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Article de revue

L’argumentation chez Cicéron et le concept de culpabilité en droit romain

Pages 241 à 250

Notes

  • [1]
    Voir L. GERNET, Le temps dans les formes archaïques du droit, dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1976, pp. 261 sv.
  • [2]
    Même si, dans les faits, ici comme à Rome, hier comme aujourd’hui, le "syllogisme judiciaire", qui consiste à appliquer la norme au cas d’espèce pour en déduire la sentence, est souvent une fiction : le juge va pressentir la solution qu’il justifie à postériori par le recours à la norme. Utile dans l’ordre de l’exposition, le syllogisme n’est pas premier dans l’ordre de l’invention.
  • [3]
    Cicéron, Topiques, XII, 51.
  • [4]
    Sur les rapports entre la rhétorique et le droit, et notamment les questions de preuve, voir F. LANFRANCHI, Il diritto nei retori romani, Milan, 1938, pp. 540 sv. ; A. STEINWENTER, Rhetorik und römischer Zivilprozess, dans Z.S.S. 65(1947), pp. 69-90 ; J.Ph. LEVY, Cicéron et la preuve judiciaire, dans Mélanges Levy-Bruhl, Paris, 1959, pp. 187-197 et les remarques intéressantes de Y. THOMAS, Acte, agent, société, dans Archives de Philosophie du Droit, 22(1977), pp. 63-83. Voir également B. FRIER, The Rise of the Roman Jurists. Studies in Cicero’s pro Caecina, Princeton, 1985.
  • [5]
    Surtout les chapitres XIX et XX qui traitent des preuves proprement dites, et les chapitres XXI à XXV, relatifs aux arguments et raisonnements.
  • [6]
    Particulièrement le livre I, chapitres XXIV à XXVI et le livre II, chapitre XIV.
  • [7]
    Voir surtout les chapitres XIV et XXXIV.
  • [8]
    De Oratore, II, 77, 310. Sur les différents sens du terme argumentum, voir J.Ph. LEVY, La formation de la théorie romaine des preuves, dans Studi in onore di S. SOLAZZI, Naples, (1948), p. 425, n. 35.
  • [9]
    Voir le Pro Scauro, XXI à XXIII : le très mauvais dossier de Scaurus fut sauvé grâce au rappel de la mémoire de son père. Voir aussi le Pro Murena, où s’exprime une critique ironique du ius ciuile (l’accusateur est un juriste renommé, Scrvius Sulpicius) ou le Pro Archia, qui contient un long éloge de la poésie (l’accusé est le poète Archias).
  • [10]
    Ad Herennium, I, 12. Trad. : "Si quelqu’un est accusé de péculat parce qu’il a dérobé d’un lieu privé des vases d’argent appartenant à l’Etat, il peut dire, après avoir défini le vol et le péculat, qu’il convient de lui intenter une action de vol, et non de péculat."
  • [11]
    Ad Herennium, I, 13. Trad. : "La question concerne l’analogie lorsqu’à défaut de loi particulière concernant l’affaire en cause, on a recours à d’autres lois similaires (…). Il s’agit là d’une question légale, provenant de l’analogie."
  • [12]
    Ad Herennium, I, 14 : "La question juridictionnelle se présente lorsque, tout en étant d’accord sur le fait, on se demande si l’acte accompli est conforme ou non au droit".
  • [13]
    Bien entendu, l’éventuel accord des parties en cause sur la matérialité des faits est rarement total, car les faits ne sont rien sans la qualification juridique qu’on leur donne. Mais ceci concerne surtout la quaestio legitima (voir plus loin).
  • [14]
    Souvent, la réalité des faits ne pose pas de problème (Verrines, Pro Ligario) sinon celui de leur qualification juridique (Pro Tullio, Pro Domo). Parfois, Cicéron défend une thèse sans guère y apporter d’éléments probants, comme par exemple la préméditation de Clodius, dans le Pro Milone (voir l’étude de F. DUPONT, L’affaire Milon. Meurtre sur la voie Appienne, Paris, 1987) ou traite cette question fort rapidement (Pro C. Rabirio, chapitre VI ; Pro Archia, chapitres IV et V). Il arrive cependant que le problème de la preuve ne puisse être éludé (Pro Murena, chapitres XXVI, XXVII et XXXII à XXXVI).
  • [15]
    Sur l’amplificatio, qui consiste le plus souvent à invoquer l’exemple des Anciens ou à en appeler aux dieux, voir le Ad Herennium, chapitre II, 27-28 et le De Oratore, chapitre III, 104 sv. : pour Cicéron, l’amplification est une des fonctions les plus importantes de l’orateur.
  • [16]
    Par exemple, Muréna est défendu par Crassus, Hortensius et Cicéron ; Balbus l’est par Crassus, Pompée et Cicéron ; six avocats assistent Scaurus ; Cicéron plaide après Hortensius dans l’affaire Sestius.
  • [17]
    De Inuentione, II, 18, 20, 22.
  • [18]
    De Inuentione, II, 19, 25.
  • [19]
    De Inuentione, II, 28 sv.
  • [20]
    De Inuentione, II, 24.
  • [21]
    Pro Fonteio, XI, 25.
  • [22]
    J.Ph. LEVY, op. cit., p. 194.
  • [23]
    C’est-à-dire l’atteinte à l’intégrité physique ou morale.
  • [24]
    De Inuentione, II, 26. Trad. :"Le report du crime consiste, lorsqu’on est accusé, à l’avouer en démontrant qu’on a agi correctement, entraîné par la faute d’un autre."
  • [25]
    De Inuentione, II, 27. Trad. : "De là, s’il était établi que l’on sanctionne les fautes par d’autres fautes, et les injures par d’autres injures, quels désagréments s’en suivraient ! Si celui qui accuse maintenant avait voulu lui-même agir ainsi, il n’aurait pas besoin non plus de jugement, et si chacun agissait également de la même manière, il n’y aurait plus aucun jugement".
  • [26]
    Eodem loco. Trad. : "Il faut comparer la faute de celui sur qui l’on reporte le crime, avec celle de celui qui prétend avoir agi à bon droit."
  • [27]
    Ad Herennium, I, 15. Trad. : "La cause repose sur le transfert du crime lorsque, sans nier le fait, nous affirmons y avoir été obligés par la faute d’autrui. Par exemple : « Oreste, pour sa défense, reporte le crime sur sa mère »".
  • [28]
    VIII, 12 : Si nox furtum faxsit, si im occidit, iure caesus esto.
  • [29]
    Pro Milone, III, 9.
  • [30]
    Collatio Mosaicarum et romanorum legum, 7, 3, 2-3.
  • [31]
    Y. THOMAS, Acte, agent, société : sur l’homme coupable dans la pensée juridique romaine, dans Archives de Philosophie du Droit, 22 (1977), pp. 63-83.
  • [32]
    F. OST et M. van de KERCHOVE, Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en droit, Bruxelles, 1989, p. 147.

