Couverture de RIEJ_036

Article de revue

Le Code civil du Québec: incivilité ou opportunité ?

Pages 15 à 25

Notes

  • [1]
    Pierre Legrand, European Legal Systems Are Not Converging, [1996] 45, International and Comparative Law Quarterly 52, p. 61.
  • [2]
    Pierre Bourdieu, La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique, in Actes de la recherche en science sociale, n° 64, septembre 1986, p. 3 et s.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Pierre Legrand, De la profonde incivilité du Code civil du Québec, p. 3.
  • [5]
    Ibid, p. 5.
  • [6]
    François Ost, La codification, une technique juridique pour aujourd’hui ?, in L’État propulsif, Contribution à l’étude des instruments d’action de l’État, Publisud, 1991, p. 244.
  • [7]
    Ibid, pp. 243 et 244.
  • [8]
    Ibid, p. 249. Le terme « légitimité » correspond ici à ce que François Ost décrit comme « les boucles récursives », c’est-à-dire ce processus de validation de la norme qui passe par ceux qui sont appelés à appliquer la norme tout comme par ceux à qui elle s’applique.
  • [9]
    L’expression est empruntée à Jean Carbonnier, Sociologie Juridique, Paris, PUF, 1978, p. 32.
  • [10]
    Maurice Tancelin, Les faiblesses logiques du Code civil du Québec, in Scintillae iuris, Studi in memoria di Gino Gorla, t. II, Milan, Giuffrè, 1994, p. 960.
  • [11]
    Acte pour pourvoir à la codification des lois du Bas-Canada qui se rapportent aux matières civiles et procédurales. Statut de la province du Canada, 1857, 20 Vict., c. 43; Loi concernant la révision du Code civil, 1954-1955, L.Q., ch. 47.
  • [12]
    En 1857, la loi prévoyait l’approbation du Parlement du Canada Uni, en 1955 celle de l’Assemblée nationale du Québec.
  • [13]
    Les expressions législateur[s] juridique[s] et législateur politique sont utilisés dans le sens que leur attribue Jacques Commaille, L’esprit sociologique des lois, PUF, Paris, 1994.
  • [14]
    Pierre-Basile Mignault, L’avenir de notre droit civil, (1922) 1 R. du D. 104, page 116.
  • [15]
    Danielle Pinard, Les dix ans de la Charte canadienne des droits et des libertés et le droit civil québécois: Quelques réflexions, (1992) 24 Ott. Law. Rev. 193, page 197, (note 1).
  • [16]
    Acte pour pourvoir à la codification des lois du Bas-Canada qui se rapportent aux matières civiles et procédurales, Statut de la province du Canada, 1857, 20 Vict., c. 43.
  • [17]
    Supra, note 5, p. 3.
  • [18]
    Brian Young, The politic of Codification. The Lower Canadian Civil Code of 1866, Québec, McGill-Queen’s University Press, 1994, pp. 129 et 135.
  • [19]
    Ibid, pp. 84 à 98.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Claude Masse, Le dépôt du projet du Code civil du Québec. Une atteinte inacceptable au débat démocratique, La Presse, 27 février 1991, p. B-3; G. Guilbault, Paul-André Crépeau: Sans comparaison !, in Maîtres, vol 3, v° 1, janvier 1991, p. 34.
  • [22]
    Les événements ci-après décrits ont été repris du texte de Paul-André Crépeau, La réforme du Code civil du Québec, (1979) 38 Rev.int.dr.com., p. 269 et s.
  • [23]
    Ibid, p. 281.
  • [24]
    L’analyse des débats parlementaires, de même que des entrevues avec le ministre de la Justice de l’époque et le professeur Paul-André Crépeau chargé de la codification, pourraient permettre de mieux comprendre pourquoi un projet d’une telle envergure est demeuré lettre morte.
  • [25]
    Supra, n°14. Voir également: Pierre Lascoumes, Pluralité d’acteurs, pluralité d’actions dans la création contemporaine des lois, in Acteur social et délinquance. Une grille de lecture du système de justice pénale. En hommage à Christian Debuyst, Liège-Bruxelles, Mardaga, 1990, p. 152.
  • [26]
    André-Jean Arnaud, L’avant-dire-droit législatif. Contribution à une sociologie de la création de la norme juridique, in La création du droit ; aspects sociaux, Éditions du CNRS, Paris, 1981, p. 35 et s.
  • [27]
    Pour ne citer qu’un seul exemple, le Québec est la province canadienne où l’on enregistre le plus d’unions de fait et de familles monoparentales, en majeure partie des femmes qui vivent sous le seuil de la pauvreté et qui sont dépourvues de recours alimentaire pour elles-mêmes. Cette réalité sociale est complètement ignorée par le Code. Pourtant, déjà en 1978, l’Office de révision avait proposé des modifications législatives pour protéger les conjoints de fait. Si, à cette époque, ces modifications pouvaient être jugées avant-gardistes, en 1994 elles devenaient une nécessité.
  • [28]
    La perception des acteurs sociaux est cependant différente. Le Code est vu comme une nouvelle forme d’impérialisme des avocats, devenus indispensables dans bien des domaines qui ne nécessitaient pas auparavant l’intervention du droit.
  • [29]
    Daniel Jutras, texte non encore publié dont l’auteur nous a fourni copie.
  • [30]
    H. Patrick Glenn, Le droit comparé et l’interprétation du Code civil du Québec, in Le nouveau Code civil interprétation et application, Les journées Maximilien Caron 1992, Les Éditions Thémis, Montréal, 1993, pp. 175 à 222.
  • [31]
    Nous ne pouvons partager la vision statique de Pierre Legrand concernant les travaux des juristes québécois. Il est vrai que l’intégrisme civiliste a marqué pendant une longue période la doctrine québécoise. Ce fait trouve des explications historiques et politiques non négligeables. Cependant, les menaces qui ont pesé longtemps sur le droit civil québécois s’étant peu à peu estompées, les travaux contemporains prennent une toute autre orientation.
  • [32]
    Ce qui est somme toute un phénomène nouveau dans le paysage juridique québécois, les travaux collectifs de réflexion portant sur le droit au Québec regroupent, dans la majeure partie des cas, des textes de juristes francophones et anglophones.
« It is mythology which performs the mediation between the objective conditions in which a legal community lives and the manner in which it tells itself and others about the way it lives. It is also mythology that captures the symbolic and symbolising attributes with which a legal community describes itself. This means that the comparatist must illuminate the stories (or narratives) a legal culture tells about itself, both to others and to itself. » [1]

