Notes
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[1]
in Taking Rights seriously, Duckworth, Londres, 1977.
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[2]
Op.cit.
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[3]
Fiction à laquelle recourt encore aujourd’hui un auteur tel R. Nozick dans Anarchy, State and Utopia, Oxford, 1974.
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[4]
Fiction à laquelle recourt encore aujourd’hui un auteur tel J. Rawls dans Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.
1Paru à Budapest en 1987, traduit en français et publié aux éditions du Seuil en 1989, l’ouvrage de J. Kis, actuel président de l’Alliance hongroise des Démocrates, a un double intérêt.
2Le premier, politique, est d’inaugurer un débat sur les fondements possibles d’une nouvelle organisation de la vie en société. Comme l’écrit l’auteur lui-même, dans les pays à régime soviétique d’Europe de l’Est, "la cause des droits de l’homme réunissait < vers le milieu des années ’70 >, marxistes, sociaux-démocrates, libéraux, conservateurs, athées ou croyants, défenseurs de cas individuels, sans considération politique ou idéologique. Il était facilement admis qu’il était indifférent de savoir en vertu de quels principes chacun souhaitait voir appliquer les droits classiques de l’homme : l’Europe de l’Est n’avait pas besoin d’une politique de gauche ou de droite, mais d’une politique qui permît l’existence d’une gauche et d’une droite. Certes, les débats idéologiques n’étaient pas absents, mais on se gardait de leur attribuer une importance exagérée" (p. 51).
3Toutefois, ajoute l’auteur, "on aurait tort" (p. 53) de sous-estimer ces débats et les divergences qui s’y dessinent. Lorsqu’il s’agit d’"envisager des concessions tactiques" (p. 54) aux pouvoirs en place ou de résoudre des problèmes juridiques et économiques circonstanciés, "il faut savoir distinguer entre l’acceptation de certaines restrictions dans le domaine des droits de l’homme et l’abandon des principes fondateurs de ces derniers. On ne peut accepter n’importe quel compromis ni renoncer à n’importe quoi" (p. 54).
4D’où le second intérêt de l’ouvrage de J. Kis, intérêt philosophique. "Fixer la ligne au-delà de laquelle aucune concession ne peut être admise en matière des droits de l’homme" (ibidem) oblige à en préciser non seulement les effets pratiques, comme on s’en contente souvent dans la pensée politique occidentale contemporaine, mais le principe.
5Discrédité par le relativisme culturel, ce projet semble, en première instance, redorer le blason du droit naturel. En dépit de l’inspiration kantienne du titre de son ouvrage, J. Kis s’en défend vivement : c’est dans le refus de tout critère "extra-social" - tel Dieu ou la nature (à supposer que ces critères puissent avoir un caractère extra-social) - qu’il se propose de développer "une théorie éthique fondatrice des droits de l’homme" (p. 59).
6Par rapport au droit naturel grec ou classique, le point de départ de cette théorie n’est pas original. En effet, dans Les Lois déjà, Platon insistait sur la nécessité d’un débat public pour expliciter le contenu de l’idée de justice et, par la suite, des lois. Pour J. Kis, les principes éthiques - principes concernant à proprement parler notre comportement à l’égard d’autrui (p. 77) - sont aussi l’objet de discussions publiques. Si l’exigence de cohérence qui y est requise n’empêche pas l’émergence de principes divergents, la référence ultime pour leur confrontation (même si elle ne permet aucun choix rationnel (p. 82)) est la procédure sociale de choix et les règles qui la régissent (p. 79).
7Toutes les discriminations entre les hommes que ces règles peuvent établir doivent être justifiées (ibidem) ; ce qui n’est pas le cas, selon notre auteur, des procédures égalitaires de décision sociale, c’est-à-dire des procédures démocratiques modernes. Etablissant "l’égalité des citoyens en tant que personnes morales" (p. 83), elles interdisent "de pondérer différemment les volontés individuelles quand on les agrège" et "limite(nt) le champ de ce que peuvent légitimement décider les volontés collectives agrégées : sont exclues de ce champ les décisions qui violeraient l’égalité de principe des individus". Ces limitations sont pour ainsi dire des ""restrictions constitutives" liées à la procédure de décision en cause" (p. 84).
