Couverture de RIEJ_016

Article de revue

Sur la prétendue autosuffisance du droit

Pages 1 à 32

Notes

  • [*]
    Texte de la communication présentée par l’auteur au Colloque Autopoiesis in Law and Society (Florence, 12-15 décembre 1985). Pour un compte rendu de ce colloque, cf. infra, p. 187.
  • [1]
    Cf. Colloque de Cerisy, L’auto-organisation, P. DUMOUCHEL et J.P. DUPUY (eds), Paris, Seuil, 1983.
  • [2]
    H. VON FOERSTER, On self-organizing systems and their environments, 1960, repris in Observing Systems, Seaside, Cal., Intersystems Publications, 1981.
  • [3]
    H. ATLAN, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979.
  • [4]
    G. NICOLIS et I. PRIGOGINE, Self-organization in Nonequilibrium systems, John Wiley and sons, 1977.
  • [5]
    Cahier du CREA n° 7 : Histoires de cybernétique et Cahier du CREA n° 8 : Généalogies de l’auto-organisation, Paris, Ecole Polytechnique, 1985.
  • [6]
    Cf. J. P. DUPUI, De l’énonomie considérée comme théorie de la foule, in Stanford french review, summer 1983.
  • [7]
    Fr. ROSENBLATT, Principles of neurodynamics - Perceptrons and the theory of brain mechanisms, Spartan Books, 1962.
  • [8]
    Cf. M. ZELENT (ed.), Autopoiesis, dissipative structures and spontaneous social order, Boulder, Westview Press, AAAS Selected Symposium 55, 1980.
  • [9]
    L’expression fut utilisée au Alpbach Symposium "Beyond Reductionism" par Viktor Frankl, et l’idée reprise par Hayek, lequel se référa au théorème de Gödel. Cf. KOESTLER and SMYTHIES (eds.), Beyond Reductionism, London, Radius Book, Hutchison, 1972, pp. 331-332.
  • [10]
    D. HOFSTADTER, Gödel, Escher, Bach, New-York, Basic Books, 1979, p. 477-478.
  • [11]
    R. ASHBY, Principles of the self-organizing system, 1962, repris in R. Conant (ed.), Mechanisms of intelligence : Ross Ashby’s writings on cybernetics, seaside, cal., Intersystems Publications, 1981, p. 65.
  • [12]
    En France, Régis Debray a construit sa Critique de la raison politique (Paris, Gallimard, 1981) sur le même argument logique : "Le gouvernement d’un collectif par lui-même - "du peuple par le peuple" - serait une opération logiquement contradictoire" (p. 264).
  • [13]
    J. SOTO et F. VARELA, Self-reference and fixed points : an extension of lawvere’s theorem, in Acta applic. mathem., vol. 2, 1984, p. 1-19.
  • [14]
    L’argument technique auquel pensait Von Neumann pour étayer son intuition fut plus tard précisé par Gödel : du fait de l’indécidabilité de l’arrêt de la machine de Turing, il n’y a pas de moyen plus économe de décrire son comportement que d’énumérer toutes ses productions possibles (une infinité). Cf. J. VON NEUMANN, Theory of self-reproducing automata, A. Burks (ed.), University of Illinois Press, 1966.
  • [15]
    F.A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol. 2, Le mirage de la justice sociale, trad. française, P.U.F., 1981, p. 4.
  • [16]
    R. NOZICK, Anarchy, state and utopia, New York, Basic Books, 1974, p. 200.
  • [17]
    J. RAWLS, A theory of justice, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1971, p. 85 sq ; B. BARRY, Political argument, London, Routledge and Kegan Paul, 1965, ch. VI.
  • [18]
    R. NOZICK, op.cit., p. 151.
  • [19]
    Ibidem, p. 151-152.
  • [20]
    Ibidem, p. 160-164.
  • [21]
    Ibidem, p. 151.
  • [22]
    F.A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol. 1, Règles et ordre, trad. française, P.U.F., 1980, p. 11.
  • [23]
    R. NOZICK, op.cit., p. 157-158.
  • [24]
    Je l’emprunte à E. MALINVAUD, Leçons de théorie microéconomique, 3e éd., Paris, Dunod, 1975, P· 162-163.
  • [25]
    F.A. HAYEK, op.cit., vol. 1, p. 21.
  • [26]
    Idem, p. 35.
  • [27]
    F.A. HAYEK, op.cit., vol. 2, p. 28-29.
  • [28]
    F.A. HAYEK, op.cit., vol. 1, p. 110-111.
  • [29]
    Idem, p. 127.
  • [30]
    Je suis ici l’excellent exposé de Jacques ELLUL, Aliénation et temporalité dans le droit, in E. Castelli (ed.), Temporalité et aliénation, Paris, Aubier Montaigne, 1975, p. 191-205.
"Validity is Circularity"
Niklas Luhmann

I – Les idées et leur destin

11.1. L’exercice auquel je me livre dans cet article relève d’un genre que l’on peut nommer, je crois, l’écologie des idées. Il s’agit moins de s’intéresser à la validité des idées qu’à la façon dont elles naissent, circulent, s’enracinent dans des terrains différents de leur lieu d’origine, prenant ainsi des formes nouvelles et, parfois, inattendues.

2La théorie de l’autopoièse est l’œuvre de deux biologistes chiliens formés à la cybernétique : Humberto Maturana et Francisco Varela. Elle a été exportée dans le milieu de la sociologie allemande et la greffe a, semble-t-il, très bien réussi : grâce aux efforts conjugués de chercheurs comme Peter Hejl, Niklas Luhmann, Gunther Teubner et d’autres, un nouveau paradigme sociologique et juridique est né, il se développe de façon impressionnante.

3La situation, en France, est fort différente. Si le colloque organisé par l’Institut universitaire européen de Florence sur l’autopoièse dans le droit et dans la société (12-15 décembre 1985) m’intéresse tant, c’est en partie parce qu’il me permet de comparer cette situation française, que je connais bien, au contexte allemand qui, je dois l’avouer, m’est peu familier. Je note en passant qu’une fois de plus, il a fallu une médiation extérieure (vienno-américano-chilienne) pour permettre un échange intellectuel entre la France et l’Allemagne (la responsabilité de cet état de chose regrettable incombant plus à la première qu’à la seconde).

4En France, la théorie de l’autopoièse est loin d’être inconnue. Elle a déjà suscité de nombreux débats au sein des milieux de la biologie, de la philosophie, chez les spécialistes des sciences cognitives et d’intelligence artificielle, et aussi dans les sciences sociales [1]. Le terrain est suffisamment favorable pour que Francisco Varela, ayant décidé de quitter son pays, décide de s’installer chez nous (et, plus précisément, dans mon centre de recherche, le CREA). Cependant, il n’y a pas eu, comme en Allemagne, construction d’une théorie sociologique complète, certes inspirée par les idées de l’école chilienne de neuroscience, mais largement autonome par rapport à elles. Les participants à ce colloque se réfèrent à la théorie des systèmes autopoiétiques de Niklas Luhmann. Il n’y a pas, en France, de Niklas Luhmann et lorsque nous citons la théorie de l’autopoièse, c’est au modèle originel de Maturana et de Varela que nous nous référons. Trois raisons au moins me semblent expliquer les différences entre nos deux pays en ce qui concerne l’accueil qu’ils ont réservé à ces idées :