11. Comme terme générique, le délit, chez les auteurs classiques, apparaît beaucoup moins comme un acte posé par un agent intervenant librement dans le champ du possible, que comme le résultat de cette intervention. Le concept de furtum, parmi d’autres exemples, montre bien que dans la perception que se font les juristes romains du phénomène délictuel, l’individu disparaît au profit de la réalité objective que constitue l’acte : le furtum n’est pas d’abord le vol (en tant qu’action d’un individu), mais bien le fait qu’une chose a été volée, réalité perceptible indépendamment du sujet.

2Mais le sujet disparaît pour un temps seulement, car il faut bien, derrière l’acte, découvrir celui qui en a été la cause, ou plus exactement celui à qui on pourra le relier. Ce n’est en effet pas contre un acte qu’est dirigée une action en justice, et devant la victime qui en appelle aux institutions, l’activité répressive des structures judiciaires doit bien s’exercer contre un individu.

3Pour y parvenir, il faut rencontrer deux problèmes, d’ailleurs étroitement liés. Le premier concerne l’établissement des faits antérieurs au dommage, donc le problème de la preuve de ces faits, tandis que le second touche à ce qu’on appelle l’imputabilité, c’est-à-dire les conditions permettant de mettre un dommage à charge d’un individu déterminé et de frapper ce dernier, le cas échéant, d’une sanction. Il faut donc décider que cet individu est coupable, et savoir ce que recouvre ce concept de culpabilité.

