Notes
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[1]
On observera la parution quasi simultanée en Belgique francophone, de trois ouvrages consacrés au même problème général. Outre l’ouvrage ici analysé, cf. Les magistratures économiques et la crise, sous la direction de A. Jacquemin et B. Remiche, Bruxelles, CRISP, 1984 ; Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements, sous la direction de Ph. Gerard, Fr. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1983 (ouvrage analysé par M. F. Rigaux dans cette revue, 1984, n° 12).
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[2]
F. Rigaux, Style du pouvoir ou pouvoir du style ? A propos du droit judiciaire, in Annales de droit de Louvain, t. XLII, 4/1982, p. 226.
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[3]
M. Cappelletti, Nécessité et légitimité de la justice constitutionnelle, in Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux (sous la direction de L. Favoreu), Paris, Aix-en Provence, 1982, p. 467.
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[4]
On se contentera de signaler ici deux excellents ouvrages de sociologie juridique répondant à cette question : J. Commaille, Familles sans justice ? Le droit et la justice face aux transformations de la famille, Paris, Le Centurion, 1982 ; P. Cam, Les Prud’hommes : juges ou arbitres ? Les fonctions sociales de la justice du travail, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, 1981.
1 L’ouvrage dont on entame le compte rendu réalise pleinement la formule éprouvée que la Faculté de droit de Louvain-la-Neuve, poursuivant sa tradition de recherche juridique de qualité, impose pour ses "Journées Dabin" : traiter un thème juridique d’actualité selon une approche à la fois nationale et comparée et cela avec le concours de praticiens et de théoriciens, dans une perspective tant de lege lata que de lege ferenda.
2 Nul ne contestera l’intérêt du thème retenu [1]. Le Code judiciaire belge a désormais quinze ans et, quelles que fussent l’ampleur et la hardiesse des réformes alors engagées, celles-ci n’ont pu empêcher la survenance de situations nouvelles particulièrement dans les domaines spécialement sensibles de la vie sociale que recouvrent les contentieux économique, social et familial.
3 Le chantier ouvert était considérable, aussi l’ouvrage s’avère-t-il monumental : 1024 pages, une trentaine de communications, sans compter les allocutions d’ouverture. Restant encore à l’extérieur de l’édifice, on en saluera au passage la perfection formelle : l’édition, due aux soins attentifs de Chr. Panier, est irréprochable et fait de ce livre imposant un instrument de travail agréable à manier.
4 La construction de l’ensemble est rigoureuse : deux parties d’importance comparable composent l’ouvrage. La première est consacrée aux rapports étrangers (France, Italie, Pays-Bas, République fédérale d’Allemagne) ; la seconde recouvre les rapports belges. Dans les deux cas, les développements se regroupent respectivement autour des contentieux économique, social et familial. De surplus le propos est très fermement articulé : chaque partie et chacun des sous-thèmes donnant lieu à des rapports particuliers et à un rapport de synthèse, le tout débouchant sur le rapport général de synthèse du professeur Jacques Van Compernolle. Il est dès lors aisé, à propos de chaque question débattue, de passer du détail à la synthèse et vice-versa. C’est là sans doute un des mérites majeurs de l’ouvrage : l’analyse détaillée des institutions et procédures ne masque pas les lignes d’évolution plus profondes, tandis que les analyses de synthèse ne dispensent pas des examens plus particuliers.
5 L’Avant-propos du professeur Cyr Cambier donne le ton : il ne s’agit assurément pas du propos académique de circonstance. Allant d’emblée à l’essentiel, C. Cambier écrit : "n’a-t-on pas sacrifié au culte de la séparation des pouvoirs l’autorité et la responsabilité du juge ; n’a-t-on pas compris, de manière trop étriquée, la charge de juger en la réduisant à l’exercice de la seule fonction de juridiction ? Voilà qui peut conduire à engager l’administration de la justice dans des voies plus largement ouvertes à son action"(p. 17). Débordant ainsi la conception trop formaliste, voire circulaire et tautologique, de la fonction de juger ("juger c’est trancher, par droit de sentence, un conflit portant sur un droit subjectif") qui était encore récemment discutée par F. Rigaux [2], le professeur Cambier avance deux thèses motivées sans doute par le jugement de valeur implicite selon lequel rien ne vaut un juge pour trancher des différends (même si ceux-ci, se produisant comme heurt d’intérêts opposés ou virtuellement opposés, ne présentent pas toujours la forme académique de la rivalité de droits subjectifs en conflit) dans le respect du "due process of law", du "fair trial" ou encore du procès "équitable" dont il est question à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Première thèse : il faut, encore et toujours, revenir sur la conception dogmatique de la séparation des pouvoirs. Le Code judiciaire lui-même, au demeurant, ouvrait la voie dans cette direction : confiant désormais aux juridictions du travail le règlement du contentieux de la sécurité sociale, il fait du juge l’organe de censure de l’action et des décisions de services publics lui permettant, le cas échéant, de pourvoir aux carences de ces services et de remédier aux conséquences de leur mauvais fonctionnement.