1Un texte de loi, aussi fondamental soit-il, n’est que le début d’une narration. Il revient aux acteurs sociaux et juridiques, une fois ce texte édicté, d’en poursuivre la lecture et l’écriture. Et lorsque le comparatiste éclaire cette narration, il doit se méfier du formalisme, qui « affirme l’autonomie absolue de la forme juridique par rapport au monde social », comme de l’instrumentalisme, qui « conçoit le droit comme un reflet ou un outil au service des dominants » [2].

2Au cœur du débat nationaliste qui divise la société québécoise, il est tentant, lors de l’étude de l’élaboration de la norme, d’adopter l’une ou l’autre de ces approches: le formalisme peut servir à camoufler le politique, à l’inverse l’instrumentalisme à colorer politiquement le texte de loi. Entre ces deux positions extrêmes n’existe-t-il pas cependant une « autonomie relative du droit » [3], plus proche, elle, de la réalité?

3En affirmant que le « Code civil du Québec de 1994 choisit […] de nier la réalité anglophone québécoise » [4], qu’il « se fait l’apôtre d’un nationalisme francophone outrancier » [5] et qu’il est, somme toute, un code ethnocentrique, Pierre Legrand adopte une approche instrumentaliste. Paradoxalement, il dépeint un code réussi, digne d’être comparé à ceux adoptés au siècle dernier. Car, de fait, et ironiquement, les grandes codifications coïncident avec un « processus d’identification nationale » [6] et si, les conclusions de Pierre Legrand sont exactes, le Code serait incontestablement le fait d’un « despotisme éclairé » [7].