8Ayant trait "au rôle social le plus fondamental, celui de personne humaine" (p. 108), les droits de l’homme sont des "restrictions constitutives" de cette sorte. Leur principe éthique est celui de "l’égale dignité" selon l’expression de R. Dworkin [1]. Dans une "relation de solidarité réciproque avec la procédure égalitaire de décision" (p. 84), ce principe élève l’existence des facultés morales chez un individu au rang de condition suffisante de son admission au sein d’une communauté morale (p. 117). Loin d’épingler une qualité accessoire de l’individu découlant de son caractère rationnel et autonome, comme chez Kant, le principe d’égale dignité n’est "pertinent" et ne peut être "apprécié que dans les rapports que les individus entretiennent les uns avec les autres et avec les institutions créées par la société" (p. 247).
9A partir de ce principe excluant toute hiérarchie dans les relations morales qui existent entre les individus, les droits de l’homme ne représentent pas des droits moraux revenant à tout homme de par sa qualité d’homme, comme dans les théories du droit naturel moderne ; leur domaine de validité s’arrête à "l’ensemble des hommes qui se reconnaissent coparticipants dans une relation sociale sujette à évaluation morale" (p. 105).
10Si la dignité morale était classée "parmi les qualités individuelles, il […] serait difficile de rendre compte des conditions historiques et culturelles qui font que les hommes sont traités conformément à leur dignité et celles où ce n’est pas le cas" (p. 125). Cette difficulté est levée lorsqu’on interprète la dignité morale en tant que rapport social. Alors même que les hommes peuvent "différer considérablement quant à leur valeur morale" (ibidem), en tant que personnes morales, "personnes capables de conduire leur vie selon leur idée" (ibidem), les hommes sont égaux. Leur refuser cette égalité revient à ne pas les traiter en membres à part entière de la communauté morale ou à contrevenir au principe d’égale dignité.
11Liant l’extension des droits de l’homme à l’extension du lien social à contenu moral qui existe entre les hommes, le principe d’égale dignité "implique des exigences à la fois comparatives et non comparatives" (ibidem).
12Sont comparatives les exigences qui "prescrivent ou interdisent un comportement à un individu en se fondant sur le traitement qui est réservé à d’autres individus. Par exemple, le principe "à travail égal, salaire égal", qui interdit d’accorder aux femmes, pour un même travail, un salaire inférieur à celui des hommes est une exigence comparative. Toujours en vertu de cette exigence, si, dans un pays, le revenu national par tête d’habitant est de 4000 dollars, le revenu minimum garanti ne peut être inférieur à 1000 dollars (bien entendu, les chiffres sont fantaisistes)" (p. 126).
13Le principe "à travail égal, salaire égal" découle "logiquement" (ibidem) du principe d’égale dignité. Le seul motif qui peut être invoqué pour allouer aux femmes un salaire inférieur à celui des hommes pour un même travail est qu’"en tant que telles, [les femmes] sont des êtres inférieurs" ; ce qui est en contradiction avec le principe d’égale dignité "interdisant toute hiérarchisation à l’intérieur de la communauté morale" (ibidem). En ce qui concerne le rapport entre le salaire minimal et le niveau de revenus moyen, la logique de la démonstration "est légèrement différente" (ibidem). En effet, les écarts de salaires trop importants ne sont pas nécessairement la conséquence de discriminations morales arbitraires. "La situation des défavorisés peut être due à des causes moralement neutres : accident, charges familiales démesurées, profession peu demandée sur le marché du travail, etc. Mais les conséquences de cette situation ne seront pas forcément neutres. Une première discrimination peut engendrer une cascade de discriminations et empêcher que les défavorisés et leurs enfants jouissent du même respect moral que les autres. Le principe d’égale dignité exige, une fois de plus, une intervention visant non à interdire la discrimination, mais à atténuer les différences qui la provoquent" (ibidem).
14Sont non comparatives les exigences qui "prescrivent ou interdisent d’appliquer à un individu un certain traitement, quel que soit par ailleurs le traitement réservé aux autres individus. Par exemple, l’obligation d’aider les affamés et l’interdiction de toute arrestation arbitraire ne sont pas des exigences comparatives" (p. 127). Le principe d’égale dignité exige de venir en aide aux affamés dans la mesure où, pour qu’un individu puisse remplir son rôle de personne morale, "il doit être en possession de ses moyens physiques" (ibidem). Il interdit aussi l’arrestation et la déportation arbitraires, "car elles sont incompatibles avec le respect dû à notre qualité de personne morale" (ibidem), de membre à part entière de la communauté morale.
