considérer des patins à roulettes comme un véhicule, fait disparaître du procès ce silencieux moyen de transport : cette "chose"-là, pour le droit, n’a jamais existé (en termes juridiques, elle n’est pas pertinente).

113Nous avons abordé, ci-dessus, le raisonnement du juge, en faisant référence au concept de "qualification". De toute façon, nous aurions pu obtenir le même résultat avec le concept d’"interprétation". En effet, contrairement à ce qu’on pense d’habitude au sein de la dogmatique juridique, il n’y a aucune différence « logique » entre activité qualificative et activité interprétative (cf., en ce sens, N. MacCormick : 1978, 94-95). La première est, pour ainsi dire, déséquilibrée du côté du "fait" : on analyse in vitro le fait comme si on pouvait repérer, au fond, un indicateur sémantique qui révélerait l’appartenance de cet événement empirique à la norme générale. La seconde est déséquilibrée du côté du droit : on scrute la syntaxe de la norme comme si on pouvait repérer un passage qui permettrait de saisir, enfin, tout le champ sémantique du terme "véhicule". Selon la taxonomie de la doctrine traditionnelle, en outre, on considère la première comme une question de fait, de compétence du juge du fond, tandis que la seconde sera considérée comme une question de droit, de compétence du juge de la légitimité (Cour de cassation).

114Entendue de la sorte, l’activité du juge prend les caractéristiques d’une techne, c’est-à-dire d’un métier qui, comme celui de l’artisan, fournit les solutions appropriées pour atteindre des objectifs qui s’imposent de l’extérieur déjà définis. Ce faisant, on perd dans la iurisdictio ce rôle de la vertu de la délibération prudente (phronesis) qui, selon Aristote, doit caractériser tout le domaine de la raison pratique. De même que dans la décision morale il ne faut pas connaître les principes moraux dans leur abstraction, mais il faut établir ce qui est juste dans le cas concret, dans la décision juridique la loi ne doit pas être appliquée mécaniquement, à la manière de l’outil d’un artisan, mais elle doit être modulée « comme la règle de plomb utilisée dans les bâtiments de Lesbe », qui « s’adapte, en effet, à la forme de la pierre, ne restant pas rigide » (Aristote, Eth. Nic. 1137 b 30).

115Aristote définit ce type de jugement, qui permet à l’horizon de la norme et à celui du cas d’espèce de se féconder mutuellement, epieikeia, "équité". Or, c’est justement ce vieux concept, intrinsèquement dialectique, qui semble mieux traduire le dispositif hybridant de la bande de Möbius. Et ce n’est pas du tout un hasard si, lorsqu’on a réduit l’activité du ius dicere à la techne (modèle du syllogisme) et qu’on a, donc, séparé nettement le raisonnement du juge en deux quaestiones (facti et iuris), l’équité a commencé à être critiquée [54] et à être de plus en plus marginalisée à l’intérieur du procès.

116Donc, il n’est pas correct de se représenter une interprétation in abstracto[55], c’est-à-dire une interprétation soustraite à la productivité de l’applicatio. D’ailleurs, comme l’a très bien montré Gadamer (1960, 360), interpréter « signifie toujours, nécessairement, appliquer » ; chaque texte, en effet, - que ce soit la loi, la révélation divine ou bien n’importe quel ouvrage littéraire - « pour être compris de manière adéquate, c’est-à-dire conformément à la façon dont il se présente, doit être compris à chaque moment, à savoir dans chaque situation concrète, d’une manière nouvelle et différente ». La décision, partant, se forme graduellement, dans la dimension temporelle du présent, grâce à cette circulation de sens qui modifie sans cesse les contours du fait aussi bien que ceux du droit. En effet, « le fait peut être compris seulement sur la base de la norme, qui permet d’en saisir les qualités pertinentes, aussi bien que sa valeur ou sa non-valeur ; la norme, toutefois, se comprend seulement sur la base du fait, tant pour ce qui concerne sa capacité de s’adapter à lui, que dans sa signification même, à laquelle tout cas juridique nouveau ajoute, justement, quelque chose » (L. De Ruggiero : 1984, 580).

117Quoique la nature double du terme "fait" (entité qui, comme nous l’avons vu, se situe entre fiction et donnée) le suggère déjà, il faut néanmoins remarquer que cette vis performative du langage juridique, que nous avons illustrée jusqu’ici, n’est pas absolue. Bien sûr, la grammaire du jeu de langage du droit possède sa propre physionomie qui la distingue des règles des autres jeux pratiqués dans la société. L’ordre juridique s’inspire d’une certaine table de valeurs (souvent fixées dans une charte constitutionnelle) et façonne son monde à lui sur la base de ses critères de pertinence. Ce sont eux qui, comme des couteaux, sectionnent la réalité en parts différentes. Et divers critères de pertinence constituent des faits différents : « in the function of the choice of relevancy made, different facts can be established in respect of the same event ; and in the function of the normative context taken, the same facts can also be differently qualified » (C. Varga : 1995, 69).

118Si tout cela est vrai, il est indubitable aussi que le langage juridique ne détient pas le monopole sémiotique de "son" monde. Il y a deux limites qui révèlent la "douceur" du constructivisme du droit : une limite externe au langage (le texte du monde) et une limite interne au langage (les règles des autres jeux de langage à l’œuvre dans la même forme de vie). Or, il est évident que ces deux concepts d’interne et d’externe partagent la même propriété topologique de la bande de Möbius : ce qui apparaît comme la partie interne du ruban (les règles) sont, en réalité, un produit partiel de la rétro-action de l’environnement et ce qui apparaît comme l’externe du ruban est, en réalité, un texte toujours interprété par ces mêmes règles. Lorsqu’on se situe dans le contexte temporel du présent il n’y a plus un signifiant autonome (la règle) face à un autre signifiant indépendant (le texte du monde), mais il y a seulement un ensemble flou de signifiés.

119On disait que le langage juridique, durant l’œuvre de constitution de son propre fait, participe nécessairement au dialogue interludique avec tous les autres jeux de langage. Par exemple, en ce qui concerne le domaine de la preuve judiciaire, les règles du droit ne peuvent pas éviter de prendre en compte les règles de la « science normale », c’est-à-dire ce système cohérent de connaissances « auxquelles une communauté scientifique particulière, pour une certaine période de temps, reconnaît la capacité de constituer le fondement de sa pratique ultérieure » (T. Kuhn : 1962, 29). D’ailleurs, si un juge appartenant à notre paradigme scientifique estimait quelqu’un coupable de meurtre sur la base du "iudicium feretri" [56], la communauté toute entière jugerait cette décision comme rien moins que la fantaisie d’un fou. Ce jugement, parfaitement cohérent avec les réseaux théoriques de type animiste et magique du Moyen Age et de la Renaissance, serait, dans notre culture, une sorte d’inadmissible faute de grammaire, qu’aucun acte de langage juridique ne pourrait jamais corriger.

120Ceci dit, il ne faut pas non plus penser que les contours du monde du droit doivent essayer de se superposer à ceux du monde de la science ; on veut seulement préciser que le joueur du jeu du droit ne peut pas négliger le fait qu’il est en même temps joueur d’autres jeux de langage et membre d’une forme de vie déterminée. Comme le souligne l’anthropologue C. Geertz (1983, 217 et 231), « le côté juridique des choses n’est pas limité à une série de normes, de règles, de principes et de valeurs dont on peut tirer des réponses juridiques à des événements particuliers, mais il relève d’une façon particulière d’imaginer le réel. A la base, il n’y a pas ce qui s’est passé, mais ce qui arrive, que le droit examine, et si le droit diffère d’un lieu à l’autre, d’un temps à un autre, d’une population à une autre, ce qu’il examine diffère aussi ».

3.2 – La compétence de la Cour de cassation : un cas emblématique de hiérarchies enchevêtrées

121Nous avons vu que le fait et le droit sont toujours mélangés à la surface du procès. Il est évident que cette proposition mine le postulat sur lequel la doctrine traditionnelle a bâti la compétence de la Cour de cassation. En effet, l’impossibilité d’identifier une question de fait "pure" et une question de droit "pure" implique l’impossibilité de distinguer a priori les thèmes qui relèvent de la compétence de la Cour de cassation de ceux qui appartiennent aux juges du fond (F. Rigaux : 1966, 78 s. et J. Jackson : 1983, 87).