4Remonter du résultat à l’acte, et de l’acte à l’agent, n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît, car il faut aller du présent (que la victime se charge bien d’invoquer) au passé, qui est du domaine du souvenir (pour les acteurs et les éventuels témoins) ou du domaine de l’histoire (pour les tiers, dont le juge), donc de la conjecture. Pour opérer un tel passage, il a fallu que s’inscrivent, dans le raisonnement juridique, les catégories mentales du temps et de la durée [1]. Il a également fallu élaborer un ensemble de raisonnements, de moyens techniques aptes à répondre à la question de la preuve des faits antérieurs à l’instance judiciaire, et que règne un relatif consensus sur la valeur de ces moyens de preuve : va-t-on se contenter de présomptions ?, quelle est la valeur d’un écrit ?, que se passe-t-il en cas de conflit entre un écrit et un témoignage ?, etc.

5Il a surtout été nécessaire de construire une argumentation capable de fixer les limites du débat judiciaire et de le mener à bien. Car ce n’est pas tout d’avoir rétabli les faits dans leur réalité historique, à supposer qu’on y arrive. Encore faut-il les interpréter et les qualifier. Il est nécessaire, pour cela, de disposer d’une grille de lecture commune aux parties en cause et permettant à la fois de trouver la majeure du syllogisme juridique [2] (quelle est la loi applicable ?, que se passe-t-il en cas de conflit entre plusieurs normes ?, quelle est la valeur d’un contrat ?) et de qualifier juridiquement les faits (tout homicide est-il un meurtre ?, qu’est-ce que la légitime défense ?, qu’est-ce qu’un vol avec effraction ?).

62. Sur ces questions, et plus particulièrement en ce qui concerne celle de la preuve, la littérature juridique de l’époque classique ne permet pas toujours de répondre avec assurance. On connaît la réponse que donnait invariablement le jurisconsulte Aquilius Gallus lorsqu’il était interrogé sur un problème de preuve des faits : "nihil hoc ad ius, ad Ciceronem"[3]. Pour les Romains, Cicéron est un orateur judiciaire et politique, non un juriste spécialiste des aspects techniques du droit. Lorsqu’il s’agit d’établir la matérialité des faits, il faut donc aller à Cicéron, dont l’étude est précieuse autant à cause de l’ampleur de son œuvre que de la nature de celle-ci.

7Plus de cinquante discours, parmi lesquels environ quarante plaidoiries pénales ou civiles traitent de sujets fort variés, s’ajoutent aux écrits théoriques [4], dont les Topiques[5], le De Inventione[6] et le De Oratore[7] sont les plus instructifs pour notre sujet. L’œuvre de Cicéron est d’une ampleur suffisante pour découvrir les types d’arguments utilisés et les concepts juridiques qu’ils révèlent. Arguments utilisés et donc reçus, par l’auditoire et surtout par les juges, car il ne faut pas oublier que l’argumentation n’est pas un simple jeu formel. Elle a pour but d’emporter l’adhésion et doit reposer sur un commun dénominateur : la meilleure argumentation n’atteindra pas son but si elle heurte de plein fouet les conceptions juridiques et philosophiques, les idéaux éthiques et politiques des interlocuteurs.

8Persuader est bien le but de Cicéron pour qui l’argumentum, qui dans son sens étroit signifie "indice, présomption", est le plus souvent tout ce qui permet de docere, persuader, conciliare, se concilier l’interlocuteur, ou permouere, faire appel à ses sentiments [8]. Tout fait farine à bon moulin, et certaines causes ne seront sauvées par Cicéron que grâce à des considérations qui, apparemment, n’ont rien de juridique [9]. Mais, nous le verrons plus loin, il ne faut pas voir trop vite dans ces argumenta des développements hors de propos ou d’inutiles digressions.