15Justifiant à la fois des exigences comparatives et non comparatives, le principe d’égale dignité implique aussi, logiquement, des principes subsidiaires "sur lesquels il est possible de fonder la justification de certaines revendications de droits. Par exemple, il implique l’interdiction de toute discrimination et de toute mesure coercitive arbitraire. En vertu de ce principe, il est interdit de distinguer entre les hommes en se fondant sur le jugement moral que l’on peut porter quant au groupe auquel ils appartiennent, comme il est interdit de les soumettre à la contrainte uniquement pour cette raison. On peut en déduire ensuite l’interdiction de toute discrimination et de toute contrainte fondée uniquement sur des qualités, des coutumes ou des actes n’ayant aucune répercussion sur leur entourage" (p. 127-128).
16Historiquement, les politiques des droits de l’homme se sont appuyées sur la qualité individuelle essentielle de l’homme qu’est la liberté. Dans l’organisation de la vie en société, elles en ont déduit la nécessité, pour l’Etat, de traiter tous les citoyens sur un pied d’égalité. Mais la liberté conçue au principe des droits de l’homme est une liberté négative, la liberté "de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", une liberté qui se définit par rapport à des contraintes, aux limites qu’autrui pourrait imposer à nos décisions et à nos activités. Certes, dans la vie en société, les contraintes sont inéluctables. Mais leur visée dans les politiques des droits de l’homme est de sauvegarder la liberté des personnes touchées par une décision ou une action ; ce qui oblige à affirmer, avec R. Dworkin dans Taking Rights seriously [2], que la liberté négative et l’égalité des individus devant la loi s’enracinent dans un principe plus fondamental. Ce principe est celui que Kant appelait la dignité humaine, "dignité à laquelle tout homme peut prétendre dans la même mesure" (p. 198). Avec ce principe, la liberté n’est pas seulement une liberté négative, mais positive. Loin de se réduire au "droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", elle représente la capacité, pour chaque individu, de décider de ce qui politiquement et socialement vaut pour l’homme, de déterminer les principes généraux du droit.
17Confortant la laïcisation du droit engagée par les doctrines du droit naturel classique et moderne, le principe d’égale dignité en tant que rapport social permet d’éviter, pour notre auteur, toute définition à priori de l’être humain et tout fixisme en ce qui concerne les principes généraux du droit. Partant de la coexistence de principes éthiques différents, sa seule prétention est d’expliciter les conditions procédurales indispensables à leur gestion démocratique et son fondement, sans recours aux fictions d’un quelconque état de nature [3] ou d’un contrat social initial [4].
18Cependant, on peut se demander si le principe d’égale dignité en tant que rapport social permet vraiment d’éviter toute définition à priori de l’être humain ou tout recours à un critère "extra-social" ?
19Selon J. Kis, seules les discriminations entre les hommes demandent à être justifiées. Mais n’en va-t-il pas de même pour leur refus ? N’est-ce pas dans la perception de l’homme comme quelqu’un qui a une valeur en soi que s’enracine, dans les rapports que nous entretenons avec autrui, le problème de la justice et la nécessité d’arrêter des principes éthiques ? Autrement dit, est-il possible de défendre le principe de l’égale dignité sans préciser le contenu de cette qualité, même si elle ne peut être appréciée que "dans les rapports que les hommes entretiennent les uns avec les autres et avec les institutions créées par la société" ?
20Perçue comme une nécessité historique dans les doctrines du droit naturel, cette tâche l’est toujours, croyons-nous, quel que soit le débat moral auquel on se livre. Croire qu’elle favoriserait le recours à des critères extra-sociaux est perdre de vue le caractère de part en part herméneutique du langage ou le fait que les qualités reconnues à l’être humain sont, dans toute société ouverte, non seulement sujettes à contestation mais l’objet, initialement, d’un débat public, comme y insistaient les premiers théoriciens du droit naturel et comme l’amorcent les différentes propositions qui y sont développées.
Notes
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[1]
in Taking Rights seriously, Duckworth, Londres, 1977.
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Op.cit.
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Fiction à laquelle recourt encore aujourd’hui un auteur tel R. Nozick dans Anarchy, State and Utopia, Oxford, 1974.
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Fiction à laquelle recourt encore aujourd’hui un auteur tel J. Rawls dans Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.