122Etant donné cette impossibilité épistémologique de tracer une actio finium regundorum entre les domaines de ces deux types de tribunaux, faut-il en conclure que c’est la Cassation même qui en définitive établit, de façon arbitraire, sa propre compétence ? En effet, il semblerait que « because there is not any genuine logical distinction between the two types of problems, the Court can decide to treat a problem of classification in the form of a problem of interpretation in order to assert its jurisdiction and take the opportunity of giving its own ruling on the point » (N. Mac Cormick, 1978, 95). Autrement dit, s’il n’y a pas un algorithme qui permet aisément de dire, a priori, si un thema decidendum déterminé est un token du type "question de fait" ou bien du type "question de droit", faut-il admettre qu’en réalité il ne reste qu’à dire, a posteriori, que la question "x" a été examinée par la Cassation (et, donc, que c’était une quaestio iuris), tandis que la question "y" a été rejetée (et, donc, que c’était une quaestio facti) ? N’est-ce pas par un pur acte d’imperium sémiotique que cette Cour, pour des raisons que l’on pourrait appeler de "politique jurisprudentielle", trace les bornes de sa compétence ? Voici, d’ailleurs, ce qu’en conclut Ch. Perelman (1961, 277-278), à la fin d’une étude consacrée à cette problématique : « en affirmant que le juge du fond a jugé en fait, elle signale uniquement aux intéressés qu’elle laisse à ce dernier la responsabilité de la qualification, aussi longtemps qu’elle ne lui paraît pas aberrante. […] C’est en tenant compte surtout de considérations de cette dernière espèce [conséquences pratiques] que la Cour de cassation ou le Tribunal fédéral limite sa propre compétence par la distinction du fait et du droit, et qualifie de jugements en faits les décisions du juge du fond qu’elle ne désire pas soumettre à son contrôle, et celles où elle ne voit pas de raisons de substituer son appréciation à celle du juge du fond ».

123Il nous semble que ces deux positions opposées finissent par tomber à nouveau dans les pièges de la pensée simple. En effet, ces deux types d’analyse ont en commun la même tendance à aborder de manière statique ce problème de la détermination de la compétence de la Cour de cassation. Que ce soit avant le jeu (repérage, a priori, des critères distinctifs) ou bien après le jeu (simple constatation, a posteriori, de la décision de la Cour), le présupposé commun à ces deux perspectives consiste à se positionner toujours en dehors du jeu.

124Or, s’il est vrai qu’il n’y a pas un critère externe moyennant lequel on peut définir ab initio la compétence de la Cour, il ne faut pas, toutefois, en conclure qu’on ne peut qu’attendre la fin du jeu pour savoir si une question relève ou non de sa compétence. Pourrait-on dire, partant, que cette compétence n’est ni complètement définie par un principe supérieur ni totalement indéfinie : plutôt, qu’elle se définit, au cours du temps, dans le cadre d’un jeu complexe d’enchevêtrement de niveaux qui, n’étant pas radicalement hiérarchisés, ne sont pas non plus absolument indifférenciés.

125Cette situation paradoxale qui fait que c’est l’entité réglée qui participe à la détermination des règles de sa propre régulation est un exemple paradigmatique de ces phénomènes que D. R. Hofstadter (1979, 11) appelle boucles étranges ou bien hiérarchies enchevêtrées[57]. Ce phénomène bizarre se manifeste lorsque « ceux qu’on présume être des niveaux hiérarchiques bien précis et définis, s’entrelacent, de façon inattendue, de manière à enfreindre les principes hiérarchiques » (ibidem, 749). De même que, dans la lithographie d’Escher Mains qui dessinent (fig. b), des niveaux qui d’habitude sont considérés comme étant organisés hiérarchiquement - le niveau de celui qui dessine et le niveau de celui qui est dessiné - se replient l’un sur l’autre, engendrant une hiérarchie enchevêtrée, ainsi en ce qui concerne la définition de la compétence de la Cour de cassation, des niveaux normatifs qui, dans le système formel des sources, se trouvent liés dans un rapport rigide d’hypotaxe (droit législatif et droit jurisprudentiel), s’entrelacent l’un avec l’autre.

(fig. b)

figure im3

(fig. b)

M.C. Escher, Mains qui dessinent, lithographie, 1948

126Nous avons vu, donc, que le "jeu de la compétence" de la Cassation, comme d’ailleurs tous les jeux, n’est ni figé ni complètement libre. En effet, la détermination de la compétence de la Cour par la Cour est une activité herméneutique et, comme tous les processus interprétatifs, elle se réalise dans un contexte dynamique au sein duquel les horizons du passé, du présent et du futur se confrontent nécessairement. Le dialogue, structurellement instable, qui se noue entre ces trois horizons dans un contexte spatial déterminé, amorce des parcours sémantiques le long desquels la décision de la Cour prend consistance. Celle-ci est, partant, la résultante de la rencontre dialectique entre l’épaisseur de la tradition (constituée, in primis, par les précédents de la Cour et par les élaborations de la doctrine, mais aussi, plus largement, par tout le patrimoine sémiotique qui s’est formé par sédimentations, sous l’action du temps, dans notre forme de vie) et les attentes de justice de la collectivité, à laquelle finalement la décision s’adresse. Or, celles-ci, comme le souligne très efficacement J. Esser (1972, 136), « forment un "horizon d’attente" autour de celui qui applique le droit, duquel il ne peut pas sortir ». Cet horizon « représente la compréhension juridique de groupes sociaux entiers, avec lesquels le juge, dans son interprétation, doit se confronter. Une telle confrontation ne va pas s’ajouter a posteriori, au moment du repérage du droit, mais, tout au contraire, elle en détermine la direction et le cours, en relation avec le consensus social auquel il faut s’attendre pour une décision "raisonnable" ».

127Ces rapports complexes entre l’écriture du passé et l’irréductible différence du futur assurent, d’un côté, une certaine stabilité au jeu du droit, en vertu du lien qui rattache le présent à la tradition et, de l’autre, garantissent une ouverture constante du juridique aux exigences du présent et de l’avenir. En effet, la limite représentée par la tradition n’est pas tant une barrière infranchissable qu’un corps narratif auquel le juge, à chaque moment, ajoute, comme dans le roman à la chaîne dont parle R. Dworkin (1985), une contribution de sens qui doit bien sûr s’harmoniser avec l’histoire écrite jusqu’à ce moment-là, mais qui lui imprime, en même temps, une direction nouvelle, susceptible d’inaugurer des parcours de développement imprévisibles.

3.3 – L’impossibilité sémiotique d’un juge Humpty Dumpty

128Ce rapport dialectique entre contrainte et liberté, que nous avons relevé dans le paragraphe précédent, peut être représenté de manière incisive avec le paradoxe du "jeu qui joue les joueurs".

129En effet, une analyse attentive des relations ludiques qui interviennent entre le jeu et les joueurs révèle que chaque joueur est, en réalité, « un être joué » (H. G. Gadamer : 1960, 137). Les règles et l’"esprit" du jeu forment une sorte de plan dans lequel la conformation géographique du territoire limite, de fait, les coups et les stratégies des joueurs. Il paraît donc que « le sujet authentique du jeu - comme il est particulièrement évident dans les jeux à un seul joueur - n’est pas le joueur, mais le jeu même. C’est le jeu qui a à sa merci le joueur, le prend au piège du jeu, lui fait jouer le jeu » (ibidem, 138).

130Toutefois, il est évident que le jeu ne peut pas se jouer sans la participation active de tous les joueurs. Et, étant donné la "texture ouverte" des règles - et, donc, l’irréductible productivité de l’interprétation - il s’ensuit que chaque coup des joueurs finit par retracer sans cesse les frontières de l’espace ludique. Wittgenstein compare cette fondation dynamique du jeu à la berge d’une rivière. Celle-ci « consiste en partie de roche dure, qui ne se plie à aucun changement, ou bien se plie seulement à des changements imperceptibles, et en partie de sable, que tantôt ici, tantôt là, l’eau délave et accumule » (L. Wittgenstein : 1969, § 99). Le jeu se manifeste, donc, en même temps et de façon paradoxale, comme « seigneur du joueur » (H. G. Gadamer, ibidem, 137) et comme "esclave" de ses stratégies.