4Or le Code civil du Québec n’est pas un code réussi. Preuve en est que, plus de deux ans après son adoption, ce Code fait toujours l’objet de vives critiques et qu’il n’a pas encore acquis la « légitimité » [8] que l’on devrait attendre d’un texte aussi fondamental.

5Qu’une forme de despotisme ait pu animer certains des acteurs qui ont présidé à son adoption reste à démontrer. Mais peu importe les conclusions auxquelles conduirait une recherche sociopolitique sur ce point, si despotisme il y a, il ne s’agit certes pas d’un despotisme éclairé: le despotisme éclairé suppose une vision précise qui s’inscrit dans « un plan continu » [9] du politique. Un code adopté à « l’état de brouillon » [10] comme on l’a proposé au sujet du Code civil du Québec, pourrait être vu, au mieux, comme une forme de despotisme en déroute, mais, selon nous, dans une perspective plus réaliste, le produit d’un ministre pressé de laisser sa marque.

6Aucun code civil n’est totalement apolitique. Cette remarque vaut tant pour le Code civil du Bas Canada que pour le Code civil du Québec. Il serait vain de taire le fait que ce dernier Code fut présenté, à grand renfort de publicité, par le ministre de la Justice de l’époque comme le projet de la Société québécoise et non pas comme celui d’une société ordinaire. Par contre, il faut se demander si le discours politique concourt avec la réalité juridique.

7Contrairement à Pierre Legrand, il nous paraît difficile de lire entre les lignes du Code une représentation nationaliste de la société québécoise.

8Par contre, il est incontestable que le Code comporte de nombreuses lacunes dont l’une, et non la moindre, est une version anglaise atrophiée, que l’on peut effectivement voir comme une marque d’incivilité à l’égard de la population anglophone.

9Le virage unilingue francophone au Québec n’est pas sans avoir affecté la rédaction de la version anglaise des lois québécoises et le Code civil, à l’image des autres lois adoptées ces dernières années, est le résultat d’une traduction a posteriori du texte français, plutôt que d’une rédaction concurrente.

10Est-ce là un phénomène en soi si étrange? Le Code civil du Bas Canada et le Projet de Code civil de 1978 furent précédés d’une loi cadre [11]. La loi prévoyait les éléments essentiels de la codification, telles la rédaction de versions en langue française et anglaise et l’obligation de déposer, pour fin d’approbation par le Parlement [12], des rapports explicatifs, également rédigés dans les deux langues. Par la suite, le gouvernement mandatait des personnes chargées de procéder à la codification.

11Le Code civil du Québec de 1994 rompt systématiquement avec cette tradition. Le texte anglais fut construit « subséquemment » à la version française, ce qui en soi n’a rien de bien différent du mode de rédaction du Code civil du Bas Canada, mais qui, par ailleurs, diffère totalement du modèle retenu par l’Office de révision du Code civil. Mais plus encore, le Code n’est pas le produit de « législateurs juridiques » mais celui d’un « législateur politique » [13], incarné par le ministre de la Justice de l’époque.

12Pour saisir l’impact politique réel du Code civil du Québec, l’étude de la transformation du mode de production de la norme est essentielle. Cependant, l’on doit, pour ce faire, prendre soin d’éclairer les différentes facettes de ce mode de production de la norme de manière à tracer les contours, parfois flous, entre le discours juridique et le discours politique et surtout chercher à quoi correspond l’autonomie relative du Code.

13Ainsi, il est incontestable que le Code civil, au Québec, a été longtemps brandi comme l’un des symboles de la résistance du fait français en Amérique du Nord Britannique. Figure mythique ou monument législatif dans l’imaginaire politique et juridique, il fut souvent récupéré au profit du discours politique. Considéré, aux côtés de la langue française et de la religion catholique, comme l’un des héritages les plus précieux reçus par nos pères [14], il a été par la suite remis au goût du jour sous la bannière de la société distincte [15].