9On sait que l’argumentation cicéronienne obéit à une exigence formelle qui est celle de son temps. Il s’agit de répondre aux questions conventionnelles, dans l’ordre qu’attendent les auditeurs. Pour les orateurs classiques, trois types de questions doivent être abordées dans une affaire judiciaire. Premièrement, la quaestio coniecturalis, ou question de fait, dans laquelle il s’agit d’établir ce qui s’est réellement passé, la matérialité des faits dirions-nous aujourd’hui. Deuxièmement, la quaestio legitima, ou definitio, qui est posée dans le but d’interpréter, si nécessaire, les textes légaux ou les contrats, et de qualifier juridiquement les faits par rapport à ces références. Par exemple,

10

Si quis peculatus accusetur, quod uasa argentea publica de loco priuato dicatur sustulisse, possit dicere, cum definitione sit usus, quid sit furtum, quid peculatus ; secum furti agi, non peculatus, oportere[10].

11Ou encore :

12

Ex ratiocinatione controuersia constat, cum res sine propria lege uenit in iudicium, quae tamen ab aliis legibus similitudinem quamdam aucupatur (…). Constitutio legitima est ex ratiocinatione[11].

13Troisièmement, la quaestio iuridicialis, qui se propose de dire si l’acte en cause est ou non conforme au droit :

14

Iuridicialis constitutio est, cum factum conuenit, sed iure an iniuria factum sit quaeritur[12].

153. En dehors des cas où les faits sont bien établis [13], notamment par le recours à l’aveu, le débat judiciaire doit partir de la quaestio coniecturalis. Assez curieusement, cette question - et notamment celle de la preuve des faits -, tient peu de place dans les discours de Cicéron [14] qui préfère de loin "amplifier" [15], par l’éloquence, les éléments dont il dispose, et traiter de sujets de droit ou de morale.

16Il y a peut-être à cela une triple explication. D’abord Cicéron, dans de nombreuses causes, n’est pas le seul avocat [16], ce qui permet de supposer qu’une répartition des rôles a été opérée et que ses confrères se sont éventuellement plus préoccupés des questions de preuve. Ensuite, les plaidoiries sont précédées de plusieurs audiences, au cours desquelles les éléments de preuve ont pu être étudiés. Un indice en ce sens résulte du fait que les témoins sont rarement présents lors des plaidoiries puisqu’on ne fait la plupart du temps que lire leur déposition. Enfin, la plupart des causes ressortissent au droit pénal, et le destinataire de l’argumentation cicéronienne est constitué de nombreux juges et d’un public assez vaste. Il s’agit dès lors, non de faire une démonstration rigoureuse fondée sur des preuves incontestables (s’il en existe), mais de construire une argumentation qui porte. Un argument n’est jamais vrai ou faux, mais seulement efficace ou non. Dans cette perspective, les questions gênantes, les faits contraires aux intérêts du client, peuvent plus facilement être escamotés que devant un collège restreint de juges professionnels. Pour les mêmes raisons, l’avocat peut exagérer l’importance des faits qu’il juge favorables, même et surtout s’ils ne sont pas solidement établis.

174. Dans l’argumentation cicéronienne, les raisonnements relatifs à la personne impliquée n’ont pas pour but de peser le degré de responsabilité de l’accusé, de voir si sa faute est plus ou moins grave, si sa responsabilité est plus ou moins engagée, mais de décider simplement si tel acte peut, oui ou non, être imputé à telle personne. On est coupable ou on ne l’est pas, et le débat ne peut guère aller plus loin, chose étonnante pour nous qui sommes habitués aux discussions et analyses menées dans nos cours d’assises. On ne trouvera dès lors rien de ce que l’on pourrait appeler des "analyses psychologiques" visant à déterminer si et surtout dans quelle mesure l’accusé est conscient et responsable de ses actes. Pour Cicéron et pour les juristes classiques en général, l’accusé est coupable ou innocent, sans qu’il y ait de degrés intermédiaires dans la responsabilité. La réponse judiciaire n’offre qu’une alternative.

18Les arguments les plus fréquemment utilisés sont significatifs du rôle assigné au débat judiciaire : il s’agit seulement d’établir ou de rejeter une causalité personnelle. La préméditation par exemple, qui est invoquée aujourd’hui comme circonstance aggravante, est seulement, chez Cicéron, un argumentum permettant de croire à la culpabilité de l’accusé [17]. De même, la passion, le sentiment violent, utilisés de nos jours pour atténuer la responsabilité du sujet, sont au contraire invoqués à sa charge par les juristes romains qui y voient une preuve supplémentaire de sa culpabilité.