131Or, si l’on reconnaît que chaque joueur peut maîtriser une bonne marge d’appréciation lorsqu’il doit appliquer des règles, on pourrait se demander s’il y a quelque chose qui empêche, en définitive, la berge du fleuve d’être complètement détruite par les coups des joueurs. Autrement dit, qu’est-ce qui indique que des patins à roulettes sont un "véhicule" et que, par exemple, une paire de chaussures ou un livre ne le sont pas ? Qui m’assure qu’un juge Humpty Dumpty, en se référant à la capacité que possède un livre de faire "voyager" l’imagination, applique à un ensemble de pages reliées l’étiquette "véhicule" et, ce faisant, interdit à un lecteur d’introduire son livre dans le parc ?

132A ce défi sceptique, qui prend origine dans une claire nostalgie fondationnaliste, on peut répondre avec Wittgenstein (1922, § 6.51) que « le scepticisme n’est pas irréfutable, mais ouvertement insensé, car il cherche à soulever des doutes là où il n’est possible de poser aucune question ». D’ailleurs, « ne faut-il pas avoir de bonnes raisons pour douter ? » (Id. : 1969, § 122). En d’autres termes, le problème qu’il faut aborder ici ne consiste pas à se demander si le jeu est fondé ou s’il ne l’est pas ; et cela pour la raison que cette requête d’un fondement stable - permettant de distinguer nettement, avant le jeu, les significations conformes à la règle de celles qui n’appartiennent pas à son aire sémantique - est-elle même infondée.

133Il ne faut pas, partant, chercher cette méta-règle inexistante qui expliquerait, de manière définitive, comment il faut suivre une règle. Une telle enquête, d’ailleurs, déclencherait un intarissable regressus ad infinitum. "Suivre une règle" est, par contre, une pratique publique qui se développe à l’intérieur d’une forme de vie déterminée (Id. : 1953, 241). Il n’y pas de points archimédiens qui, de l’extérieur, soutiennent le jeu de langage : son "fondement", si l’on veut encore se servir de ce mot, est un fondement mobile, qui résulte de l’action récursive de toutes les forces présentes à l’intérieur (joueurs et règles) et à l’extérieur (espace ludique ou texte du monde) d’un champ sémiotique déterminé.

134On a dit que la pratique de suivre une règle est une activité "publique". On ajoute, maintenant, que cette pratique est nécessairement publique. Et cela, pour la raison que, comme l’a très efficacement montré Wittgenstein, il n’est pas possible de concevoir un langage privé en vertu duquel chaque locuteur peut donner aux règles n’importe quelle signification "privée". Voici, donc, son célèbre argument contre ce type de langage : « "suivre la règle" est une pratique. Et croire suivre une règle n’est pas suivre la règle. Et, partant, on ne peut pas suivre une règle "privatim" : sinon, croire suivre la règle serait la même chose que suivre la règle » (L. Wittgenstein : 1953, § 202) [58]. Dans un tel langage privé, « le parlant ne serait pas dans la condition de juger si l’usage de ses propres expressions est correct : par hypothèse, il ne pourrait pas, en effet, distinguer entre ce qui est correct et ce qui apparaît correct » (C. Penco : 1992, 124). Son critère pour juger si une interprétation donnée est ou n’est pas correcte serait : « je pense que cela est correct, donc ce l’est » (L. Wittgenstein : 1953, 258), et celui-ci n’est pas un critère. Partant, de même qu’il n’est pas possible de stipuler une convention avec soi même - « ma main droite ne peut pas donner de l’argent à ma main gauche » (ibidem, § 268) - ainsi un langage privé est un non-sens ou, tout au plus, il ne serait qu’un « son inarticulé » (ibidem, § 261). Un joueur qui ne se préoccuperait pas du tout de prendre en compte l’usage des règles pratiqué par la collectivité, ne serait qu’une "roue qui tourne dans le vide" et, donc, qui « ne fait plus partie de la machine » (ibidem, § 271), c’est-à-dire il serait un individu qui ne peut pas se dire partie du jeu de langage de cette communauté.

135Il faut en conclure qu’en définitive ce sont les pratiques mêmes de la société, « ses accords et ses sanctions qui déterminent si un comportement est conforme à une règle donnée, de même qu’elles déterminent si un terme est utilisé de façon correcte dans le jeu de langage qui lui est propre » (C. Penco : 1992, 122). Autrement dit, c’est l’usage qu’on fait des règles du droit, à l’intérieur d’une forme de vie déterminée, qui les remplit de signification, et c’est la communauté même qui, en approuvant les usages "corrects" et en sanctionnant les fautes de grammaire, dirige le processus de configuration topologique de ce jeu de société qu’est le droit. Et cela va sans dire, il ne faut pas penser que cette communauté soit un corps figé : en effet, chaque coup des joueurs peut, en principe, modifier les réponses-sanctions de cette sorte de "gardien" et, ce faisant, contribuer sans cesse à redessiner le plan du jeu

3.4 – Le consensus autour d’un "fait" juste

136Tout au long de ce travail nous avons essayé de justifier l’énoncé selon lequel le "fait" est un effet du langage juridique. Toutefois, nous nous sommes préoccupés aussi de nuancer cette affirmation, en observant que le performatif du droit, bien qu’il ait une certaine indépendance herméneutique à l’intérieur de son domaine, fait néanmoins nécessairement partie d’un réseau plus vaste qui relie tous les autres jeux de langage à l’œuvre dans la société. Or, c’est justement dans les rapports récursifs entre les différents nœuds de ce réseau ("sujet-dynamique") et l’environnement ("objet-dynamique") qu’il faut repérer le processus dialectique de construction des faits. Ce jeu de forces, caractérisé par un enchevêtrement paradoxal de niveaux différents, limite, de fait, la vis performative de la parole de chaque joueur. Il s’ensuit, partant, qu’en vertu d’une telle complexité de relations, qui retracent sans cesse, coup après coup, la physionomie du jeu, un contexte spatio-temporel déterminé ne peut présenter en définitive qu’un nombre fort limité de faits et, parfois, un seulement parmi ces hybrides sera justifié et, donc, accepté par la communauté.

137Si l’on observe, en utilisant une échelle juste un peu plus grande, comment se configure ce processus de production du fait, en relation avec le procès judiciaire, on s’apercevra qu’en amont du fait, cristallisé dans l’arrêt du juge, il y a un continuum d’énoncés provenant de tous les acteurs qui - les uns plus les autres moins - ont joué un certain rôle sur la scène du procès. En suivant une suggestion de B. Latour et S. Woolgar (1979, 179 s.) relative à la construction scientifique des faits, on peut soutenir qu’avant le "fait" qui sort du procès, il n’y a pas, en réalité, "le" fait empirique qui, en raison de son out-thereness, ne devrait qu’être réfléchi sur le miroir du jugement. Avant ce fait il y a, plus précisément, tout un ensemble flou de narrations (aveux, témoignages, expertises, documents etc.) qui forment l’humus à partir duquel le fait commence à prendre consistance. Le développement de la dialectique judiciaire entre les parties en compétition, aux temps et dans l’espace réglés du jeu du procès, engendre un phénomène de condensation progressive de ces narrations, qui aboutit à la définition de deux histoires antagonistes. Ces deux hybrides "fait-droit" s’affrontent à la surface du "ruban" judiciaire afin d’obtenir le consentement du juge et d’acquérir ainsi le statut de "fait".

138Le fait est, donc, le résultat de la stabilisation d’un parmi les nombreux récits qui se sont condensés sur la structure topologique du procès-ruban. Cette stabilisation prend une forme hiératique grâce à la parole du juge. En effet, le jeu de la iurisdictio reconnaît à cette parole l’auctoritas susceptible de fournir cet accroissement (auctoritas vient de augere qui signifie, justement, "accroître") de la consistance sémiotique nécessaire pour qu’un de ces énoncés juridico-factuels puisse se métamorphoser en fait. D’ailleurs, si on rejette l’idée selon laquelle il y aurait un au-delà du langage qui, une fois dévoilé, décréterait la fin du jeu, il faut admettre que seul un acte d’adhésion à un de ces hybrides peut arrêter, pour une certaine période de temps, le flux herméneutique du fait et du droit.