  1. Il y a, en France, une vieille et forte méfiance à l’égard de toute importation de modèles biologiques dans les sciences sociales. La critique de la sociobiologie y a été, par exemple, particulièrement virulente.
  2. Pour des raisons sans doute contingentes, la théorie de l’autopoièse a pénétré en Allemagne à travers les idées de Maturana, en France à travers celles de Varela. Or il y a des différences importantes entre les approches respectives de ces deux pères fondateurs. Pour Varela, l’autopoièse est plus un point de vue sur un objet qu’une propriété intrinsèque de celui-ci. Varela insiste sur la complémentarité entre le point de vue de l’autonomie et celui, traditionnel, du contrôle. Je signale en passant que jamais Varela ne parlerait de système social autopoiétique. Une condition nécessaire de l’autopoièse (jadis acceptée par Maturana) est l’existence d’une frontière matérielle, spatio-temporelle, produite par le système lui-même. Cela ne veut pas dire que Varela refuse d’étendre l’idée fondamentale de clôture opérationnelle au social. Mais, pour ces extensions de la notion biologique, il préfère parler de systèmes autonomes. C’est la terminologie que j’utiliserai le plus souvent.
  3. Il me semble qu’en France, nous sommes plus sensibles qu’en Allemagne au fait que la théorie de l’autopoièse dans le champ biologique n’est pas une invention ex nihilo, qu’elle s’enracine dans une histoire et surtout qu’elle n’est pas isolée. Le tronc commun cybernétique a engendré au moins une autre conception de l’autonomie de l’être vivant : le modèle de l’"auto-organisation", fondé sur le principe d’"ordre par le bruit". L’idée de base remonte à Heinz Von Foerster [2], elle a été reprise, transformée et développée avec une grande ampleur par notre collègue et ami, le biologiste franco-israélien Henri Atlan [3]. De plus, il existe un autre paradigme de l’auto-organisation, né dans le champ de la physico-chimie, autour des travaux d’Ilya Prigogine et de l’Ecole de Bruxelles [4]. L’ensemble de ces concepts, modèles, paradigmes constitue une totalité complexe, conflictuelle : nous sommes attentifs à sa diversité et à ses nuances, et cela nous préserve d’une vision trop radicale de son identité. Nous nous sommes en particulier attachés récemment à retracer l’histoire de ces divers mouvements de pensée et de leurs enchevêtrements. Il nous est apparu ce faisant que cette histoire est en général très mal connue [5].

5Pour ce qui est des sciences sociales, je voudrais dire un mot de ce qui a été mon attitude jusqu’à présent. Plutôt que de chercher à appliquer ces idées venues de la biologie et de la science des machines complexes aux affaires humaines, je me suis demandé s’il n’y avait pas déjà au sein de la pensée du social (de la philosophie politique aux sciences positives de l’homme et de la société - économie, sociologie, anthropologie), des modèles, propres à ces disciplines, incarnant la nécessité de penser dans ces domaines en termes de clôture opérationnelle. Ces modèles existent, nous l’avons montré. Il est alors intéressant et fructueux de comparer la façon dont ils se sont situés par rapport aux modèles concurrents dans les sciences sociales, aux débats que le concept d’autopoièse et les divers modèles d’auto-organisation ont suscités dans les sciences "dures". Ces deux types de débat peuvent en effet s’enrichir mutuellement. C’est à un exercice de ce genre que je voudrais me livrer ici. Ce travail, je l’ai jusqu’ici tenté sur deux visions bien contrastées de la société : les théories de la foule [6] et la pensée de la société comme marché généralisé : je fais référence à la tradition de la "main invisible", à la vision "libérale" de la société. Je m’attacherai ici à deux représentants actuels de cette tradition, les "néo-libéraux" Robert Nozick et Friedrich Von Hayek. Je crois que dans le contexte de la présente discussion, il est impossible de ne pas parler de Hayek. Non seulement parce que celui-ci a conçu la société et le droit en termes de systèmes clos, mais marce que c’est depuis longtemps un compagnon de route des théories de l’auto-organisation. Il fut invité par Von Foerster à l’un des trois fameux colloques des années ‘60 sur les "self-organizing systems", il participa aux côtés de Von Bertalanffy, de Paul Weiss et de C.H. Waddington au Symposium Alpbach de 1969, organisé par Arthur Koestler, sur le thème : "Beyond Reductionism". Rosenblatt, en concevant son célèbre "Perceptron", l’une des premières tentatives de "machine autonome", reconnut l’influence de Hayek [7]. Ses "ordres sociaux spontanés" sont devenus, dans les colloques interdisciplinaires d’aujourd’hui, les compagnons des systèmes autopoiétiques de Maturana et Varela, et des "structures dissipatives" de Prigogine [8].

61.2. Avant d’aborder l’étude des modèles de Nozik et de Hayek, et de tenter une comparaison avec l’approche de Luhmann sur la question de la prétendue clôture des systèmes normatifs, je voudrais faire quelques mises au point sur certains concepts fondamentaux de la théorie des systèmes autonomes. Certaines confusions possibles devraient en effet être écartées d’emblée pour permettre au vrai débat de se dérouler sans entraves inutiles.

71.2.1. Le rapport à la cybernétique : il est important ici de lever un malentendu. Il y a certes un rapport de filiation entre la cybernétique et les diverses théories de l’auto-organisation. Mais ce rapport est aussi un rapport de rupture. Non seulement les notions cybernétiques de contrôle, information, programme et même feedback n’appartiennent pas à la théorie des systèmes autonomes, mais c’est contre elles que celle-ci s’est instituée. La critique ne doit donc pas se tromper de cible. Il ne sert à rien de dénoncer la "tentation biocybernétique" à propos de la théorie de l’autopoièse si l’on ne voit pas que celle-ci a été la première à faire ce genre de critique.

8La cybernétique naît en 1943, avec la publication indépendante de deux articles fondateurs : "Behaviour, purpose and teleology" d’arturo Rosenblueth, Norbert Wiener et Julian Bigelow ; "Alogical calculus of the ideas immanent in nervous activity" de Warren Mc Culloch et Walter Pitts. A eux deux, ces articles peuvent passer pour avoir réussi la réduction des fonctions principales de l’esprit : volonté, perception, pensée, mémoire et même conscience, à l’opération d’un mécanisme, supposé incarné par le cerveau. Ce mécanisme a la forme d’une machine computationnelle, input-output, dont l’archétype est la machine de Turing universelle. Toutes les totalités seront traitées par les cybernéticiens selon ce même modèle, qu’il s’agisse d’écosystèmes, de sociétés humaines, de colonies de fourmis, d’organismes vivants, de réseaux de neurones ou des fameux "animaux" cybernétiques, rats et autres tortues. Totalités artificielles, donc, dans lesquelles les éléments sont antérieurs au tout ; totalités nominales, que seule la conscience organisatrice d’un tiers, en l’occurrence le cybernéticien, vient achever en les percevant et les concevant.

9Or, très tôt, cette conception cybernétique des totalités est attaquée au moyen d’arguments qui annoncent les théories actuelles des systèmes autonomes. Du point de vue de l’histoire des idées, il est piquant de voir ainsi la cybernétique mise en accusation par un mouvement de pensée que sa descendance contribuera à alimenter. Ces critiques proviennent de psychologues gestaltistes, de neurophysiologues de tendance "holiste" et surtout de l’embryologiste Paul Weiss, dont le rôle dans toute cette histoire est fondamental. (Le moment le plus chaud de cette controverse sera le Hixon Symposium de 1948). Weiss demande que l’on distingue entre "machines" et "systèmes". Ces derniers sont bien sûr des totalités non artificielles, et non nominales (ils existent dans la nature, et ne sont pas seulement des constructions intellectuelles). Ils ne sont pas pour autant des substances. (On a donc déjà deux des caractéristiques que Hans-Georg Deggau assigne à "l’unité du système autopoiétique" : "elle ne doit être conçue ni de façon ontologique, au sens d’un "donné", ni simplement comme un construit scientifique. Cette unité n’est ni objective, ni subjective". Cf. sa communication : "Luhmann on Autopoiesis" au colloque de Florence). La démarche que préconise Weiss ne se veut ni réductionniste, ni holiste. A la notion de traitement de l’information par une machine input-output, il oppose l’autonomie du système, déjà conçue comme clôture informationnelle. Au réductionnisme qui se donne des éléments déjà constitués et en déduit les propriétés du tout, et au holisme qui fait l’inverse, il entend substituer l’idée que le tout et les éléments se déterminent mutuellement. Cette causalité circulaire entre niveaux hiérarchiques, qui caractérise l’autonomie dans le modèle de Varela, est donc déjà présente, et c’est contre la cybernétique qu’elle s’exprime. C’est la propriété même sur laquelle Luhmann insiste tant dans sa caractérisation de ce qu’il nomme l’"autopoièse" : "Même les éléments, c’est-à-dire les composants (individuels) ultimes, qui sont, du moins pour le système, indécomposables, sont produits par le système lui-même". (Cf. sa communication au colloque de Florence : "The autopoiesis of social systems").