14Et pourtant le premier Code civil québécois, qui indéniablement s’inscrivait dans un plan politique, ne correspond ni par son contenu, ni par le mandat confié aux codificateurs, au discours politisé auquel il a été associé par la suite.

15Pour s’en tenir uniquement aux aspects abordés par Pierre Legrand, il est vrai que la loi adoptée par le Parlement du Canada Uni en 1857 [16] prévoyait la rédaction bilingue d’un code civil et des rapports explicatifs, qui devaient le précéder.

16Mais faut-il encore préciser qu’à cette époque une part significative de la population et des juges anglophones n’était pas apte à lire et comprendre les écrits rédigés en français; que les deux versions ont donné lieu à bien des querelles stériles.

17De plus, l’affirmation selon laquelle « les commissaires et leurs secrétaires, tous à même d’opérer à la fois en français et anglais, entreprirent d’établir les deux versions du code civil concurremment, les textes français et anglais s’abreuvant sans cesse l’un à l’autre en cours de rédaction [17] » est difficile à soutenir lorsque l’histoire témoigne qu’aucune partie de ce Code ne fut écrite concurremment. Les différentes parties de ce texte furent rédigées soit en français soit en anglais, selon la langue maternelle des codificateurs et par la suite traduites dans l’autre langue [18]. Il est notoire que le juge Day, l’un des trois codificateurs, ne maîtrisait que très peu le français [19]. Enfin, il aurait été bien difficile pour les codificateurs d’écrire ce texte concurremment puisqu’ils travaillaient seuls et ne se rencontraient que rarement [20].

18Pris isolément, ces faits sont véridiques. Cependant, les mentionner sans aucune nuance pourrait laisser présumer que le Code a été rédigé uniquement pour les besoins de la population anglophone québécoise et que les deux versions de ce texte eurent un effet plus néfaste que bénéfique. Ce serait évidemment déformer l’histoire en ne considérant pas, entre autres, le contexte difficile, sur le plan des sources, dans lequel se développait, à l’époque, le droit civil au Québec, le besoin incessant d’un éclaircissement de ce droit et le fait que les versions anglaise et française du Code ont permis à l’interprète, dans certains cas, une meilleure compréhension de ce texte.

19Par contre, ce qui nous semble plus fondamental et que Pierre Legrand omet de signaler, c’est la façon dont fut produit le Code civil du Québec de 1994. Aucune loi cadre n’a guidé la révision de ce Code. Ce texte fut précédé par le dépôt d’un Projet de Loi portant sur la réforme du Code civil en 1990 et c’est ce projet étudié et révisé par une sous-commission, pendant quatre mois, qui fut adopté en 1991 et qui est entré en vigueur en janvier 1994. Peu de débats démocratiques ont entouré l’adoption du Code, situation que les juristes n’ont pas manqué de dénoncer publiquement [21]. Seul un discours de présentation, prononcé par le ministre de la Justice, a précédé l’adoption du Code civil du Québec et aucun exposé des motifs n’a été déposé devant l’Assemblée nationale pour fin d’approbation.

20Un code civil contemporain produit et adopté en l’espace de quelques années, et ce lorsque sa révision s’est échelonnée sur plus de 20 ans sans pour autant donner lieu à une réforme complète, laisse planer de sérieux doutes sur la façon dont ce Code a été produit et surtout sur les motivations politiques de ceux qui ont présidé à son adoption. De fait, l’on assiste à une rupture systémique dans le mode de production de la norme, laquelle se traduit par la disparition de législateurs juridiques et l’hégémonie d’un législateur politique.