19Avec la même logique, l’avocat de la défense va au contraire s’efforcer de prouver que son client n’était mû par aucun sentiment personnel [18]. Il s’agit de délier le lien entre l’acte et l’agent, et non de s’intéresser à la subjectivité de ce dernier. Le plus curieux est encore de constater que des attitudes mentales aussi différentes que le calcul et la préméditation d’une part, la passion de l’autre, constituent en réalité le même instrument de preuve. On ne peut le comprendre que si les sentiments sont les indices de l’acte en cause et non sa justification, comme les traces dans la neige sont l’indice du passage d’une animal et non son explication.

20Le portrait qui est dressé de l’accusé montre également que la recherche d’une unité psychologique ne constitue pas la préoccupation des juristes classiques. Fortune, nom, situation sociale, antécédents familiaux, défauts corporels, occupations, train de vie, actes antérieurs au crime, chances ou malchances de l’individu, sont invoqués pêle-mêle, en vrac, sans logique apparente [19]. Il s’agit, en fait, de montrer, par tous ces éléments, que l’acte en cause est bien dans la ligne des actes antérieurs de l’agent, et que cet acte confirme ce qu’on savait déjà de lui [20]. En quelque sorte, l’acte est le signe de l’homme.

21L’attitude de Cicéron est semblable lorsqu’il s’agit d’apprécier les témoignages invoqués pour ou contre son client. Il faut, écrit-il, "non solum de reo, sed etiam de teste iudicare"[21]. Et ce sont véritablement, non les témoignages, mais les témoins qui sont jugés, parés de toutes les vertus quand ce sont les siens, chargés de tous les défauts quand ce sont ceux de la partie adverse. Cicéron semble s’intéresser, non à ce que disent les témoins, mais à ce qu’ils sont. Les expressions qu’il emploie à leur propos montrent bien, comme l’a écrit J. Ph. Levy, que "le témoignage n’a pas d’autorité automatique, il se pèse, et son poids n’est que celui de la personne qui témoigne" [22]. On comprend mieux l’importance que revêtent aux yeux de Cicéron les laudatores, qui sont de simples garants de moralité, témoins de la valeur du plaideur, mais non de ce qu’il dit.

225. Une fois l’auteur identifié, l’acte rattaché à son agent (et il se peut qu’il n’y ait dès le départ aucune controverse à ce sujet), il faut encore résoudre la quaestio iuridicialis : l’acte a-t-il été commis iure ou bien iniuria ? Il faut noter qu’iniuria, dans ce contexte, ne vise pas l’injure, même prise au sens large [23], mais le fait qu’un acte a été accompli "en dehors du droit", sans trouver sa justification dans une norme, ou en ayant été accompli malgré l’interdiction posée par une norme. La quaestio iuridicialis est donc la question des justifications d’une action déterminée.

23Ici encore, il n’est pas question d’un motif personnel qui serait invoqué pour justifier l’action ou pour servir de circonstance atténuante. La plupart du temps, la démarche de l’avocat consistera plutôt à tenter de déplacer le poids du crime sur une autre personne, un tiers ou la victime elle-même, ce qui fait penser à ce jeu de cartes où l’objectif est de se débarrasser du valet de pique sur un autre joueur.

24Ainsi, lorsqu’il s’agit de défendre Horace accusé d’avoir, sans droit, tué sa sœur, Cicéron propose d’invoquer la faute de celle-ci :

25

Relatio criminis est, cum reus id, quod arguitur, confessus, alterius se inductum peccato, iure fecisse demonstrat[24].