10Une autre critique, non moins radicale, adressée à la cybernétique viendra de John Von Neumann (c’est aussi au Hixon Symposium de 1948 qu’elle sera exprimée pour la première fois). Avoir montré que les fonctions psychiques sont computables par un automate cybernétique est un résultat décisif, concède-t-il. Mais il n’a de portée que si l’on sait caractériser le comportement en question indépendamment de la structure qui en est capable. Or, conjecturait Von Veumann, dans le cas des structures complexes, il n’y a pas de moyen plus simple de définir le comportement que de se donner la structure. L’automate complexe n’a pas de modèle plus simple que lui-même. On voit donc que cette notion de complexité, à laquelle Von Neumann prédisait avec raison le plus grand avenir, est intimement liée à celle d’autoréférence. Aujourd’hui, la théorie des algorithmes (Martin-Löff, Chaitin, etc.) a repris la définition de Von Neumann : est complexe un être dont l’information est incompressible : il n’y a pas de programme plus simple que lui-même capable de l’engendrer. C’est aussi par la complexité qu’on définit le caractère aléatoire d’un objet (mais cela n’est pas pour étonner, si l’on se souvient que, pour Aristote, automaton signifiait hasard). Je note en passant que Luhmann et ses collègues assignent aux systèmes sociaux autopoiétiques la capacité d’auto-simplification et d’autodescription. Si l’on admet qu’un système autonome est ipso facto complexe, alors il n’y a pas de sous-système qui puisse prétendre en constituer un modèle, une description satisfaisante. Toute autodescription sera donc au mieux incomplète, et probablement inadéquate. On verra l’importance de ce point dans la théorie de Hayek.

111.2.2. La dialectique clôture/ouverture : de la théorie de l’autopoièse, Luhmann et ses collègues tirent l’idée profonde et difficile que le système juridique est à la fois fermé et ouvert. Je pense que, pour mettre de l’ordre dans la discussion de cette question, il est nécessaire de distinguer très soigneusement entre trois interprétations différentes de la dialectique entre fermeture et ouverture :

12a) La façon la plus simple de présenter la chose est d’attribuer la fermeture et l’ouverture à des domaines différents. Comme le rappelle Luhmann, l’école chilienne de l’autopoièse insiste, après Ashby, sur le fait que les systèmes vivants autopoiétique s sont "ouverts en ce qui concerne l’énergie mais fermés pour ce qui est de l’information et du contrôle". On dira de même que "le système juridique est fermé d’un point de vue normatif et en même temps ouvert d’un point de vue cognitif" ; ou encore que "le système économique est ouvert en ce qui concerne les besoins, productions, services etc. et fermé en ce qui concerne les paiements". (Luhmann, "The self-reproduction of the law and its limits", communication au colloque de Florence).

13b) Intéressons-nous seulement à ce que Varela appelle la clôture opérationnelle du système autonome. Cela n’implique évidemment pas que le système est coupé, isolé de son environnement. La "clôture" est une forme d’ouverture à l’environnement, par laquelle celui-ci agit sur le système non pas en lui adressant des informations (comme c’est le cas avec les machines cybernétiques input-output), mais par les perturbations qu’il inflige au mode de clôture du système. De telle sorte que le système autonome connaît son environnement en se connaissant lui-même. C’est cette idée que Gunther Teubner applique au système juridique dans sa communication : "Social order from legislative noise ?" ; par exemple : "Le système juridique, sous la pression de la clameur extérieure et du "bruit" produit par les agents économiques, est obligé de changer son "ordre" interne jusqu’à ce qu’un calme relatif revienne (…). Les systèmes autoréférentiellement clos ne peuvent réussir à réguler les autres qu’en s’autorégulant".

14c) La forme la plus subtile de la dialectique entre clôture et ouverture, et la plus importante par rapport au problème qui nous réunit, est celle que je nommerai auto-transcendance[9], ou encore, en recourant à une analogie avec la mécanique quantique qu’affectionnent les théoriciens chiliens de l’autopoièse, le bootstrap : c’est-à-dire la mise en extériorité de soi par rapport à soi, la mise à distance de soi par rapport à soi-même.

15Il est vrai que cette idée semble rejetée par Luhmann (Cf. sa communication "The autopoiesis of social systems"), et ce devrait être là un des points centraux de notre discussion. Luhmann se réfère à un argument de Douglas Hofstadter. Celui-ci affirme qu’il est impossible pour un programme de "sauter à l’extérieur de lui-même" : "Quelle que soit la façon dont un programme se contorsionne pour sortir hors de lui, il ne pourra jamais que suivre les règles qui lui sont inhérentes" ; et encore : "Un programme d’ordinateur peut se modifier de lui-même mais il ne peut violer ses propres instructions - ce qu’il peut faire de mieux, c’est de changer quelques parties de lui-même en se conformant à ses propres instructions" [10].

16Or cet argument a joué un rôle crucial dans l’histoire de la cybernétique et dans l’éclosion des théories de l’auto-organisation. C’est en effet Ashby qui le développe dans son fameux article de 1962, "Principles of the self-organizing system", pour conclure qu’"on ne peut dire sans abus d’aucun système qu’il s’auto-organisé" [11]. C’est donc contre cet argument que les deux paradigmes de l’auto-organisation (l’autopoièse de l’Ecole chilienne et le principe d’ordre par le bruit de Von Foerster et Atlan) ont eu à s’instituer. Il est donc curieux de le voir invoqué par des chercheurs qui croient à l’autonomie des systèmes.

17L’argument d’Ashby, repris par Hofstadter, peut également se dire ainsi. Essayons de donner sens à l’expression : "un programme qui se programme lui-même". On peut imaginer un jeu d’échecs dont les règles dépendent de la configuration des pièces. Mais il y aura alors des métarègles fixes, échappant à la capacité d’autoréférence du programme, qui régleront la variation des règles en fonction des configurations. On peut essayer de briser cet obstacle en faisant dépendre à leur tour les métarègles de la configuration : peine perdue, il y aura des méta-métarègles qui résisteront à la maîtrise du programme sur lui-même. L’"autonomie pure" serait donc une impossibilité logique [12]. (On retrouve trace de cet argument dans la communication au colloque de Richard Lempert, "The autonomy of law : two visions compared" : L’"autonomie complète de la loi est, même en théorie, inatteignable. Le droit est un système de normes et celles-ci, du moins en première instance, doivent bien provenir de quelque part").

18Or tout ceci concerne la logique des programmes, précisément, c’est-à-dire des artefacts, qu’il s’agisse de machines, de jeux ou de systèmes logiques formels. Dans tous ces cas, même s’il y a système, c’est-à-dire circularité, le système est programmé, c’est-à-dire que son sens ne lui appartient pas, il relève d’une volonté qui lui est extérieure, transcendante : la volonté de celui qui a conçu et réalisé le programme.