21En 1857, trois commissaires et deux secrétaires avaient été chargés de la rédaction du Code. Quant au Projet de Code civil présenté en juin 1978 devant l’Assemblée nationale, il était avant tout une œuvre de réflexion collective [22]. Cent cinquante juristes ont participé à ce vaste projet, en plus des divers experts consultés sur certaines questions Particulières. Quarante-Trois Comités ont révisé l’ensemble des matières contenues au Code Civil. Ces comités restreints, composés de trois à sept juristes (juges, praticiens, fonctionnaires et professeurs), étaient chargés de rédiger les divers projets de réforme, en français et anglais. Ce projet a été soumis à des consultations publiques. A la lumière des observations recueillies, les différents rapports ont été révisés, toujours dans le souci d’assurer la cohérence interne des textes en langue française et anglaise, et ce afin d’éviter les querelles stériles qu’avaient engendrées les deux versions du Code civil du Bas Canada[23]. Et l’on peut effectivement parler, dans le cas du Projet de Code civil, de versions rédigées concurremment.

22L’absence d’une volonté politique forte semble avoir eu raison de ce Projet, puisque seule la réforme du droit de la famille fut adoptée en 1980, et encore, en partie.

23En adoptant le Projet de Code civil, le Québec aurait été l’une des premières sociétés contemporaines à procéder à une réforme complète de son Code civil. Faute de précédent ou par crainte d’introduire des changements radicaux dans le droit civil, il semble que le modèle français fut favorisé, c’est-à-dire une révision sectorielle, chapitre par chapitre. Mais sont-ce là les véritables raisons du rejet quasi total du Projet ou seulement une croyance répandue dans la communauté juridique?

24Peu d’auteurs se sont intéressés aux raisons qui ont conduit le gouvernement de l’époque à ne pas adopter le Projet de Code civil. Pourtant, les raisons, qualifiées de mystérieuses par Pierre Legrand, pour lesquelles ce Projet ne fut pas entériné par le législateur peuvent sûrement être expliquées en partie [24] et, selon nous, devraient l’être.

25Le Projet de Code civil fut relégué aux oubliettes et le discours officiel fut celui d’une révision par étapes. Cependant, et l’histoire en témoigne, cette approche n’a pas non plus été retenue: cent vingt-cinq ans après l’adoption du Code civil du Bas Canada, entre en vigueur le Code civil du Québec.

26Ce texte produit et adopté de manière précipitée soulève bien des questions. Fallait-il absolument délaisser le mode de révision chapitre par chapitre ? Le Code était-il devenu désuet à un point tel qu’il devenait essentiel de procéder à sa révision complète ? Mais plus délicate encore est la question de savoir si l’adoption d’un nouveau Code visait avant tout à assouvir des ambitions politiques. Pour répondre à ces questions de manière adéquate, une étude « sociopolitique du droit » devrait être effectuée pour éclairer « la mise en forme juridique » contenue dans la « boîte noire » [25].

27Le Code civil du Québec est incontestablement le fruit de légistes, le produit d’un modèle législatif technocratique, modèle de plus en plus fréquent dans la législation contemporaine, mais qui, de toute évidence, semble inadéquat dans le cadre de la réforme d’un code civil.

28Certes, le Projet de Code civil préparé par l’Office a servi de base de travail dans l’élaboration du nouveau Code, mais un découpage tel a été opéré qu’on ne peut plus reconnaître la ligne directrice qui avait guidé le Projet. Ce découpage a entraîné l’abandon quasi total de la version anglaise. Cette dernière constitue désormais une piètre traduction de la version française, laquelle par ailleurs présente également de nombreuses lacunes.

29Devant ces faits indiscutables, à l’égard de qui le législateur politique a-t-il fait preuve d’incivilité: l’ensemble de population québécoise et des juristes ou uniquement la portion anglophone de celle-ci?

30A l’instar de Pierre Legrand, nous croyons que le pluralisme de la société québécoise a été totalement ignoré par le législateur politique. Cependant, la minorité anglophone ne constitue pas la seule composante du pluralisme québécois.

31Malgré le fait que le Code soit présenté comme mettant l’accent, dorénavant, sur la personne plutôt que les biens, ce ne sont pas les intérêts de la bourgeoisie francophone et anglophone qui sont oubliés par ce Code. Si « l’avant-dire-droit » [26] avait été considéré en 1978 dans l’élaboration de la norme, il n’est certes plus à l’ordre du jour. Se servant du Projet de Code civil, comme si aucun changement social n’était survenu depuis plus de quinze ans, le législateur politique n’a pas jugé bon, semble-t-il, de poser un regard neuf sur la société québécoise. Mais, plus encore, le Code est, sous certains aspects, rétrograde [27].