139Ce "factum” qui a obtenu le consensus d’un premier juge peut suivre deux parcours différents. Son degré de stabilité peut s’accroître tout de suite si aucune des parties ne fait opposition. En effet, dans le jeu du droit de notre forme de vie, lorsqu’une décision n’est pas attaquée, elle se transforme en res iudicata[59] qui fixe (quasi) définitivement ce pétrissage du fait et du droit. Par contre, si le jugement est attaqué, le fait subit un processus de clivage qui risque de le ramener à son statut originaire de simple énoncé. Ce péril est désamorcé en cas de consentement du juge supérieur. Or, ce consensus ne produit pas seulement l’effet d’arrêter le clivage, mais aussi celui de stabiliser une fois de plus le fait sorti en premier degré. Ces rapports de clivage et de stabilisation s’entrelacent jusqu’à ce qu’on arrive à la chose jugée : à ce moment-là, on saura si c’est le processus de clivage ou bien celui de stabilisation qui l’a emporté.

140Dans le paragraphe précédent, nous avons vu que ce sont les actes de consensus ou de dissentiment de la collectivité qui dirigent, même si c’est de façon souple, le processus de constitution des signifiés. Or, dans le domaine du droit aussi, c’est la communauté, par des dispositifs différents selon le type d’auditoire (in primis la communauté des juristes, avec toutes ses articulations, mais aussi celle des politiciens, des médias jusqu’à arriver à celle du quivis de populo), qui assure la conformité des faits aux règles du jeu de langage juridique. Les décisions de chaque juge, partant, sont adressées à cet auditoire polymorphe qui a, justement, la fonction de contrôler le processus de stabilisation des narrations judiciaires.

141Toutefois, comme le laisse présager tout ce que nous avons dit jusqu’ici, ces rapports entre un juge qui décide et une communauté qui contrôle sont beaucoup plus complexes. Nous avons déjà parlé du rôle de surveillance de la dialectique, entre les parties du procès, que chaque juge joue au niveau infrajudiciaire. Maintenant, il faut ajouter que même le contrôle de la part de la communauté n’intervient pas seulement à la fin du processus de construction des faits, mais dès le début, par effet de la précompréhension du juge de ce qui, hic et nunc, serait une décision "juste", c’est-à-dire susceptible d’acquérir le consensus de la communauté à laquelle le juge appartient [60]. Autrement dit, lorsque le juge décide, il le fait en se préfigurant nécessairement les attentes de la collectivité d’une décision satisfaisante, c’est-à-dire conforme aux règles du jeu du droit de cette même communauté.

142Le lecteur, qui s’est suffisamment familiarisé avec les paradoxes à l’œuvre dans le "ruban" du droit, remarquera ici une nouvelle manifestation du phénomène des hiérarchies enchevêtrées. En effet, le niveau de celui qui décide et le niveau de celui qui contrôle perdent ici leur netteté de contours : d’un côté, le juge, qui devrait décider, se fait dans une certaine mesure contrôleur, en se représentant par avance le contrôle que la collectivité devrait exercer après la décision ; de l’autre, la communauté, qui devrait contrôler, se fait dans une certaine mesure décideur, puisque le juge, en prenant en compte l’horizon d’attente de la collectivité, cherche à décider exactement de la même manière que celle-ci l’aurait fait si elle avait été à la place du juge.

143Ces rapports d’engendrement mutuel entre chaque juge et la communauté empêchent de considérer cette dernière comme une sorte d’auditoire idéal, trans-paradigmatique et trans-temporel, qui assurerait un fondement rationnel "fort" au jeu du droit. En définitive, on peut affirmer que le contrôle du processus de constitution de ces hybrides fait-droit n’est exercé - comme d’ailleurs nous l’avons remarqué dès le début - ni par un prétendu "état vrai des choses" ni par les normes "claires et distinctes", conçues comme une ratio scripta par un prétendu Législateur rationnel, et même pas par une entité transcendantale du type de la « communauté illimitée de la communication » de K. O. Apel (1973, 201 s.) et de J. Habermas [61]. En effet, les relations complexes qui se nouent à l’intérieur de chaque jeu de langage empêchent d’envisager cette sorte de "jeu de langage idéal" qui serait, « depuis toujours, présupposé de façon transcendantale dans les formes de vie concrètes et contre les limitations irrationnelles que la communication reçoit à l’intérieur de ces formes de vie » (K. O. Apel : ibidem, 204). Ce concept d’un "jeu des jeux" qui attend seulement d’être dévoilé et ensuite réalisé concrètement par tous les joueurs pourvus de raison (ibidem) n’est qu’une nouvelle épiphanie de la pensée forte ou fondationnaliste qui, comme nous l’avons dénoncé tout au long de cet essai, risque toujours de faire coïncider notre jeu de langage particulier avec ce méta-jeu idéal [62].

144Il n’y a donc pas un méta-jeu idéal du droit qui représenterait une sorte de pierre de touche pour tous les jeux de langage juridique historiquement déterminés. Il y a seulement une pluralité de jeux dans lesquels tous les joueurs, en faisant valoir leur propre sens de la responsabilité, peuvent essayer, à partir de leur forme de vie, de projeter des coups nouveaux qui soient plus justes, c’est-à-dire plus conformes à leur « idea of total human flourishing » (H. Putnam : 1981, 134). Dans cette perspective, partant, et dans la mesure où chaque décision juridictionnelle présuppose une précompréhension des attentes de justice de la communauté - et donc une tentative de les réaliser dans le jugement, si l’on veut obtenir le consensus de l’auditoire -, on peut concevoir chaque décision des juges (i. e. chaque construction d’hybrides de fait et de droit) comme une sorte de réalisation toujours partielle, et parfois incorrecte (i. e. contraire aux règles du jeu du droit comme elles se vivent dans l’usage qu’en fait la collectivité), de ce projet de justice qui anime la société. Qui plus est, chaque décision, en essayant de réaliser ce « concept aux contours imprécis » (L. Wittgenstein : 1953, § 71), contribue, paradoxalement, à le façonner, par effet de l’action d’une causalité récursive déjà bien connue.

145Nous avons employé, ci-dessus, le qualificatif "juste", en accueillant une suggestion provenant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Plus précisément, nous nous référons ici à la traduction italienne du concept de "procès équitable" ("giusto processo" en italien, "fair trial" en anglais), tiré de l’art. 6 de la Convention européenne. En effet, comme le confirme justement le lexique des juges de Strasbourg, nous estimons que cet idéal régulatif est plus conforme que celui de "vrai" à l’esprit du jeu du procès et, en général, à l’esprit du jeu du droit. D’ailleurs, l’emploi du concept de vrai pour connoter les hybrides qui sortent du procès pose certains problèmes de nature épistémologique et éthique, que nous avons illustrés tout au long de notre travail.

146Nous avons montré que, du point de vue de notre "constructivisme doux", il n’est pas épistémologiquement correct de dire que le fait établi dans le jeu dialectique du procès est ou n’est pas vrai ou bien est ou n’est pas proche de la vérité (si on prend le terme vrai, comme le fait la conception sémantique de la vérité de Tarsky, comme un synonyme de "correspondant"). Et cela pour la raison qu’il n’y a pas, out there, "un" fait déjà fait, dont la prémisse mineure du syllogisme judiciaire ne serait qu’une copie, mais plusieurs faits, construits, de façon "mite", selon les différentes règles des divers jeux de langage à l’œuvre dans la société. En outre, nous avons remarqué aussi que la « volonté de vérité » (F. Nietzsche : 1887, 147) a engendré, au cours de l’histoire, des pratiques judiciaires répressives et ethnocentristes.

147Pour ces raisons, notre constructivisme modéré nous oblige à mettre de côté la notion de "conditions de vérité" au profit du concept de "conditions d’acceptabilité". Par conséquent, au lieu d’attribuer la vérité ou la fausseté à un fait établi dans le procès, on dira, plus précisément, que ce fait-là est ou n’est pas acceptable, c’est-à-dire qu’il est ou n’est pas conforme aux règles du jeu du droit, règles qui peuvent être subsumées - comme nous l’avons vu - sous le concept plus vaste de justice, tel qu’il est perçu par une communauté réelle qui vit dans un contexte spatio-temporel bien déterminé. A ce propos, on peut partager l’opinion de H. Putnam (1981, X et 54 s.), selon laquelle ces règles - Putnam utilise le mot "critères" - sont rationnelles (nous préférons le terme plus flou de "raisonnables"), mais à la condition d’ajouter, tout de suite après, que ces critères sont « rational given the circumstances, the nature and history, of those who make them » (ibidem, 167).