19Dans le cas d’un système naturel (ou social), que personne n’a fabriqué, l’argument d’Ashby devient invalide. C’est ce qu’auront démontré, chacun à sa manière, Atlan et Varela. Je ne mentionnerai ici que les récents travaux de ce dernier sur l’existence de domaines "réflexifs" : des domaines, pour le dire dans les termes précédents, pour lesquels le niveau et le métaniveau sont isomorphes l’un à l’autre [13]. (On comprend que si de tels domaines existent, l’argument d’Ashby tombe aussitôt).

20Un système autonome ne reçoit pas son sens d’un "métaniveau" extérieur et transcendant. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ait la maîtrise complète de son sens. C’est parce que celui-ci lui échappe partiellement qu’il peut y avoir "auto-transcendance". C’est encore l’argument de la complexité, tel que Von Neumann l’a développé, qui peut le mieux le faire comprendre. Dans le cas d’un automate complexe, la complexité des comportements dont il est capable est infiniment supérieure à la complexité de l’automate lui-même. Bien qu’il n’y ait rien dans le fonctionnement de l’automate qui ne provienne de l’automate lui-même, tout se passe comme si ce fonctionnement était autonome par rapport à la matrice qui l’a engendré [14].

21Cela me fournit la transition par rapport aux travaux de Nozick et de Hayek. Ceux-ci sont des penseurs de la complexité du social, avant même que d’être des penseurs de l’autonomie du social. Appartenant à la tradition libérale, le problème théorique auquel ils doivent faire face est celui de l’articulation entre deux formes d’autonomie. L’autonomie de l’individu, d’abord, dégagé de tous les liens de subordination traditionnels, au sacré, à l’Etat. L’autonomie du social, ensuite, ce qui veut dire non pas que les hommes ont la maîtrise de la société, mais tout le contraire : la société leur échappe, elle semble dotée d’une vie propre, étrangère aux hommes qui pourtant la composent. Cette autonomie-là est donc, par rapport aux individus, une hétéronomie.

22Les hommes font leur société - c’est la première autonomie ; mais ils ne savent pas ce qu’ils font, ni comment ils le font - c’est la seconde autonomie. C’est bien là le paradoxe. Mais on voit tout de suite que c’est le même paradoxe que celui qui consiste à fabriquer un automate, c’est-à-dire un être qui ne tient le principe de son mouvement que de lui-même ; le défi qui revient à être cause d’un être qui est cause de soi, inconditionnée. On comprend pourquoi Hayek a pu trouver dans les théories de l’auto-organisation une source d’inspiration inespérée. Dans les deux cas, c’est le principe de complexité qui résout le paradoxe de l’articulation des deux autonomies.

23Cela dit, il reste à comprendre le sens de cette insistance sur l’autonomie du social. Le problème qu’il s’agit de résoudre est sans doute le problème clé des sociétés démocratiques libérales : faire échapper la souveraineté à la maîtrise des hommes, pour préserver la liberté. Même Rousseau, l’un des rois du "constructivisme" et donc l’un des principaux ennemis de Hayek, était conscient de la gravité de cette question. Le problème politique par excellence, disait-il, c’est de mettre la loi au-dessus des hommes, alors même que ce sont les hommes qui font la loi, et qu’ils le savent. On se souvient qu’il comparait ce problème à la quadrature du cercle…

II – La théorie des droits de proriété de Robert Nozick

242.1. Ce n’est pas seulement un problème politique que la complexité du social est censé de résoudre, pour les libéraux, mais aussi un problème de justice : comment attribuer avec équité des droits (en particulier des droits de propriété) dans la Grande Société (Smith) ou la Société Ouverte (Popper).

25Quel est le rapport entre l’idée de complexité, donc d’opacité, de manque de visibilité, et l’idée de justice, que l’on associe d’ordinaire au contraire à la transparence du débat rationnel ? La citation suivante de Hayek le fait comprendre : "Ce fut en découvrant qu’un ordre définissable seulement par certains caractères abstraits faciliterait la poursuite d’une grande multiplicité d’objectifs différents, que les gens visant des fins entièrement différentes furent amenés à se mettre d’accord sur certains instruments polyvalents, susceptibles d’être utiles à tout le monde. Cet accord devint réalisable non seulement en dépit, mais même en raison du fait que les résultats particuliers qu’il produirait ne pouvaient pas être prévus. C’est seulement parce que nous ne pouvons prédire le résultat effectif de l’adoption d’une règle déterminée, que nous pouvons admettre l’hypothèse qu’elle augmentera les chances de tous également. Que ce soit ainsi l’ignorance du résultat futur qui rend possible l’accord sur des règles servant de moyen commun pour des fins multiples et diverses, c’est ce que reconnaît implicitement la pratique fréquente qui consiste à rendre délibérément imprévisible un résultat, afin de rendre possible l’accord sur une procédure : chaque fois que nous convenons de tirer au sort, nous substituons délibérément des chances égales pour les divers participants, à une certitude quant au bénéficiaire" [15].

26C’est exactement la même idée qu’exprime Nozick lorsqu’il écrit : "Si toutes les personnes qui ont à en décider connaissaient la répartition précise à laquelle conduit un principe de justice donné, ils ne se mettraient sûrement pas d’accord à son sujet" [16].

27Pour avancer, il nous faut insister sur une distinction que John Rawls, dans sa Theory of justice, reprend à Brian Barry [17] : entre la justice procédurale pure d’une part, et la justice procédurale, parfaite ou imparfaite, d’autre part. Dans ce dernier cas, on dispose d’un critère indépendant pour apprécier la justice d’un état de choses, "un critère défini séparément de, et antérieurement à la procédure qui va être suivie". La justice procédurale est dite parfaite lorsqu’on dispose d’une procédure dont on est sûr qu’elle va produire un résultat juste. Exemple : le partage d’un gâteau. Supposons que l’on considère que la partage égal est le partage juste. Sous certaines hypothèses assez évidentes, il existe une procédure parfaite : celui qui coupe le gâteau est celui que se servira en dernier. La justice procédurale est dite imparfaite quand on ne dispose pas d’une telle procédure qui conduise à coup sûr au résultat cherché. Exemple : un procès criminel. On considère qu’il est juste que le coupable soit condamné et que l’innocent soit reconnu tel. Or on sait bien qu’il est impossible d’éviter les erreurs judiciaires.

28Par contraste, dans la justice procédurale pure, il n’existe pas de critère indépendant qui définisse la justice d’un état de choses. On définit à la place la justice de la procédure, et l’on convient qu’un état de choses sera juste, quel qu’il soit, si :

  1. il est le résultat d’une procédure juste,
  2. cette procédure a effectivement été mise en œuvre.

29L’importance de la clause ii) apparaît clairement si l’on considère l’exemple du jeu de hasard. On s’est mis d’accord sur des règles considérées comme justes par tous. Le résultat, on le conçoit, peut être quelconque, puisque le fruit du hasard, et cependant tous le considéreront comme juste. Cependant, on conçoit aussi que ce serait une escroquerie de prétendre que tel résultat qui nous arrange est le bon, parce qu’on aurait pu l’obtenir en suivant une juste procédure. C’est une condition indispensable que la procédure ait été effectivement mise en œuvre.

30Rawls et Nozick admettent l’un et l’autre que dans une société complexe, la justice des institutions doit se définir en termes de justice procédurale pure. Nozick reproche précisément à Rawls de ne pas respecter ce principe qu’il prétend pourtant prendre au sérieux, et cela parce qu’il resterait prisonnier du cadre contractualiste, donc constructiviste, de sa théorie de la justice. Je ne m’étendrai pas ici sur le débat passionnant entre Rawls et Nozick. Je m’attacherai simplement à la théorie des droits de ce dernier, qu’il nomme "Entitlement theory". Elle illustre en effet à merveille les liens entre la question de la complexité (et de l’auto-transcendance) et la question de la prétendue clôture des systèmes normatifs.