32Cette absence de coordination entre la réalité sociale et celle décrite par le Code est, selon nous, son plus grand mal. Le Code civil du Québec devient un rendez-vous manqué avec l’histoire.

33***

34Faute de contenu, le ministre de la Justice semble s’être attardé à la forme. Comme nous l’avons mentionné plus haut, le Code est présenté, à grand renfort de publicité, comme le projet de la Société québécoise. Après l’échec des négociations constitutionnelles de Meech et de Charlottetown, le nationalisme est redevenu au goût du jour. Mais ce discours rassembleur convainc-t-il vraiment?

35Le Code est perçu, surtout par les juristes, non comme celui de la Société québécoise, mais bien celui du ministre de la Justice [28]. Ceci n’a rien d’étonnant lorsqu’on considère, entre autres, que le ministre a poussé l’audace jusqu’à publier ses commentaires.

36C’est ainsi que, peu avant l’adoption du Code, les Commentaires du ministre de la Justice, commentaires rédigés uniquement en français, furent publiés. Ces Commentaires n’ont pas été déposés pour fin d’approbation devant l’Assemblée nationale, aussi n’ont-ils d’officiel que le statut que l’on veut bien leur accorder.

37Ce procédé, pour le moins inusité, a été comparé par Daniel Jutras [29] à la toile de Velázquez L’infante Marguerite, toile qui représente surtout un autoportrait du peintre plutôt qu’un tableau de la famille royale et de ses sujets.

38Ces Commentaires ne peuvent soutenir la comparaison avec ceux des codificateurs de 1866 ou encore ceux préparés par l’Office de révision du Code civil en 1978. Ce texte, qui, à bien des égards, ne fait que reprendre textuellement les articles du Code sans fournir d’informations pertinentes, force les juristes appelés à interpréter le Code à se tourner vers d’autres sources, mais lesquelles ?

39Les débats parlementaires entourant l’adoption du Code sont quasi inexistants. Les Commentaires du ministre, dans la majeure partie des cas, font référence expressément aux travaux de l’Office. Ces travaux, une fois le Projet de Code civil délaissé, n’ont plus été publiés et, de plus, le découpage opéré par le nouveau Code ne rend plus compte fidèlement des sources dont l’Office s’était inspiré. Pourtant, malgré ces embûches, et avant même l’entrée en vigueur du Code et la publication des Commentaires du ministre de la Justice, les juristes québécois se sont appliqués à compléter les lacunes du législateur politique. De telle sorte qu’il est possible, à partir des études effectuées entre autres par Patrick Glenn, de retracer les sources étrangères à l’origine des dispositions du Code [30].

40C’est à travers les Commentaires du ministre de la justice que s’affirme le discours politique. Bien que ce texte soit lié au Code, il n’en demeure pas moins un outil indépendant. Le discours politique qui s’imbrique parfois au texte de loi s’en trouve, dans ce cas, totalement détaché. Si l’on peut supposer que le Code civil du Québec présente une certaine permanence, les lacunes des Commentaires du ministre de la Justice nous autorisent à douter de la longévité possible de ce texte.

41***

42Le Code civil au Québec fut et demeure un texte de prédilection pour entretenir des querelles stériles entre le fait français et le fait anglais. L’histoire de la pensée doctrinale québécoise qui, jusqu’au tournant des années 60 [31], a été marquée par l’intégrisme civiliste ainsi que par la défense et la protection du Code civil contre la menace que représente alors la common law, témoigne de ce fait.

43Pourtant, paradoxalement, le nouveau Code civil du Québec décrit par le professeur Legrand comme « non seulement un code au sens étroitement juridique du terme, mais également un code culturel et politique, le dépositaire de narrations voulant signifier la prééminence de la francophonie pour la société québécoise souhaitée par ses élites politiques et culturelles comme l’insignifiance, pour ces mêmes élites, de la communauté anglophone qui y est enracinée depuis plus de deux siècles » s’inscrit dans une période où la collaboration entre les juristes francophones et anglophones connaît un essor important [32].