148Donc, de même que la Cour européenne des droits de l’homme ne cherche pas à vérifier si un certain "fait" est ou n’est pas "vrai", mais plutôt contrôle si une certaine décision (i. e. un hybride fait-droit) a été prise en conformité aux règles du procès équitable ("giusto processo"), ainsi il ne faut pas considérer le fait, qui sort de ce que nous avons appelé "processus de stabilisation des énoncés", comme une copie plus au moins précise du fait "extérieur", mais plutôt comme un factum - qui se situe entre "fiction" et "donnée" - plus au moins conforme aux règles du jeu du droit ; règles floues qui se structurent, au cours du temps, par effet des rapports dialectiques entre tous les autres jeux de langage en réseau et entre ceux-ci et ce que nous avons appelé, avec Peirce, “Objet Dynamique”. C’est cette dialectique infinie qui renouvelle sans cesse les contenus sémantiques des règles et qui permet, par conséquent, à des horizons sémiotiques éloignés et différents de se rapprocher et, grâce à la friction du dialogue, de s’élargir.

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  • A. Tarski (1944) "The Semantic Conception of Truth and the Foundations of Semantics", in Semantics and the Philosophy of Language, L. Linski eds. University of Illinois Press (1952).
  • M. Taruffo (1975) La motivazione della sentenza civile. Padova : Cedam.
  • A. Touffait et A. Tunc (1974) "Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment de celles de la Cour de Cassation", in Revue trimestrielle de droit civil, 72, 487-508.
  • M. Troper (1994) Pour une théorie juridique de l’Etat. Paris : Presses Universitaires de France.
  • C. Varga (1995) Theory of the Judicial Process. The Establishment of Facts. Budapest : Akadémiai Kiadó.
  • G. Vattimo (1981) "Nietzsche e l’al di là del soggetto", in Al di là del soggetto. Nietzsche, Heidegger e l’ermeneutica. Milano : Feltrinelli (1984), 27-50.
  • G. Vattimo et P. A. Rovatti (éd.) (1983) Il pensiero debole. Milano : Feltrinelli (1988).
  • M. Vegetti - C. Sini - S. Natoli (1995) "Pensiero e parola : dialogo sul Cratilo", in Platone, Cratilo. Milano : Egea.
  • M. Vogliotti (1996) "La motivazione dei provvedimenti giurisdizionali", in Giurisprudenza sistematica di diritto processuale penale, sous la direction de M. Chiavario et E. Marzaduri, t. II, 31-83.
  • P. Winch (1964) "Understanding a Primitive Society", in Interpreting Politics, sous la direction de M. T. Gibbons. New York University Press (1987).
  • L. Wittgenstein (1922) Tractatus Logico-Philosophicus. Torino : Einaudi (1964).
  • Id. (1953) Philosophische Untersuchungen (tr. it.). Torino : Einaudi (1967).
  • Id. (1969) On Certainty (tr. it). Torino : Einaudi (1978).
  • G. Zagrebelsky (1992) Il diritto mite. Torino : Einaudi.