31Le mérite de la théorie de Nozick est qu’elle met bien en évidence le caractère autoréférentiel de la justice procédurale pure : "Tout ce que l’on obtient à partir d’une situation juste par une transformation juste est lui-même juste" [18]. C’est ce qu’on appelle en logique une définition récursive : la justice se définit par la justice. Encore faut-il donner un critère pour définir ces "justes transformations", ce que Nozick appelle le "principe de justice pour les transferts". Ce critère est le critère libéral par excellence : sera juste une transformation (une procédure) qui recueille l’accord de toutes les parties concernées : échanges volontaires, dons, etc. La justice se confond ici avec la liberté.

32La circularité de cette définition des droits peut se représenter ainsi :

figure im1

33Ce cercle doit cependant s’ouvrir à son origine : il faut bien définir la justice du point de départ : c’est ce que Nozick appelle le "principe de justice pour les acquisitions". Je n’insisterai pas sur ce point (Nozick reprend ici un argument de Locke), car c’est le propre des processus complexes que d’effacer dans la nuit des temps le poids de l’origine. La justice de la répartition des terres dans l’Amérique d’aujourd’hui dépend-elle encore de la violence originelle qui a présidé à l’occupation du territoire et à l’expropriation et à l’extermination des Indiens ? Je reviendrai sur ce point dans ma comparaison entre Hayek et Luhmann. (Nozick fait également intervenir un principe de rectification, pour traiter le cas des injustices passées).

34Peut-on alors caractériser les états sociaux qui seront finalement considérés comme justes ? En d’autres termes, peut-on caractériser la classe des états finals de processus de ce type ? Non, affirme Nozick, et c’est cela qui lui permet de rejeter tous les principes de justice couramment admis (à commencer par ceux de Rawls).

35Prenons d’abord tous les principes du type "fonction d’état", comme on dit en physique, qui ne voient que la répartition à un instant donné (par exemple, ceux qui définissent la justice par l’égalité, ou par la maximisation de la part du plus mal loti, etc.). La théorie des droits de Nozick les rejette d’emblée, car elle affirme que la justice d’un état ne peut être appréciée que si l’on sait comment cet état a été réalisé : elle ne reconnaît donc que des "principes historiques". Par exemple : "Le fait que la victime d’un, voleur était sur le point de lui donner volontairement cela même qu’elle s’est fait dérober ne confère pas au voleur un droit de propriété sur son butin. La justice des droits de propriété est historique, elle dépend de ce qui s’est réellement passé" [19].

36La plupart des principes de justice sont bien historiques mais ils sont aussi "patterned", en ce qu’ils mettent en rapport la répartition juste avec certaines caractéristiques des individus : par exemple "à chacun selon son (mérite, travail, utilité sociale, etc.)", ou "de chacun selon ses (capacités, etc.)". Or la théorie des droits ne peut être compatible avec aucun "pattern" (c’est une autre façon de dire sa parenté avec la complexité, c’est-à-dire avec l’impossibilité de la réduire à une forme simple). Cela est aisé à établir. Supposons que l’on tienne à un "pattern" particulier, et soit E un état qui satisfasse cette condition. En E, les gens décident librement de l’usage de leurs biens. Ils acceptent, par exemple, en très grand nombre de payer très cher le spectacle d’une vedette de base-ball ou de la chanson : la nouvelle répartition devra donc être considérée comme juste, puisqu’elle est obtenue à partir d’une situation juste par une transformation juste. Or il est clair qu’elle ne respectera plus le "pattern" que l’on s’est fixé. Il est inévitable que "la liberté détruise les "patterns"" [20].

37Il n’est donc pas possible de caractériser les états qui seront considérés comme justes. L’histoire qui mène à eux est incompressible. (En mathématiques et en physique, on dirait que le processus n’est pas intégrable en une fonction d’état). J’ai rappelé ci-dessus que l’on définissait aujourd’hui le hasard de cette façon : par l’incompressibilité de l’information. Il faut donc reconnaître que le jeu de hasard, qui sert d’illustration privilégiée pour définir le concept de justice procédurale pure, en est en fait le modèle unique : dans ce contexte, la justice se réduit à tirer à la courte paille. La nécessité politique de ce résultat se conçoit : dans une société désacralisée, donc privée de l’extériorité du religieux, il ne subsiste qu’une possibilité d’extériorité : l’arbitraire du hasard. Or une forme d’extériorité est nécessaire, si l’on veut faire échapper la souveraineté à la maîtrise.

38Pour faire le lien avec les développements théoriques sur l’autonomie, je voudrais maintenant faire remarquer que cette extériorité de la complexité (ou du hasard) a la forme, non pas de la transcendance, mais bien de l’auto-transcendance. Pour cela, il suffit de prendre au sérieux le parallèle que fait Nozick entre les transformations qui maintiennent la justice dans sa théorie des droits et les transformations qui maintiennent la vérité dans un système formel en logique ("toute conclusion déduite de prémisses vraies par l’application répétée de règles d’inférence qui maintiennent le vrai est elle-même vraie").

39Malheureusement, Nozick lui-même ne croit pas assez à la valeur de son analogie. Il ajoute en effet aussitôt : "qu’une conclusion pourrait être déduite de prémisses vraies par des moyens qui maintiennent le vrai suffit à établir sa vérité. Qu’une situation aurait pu être obtenue par des moyens qui maintiennent le juste à partir d’une situation juste ne suffit pas à établir sa justice", [21] et cela parce que la justice procédurale pure exige que la transformation ait effectivement eu lieu.

40C’est vrai, mais la différence n’est pas si grande si l’on pose la question d’une façon légèrement différente. Nozick a le tort, comme Hayek, de sous-estimer les possibilités de la raison déductive (Hayek : "Le ‘doute radical’ qui lui (Descartes) fait refuser d’accepter quoi que ce soit pour vrai, qui ne puisse être logiquement déduit de prémisses explicites qui soient ‘claires et distinctes’, et par conséquent hors de doute possible, privait de validité toutes celles d’entre les règles de conduite qui ne pouvaient être justifiées de cette manière" [22]. Un Descartes postérieur à Gödel et à Turing saurait ceci. Soit un système formel, c’est-à-dire un ensemble de prémisses considérées comme vraies, et de règles d’inférence qui maintiennent le vrai. Soit une proposition quelconque, que l’on se donne. On se demande s’il est possible de la démontrer dans le système formel en question. Bien que tout, ici, soit donné et fonctionne comme un mécanisme, la réponse à cette question n’est pas en général décidable. Plus précisément, elle n’est que semi-décidable : si la proposition est effectivement démontrable, on le saura tôt ou tard en déroulant mécaniquement l’ensemble des propositions démontrables (ou théorèmes) ; si elle ne l’est pas, on ne le saura jamais par des moyens mécaniques. En d’autres termes, il faut avoir parcouru effectivement un chemin menant des prémisses à la proposition donnée pour être sûr qu’elle est démontrable. On n’est donc pas très loin de la situation de justice procédurale pure.

41Ce résultat est prodigieux (en termes techniques : l’ensemble des valeurs prises par une fonction récursive n’est en général pas récursif : sa complexité transcende donc celle de la fonction qui l’a engendré. Je rappelle que "récursif" peut se comprendre comme : dont la définition est autoréférentiellement close). Il signifie qu’en général une machine (de Turing) n’est pas à la hauteur de ses propres productions : la complexité de celles-ci dépasse celle de la machine. C’est bien la situation d’auto-transcendance telle que nous l’avons caractérisée en nous inspirant de la critique de Von Neumann à la cybernétique.

422.2. On conçoit aisément que la théorie de Nozick débouche sur une apologie du laissez faire. Le droit y apparaît comme une émergence produite par les mécanismes du marché débridés.