26La relatio criminis consiste ici à reporter la faute première sur la victime, coupable de trahison pour avoir pleuré la mort d’un ennemi sans songer à celle de ses frères. L’accusateur par contre, conseille Cicéron, devra établir qu’Horace n’avait pas le droit d’agir de la sorte, d’autant qu’aucune instance judiciaire n’était intervenue à l’encontre de sa sœur. Suit une condamnation de la justice privée :

27

Deinde, hoc si constitutum sit, ut peccata homines peccatis et iniurias iniuriis ulciscantur, quantum incommodorum consequatur ; ac si idem facere ipse, qui nunc accuset, uoluisset, ne hoc quidem ipso quidquam opus fuisse iudicio ; si uero ceteri quoque idem faciant, omnino iudicium nullum futurum[25].

28Mais il n’est pas question d’examiner l’intensité de la colère d’Horace ou son caractère irrésistible. Il faut seulement comparer la faute d’Horace et celle de sa victime :

29

Si in hoc genere oportebit illius culpam, in quem crimen transferetur, cum huius maleficio, qui se iure fecisse dicat, comparare[26].

30C’est une thèse ou l’autre qui triomphera, mais en bloc. Si Horace est coupable, il l’est sans nuance. Il en va de même pour Oreste, face à son double crime :

31

Ex translatione criminis causa constat, cum fecisse nos non negamus, sed aliorum peccatis coactos fecisse dicimus ut "Orestes cum se defendit, in matrem confert crimen"[27].

32La notion de légitime défense et son interprétation par Cicéron sont également le miroir des conceptions de la culpabilité qui prévalent encore à l’époque classique. Pour défendre Milon accusé d’avoir, avec sa bande d’hommes en armes, tué Clodius, Cicéron invoque l’argument de la légitime défense en citant plusieurs exemples remontant à l’époque troublée de Marius. Il s’agit toujours du même désir de rattacher l’acte en cause à une série de modèles antérieurs destinés à le légitimer. L’aspect objectif reste prépondérant lorsque Cicéron, pour la défense de Milon, rappelle la règle des XII Tables [28] relative au vol commis la nuit [29]. Dans cette disposition, le caractère nocturne du vol permet de considérer que le meurtre du voleur est accompli "iure", qu’il est légitime. En quelque sorte, il y a disqualification du meurtre par le seul fait du comportement de la victime, sans que l’on prenne en considération l’aspect subjectif des choses, c’est-à-dire l’intention ou les mobiles de l’auteur de l’acte.

33Ce point de vue est encore celui d’Ulpien qui, aux IIe - IIIe siècles P.C., considère que l’action de la lex Aquilia, dans le cas qui lui est soumis, ne peut être délivrée contre le meurtrier parce qu’il n’y a pas, en l’espèce, "iniuria"[30].

346. De l’examen des arguments invoqués par Cicéron dans les affaires qu’il a plaidées comme dans ses écrits théoriques, il résulte que la vision de la culpabilité qui prévaut à l’époque classique est encore objective, dans le sens où elle ne s’intéresse guère à la psychologie du sujet.

35C’est l’acte qui est pesé, jugé, comparé à d’autres actes, et non la personne, qui n’est pas une unité psychologique s’impliquant librement dans le monde, mais un agent posant des actes qui sont ou non "iure", conformes au droit, conçu comme un ensemble de modèles sociaux impératifs, et non comme le fil conducteur d’une volonté qui serait libre et autonome.

36Voilà pourquoi, dans la recherche des faits, le portrait dressé de l’accusé, qui nous paraît hétéroclite et souvent hors de propos, est en réalité seulement destiné à établir que l’acte en cause a bien été posé par telle personne. Voilà pourquoi les témoins sont d’abord garants de l’honorabilité de l’accusé avant d’être garants de la véracité de ses dires. Voilà enfin pourquoi les justifications de l’acte ne sont pas recherchées dans les mobiles de l’individu, mais dans d’autres actes (ordre supérieur de l’autorité, faute de la victime). La culpabilité n’est donc pas une dimension subjective ou intellectuelle d’un acte, mais cet acte lui-même, en ce qu’il ne rentre pas dans les modèles de comportement en vigueur à l’époque.

37Peut-on, comme l’a fait Y. Thomas [31], lier aussi étroitement l’absence "d’homme abstrait responsable, par principe, de son fait” et l’absence de "capacité juridique à priori" ? Le fait est qu’il n’y a pas, à Rome, de principe d’autonomie de la volonté, mais seulement des contrats-types. De même, les Romains ont une liste d’actes commis "iniuria", mais n’ont pas dégagé le principe général de l’obligation de réparer le dommage causé à autrui.