6 Cette position engendre ainsi une nouvelle conception de la fonction de juger qui implique une deuxième thèse : "tous les pouvoirs usent, pour accomplir leur mission, de moyens qu’ils empruntent à des fonctions différentes"(p. 20). Aussi bien, le pouvoir judiciaire agit-il parfois à l’instar de l’administration : quand il est amené à régler les difficultés éprouvées par un ménage en crise ou une entreprise déficitaire, le juge, agissant tant de façon préventive qu’a posteriori, apprécie des besoins selon les opportunités du moment. La loi n’est pour lui, en ce cas, que le cadre à l’intérieur duquel il lui appartient de prendre toutes mesures qui lui paraîtront convenables à la défense des intérêts dont il a la charge. On est donc loin d’une hypothétique "volonté" de la loi qu’il reviendrait au juge d’appliquer, à la lettre, dans chaque cas d’espèce ! C’est le propos de tout l’ouvrage que d’illustrer ces thèses ; on se contentera ici d’une seule citation empruntée au rapport de P. Raynaud (Le contentieux familial en droit judiciaire français) : "Quand le juge des tutelles s’occupe de la gestion du patrimoine de l’incapable, il se fait administrateur ; quand le juge des enfants prescrit des mesures d’assistance éducative, il se fait éducateur ; quand le juge du divorce réglemente le droit de visite et d’hébergement, il organise la vie familiale en limitant la liberté des intéressés. Le pouvoir judiciaire va bien au-delà de celui de dire le droit, le juge est l’organe de l’autorité publique chargé d’une réglementation des relations familiales." (p. 90).
7 Faute de pouvoir passer en revue chacune des contributions qui éclairent cette problématique d’ensemble, on se reportera au rapport général de synthèse de J. Van Compernolle. Trois constats s’imposent à titre de synthèse. Le premier relève de l’organisation judiciaire. On y observe une accentuation de la spécialisation du magistrat, corollaire obligé de la diversification des rôles qu’il est aujourd’hui appelé à jouer. Mais si cette spécialisation fut réussie dans le cas des juridictions du travail (bénéficiant notamment du concours d’un auditorat fort efficace), elle reste à réaliser dans le contentieux familial marqué par une véritable "atomisation" des juridictions compétentes. Quant à la matière économique, elle soulève le problème récurrent d’une magistrature économique qui, pour pénétrer des conflits d’un format nouveau (dimension publique renforcée, besoin de prévention, nécessité d’appréciation en opportunité), pourrait cumuler les offices, ajoutant la conciliation et la prévention à l’œuvre proprement juridictionnelle.
8 Le deuxième constat a trait au fonctionnement de la justice et de la procédure. On observera d’abord, à cet égard, l’accentuation du style inquisitoire, alors même qu’on enregistre un recul du principe dispositif. Tantôt le juge, saisi d’une demande, élargit son champ d’action d’office : non seulement il veille à une collaboration des parties à la production de la preuve, comme l’y invite le Code judiciaire, mais, de plus en plus souvent, il contribue à la détermination de l’objet du litige en accordant d’office à la partie tout ce à quoi elle a droit, alors même que sa demande serait incomplètement formulée (on lira, pour une illustration de ce point, l’excellent rapport de Ph. Gosseries, pp. 743-750).
9 Parfois, comme dans le cas de l’article 223 du Code civil, les compétences données au juge sont à ce point vastes, qu’elles paraissent comporter le pouvoir de se décider moins en fonction de ce qui est demandé qu’en fonction de la conception que le juge se fait des intérêts en cause. Ainsi l’émergence d’un ordre public de protection amène progressivement le juge à se transformer en "juge providence".
10 L’évolution est plus nette encore lorsque le juge, comme ce peut être le cas en matière de faillite, ne statue plus sur demande, mais se saisit lui-même d’un conflit d’intérêt ou de droits. Enfin, s’inscrit également dans la perspective générale de progrès de la procédure inquisitoire, le renforcement, partout observé, du rôle exercé par le ministère public.
11 Deux autres conclusions se dégagent de l’étude du fonctionnement de la justice et de la procédure. D’abord le rôle accru de certains auxiliaires socio- et médico-psychologiques du juge, tendance qui, du reste, s’inscrit parfaitement dans la logique d’extension de l’inquisitoire. On observera cependant que la législation belge reste totalement lacunaire quant à la portée exacte et au mode d’accomplissement des mesures d’instruction exécutées par ces auxiliaires. S’en dégage un risque - très nettement souligné dans la contribution de J-L. Renchon (pp. 839 et sv.) - d’atteintes sérieuses au caractère contradictoire de la procédure. Enfin, il faudra relever également, en Belgique comme dans les pays voisins, la faveur renforcée dont jouissent aujourd’hui la procédure du référé et, plus généralement, les magistratures personnelles : simplicité de la procédure, rapidité de l’intervention, variété des dispositions arrêtées contribuent assurément au succès de ces formules.