43Il y aurait beaucoup de critiques à faire au système de Nozick. Je me limiterai à la suivante parce qu’elle montre, non pas que Nozick abuse du thème de la complexité, mais au contraire qu’il ne va pas au bout de sa logique.

44Le simple peut accoucher du complexe, c’est l’un des principaux messages de Nozick. ("Bien que la répartition finale des droits de propriété n’obéira à aucun "pattern", elle ne sera pas incompréhensible, car on peut l’envisager comme le résultat de la mise en œuvre d’un petit nombre de principes de justice : celui qui porte sur les acquisitions, et celui sur les transferts. Le processus qui conduit à cette répartition est intelligible, alors que la répartition elle-même n’obéit à aucun "pattern"" [23]). Chaque étape est décidable, et cependant le résultat gobal ne l’est pas. Or Nozick ne pense pas un seul instant que ce retournement paradoxal pourrait très bien se produire aussi sur la question de la liberté. Chaque étape est un transfert volontaire et libre entre les quelques agents concernés. Comment et au nom de quoi les tiers pourraient-il s s’y opposer, puisqu’ils ne sont pas concernés ? Or Nozick admet implicitement, comme une évidence, que cette remarque de bon sens s’étend sans problème au processus tout entier. C’est là tomber à son tour dans le simplisme.

45Soit l’exemple suivant [24]. Trois agents, A, B et C, possèdent chacun une certaine quantité des deux mêmes biens. Leur "indice de satisfaction" est le produit des deux quantités. La répartition dans l’état initial est la suivante :

Etat initial: A : ((0,2)B : (1,1)C :(1,1)
satisfactions: 011

46On passe à :

Etat intermédiaire: A :(1/4, 1/2)B : (3/4, 5/2)C :(1,1)
satisfactions: 1/815/81

47Ce passage s’est fait par un échange entre A et B, dans lequel B a cédé la quantité 1/4 du premier bien contre la quantité 3/2 du second bien. Cet échange est avantageux pour l’un et pour l’autre, il ne lèse en rien le tiers, C.

48On passe ensuite à :

Etat final: A : (1/4, 1/2)B :(1,2)C : (3/4, 3/2)
satisfactions: 1/829/8

49Ce passage s’est fait par un échange entre B et C, dans lequel B a cédé la quantité 1/2 du second bien contre 1/4 du premier bien. Cet échange est avantageux pour l’un et pour l’autre, il ne lèse en rien le tiers, A.

50Si l’état initial est juste (du point de vue du principe de justice pour les acquisitions), alors l’état final doit l’être aussi, dans la théorie de Nozick : les trois agents ont un droit de propriété sur les quantités correspondantes.

51On peut montrer que l’état final possède la propriété suivante : en partant de lui, il n’existe aucun transfert qui améliore la situation d’un agent sans détoriorer celle d’un autre : toutes les possibilités d’échanges avantageux pour tous ont été épuisées. On dit qu’il s’agit d’une "allocation stable". Tous les chemins qui pour Nozick constituent des histoires justes aboutissent en de telles allocations stables.

52Or il existe un critère qui permet, je crois, dans l’exemple considéré, d’affirmer que l’état final est injuste. Et ce critère est parfaitement dans l’esprit du principe de justice pour les transferts de Nozick, qui lui fait assimiler justice et liberté. En acceptant l’échange que lui propose B, dans le passage de l’état initial à l’état intermédiaire, A réalise apparemment librement une opération qui est à son avantage. On peut voir en fait que, ce faisant, il aliène sa liberté. En effet, cet échange lui interdit désormais de réaliser un échange avec C, qui aurait été beaucoup plus avantageux pour lui (et pour C). Si A et C avaient mis en commun leurs ressources initiales, ils auraient en effet pu réaliser l’allocation :

A : (1/4, 1)C : (3/4, 2)
satisfactions :1/43/2

53L’existence de cette possiblité fait qu’en théorie, la "coalition" formée par A et C devrait bloquer la réalisation de l’état final. On dit alors que l’état final n’appartient pas au "noyau" de l’économie (le noyau est composé de tous les états possibles qui ne sont bloqués par aucune coalition). On peut légitimement considérer, dans l’esprit même de la philosophie de Nozick, que tout état qui n’appartient pas au noyau est injuste, parce qu’il a globalement réduit la liberté de certains agents, sous les apparences du contraire. Or c’est un résultat fondamental de la théorie des jeux appliqués à l’économie que si le nombre d’agents est grand, le noyau est beacoup plus petit que l’ensemble des allocations stables.

54En résumé : bien que récursifs, c’est-à-dire autoréférentiellement clos, les processus imaginés par Nozick pour justifier l’émergence de droits ne sont pas générateurs d’une complexité suffisante. Ils n’empêchent pas l’existence de tout critère, sinon de justice, du moins d’injustice, au niveau des états finals.

III – Droit et législation selon Hayek et Luhmann

553.1. Dans la théorie biologique de l’autopoièse, il est très important de ne pas se tromper de niveau, en traitant comme système autonome, c’est-à-dire opérationnelement clos, un ensemble d’éléments qui ne l’est pas, et qui n’est qu’un constituant d’un véritable système autonome. Pour les théoriciens de l’Ecole chilienne, c’est exactement le piège dans lequel la biologie moléculaire est tombée, en traitant le génome comme un programme. Cette métaphore cybernétique est inacceptable parce que le premier des systèmes autopoiétiques, dans l’architecture des niveaux d’un système vivant, est la cellule tout entière. A première vue, c’est exactement la même critique qu’un disciple de Hayek devrait adresser au système théorique de Luhmann. Traiter le système juridique comme système autopoiétique, ce serait la même erreur que de croire à la clôture opérationnelle du génome (on sait bien que si le génome est un "programme", il a besoin des produits de sa propre exécution pour pouvoir être exécuté !). Mais il faut y voir de plus près.

56Chez Hayek, on retrouve les idées de complexité et de "bootstrap" (auto-transcendance) comme chez Nozick, mais étendues à une théorie globale ambitieuse de la société et du droit. L’ordre social se guide sur des repères qui sortent de lui, mais n’en sont pas moins "extérieurs" aux individus qui le composent, en ce sens que non seulement les individus n’en ont pas la maîtrise, mais que bien souvent ils n’ont même pas conscience de leur existence.

57Ces repères ont la forme d’institutions et de règles qui résultent de l’habitude, de la tradition, de la culture. Ils nous permettent de profiter d’une connaissance que nous ne possédons pas. Les règles constituent une connaissance, mais qui n’est maîtrisable par personne. Ces règles qui nous ne connaissons pas nous permettent de nous adapter à des faits que nous ne connaissons pas davantage, parce que trop complexes. La "connaissance" dont il s’agit ici est évidemment à l’opposé de celle dont Descartes a fixé les formes ("idées claires et distinctes", etc.) : elle est non explicite, non consciente, incorporée dans l’esprit et non produite par lui : "L’esprit ne fabrique pas tant des règles qu’il ne se compose de règles pour l’action" [25] ; et aussi : "Nous avons à notre service une si riche expérience, non parce que nous possédons cette expérience mais parce que, sans que nous le sachions, elle s’est incorporée dans les schémas de pensée qui nous conduisent" [26]. Il suffit de songer à la façon dont les enfants apprennent la syntaxe de leur langue : on peut dire que les règles, même si elles sont non conscientes, sont "connues", puisqu’elles peuvent être reconnues.

58Je rappelle pour mémoire les catégories principales de Hayek : l’ordre social est "spontané", il est, selon le mot d’Adam Ferguson, "le résultat de l’action des hommes mais non de leurs desseins". Il faut distinguer entre deux types de règles : les règles abstraites, ou règles de juste conduite, qui favorisent l’émergence de l’ordre spontané et qui constituent le nomos ; et les règles qui ont été faites, c’est-à-dire posées par l’autorité politique, que Hayek désigne par thesis.