Notes

  • [1]
    Les étiquettes "externaliste" et "internaliste" sont empruntées à H. Putnam (1981 : 49). La première désigne le point de vue de ceux qui pensent que l’itinéraire de la connaissance a pour but la superposition de l’esprit à des entités extérieures qui sont totalement indépendantes de l’esprit. La deuxième fait référence à une perspective qui considère que «“what objects does the world consist of ?” is a question that only make sense to ask within a theory or description ».
  • [2]
    Sur les limites d’une logique monotonique pour représenter le raisonnement juridique et sur la nécessité d’instruments logiques nouveaux (logiques non-monotoniques), voir H. Prakken : 1993.
  • [3]
    L’exemple du néopositivisme est, en ce sens, significatif. Pour faire face aux tendances irrationalistes qui paraissaient dominantes dans l’Europe de l’après-guerre, les néopositivistes cherchèrent à délimiter un champ (même restreint) où la raison pouvait fournir des points de repère certains. Les autres domaines, comme celui où il faut se confronter à des jugements de valeur, pouvait être abandonné à l’irrationnel. Or, lorsqu’on s’est aperçu que les sciences empiriques aussi doivent se confronter à des valeurs, même ce petit rempart de la rationalité devait être envahi par l’irrationalisme (voir, amplius, D. Marconi : 1971, 10 s.). Pour se défendre de ce dernier, il faut partant renoncer à un concept fort de raison au profit d’une autre pensée.
  • [4]
    Pour un approfondissement du "climat" culturel du "Cercle de Vienne", voir A. Gargani (éd.) : 1984.
  • [5]
    Comme le dit E. Morin (1986, 232) « la reconnaissance de cette complexité […] requiert le recours à une pensée complexe qui puisse traiter l’interdépendance, la multidimensionnalité et le paradoxe. Autrement dit, la complexité n’est pas seulement le problème de l’objet de connaissance ; c’est aussi le problème de la méthode de connaissance nécessaire à cet objet ».
  • [6]
    Nous avons emprunté au titre du livre "Il diritto mite" de G. Zagrebelsky (1992) le qualificatif de "doux" pour connoter cette pensée complexe car, l’adjectif "faible" (debole), utilisé en Italie par l’école de G. Vattimo (1983), peut entraîner l’équivoque que cette pensée faible soit, en réalité, une pensée de la résignation ; une pensée, donc, derrière laquelle il y a un homme lui aussi "faible". Au contraire, le qualificatif de "doux", grâce à sa double valence sémantique (éthique et épistémologique), évoque une pensée qui plaide, d’un côté, pour une éthique du dialogue et du "compromis" (au sens de H. Kelsen : 1929, 62 et passim) contre une éthique de l’imposition ; de l’autre côté, le même adjectif nous transporte vers une épistémologie du "tiers inclus", loin du manichéisme d’une logique de l’"aut-aut".
  • [7]
    Voilà donc que réapparaît le "tiers", qu’on voulait anéantir dans un des deux bouts de la pensée polaire. Dans les travaux de Perelman (1958 et 1976), par exemple, ce "tiers", qui prend dans ses livres l’aspect d’une "théorie de l’argumentation", est le noyau de sa proposition (épistémologique et éthique) d’une pensée "du raisonnable", qui se place entre la rationalité forte (démonstrative) de la logique formelle et des mathématiques et l’irrationalité du scepticisme radical.
  • [8]
    Voici le mot-clé pour avoir accès à la logique qui, d’après M. Delmas-Marty (Le flou du droit : du code pénal aux droits de l’homme : 1986), régirait le discours juridique. Un autre signe important, donc, de l’émersion du paradigme de la complexité dans le domaine du droit.
  • [9]
    Ce mot riche d’histoire est évoqué ici dans le sens que lui a donné Merleau-Ponty (1955) lorsqu’il oppose à une conception conciliante et "thétique" de la dialectique (thèse, antithèse et synthèse) une conception structuralement instable de cette pensée qui semble se dénaturer dès qu’elle est présentée en forme de thèse. Toutefois, comme le signalent M. van de Kerchove et F. Ost (1992 : 70), cette "dialectique sans synthèse" n’est pas une pensée de l’impossibilité de l’accord ; elle n’est pas réfractaire à l’idée d’un « dépassement qui rassemble », mais à condition que cet accord unifiant soit seulement temporaire. En d’autres termes, « une dialectique sans synthèse est une pensée sans cesse relancée qui renverra dos à dos tant le “négatif pur” que la prétention d’aboutir enfin à un “nouveau positif” ».
  • [10]
    Dans un fragment posthume, Nietzsche (1887-1888, t. I, 206) présente la figure de ces hommes qui ont la force de supporter cette pensée sans fondements derniers. D’après le philosophe allemand, ceux-ci sont « les plus modérés, ceux qui n’ont plus besoin de principes de foi extrême, ceux qui non seulement admettent, mais aussi aiment une bonne partie de hasard, d’absurdité, ceux qui savent penser, au regard de l’homme, avec une réduction importante de sa valeur, sans devenir à cause de ça petits et faibles : les plus riches de santé, ceux qui sont à la hauteur de la plupart des disgrâces - les hommes qui sont sûrs de leur puissance et qui représentent avec un orgueil conscient la force rejointe par l’homme ». Sur la crise du concept de "sujet" dans la pensée métaphysique et sur la figure de l’Uebermensch de Nietzsche, voir, pour une claire introduction, G. Vattimo : 1981.
  • [11]
    Pour l’utilisation de la structure topologique de la bande de Möbius, afin de connoter la logique du dispositif discursif juridique, v. L. Dethier : 1990.
  • [12]
    C’est justement la thèse, d’ailleurs déjà anticipée dans le titre (Le fait du droit), d’un essai de P. Nerhot (1986). Le même caractère "constitutif" du langage juridique est le fil conducteur d’une récente monographie de C. Varga (1995). Le lecteur francophone, qui pense être plus à l’aise dans sa langue maternelle, peut lire un extrait de ce livre (le chapitre n° 5) dans Archives de philosophie du droit, 1996, t. XL, 397-409. Nous nous permettons, aussi, de signaler au lecteur notre compte rendu paru dans ce même numéro de la Revue interdisciplinaire.
  • [13]
    Dans l’aphorisme 481 de sa Volonté de puissance, Nietzsche (1910) radicalise ce caractère interprétatif du fait : « Contre le positivisme, qui s’arrête aux phénomènes en disant "il y a seulement des faits", je dirai : non, il n’existe pas des faits, mais seulement des interprétations. Nous ne pouvons pas établir aucun fait "en soi" : peut-être qu’il est absurde prétendre une telle chose ».
  • [14]
    Pour ce concept-clés de la pensée de G. Bachelard, voir, dans la littérature juridique, J. Lenoble et F. Ost : 1980, 317 s.
  • [15]
    Cette même métaphore du "miroir" a été utilisée par R. Rorty (1979, 15 et passim) pour connoter la perspective épistémologique que nous avons appelée, en suivant la terminologie de Putnam (supra, note 1), externalisme.
  • [16]
    Cette adaequatio mentis et rei est ce que la théorie sémantique de Tarski (1944) indique comme la signification du mot "vérité". Toute autre chose est, par contre, le problème des "critères" de cette vérité, c’est-à-dire des critères en présence desquels on peut dire qu’il y a eu "superposition" parfaite de l’esprit sur la chose. Sur la théorie de la vérité de Tarski, voir D. Marconi : 1984.
  • [17]
    H. G. Gadamer (1960, 475) repère dans ce dialogue de Platon les racines de « l’idéal d’une characteristica universalis », c’est-à-dire les origines du mythe d’un « système de symboles artificiels, univoquement définis », qui correspondrait « sans résidus à la totalité du savoir, à l’être comme objectivité absolue dont on peut disposer ».
  • [18]
    Cette réduction du signifié à l’"objet" (idée ou chose), qui fait que l’acte de « nommer une chose » soit considéré « comme coller à un objet une étiquette qui porte son nom » (L. Wittgenstein : 1953, § 15), est la cible des critiques menées par Wittgenstein dans ses Enquêtes philosophiques.
  • [19]
    Voir toutefois, pour les différences entre le premier Wittgenstein et l’empirisme logique, D. Marconi : 1995, 393.
  • [20]
    « Les limites de mon langage signifient les limites de mon monde. La logique remplit le monde ; les limites du monde sont ses limites aussi » (L. Wittgenstein : 1922, 5.6 et 5.61).
  • [21]
    La même conception de l’interprétation, comme activité "monologique" qui se borne à réfléchir le contenu sémantique univoque et auto-transparent du texte, avait déjà été anticipée, quelques années avant, par l’herméneutique biblique des Réformateurs. Pour Luther, « l’Écriture Sainte est sui ipsius interpres. Il n’y a pas besoin de Tradition pour arriver à la compréhension correcte de celle-là, ainsi que des principes interprétatifs tels que l’ancienne doctrine des quatre sens de l’Écriture ; la lecture de l’Écriture a un sens univoque, qui se manifeste par soi même, le sensus literalis » (H. G. Gadamer : 1960, 213).
  • [22]
    C’est justement ce réductionnisme (que nous avons étendu à tout l’externalisme) que W. V. O. Quine (1951) considère comme un des deux dogmes de l’empirisme.
  • [23]
    Pour Feyerabend, la science ne doit plus être considérée comme la seule discipline qui possède le monopole absolu de la connaissance de la nature. Par conséquent, étant donné qu’il y a « les mythes, les dogmes de la théologie, la métaphysique, et de nombreux autres moyens de construire une conception du monde » (1979, 196), la science, en tant qu’idéologie, « doit être séparée de l’État et particulièrement de l’éducation » (ibidem, 348). A l’école, partant, chaque étudiant devra étudier la science « comme un phénomène historique, et non comme le seul et unique moyen raisonnable d’aborder un problème. Il l’étudiera en même temps que d’autres contes de fées, tels que les mythes des sociétés "primitives", pour avoir les renseignements nécessaires à une libre décision » (ibidem, 349).
  • [24]
    H. Putnam met en lumière cette racine "correspondantiste" de la théorie internaliste de la connaissance. Pour les internalistes, en effet, « a sign that is actually employed in a particular way by a particular community of users can correspond to particular objects within the conceptual scheme of those users. "Objects" do not exist independently of conceptual schemes. We cut up the world into objects when we introduce one or another scheme of description. Since the objects and the signs are alike internal to the scheme of description, it is possible to say what matches what ».