38A propos du droit contemporain et des problèmes posés par l’interprétation des normes, F. Ost et M. van de Kerchove ont écrit récemment que "l’obligation faite au juge [est] de conforter la cohérence du discours juridique et, par-delà celui-ci, la cohésion de l’ordre social. A l’aide des directives diverses du respect de la clarté du texte, de l’harmonie du discours juridique ou du consensus de l’opinion publique, toujours doctrine et jurisprudence s’emploient à recomposer l’unité de la trame du discours juridique, gage de l’unité du social. Tel serait sans doute le but fondamental de la pratique interprétative, son « enjeu » le plus propre" [32]. Tel était déjà l’enjeu à Rome. Les arguments cicéroniens visent à répéter et à consolider une série de valeurs déjà reçues. Dans cette perspective, les valeurs prônées ne sont pas le départ de l’argumentation, en ce sens que Cicéron s’appuierait sur elles pour aboutir à l’acquittement ou à la condamnation, mais sa fin, en ce sens qu’au-delà des décisions, c’est bien dans la défense et l’illustration de ces valeurs qu’il faut voir la cause finale, plus ou moins consciente, de l’intervention de Cicéron. En définitive, le discours judiciaire est un discours épidictique.

Notes

  • [1]
    Voir L. GERNET, Le temps dans les formes archaïques du droit, dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1976, pp. 261 sv.
  • [2]
    Même si, dans les faits, ici comme à Rome, hier comme aujourd’hui, le "syllogisme judiciaire", qui consiste à appliquer la norme au cas d’espèce pour en déduire la sentence, est souvent une fiction : le juge va pressentir la solution qu’il justifie à postériori par le recours à la norme. Utile dans l’ordre de l’exposition, le syllogisme n’est pas premier dans l’ordre de l’invention.
  • [3]
    Cicéron, Topiques, XII, 51.
  • [4]
    Sur les rapports entre la rhétorique et le droit, et notamment les questions de preuve, voir F. LANFRANCHI, Il diritto nei retori romani, Milan, 1938, pp. 540 sv. ; A. STEINWENTER, Rhetorik und römischer Zivilprozess, dans Z.S.S. 65(1947), pp. 69-90 ; J.Ph. LEVY, Cicéron et la preuve judiciaire, dans Mélanges Levy-Bruhl, Paris, 1959, pp. 187-197 et les remarques intéressantes de Y. THOMAS, Acte, agent, société, dans Archives de Philosophie du Droit, 22(1977), pp. 63-83. Voir également B. FRIER, The Rise of the Roman Jurists. Studies in Cicero’s pro Caecina, Princeton, 1985.
  • [5]
    Surtout les chapitres XIX et XX qui traitent des preuves proprement dites, et les chapitres XXI à XXV, relatifs aux arguments et raisonnements.
  • [6]
    Particulièrement le livre I, chapitres XXIV à XXVI et le livre II, chapitre XIV.
  • [7]
    Voir surtout les chapitres XIV et XXXIV.
  • [8]
    De Oratore, II, 77, 310. Sur les différents sens du terme argumentum, voir J.Ph. LEVY, La formation de la théorie romaine des preuves, dans Studi in onore di S. SOLAZZI, Naples, (1948), p. 425, n. 35.
  • [9]
    Voir le Pro Scauro, XXI à XXIII : le très mauvais dossier de Scaurus fut sauvé grâce au rappel de la mémoire de son père. Voir aussi le Pro Murena, où s’exprime une critique ironique du ius ciuile (l’accusateur est un juriste renommé, Scrvius Sulpicius) ou le Pro Archia, qui contient un long éloge de la poésie (l’accusé est le poète Archias).
  • [10]
    Ad Herennium, I, 12. Trad. : "Si quelqu’un est accusé de péculat parce qu’il a dérobé d’un lieu privé des vases d’argent appartenant à l’Etat, il peut dire, après avoir défini le vol et le péculat, qu’il convient de lui intenter une action de vol, et non de péculat."
  • [11]