59L’important en ce qui nous concerne est le lien avec le problème de la clôture normative et la question de l’auto-transcendance. Pour Hayek, c’est l’ordre social tout entier (Kosmos), et sur toute l’étendue du temps, qui constitue le système autopoiétique le plus "élémentaire", si l’on peut dire. Le savoir accumulé qu’il incorpore, et qui est incarné dans les règles de juste conduite (nomos), n’est pas transcendant par rapport aux individus : Hayek rejette la conception traditionnelle du droit naturel, comme droit transcendant et éternel, consubstantiel aux dieux. Son système théorique n’est pas pour autant un historicisme, qui le conduirait à identifier être et devoir être : le travail herméneutique sur la tradition donne les moyens de critiquer certains éléments de celle-ci. Cela est à première vue paradoxal, mais ce paradoxe est précisément celui de l’auto-transcendance : "Il peut à première vue sembler déconcertant que quelque chose qui est le produit de la tradition puisse à la fois constituer l’objet de la critique et son critère (…) la base de la critique de n’importe quel produit de la tradition doit toujours être cherchée dans d’autres produits de la tradition que nous ne voulons pas, ou ne pouvons pas, mettre en question (…). Ainsi nous ne pouvons jamais examiner une partie de l’ensemble qu’en considération de cet ensemble même, que nous ne pouvons reconstruire entièrement et dont nous sommes obligés d’accepter sans examen la majeure partie" [27].

60Quelle est, dans ce kosmos, la place de thesis ? Tout en récusant l’idée d’un droit naturel transcendant, Hayek rejette également avec force le positivisme juridique, qui identifie le juste et le légal. Or ce double refus, qui donne à son système théorique une forte originalité, il le partage avec Luhmann. Mais c’est pour des raisons très différentes que, semble-t-il, l’un et l’autre refusent la doctrine de Kelsen. Dans le cas de Luhmann, c’est parce que la fondation de la validité du droit sur une norme fondamentale évite à Kelsen de regarder en face le paradoxe : "Validity is circularity". Dans le cas de Hayek, c’est parce que croire que l’ordre social "spontané" résulte de la volonté de quelqu’un, serait-ce d’une autorité imaginaire comme dans les textes tardifs de Kelsen, c’est tomber dans l’anthropomorphisme primitif pour qui toute régularité résulte nécessairement d’une intention.

61Luhmann, semble-t-il, conserve du positivisme juridique l’idée que la validité de la loi n’est pas à chercher au-delà (ou en deçà) du système juridique. Pour Hayek, le critère de la validité de thesis, c’est sa justice, et celle-ci est à chercher en nomos car, historiquement et logiquement, nomos est antérieur à thesis, "le droit est plus ancien que la législation". C’est dire que l’univers de thésis, c’est-à-dire du système juridique, n’est absolument pas normativement clos. Il est de ce point de vue totalement subordonné à nomos, c’est-à-dire au règne de l’opinion : "… l’autorité d’un législateur a toujours un support qu’il faut clairement distinguer de la volition concernant telle ou telle affaire à régler ; elle peut donc être limitée aussi par la source d’où cet acte de volonté tire son ascendant. Cette source est la prépondérance, dans les esprits, de l’opinion que le législateur n’est autorisé à prescrire que ce qui est juste, opinion qui ne porte pas sur le contenu particulier de la règle édictée, mais sur les attributs généraux que doit présenter toute règle de juste conduite (…) ; tout pouvoir repose sur l’opinion et en reçoit ses bornes…" [28].

62La loi est seulement l’explication, la formulation créatrice d’un ordre juste spontanément formé. Elle est découverte, et non pas fabriquée. L’erreur fondamentale du positivisme juridique, selon Hayek, c’est de conclure de ce que la norme ne devient valide que par le fait de l’autorité politique, à l’idée que le contenu de la norme est créé par cette autorité. On remarque évidemment que Luhmann tombe également sous le coup de cette critique.

63Le travail des juges et celui du législateur sont cependant fondamentaux, dans la pensée de Hayek, et en un sens, ils constituent un système relativement clos sur le plan fonctionnel - mais pas sur le plan normatif. Le problème du juge, c’est de formuler une règle qui existe déjà : il explicite l’implicite, et s’il doit innover quant à la lettre, c’est toujours pour retrouver l’esprit de l’ordre spontané juste. Il peut ainsi lui arriver d’être obligé de contredire une formulation précédente afin de mieux être en harmonie avec le pattern général. Cette recherche progressive d’une explicitation cohérente de la justice incarnée dans l’ordre spontané, ne peut cependant se faire de façon purement déductive, dans l’univers formel des seuls normes. Le système doit s’ouvrir sur les faits : "Une nouvelle norme qui paraît logiquement tout à fait homogène avec les normes préalablement acceptées peut néanmoins s’avérer en conflit avec ces normes anciennes si, dans un certain assemblage de circonstances, elle autorise des actions incompatibles avec d’autres actions, permises par les anciennes. C’est pourquoi traiter à la manière cartésienne ou "géométrique" le droit comme une pure "science des normes", où toutes les règles de droit sont déduites de prémisses explicites, est une méthode si gravement trompeuse… Les normes ne peuvent être jugées d’après leur cohérence avec d’autres normes sans égard aux faits, parce que c’est dans les faits que les actions permises par elles sont, ou ne sont pas, mutuellement compatibles" [29]. C’est un nouveau coup porté à l’idée que "la validité des normes juridiques a une structure close sur elle-même" (Luhmann).

643.2. Bien sûr, de tout ce qui précède, on ne peut déduire que Hayek a raison et Luhmann tort. Je rappelle que je ne m’intéresse pas ici à la validité des idées, mais au fait étrange qu’à partir d’un tronc épistémologique et formel commun, deux systèmes théoriques aussi différents que ceux de Hayek et de Luhmann ont pu se développer.

65Je vais chercher dans ce qui suit à interpréter la troublante insistance de Luhmann et de ses disciples sur le fait que "seul le système juridique peut donner à ses éléments la qualité de loi ou de norme. La "normativité" ne pointe vers aucune "finalité" qui soit extérieure à elle-même" (Ladeur). Une première interprétation est celle que propose Lempert dans sa communication au colloque de Florence. Il est le premier à montrer qu’elle est intenable. Si l’autonomie de la loi signifie qu’"elle doit rester indépendante des autres mécanismes du contrôle social" (pouvoir, statut, morale) etc·.., alors il est évident que cette autonomie-là est inatteignable. Il s’agit de toute façon d’un idéal, selon Lempert, alors que l’autonomie selon Luhmann est une propriété nécessaire.

66"La théorie de Luhmann ne considère pas que l’importation de valeurs extra-juridiques à l’intérieur du système juridique constitue une menace potentielle pour l’autonomie de celui-ci", note à juste titre Lempert. De fait, cette autonomisation de la loi selon Luhmann a apparemment toutes les propriétés du sacré. Dans une société religieuse, le sacré a précisément cette propriété de transsubstantiation : tout ce qu’il touche fait désormais partie de son domaine. Sa capacité d’autonomie est infinie. Mais nous, observateurs extérieurs de cette société, nous voyons bien que cette autonomie est illusoire : la société se croit produite par le sacré, mais c’est elle qui le produit. Ce qui est autonome (auto-poiétique), c’est la société tout entière (il y a causalité circulaire entre le niveau individuel et le niveau collectif), pas le niveau collectif, incarné dans le sacré (Durkheim), comme s’il était coupé des individus. Mais nous savons aussi que c’est le propre du sacré qu’il soit perçu comme autonome par les individus. Illusion, certes, mais qui fait partie de sa nature.