  • [25]
    Ce même auteur (1961, 211) repère dans la subordination de la rhétorique à la dialectique, effectuée par Rodolfo Agricola, le point de départ de la bifurcation entre rhétorique et connaissance. D’ailleurs, la dialectique d’Agricola n’est plus considérée comme une logique du probable, mais comme une logique démonstrative qui se structure en forme de syllogisme. Dès le début du XVe siècle, donc, la rhétorique est reléguée à une simple technique du fleuri et devra attendre jusqu’aux années soixante de ce siècle pour être réhabilitée par le mouvement de la "Nouvelle rhétorique" de Ch. Perelman et de L. Olbrechts-Tyteca (1958).
  • [26]
    Cette dichotomie n’est pas seulement un des pivots autour duquel tourne encore une bonne partie des arguments de la dogmatique juridique, mais elle est à l’origine aussi d’importants effets au niveau institutionnel dans les pays de civil law aussi bien que dans ceux de common law. En ce qui concerne les premiers, par exemple, elle fournit le critère traditionnel pour la détermination de la compétence de la Cour de cassation (cf., pour une problématisation de ce topos, F. Rigaux : 1966, 75 s.). Dans le système anglo-saxon, au contraire, la distinction entre question de fait et question de droit règle les compétences du jury (verdict sur le fait) et du président (direction du procès et résolution des questions juridiques, comme celles, fondamentales, de la law of evidence).
  • [27]
    M. Taruffo met l’accent sur cette fonction idéologique de la théorie du syllogisme : 1975, 163 s. Selon C. Varga (1995, 164), ce modèle aurait été nécessaire pour le fonctionnement correct du droit formel moderne.
  • [28]
    Par effet de l’enthousiasme rationaliste, qui a nourri l’idéal de codification à partir de la fin du XVIIIe siècle, le concept d’interprétation juridique se transforme en celui d’exégèse du Livre de la loi ; dans ce contexte, l’activité de repérage de la règle de droit consiste à "tirer" (agein) mécaniquement "hors de" (ex) la page du code "le" signifié qui est déjà présent, même si c’est parfois de façon latente, dans la lettre de la loi. Pour une présentation claire des présupposés de l’idéal de codification et pour l’indication des causes de la crise actuelle de cet idéal, voir F. Ost : 1987, 16 s.
  • [29]
    Il faut remarquer que ce rôle subalterne, imposé au "fait" par la littérature juridique, ne commence à être mis en question que pendant ces dernières années. A cet égard, J. Carbonnier (1988), dans sa préface à l’œuvre de T. Ivainer consacrée à l’interprétation des faits en droit, a défini cette problématique comme la « sœur Cendrillon de l’Exégèse ».
  • [30]
    A. Giuliani (1966) repère dans la rhétorique d’Hermogène de Tarse (I siècle av. J. C.) le noyau de ce concept classique de preuve : a) une notion de preuve comme argumentum ; dans les limites de la raison pratique il n’y a pas d’espace pour une vérité démontrable, mais seulement pour une ratio probabilis qui s’exerce dans le contradictoire entre les disputants ; b) une théorie des "status", entendus comme des centres d’argumentation à l’intérieur desquels on sélectionne les preuves sur la base des différents types de controverses. Cette doctrine de la pertinence (relevance), unie au souci d’éviter la vitiosa argumentatio, est à l’origine du système des règles d’exclusion. Si, dans le domaine du droit, il n’y a pas de place pour une pensée forte et définissante, toutefois ce caractère aporétique de la dialectique juridique n’aboutit pas au scepticisme ou à l’anarchisme de l’héristique, « dans laquelle la théorie de la controverse paraît plutôt un cas particulier de la théorie de la lutte et de la guerre » (ibidem, 111). Si la recherche (inventio) ne peut pas être réglée par des pistes "positives" qui mèneraient nécessairement à la vérité, elle peut bien être guidée par une série de "négations" qui empêchent de parcourir certains cheminements "dangereux" ; c) le principe de la charge de la preuve, fondé non seulement sur des raisons logiques - ou "utilitaristes" comme dans la pensée de Bentham (Id. : 1961, 239) - mais aussi sur des considérations éthiques (cf., par exemple, la présomption d’innocence).
  • [31]
    Cette valance garantiste des preuves légales à l’époque de l’ancien régime est reconnue un peu par toute la littérature juridique en matière ; cf., parmi les derniers, L. Ferrajoli : 1989, 178, note 72.
  • [32]
    La menace de la peine d’excommunication latae sententiae pour ceux qui ne collaboraient pas au succès de la juste cause de l’Inquisition concourait en plus, de façon particulièrement efficace, à encourager la délation. Sur les deux types d’inquisition, voir I. Mereu : 1979, 201 s. ; quant à la peine d’excommunication, on peut lire, à titre d’exemple, l’Édit général du Saint Office de Crémone de 1623, commenté par C. Carena : 1655, Pars II, Tit. IX, De obbligatione denunciandi.
  • [33]
    La pratique de la torture fut légitimée à l’occasion des procès contre l’haeretica pravitas par la bulle Ad extirpanda (1252) du pape Innocence IV et représenta très tôt un modèle inspirateur pour les procédures criminelles des tribunaux laïques, relatives aux crimes de lèse-majesté ; amplius in H. C. Lea : 1888, 490 s.
  • [34]
    Cette conception démonstrative de la logique du juge a encore aujourd’hui une évidente épiphanie dans la forme des arrêts de la Cour de cassation française. Voici le portrait très significatif que A. Bancaud (1993, 212-213) trace du juge appartenant à ce collège : « le magistrat parfait est maître dans cet art autoritaire de dire le droit qui illégitime comme irrationnelles les contestations, qui dépossède le justiciable de sa liberté de penser pour le soumettre totalement à l’autorité rationalisée de la justice, qui "resserre", "enchaîne", "subordonne", comme le sont les propositions dans un arrêt de la Cour de cassation. […] Homme de certitudes, réelles ou feintes, le juge prétend énoncer des certitudes raisonnées, objectives, mieux : évidentes ; des vérités devant lesquelles on ne peut faire que ce qu’il fait lui-même : s’incliner et admirer, "céder". […] Tout a été dit et plus rien ne reste à dire, plus rien ne peut être dit, plus rien ne doit être dit ». Pour une critique vibrante du style "brachylogique" des « attendu que… », voir A. Touffait et A. Tunc : 1974. En ce qui concerne l’Italie, dans une étude consacrée à l’analyse des motivations des jugements pénaux, nous avons dénoncé une utilisation inadéquate et parfois "politique" de la logique démonstrative ("forte") dans certains arrêts de la Cour de cassation (M. Vogliotti : 1996, 39 s.).
  • [35]
    Il ne s’agit là que de quelques-uns des qualificatifs avec lesquels les juristes italiens de l’École "positive" dénigraient le principe de la présomption d’innocence ; voir, par exemple, E. Ferri : 1880, II, 307-309. Les mêmes attaques à cette garantie seront menées aussi, quelques années plus tard, par un des principaux représentants de l’École "technico-juridique" : Vincenzo Manzini. D’après celui-ci (1912, 54), « la croyance commune que dans le procès pénal il y a en faveur du prévenu une présomption d’innocence » serait complètement fausse. Il n’y aurait « rien de plus paradoxal et contradictoire. Il suffit de penser aux cas de détention provisoire, au secret de l’instruction et au fait même de l’imputation. Si cette dernière représente justement et nécessairement une présomption de culpabilité, comment peut-on admettre qu’elle équivaut à son opposé ? […] D’ailleurs, la pratique des juges a fait et elle est en train de faire justice sommaire de telle absurdité théorique inventée par l’empirisme français. La présomption, en plus, est un moyen indirect de preuve qui tire une conviction absolue ou relative de l’expérience commune. Or, voudrait-on admettre que l’expérience historique et collective nous montre que la plupart des prévenus sont innocents ? ».
  • [36]
    Celle-ci est la position classique de la philosophie de la science jusqu’à K.R. Popper : 1957, 52 s.
  • [37]
    Sur la "sémantique à dictionnaire" comme modèle pour une pensée forte, c’est-à-dire pour une pensée qui repose sur un certain nombre de radicaux sémantiques (tels que les idées platoniciennes et lockiennes ou bien les paroles-objets de l’atomisme logique, dont la signification est le résultat d’une ostentation primaire, qui les a ancrées à une donnée empirique primaire et indivisible), cf. U. Eco : 1983, 52 s.
  • [38]
    On peut affirmer que cette même position est aussi l’arrière-plan sémiotique de la jurisprudence des concepts. En effet, cette école croit que les mots de la loi ont un « significato proprio » (art. 12 des Preleggi du code civil italien du 1942) et qu’une des tâches de la "science juridique" revient à se demander, par exemple, « "qu’est-ce que c’est vraiment" qu’un negozio giuridico ou un droit subjectif » (U. Scarpelli et C. Luzzati : 1995, 280).
  • [39]
    « Mais quelle est notre faute à nous enfin, si les mots, en eux-mêmes, sont vides ? Vides, mon cher. Et vous les remplissez de votre sens, dès que vous me les dites ; et moi, lorsque je les accueille, inévitablement, je les remplis de mon sens à moi. Nous avons cru de nous entendre ; nous ne nous sommes pas entendus du tout ». (L. Pirandello : 1926, 47).
  • [40]
    Voir U. Eco : 1962 et, dans la littérature juridique, H. L. Hart : 1961, 146 s. et H. Kelsen : 1960, 382 s.
  • [41]
    Ce processus d’internalisation de l’objet se fait encore plus intense à l’intérieur de l’aile radicale du courant des Critical Legal Studies. Pour ces juristes -que ses détracteurs, comme D. C. K. Chow, appellent nihilists- « all objects are mental constructs and all knowledge is ultimately derived from the human subject […] with no necessary tie to the external world, if there is one » (D. C. K. Chow : (1990, 264). Dans ce mentalisme radical, partant, « no one can properly claim to describe the world accurately : Anything anyone says is as likely to be wrong as it is to be right, and anything is as likely to be right or wrong as anything else. If one takes nihilism seriously, it is impossible, or in any event fruitless to describe the world ; all possible descriptions are equally invalid because we cannot be sure that any description is reliable » (J. W. Singer : 1984, 4). Cet internalisme de Singer est partagé aussi, entre autres, par G. Peller (1985, 1166 s.) et par M. G. Kelman (1984, 303 s).