    Ad Herennium, I, 13. Trad. : "La question concerne l’analogie lorsqu’à défaut de loi particulière concernant l’affaire en cause, on a recours à d’autres lois similaires (…). Il s’agit là d’une question légale, provenant de l’analogie."
  • [12]
    Ad Herennium, I, 14 : "La question juridictionnelle se présente lorsque, tout en étant d’accord sur le fait, on se demande si l’acte accompli est conforme ou non au droit".
  • [13]
    Bien entendu, l’éventuel accord des parties en cause sur la matérialité des faits est rarement total, car les faits ne sont rien sans la qualification juridique qu’on leur donne. Mais ceci concerne surtout la quaestio legitima (voir plus loin).
  • [14]
    Souvent, la réalité des faits ne pose pas de problème (Verrines, Pro Ligario) sinon celui de leur qualification juridique (Pro Tullio, Pro Domo). Parfois, Cicéron défend une thèse sans guère y apporter d’éléments probants, comme par exemple la préméditation de Clodius, dans le Pro Milone (voir l’étude de F. DUPONT, L’affaire Milon. Meurtre sur la voie Appienne, Paris, 1987) ou traite cette question fort rapidement (Pro C. Rabirio, chapitre VI ; Pro Archia, chapitres IV et V). Il arrive cependant que le problème de la preuve ne puisse être éludé (Pro Murena, chapitres XXVI, XXVII et XXXII à XXXVI).
  • [15]
    Sur l’amplificatio, qui consiste le plus souvent à invoquer l’exemple des Anciens ou à en appeler aux dieux, voir le Ad Herennium, chapitre II, 27-28 et le De Oratore, chapitre III, 104 sv. : pour Cicéron, l’amplification est une des fonctions les plus importantes de l’orateur.
  • [16]
    Par exemple, Muréna est défendu par Crassus, Hortensius et Cicéron ; Balbus l’est par Crassus, Pompée et Cicéron ; six avocats assistent Scaurus ; Cicéron plaide après Hortensius dans l’affaire Sestius.
  • [17]
    De Inuentione, II, 18, 20, 22.
  • [18]
    De Inuentione, II, 19, 25.
  • [19]
    De Inuentione, II, 28 sv.
  • [20]
    De Inuentione, II, 24.
  • [21]
    Pro Fonteio, XI, 25.
  • [22]
    J.Ph. LEVY, op. cit., p. 194.
  • [23]
    C’est-à-dire l’atteinte à l’intégrité physique ou morale.
  • [24]
    De Inuentione, II, 26. Trad. :"Le report du crime consiste, lorsqu’on est accusé, à l’avouer en démontrant qu’on a agi correctement, entraîné par la faute d’un autre."
  • [25]
    De Inuentione, II, 27. Trad. : "De là, s’il était établi que l’on sanctionne les fautes par d’autres fautes, et les injures par d’autres injures, quels désagréments s’en suivraient ! Si celui qui accuse maintenant avait voulu lui-même agir ainsi, il n’aurait pas besoin non plus de jugement, et si chacun agissait également de la même manière, il n’y aurait plus aucun jugement".
  • [26]
    Eodem loco. Trad. : "Il faut comparer la faute de celui sur qui l’on reporte le crime, avec celle de celui qui prétend avoir agi à bon droit."
  • [27]
    Ad Herennium, I, 15. Trad. : "La cause repose sur le transfert du crime lorsque, sans nier le fait, nous affirmons y avoir été obligés par la faute d’autrui. Par exemple : « Oreste, pour sa défense, reporte le crime sur sa mère »".
  • [28]
    VIII, 12 : Si nox furtum faxsit, si im occidit, iure caesus esto.
  • [29]
    Pro Milone, III, 9.
  • [30]
    Collatio Mosaicarum et romanorum legum, 7, 3, 2-3.
  • [31]
    Y. THOMAS, Acte, agent, société : sur l’homme coupable dans la pensée juridique romaine, dans Archives de Philosophie du Droit, 22 (1977), pp. 63-83.
  • [32]
    F. OST et M. van de KERCHOVE, Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en droit, Bruxelles, 1989, p. 147.
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