67Cette interprétation ferait de Luhmann l’avocat d’une conception sacralisante de la société et du droit - et, par la même occasion, de Hayek un moderne démystificateur, révélant la non autonomie du système juridique et de tout système normatif. Je pense que cette interprétation n’est pas non plus recevable (même si Luhmann écrit : "La loi est donc valide en vertu de décisions qui la rendent valide. Le système juridique lui-même est forcé de croire que tel est bien le fondement de sa validité", dans sa communication : "The sociological observation of the theory and practise of law").

68Je proposerai l’interprétation suivante, qui renverse les termes précédents, en ce qu’elle fait de Hayek un ancien et qu’elle met Luhmann à la pointe de la modernité.

69Dans une société totalement désacralisée, qui sait que son ordre ne repose sur aucun fondement extrasocial, ni Dieu, ni Nature, ni Histoire, qui voit à la fois l’arbitraire et le "sans-fond" irréductibles de la loi et la nécessité de la loi : la seule solution à la "quadrature du cercle" que représente le problème politique est de poser que la loi ne trouve sa légitimité et son fondement qu’en elle-même. On retrouve la même forme paradoxale que dans le sacré, mais cette fois, elle est regardée en face, en toute clarté. C’est le summum de la modernité. En comparaison, Hayek est un Ancien. Dans son schéma évolutionniste, les meilleures règles abstraites seront tôt ou tard sélectionnées. Son néodarwinisme (d’ailleurs incompatible avec la théorie de l’autopoièse) lui fournit un étalon, un point fixe, qui lui permet d’échapper aux vertiges de la Grundlosigkeit.

70La question de l’origine est ici cruciale. A l’origine, il y a des faits et des opinions. Pour être la loi, la loi doit s’arracher aux faits, car le mélange du fait et du droit est insupportable (Rousseau) ; elle doit se couper des opinions, car le conflit des opinions crée la guerre civile (Hobbes). D’ où Luhmann : "A mesure que la loi s’éloigne de son origine, elle doit se poser elle-même comme origine” (in "The sociological observation…").

71Soit l’exemple de la diabolica probatio, qui nous ramène au problème logique posé par Nozick [30]. Le droit d’un propriétaire sur un immeuble n’est valide que dans la mesure où il a acquis cet immeuble par des poyens juridiquement réguliers et dans la mesure où le précédent propriétaire avait un droit valide de propriété. Schéma récursif, qui remonte la chronologie jusqu’à la nuit des temps : la preuve du droit de propriété est donc "diabolique". Ce principe récursif est un fondement rationnel du droit de propriété, mais s’il n’y avait que lui, la situation serait indécidable. Il faut donc décider (du latin : decidere : trancher la gorge de son ennemi). On ne décide jamais que dans l’indécidable. On décide donc, de façon arbitraire, que trois générations suffisent. Le problème du commencement absolu est ainsi supprimé, au commencement de la loi, il y a la loi. L’autonomie du système juridique, c’est finalement de l’indécidable décidé.


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Date de mise en ligne : 08/09/2019.

https://doi.org/10.3917/riej.016.0001

Notes

  • [*]
    Texte de la communication présentée par l’auteur au Colloque Autopoiesis in Law and Society (Florence, 12-15 décembre 1985). Pour un compte rendu de ce colloque, cf. infra, p. 187.
  • [1]
    Cf. Colloque de Cerisy, L’auto-organisation, P. DUMOUCHEL et J.P. DUPUY (eds), Paris, Seuil, 1983.
  • [2]
    H. VON FOERSTER, On self-organizing systems and their environments, 1960, repris in Observing Systems, Seaside, Cal., Intersystems Publications, 1981.
  • [3]
    H. ATLAN, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979.
  • [4]
    G. NICOLIS et I. PRIGOGINE, Self-organization in Nonequilibrium systems, John Wiley and sons, 1977.
  • [5]
    Cahier du CREA n° 7 : Histoires de cybernétique et Cahier du CREA n° 8 : Généalogies de l’auto-organisation, Paris, Ecole Polytechnique, 1985.
  • [6]
    Cf. J. P. DUPUI, De l’énonomie considérée comme théorie de la foule, in Stanford french review, summer 1983.
  • [7]
    Fr. ROSENBLATT, Principles of neurodynamics - Perceptrons and the theory of brain mechanisms, Spartan Books, 1962.
  • [8]
    Cf. M. ZELENT (ed.), Autopoiesis, dissipative structures and spontaneous social order, Boulder, Westview Press, AAAS Selected Symposium 55, 1980.
  • [9]
    L’expression fut utilisée au Alpbach Symposium "Beyond Reductionism" par Viktor Frankl, et l’idée reprise par Hayek, lequel se référa au théorème de Gödel. Cf. KOESTLER and SMYTHIES (eds.), Beyond Reductionism, London, Radius Book, Hutchison, 1972, pp. 331-332.
  • [10]
    D. HOFSTADTER, Gödel, Escher, Bach, New-York, Basic Books, 1979, p. 477-478.
  • [11]
    R. ASHBY, Principles of the self-organizing system, 1962, repris in R. Conant (ed.), Mechanisms of intelligence : Ross Ashby’s writings on cybernetics, seaside, cal., Intersystems Publications, 1981, p. 65.
  • [12]
    En France, Régis Debray a construit sa Critique de la raison politique (Paris, Gallimard, 1981) sur le même argument logique : "Le gouvernement d’un collectif par lui-même - "du peuple par le peuple" - serait une opération logiquement contradictoire" (p. 264).
  • [13]
    J. SOTO et F. VARELA, Self-reference and fixed points : an extension of lawvere’s theorem, in Acta applic. mathem., vol. 2, 1984, p. 1-19.
  • [14]
    L’argument technique auquel pensait Von Neumann pour étayer son intuition fut plus tard précisé par Gödel : du fait de l’indécidabilité de l’arrêt de la machine de Turing, il n’y a pas de moyen plus économe de décrire son comportement que d’énumérer toutes ses productions possibles (une infinité). Cf. J. VON NEUMANN, Theory of self-reproducing automata, A. Burks (ed.), University of Illinois Press, 1966.
  • [15]
    F.A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol. 2, Le mirage de la justice sociale, trad. française, P.U.F., 1981, p. 4.
  • [16]
    R. NOZICK, Anarchy, state and utopia, New York, Basic Books, 1974, p. 200.
  • [17]
    J. RAWLS, A theory of justice, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1971, p. 85 sq ; B. BARRY, Political argument, London, Routledge and Kegan Paul, 1965, ch. VI.
  • [18]
    R. NOZICK, op.cit., p. 151.
  • [19]
    Ibidem, p. 151-152.
  • [20]
    Ibidem, p. 160-164.
  • [21]
    Ibidem, p. 151.
  • [22]
    F.A. HAYEK, Droit, législation et liberté, vol. 1, Règles et ordre, trad. française, P.U.F., 1980, p. 11.
  • [23]
    R. NOZICK, op.cit., p. 157-158.
  • [24]
    Je l’emprunte à E. MALINVAUD, Leçons de théorie microéconomique, 3e éd., Paris, Dunod, 1975, P· 162-163.
  • [25]
    F.A. HAYEK, op.cit., vol. 1, p. 21.
  • [26]
    Idem, p. 35.
  • [27]
    F.A. HAYEK, op.cit., vol. 2, p. 28-29.
  • [28]
    F.A. HAYEK, op.cit., vol. 1, p. 110-111.
  • [29]
    Idem, p. 127.
  • [30]
    Je suis ici l’excellent exposé de Jacques ELLUL, Aliénation et temporalité dans le droit, in E. Castelli (ed.), Temporalité et aliénation, Paris, Aubier Montaigne, 1975, p. 191-205.
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