  • [42]
    C. Varga (1995, 22) souligne que, même Jerome Frank, une des plumes les plus corrosives du réalisme américain, « did not realize the difference in category by which the judicial establishment of facts deviates from the everyday or scientific cognition ». Autrement dit, ce juriste américain ne met pas en doute la conception du fait comme événement physique, à établir, dans son objectivité empirique, avec la méthode de la science. Avec cette différence, que, contrairement à la science, la gnoséologie judiciaire n’a pas affaire à des faits empiriques, qui sont immédiatement présents aux sens de l’homme, mais à des faits historiques qui, ne pouvant pas faire l’objet direct des sensations humaines, sont nécessairement métabolisés, et donc corrompus, par la subjectivité des acteurs du procès.
  • [43]
    Cf., notamment, J. Frank (1930, XI s.). Pour une critique encore plus radicale, qui non seulement touche ce mythe de la sécurité juridique, mais encore prend pour cible presque tous les autres postulats de la pensée juridique traditionnelle, on renvoie à la vaste littérature des Crits. Pour un aperçu critique de cette constellation polymorphe du ciel de la théorie juridique contemporaine, voir D. C. K. Chow : 1990.
  • [44]
    Il nous semble que le courant le plus radical des Crits finit lui aussi par tomber dans le piège de cette pensée simple. En effet, sa lutte iconoclaste dirigée contre toutes les frontières de l’épistémologie et de la pensée juridique traditionnelles, loin d’affranchir le jeu du droit de tous les fantasmes évoqués, tout au long des siècles, par la pensée métaphysique, finit en réalité par les remplacer par un autre mythe, celui d’une autonomie absolue de l’individu. Comme le dit D. Chow (1990, 288), à l’intérieur d’un monde dominé par le « radical subjective idealism » des nihilists, « individual autonomy is the clear winner in all instances of possible conflict. Each individual has the ultimate choice of how to lead his or her own life, and no other, individual, judge or public law can coerce the individual into making choices that individual does not independently and voluntarily find to be a good choice. Each individual […] becomes the ultimate ruler of his own fate » (cf., à ce propos, cette déclaration de J. W. Singer (1984, 55) : « there is no "idea of the good" out there, waiting to be discovered. "Doing just what you like" is redundant - there is nothing else to do but what you like »). La destruction de l’image d’un Fait et d’un Droit "forts", qui fondent le jeu du langage juridique, laisse le cadre vide pour accueillir l’image opposée d’un fait, qui n’est autre chose qu’une libre construction de l’esprit, et d’un droit qui est « infinitely manipulable » par des juges, qui « impose their personal views of law » (J. W. Singer, ibidem, 10 et 53). A nouveau, apparaît ici la pensée a-dialectique : du "monologue" d’un objet "fort" (Dieu, Nature, Raison, Donnée empirique brute), au "solipsisme" d’une foule de sujets "faibles".
  • [45]
    H. Kelsen : 1960, 382 s. Voir, à propos de cette doctrine, les remarques de C. Varga : 1995, 170 s.
  • [46]
    Cf., à cet égard, F. Ost (1990, n° 179, 18), qui reprend une idée de J. Brown (exprimée dans Law and Evolution, in Yale Law Journal, 1929, 394), un des représentants du courant multiforme du réalisme américain.
  • [47]
    Pour le concept de cohérence (normative et narrative), voir N. MacCormick (1984).
  • [48]
    Pour une contribution qui problématise la distinction classique entre contexte de découverte et contexte de justification, dans le domaine judiciaire, cf. T. Mazzarese : 1995. D’ailleurs, quelques années avant et dans son propre domaine, P. Feyerabend (1979 : 180 s.) avait déjà critiqué cette même distinction, chère à la philosophie de la science poppérienne.
  • [49]
    Le fait que la proximité à ce foyer originaire de sens soit plus au moins grande est une question, en bonne partie, secondaire, qui concerne le degré d’optimisme gnoséologique des différentes âmes de cette perspective épistémologique : les modes concrets de réalisation de ce programme sont différents, mais l’animus cognoscendi est toujours le même.
  • [50]
    Voici une belle phrase de G. Bachelard (1934, 15) qui va dans le sens que nous avons envisagé plus haut : « au-dessus du sujet, au-delà de l’objet immédiat, la science moderne se fonde sur le projet ». De son côté, dans une remarquable étude consacrée aux rapports (épistémologiques, éthiques et juridiques) de l’homme à la nature, F. Ost (1995) propose d’abandonner les couples conceptuels polaires "nature-objet" et "nature-sujet" au profit d’un rapport complexe entre l’homme et la nature ("nature-projet").
  • [51]
    Il est évident que le même discours peut être fait aussi à propos du Sujet.
  • [52]
    C’est justement l’idée que H. G. Gadamer (1960, 356-357) représente dans la figure célèbre de la « fusion des horizons ». En effet, pour Gadamer, la fusion des horizons de l’interprète et du texte n’est pas tout simplement la « construction d’un horizon unique » (ibidem, 357) ; la situation herméneutique n’est « ni une forme de rapport empathique avec l’individualité de l’autre, ni une soumission de l’autre à nos critères, mais elle entraîne toujours une élévation à une universalité supérieure, qui ne dépasse pas seulement sa propre particularité, mais aussi celle de l’autre » (ibidem, 355).
  • [53]
    Pour cette critique de la figuration du concept (idée platonicienne ou icône mentale) comme "ingrédient" des objets et pour l’expression "ressemblances de famille", voir L. Wittgenstein : 1953, § 65 s.
  • [54]
    Une, parmi les premières attaques dirigées contre l’équité, provient d’Agricola. Cf., sur ce point, A. Giuliani : 1961, 219.
  • [55]
    Même dans l’ouvrage de H. Kelsen (1960, 389), il y a un secteur de l’herméneutique juridique où l’activité interprétative est dissociée du moment d’application. C’est le cas de la science juridique, dont la tâche « ne peut consister qu’à tirer toutes les significations possibles d’une norme juridique ». Dans cette perspective, la disposition, entendue comme « schéma normatif » (p. 382), est analysée à contre-jour, indépendamment du cas concret, afin de repérer toutes les normes possibles cachées dans la sémantique de la loi.
  • [56]
    Dans les pratiques judiciaires de l’ancien régime, lorsqu’il fallait identifier le responsable d’un homicide, on faisait passer devant le mort tous les suspects, car on supposait que quand le "verus homicida" serait devant le cadavre, du sang sortirait des blessures. Pour d’autres renseignements, sur ce type de jugement, cf. F. Cordero : 1995, 553 s.
  • [57]
    Pour une application de ce concept des "boucles étranges" au domaine juridique, voir M. van de Kerchove et F. Ost (1988 b, 105 s.)
  • [58]
    Pour une analyse approfondie de cet argument de Wittgenstein on renvoie à l’étude de S. Kripke : 1982.
  • [59]
    Du point de vue épistémologique, ce principe est la conséquence de la perte du monopole axiologique que la vérité comme adaequatio possédait dans la juridiction. En effet, comme nous l’avons vu dans le § 2.1., si la vérité est considérée comme la valeur principale du procès et si on croit qu’elle est un but qu’on peut, tôt ou tard, atteindre (à la condition de suivre la méthode correcte), il s’ensuit que l’inquisitio du juge ne doit jamais être arrêtée avant que cette vérité ne soit enfin dévoilée. Une fois qu’on accepte l’idée de l’inexistence d’une vérité unique (i. e. la même pour tous les jeux de langage et de type transparadigmatique), déjà préétablie et qui attend seulement que quelqu’un la dévoile, il faut accepter que le jeu du droit aussi puisse établir les règles de construction de son "fait", en "coopération conflictuelle" avec les autres jeux à l’œuvre dans la société. Or, parmi ces règles, on peut bien repérer celle qui fixe le délai officiel de clôture du jeu du procès. Il faut remarquer, toutefois, que cette règle, qui arrête le flux dialectique du fait et du droit sur la bande, n’est pas une parmi les règles d’un hypothétique "jeu des jeux juridictionnels", mais le résultat d’un acte de consensus d’une communauté déterminée. C’est cette communauté qui estime la règle qui empêche une réouverture infinie de l’enquête comme étant conforme à son idéal de "juste". En effet, on considère que l’imposition, sur le prévenu, de l’épée de Damocles d’un procès toujours pendant n’est pas moralement acceptable. Par contre, une autre forme de vie - qui préférerait l’objectif de la "volonté de savoir" coûte que coûte ou bien celui de la défense sociale aux raisons liées à la protection de la vie et de la dignité humaines - pourrait estimer cet institution contraire à son axiologie. Cela n’empêche pas de critiquer les valeurs de cette forme de vie, comme le voudraient, par contre, certains relativistes radicaux comme, par exemple, P. Winch (cf., supra, § 2, section 2). Ce que nous voulons dire, c’est seulement que cette critique ne découle pas d’un méta-jeu transcendantal, mais qu’elle prend origine dans un jeu historiquement et socialement déterminé.
  • [60]
    Voir, en ce sens, la citation de J. Esser (1972, 136) rappelée à la fin du § 3.2.
  • [61]
    Voir, à propos de la notion de "situation idéale de discours" de Habermas, considérée comme la condition de rationalité de toute argumentation, R. Alexy (1978, 119 s.). Cette entité transcendantale peut être considérée comme l’équivalent de l’auditoire universel de Perelman (voir, en ce sens, M. Atienza : 1991, 182).
  • [62]
    C’est d’ailleurs ce que nous invite à croire Apel même (1973, 204), lorsqu’il affirme que la marche vers la réalisation de cet idéal de la communauté illimitée de la communication coïncide avec l’histoire de la civilisation occidentale. A ce propos et pour une critique pointue de ce concept de "jeu des jeux", voir D. Marconi : 1987, 157 s.
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