44Il est vrai que l’introduction dans le Code civil du Québec d’institutions de common law, tel notamment le trust, est vue par certains juristes comme un recul du droit civil, une acculturation de ce droit au profit de la common law. Peut-on conclure pour autant que l’ensemble des juristes civilistes francophones sont toujours obnubilés par la pensée de Mignault?

45En dépit des querelles puériles que pourra susciter le Code, il demeure que la communauté juridique québécoise dans son ensemble n’accepte pas la version anglaise atrophiée du Code civil du Québec. Le Barreau de Montréal a déjà proposé au gouvernement de procéder à la révision complète de la version anglaise.

46De même, peu de juristes québécois oseraient proclamer que le Code civil du Québec est un code réussi. Par contre, il est vrai que ces mêmes juristes ne se sont pas attardés outre mesure sur le discours politique qui a entouré l’adoption du Code. Ce discours ne peut être totalement ignoré, mais l’on doit lui accorder l’importance qui lui revient et le situer dans son contexte. Or, les faits semblent démontrer que le ministre de la Justice, le législateur politique, a vu dans l’adoption du Code une opportunité pour laisser sa marque.

47Les ministres se succèdent et les lois demeurent. Il y a tant à faire pour poursuivre le travail inachevé du législateur politique, qu’il est vain de ressasser les maladresses qu’il a pu commettre. Le plus grand défi auquel doivent répondre actuellement les juristes québécois est de donner une certaine âme au Code civil du Québec et de soigner, surtout, la fracture entre le juridique et le politique.


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Date de mise en ligne : 08/09/2019