12 Le troisième constat de synthèse évoqué par J. Van Compernolle a trait à l’évolution de l’action en justice, laquelle répond à la transformation de l’office du juge. A propos de l’action en justice, on observera le recul de la conception individualiste jusqu’ici dominante. Un fort mouvement législatif et jurisprudentiel (plus important à l’étranger qu’en Belgique, il est vrai) conduit à admettre la recevabilité des actions dites "d’intérêt collectif", ce qui, du même coup, entraîne un élargissement des effets de la chose jugée. On observera aussi que, souvent qualifiée de "semi-publique", l’action collective s’avère plus préventive que réparatrice : le groupe entend sans doute moins obtenir réparation d’un préjudice que bénéficier d’une décision symbolique à laquelle il attache une valeur d’intimidation et d’exemple.
13 Enfin, point d’aboutissement de l’ensemble des réflexions menées dans l’ouvrage : la redéfinition de l’office du juge déjà avérée par le fait que les distinctions classiques deviennent, dans les faits, de plus en plus malaisées à mettre en œuvre : ainsi de la juridiction gracieuse et de la juridiction contentieuse, de l’acte juridictionnel et de l’acte d’administration judiciaire, de la juridiction définitive et du jugement provisoire. Rassemblant les diverses observations faites à ce sujet, l’auteur conclut néanmoins : "fût-ce à partir d’une appréciation souveraine de l’intérêt mis en cause, les pouvoirs du juge demeurent contenus et liés. Il s’agit toujours pour lui d’assurer le respect de situations légales, de pourvoir au règlement de questions de droit sensu lato, de maintenir en fin de compte un certain ordonnancement juridique" (p. 993). Toute la question est là, en effet : si le juge n’est plus "l’a-t-il jamais été ?) "bouche de la loi", il n’en assure pas moins le respect d’un "certain ordonnancement juridique". Mais où sont les frontières de ce droit conçu "sensu lato", voire "latissimo" ?
14 Ce sera le principal mérite de l’ouvrage que d’avoir systématiquement parcouru cette marge indéfinissable et fuyante qui sépare le droit de l’intérêt, la légalité de l’opportunité, et qui peut, pour le juge, selon le parti qu’il adopte, se traduire tantôt par le déni de justice (excès de réserve, légalisme), tantôt par l’excès de pouvoir (excès d’interventionnisme, opportunisme).
15 Il semble donc bien qu’on n’échappe pas au dilemme ainsi évoqué par Mauro Cappelletti : "Ils (les tribunaux) doivent choisir entre demeurer au sein des limites traditionnelles, typiques du 19e siècle, de la fonction judiciaire ou s’élever au niveau des autres branches, de fait devenir eux-mêmes le "troisième géant" pour contrôler le législateur mastodonte et l’administrateur léviathan" [3]. Quelle que soit l’urgence de ce choix, il n’est cependant jamais opéré de façon explicite et surtout cohérente. Aussi bien l’analyse de la situation présente révèle-telle, beaucoup plus que des mutations distinctes et irréversibles, une articulation complexe de modes divers - formels et informels, publics, semi-publics et privés - de règlement des conflits.
16 On le voit : les questions de compétence et de procédure révèlent la marche profonde du droit et, au-delà, engagent et reflètent des évolutions de société. Les actes du colloque, dont on n’a pu donner ici qu’une idée sommaire de la richesse, représentent aujourd’hui la meilleure et la plus récente somme d’analyses disponibles de l’évolution du droit judiciaire menées du "point de vue interne", c’est-à-dire à partir des catégories et postulats normativement définis par le droit lui-même. A ce titre, l’ouvrage recensé constitue une très précieuse contribution à l’étude globale de la place du judiciaire dans la société. Il restera au lecteur, soucieux d’approcher cette problématique sous un angle interdisciplinaire, à prolonger son étude par la lecture d’analyses menées d’un point de vue "externe" [4].
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On observera la parution quasi simultanée en Belgique francophone, de trois ouvrages consacrés au même problème général. Outre l’ouvrage ici analysé, cf. Les magistratures économiques et la crise, sous la direction de A. Jacquemin et B. Remiche, Bruxelles, CRISP, 1984 ; Fonction de juger et pouvoir judiciaire. Transformations et déplacements, sous la direction de Ph. Gerard, Fr. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1983 (ouvrage analysé par M. F. Rigaux dans cette revue, 1984, n° 12).
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F. Rigaux, Style du pouvoir ou pouvoir du style ? A propos du droit judiciaire, in Annales de droit de Louvain, t. XLII, 4/1982, p. 226.
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[3]
M. Cappelletti, Nécessité et légitimité de la justice constitutionnelle, in Cours constitutionnelles européennes et droits fondamentaux (sous la direction de L. Favoreu), Paris, Aix-en Provence, 1982, p. 467.
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On se contentera de signaler ici deux excellents ouvrages de sociologie juridique répondant à cette question : J. Commaille, Familles sans justice ? Le droit et la justice face aux transformations de la famille, Paris, Le Centurion, 1982 ; P. Cam, Les Prud’hommes : juges ou arbitres ? Les fonctions sociales de la justice du travail, Paris, Presse de la fondation nationale des sciences politiques, 1981.