https://doi.org/10.3917/riej.036.0015

Notes

  • [1]
    Pierre Legrand, European Legal Systems Are Not Converging, [1996] 45, International and Comparative Law Quarterly 52, p. 61.
  • [2]
    Pierre Bourdieu, La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique, in Actes de la recherche en science sociale, n° 64, septembre 1986, p. 3 et s.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Pierre Legrand, De la profonde incivilité du Code civil du Québec, p. 3.
  • [5]
    Ibid, p. 5.
  • [6]
    François Ost, La codification, une technique juridique pour aujourd’hui ?, in L’État propulsif, Contribution à l’étude des instruments d’action de l’État, Publisud, 1991, p. 244.
  • [7]
    Ibid, pp. 243 et 244.
  • [8]
    Ibid, p. 249. Le terme « légitimité » correspond ici à ce que François Ost décrit comme « les boucles récursives », c’est-à-dire ce processus de validation de la norme qui passe par ceux qui sont appelés à appliquer la norme tout comme par ceux à qui elle s’applique.
  • [9]
    L’expression est empruntée à Jean Carbonnier, Sociologie Juridique, Paris, PUF, 1978, p. 32.
  • [10]
    Maurice Tancelin, Les faiblesses logiques du Code civil du Québec, in Scintillae iuris, Studi in memoria di Gino Gorla, t. II, Milan, Giuffrè, 1994, p. 960.
  • [11]
    Acte pour pourvoir à la codification des lois du Bas-Canada qui se rapportent aux matières civiles et procédurales. Statut de la province du Canada, 1857, 20 Vict., c. 43; Loi concernant la révision du Code civil, 1954-1955, L.Q., ch. 47.
  • [12]
    En 1857, la loi prévoyait l’approbation du Parlement du Canada Uni, en 1955 celle de l’Assemblée nationale du Québec.
  • [13]
    Les expressions législateur[s] juridique[s] et législateur politique sont utilisés dans le sens que leur attribue Jacques Commaille, L’esprit sociologique des lois, PUF, Paris, 1994.
  • [14]
    Pierre-Basile Mignault, L’avenir de notre droit civil, (1922) 1 R. du D. 104, page 116.
  • [15]
    Danielle Pinard, Les dix ans de la Charte canadienne des droits et des libertés et le droit civil québécois: Quelques réflexions, (1992) 24 Ott. Law. Rev. 193, page 197, (note 1).
  • [16]
    Acte pour pourvoir à la codification des lois du Bas-Canada qui se rapportent aux matières civiles et procédurales, Statut de la province du Canada, 1857, 20 Vict., c. 43.
  • [17]
    Supra, note 5, p. 3.
  • [18]
    Brian Young, The politic of Codification. The Lower Canadian Civil Code of 1866, Québec, McGill-Queen’s University Press, 1994, pp. 129 et 135.
  • [19]
    Ibid, pp. 84 à 98.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    Claude Masse, Le dépôt du projet du Code civil du Québec. Une atteinte inacceptable au débat démocratique, La Presse, 27 février 1991, p. B-3; G. Guilbault, Paul-André Crépeau: Sans comparaison !, in Maîtres, vol 3, v° 1, janvier 1991, p. 34.
  • [22]
    Les événements ci-après décrits ont été repris du texte de Paul-André Crépeau, La réforme du Code civil du Québec, (1979) 38 Rev.int.dr.com., p. 269 et s.
  • [23]
    Ibid, p. 281.
  • [24]
    L’analyse des débats parlementaires, de même que des entrevues avec le ministre de la Justice de l’époque et le professeur Paul-André Crépeau chargé de la codification, pourraient permettre de mieux comprendre pourquoi un projet d’une telle envergure est demeuré lettre morte.
  • [25]
    Supra, n°14. Voir également: Pierre Lascoumes, Pluralité d’acteurs, pluralité d’actions dans la création contemporaine des lois, in Acteur social et délinquance. Une grille de lecture du système de justice pénale. En hommage à Christian Debuyst, Liège-Bruxelles, Mardaga, 1990, p. 152.
  • [26]
    André-Jean Arnaud, L’avant-dire-droit législatif. Contribution à une sociologie de la création de la norme juridique, in La création du droit ; aspects sociaux, Éditions du CNRS, Paris, 1981, p. 35 et s.
  • [27]
    Pour ne citer qu’un seul exemple, le Québec est la province canadienne où l’on enregistre le plus d’unions de fait et de familles monoparentales, en majeure partie des femmes qui vivent sous le seuil de la pauvreté et qui sont dépourvues de recours alimentaire pour elles-mêmes. Cette réalité sociale est complètement ignorée par le Code. Pourtant, déjà en 1978, l’Office de révision avait proposé des modifications législatives pour protéger les conjoints de fait. Si, à cette époque, ces modifications pouvaient être jugées avant-gardistes, en 1994 elles devenaient une nécessité.
  • [28]
    La perception des acteurs sociaux est cependant différente. Le Code est vu comme une nouvelle forme d’impérialisme des avocats, devenus indispensables dans bien des domaines qui ne nécessitaient pas auparavant l’intervention du droit.
  • [29]
    Daniel Jutras, texte non encore publié dont l’auteur nous a fourni copie.
  • [30]
    H. Patrick Glenn, Le droit comparé et l’interprétation du Code civil du Québec, in Le nouveau Code civil interprétation et application, Les journées Maximilien Caron 1992, Les Éditions Thémis, Montréal, 1993, pp. 175 à 222.
  • [31]
    Nous ne pouvons partager la vision statique de Pierre Legrand concernant les travaux des juristes québécois. Il est vrai que l’intégrisme civiliste a marqué pendant une longue période la doctrine québécoise. Ce fait trouve des explications historiques et politiques non négligeables. Cependant, les menaces qui ont pesé longtemps sur le droit civil québécois s’étant peu à peu estompées, les travaux contemporains prennent une toute autre orientation.
  • [32]
    Ce qui est somme toute un phénomène nouveau dans le paysage juridique québécois, les travaux collectifs de réflexion portant sur le droit au Québec regroupent, dans la majeure partie des cas, des textes de juristes francophones et anglophones.

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