1Je voudrais prendre le contre-pied, ou le contre-sens, d’un concept qui est avancé ici - l’État-Providence - pour lui opposer un autre qui me paraît plus adéquat par rapport à l’objet - ou la fonction - que l’on vise : l’État-compensateur.
2Ce n’est pas qu’un jeu de mots ou alors les mots permettent, par l’usage que l’on en fait, de porter des jugements, des appréciations, non sur la base d’analyse complète des phénomènes que l’on étudie, mais de présupposés.
3L’image de l’État-Providence véhicule tout un inconscient qui porte instinctivement à apprécier de façon assez négative des fonctions qui me paraissent nécessaires dans des situations données pour restaurer des statuts, des états inégalitaires, injustes.
4Parler d’État-Providence, c’est habiller l’État en Saint-Nicolas et en Père fouettart selon les circonstances ou les points de vue. Parler d’État-compensateur, c’est du contraire s’interroger sur le fonctionnement des rapports sociaux, économiques, politiques et juridiques dans notre système et sur leurs effets dans la vie et sur les libertés des personnes.
5On nous affirme ou l’on suggère souvent que la liberté est une et indivisible.
6La restreindre sur le champ de l’action, des initiatives économiques, ce serait la compromettre sur celui de la société civile et politique. Limiter la liberté des entreprises et des entrepreneurs, ce serait condamner ou compromettre la liberté des citoyens.
7Il est intéressant de noter que la liberté ainsi revendiquée dans l’espace économique ne doit pas être entendue comme principe fondamental de l’organisation de différents acteurs à des fins de production.
8Non, la liberté dont il est question se rapporte essentiellement à celle d’user du droit de propriété par rapport aux autres intervenants dans la fonction économique, droit de propriété qui s’est ajouté, révolution bourgeoise oblige, aux droits de l’homme et qui transforme radicalement les rapports de liberté et de pouvoirs des personnes imbriquées dans le processus économique.
9Il faudrait donc comparer :
- les droits de l’homme dans la société libérale, dans son mode d’organisation et de structuration de pouvoir, de relation entre les différents acteurs sur tous les espaces de vie ;
- aux droits de l’homme dans la fonction de l’État non plus Providence mais compensateur.
10Quand le travailleur franchit la porte de son entreprise, il change de statut ; il quitte son statut de citoyen d’un régime démocratique pour se placer sous un régime totalitaire caractérisé par la confusion des pouvoirs, la hiérarchie etc… un "modèle" qui, transposé à la société civile et politique, oscille entre le despotisme éclairé et la dictature.
11Nous vivons en fait dans deux systèmes de droit très différents :
- celui de la société civile et politique qui organise une forme démocratique d’exercice du pouvoir dans l’espace civil et politique par délégation et au nom de la représentation des citoyens dans un ensemble juridique qui détermine les responsabilités, organise des équilibres entre les différents pouvoirs selon des juridictions particulières et organise la possibilité du changement de ceux qui exercent le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif.
- celui de l’entreprise où l’autorité du propriétaire, ou déléguée au nom de la propriété, est le principe fondateur des rapports entre les gens qui coopèrent au sein d’une même entreprise.
12Le concept de l’État-Providence véhicule tout un inconscient qui porte instinctivement à apprécier de façon assez négative des fonctions correctrices par rapport à la logique discriminante du système de pouvoir autoritaire qui caractérise le libéralisme économique.
13Le caractère profondément conflictuel de l’économie de marché et du jeu de la concurrence conduit :
- au cannibalisme des entreprises entre elles ;
- à l’exclusion de certains acteurs (paupérisation, chômage) ;
- à l’appropriation discriminatoire des résultats de l’activité économique.
14Dans le libéralisme économique, la liberté des uns tend à étouffer celle des autres. C’est là qu’intervient et c’est ce qui fonde l’intervention de l’État-compensateur.
15On ne plus qualifier ce type d’intervention de providentielle mais de compensatoire. Changer l’imagerie de la représentation de la réalité, c’est remettre en cause l’inconscient culturel et politique qui a produit l’image initiale pour évoquer la situation dans ce qu’elle est et non dans ce qu’on dit.
16C’est au nom du libéralisme économique que des peuples sont oppressés aujourd’hui à défaut d’un puissant État-compensateur.
17L’utilité d’un État-compensateur fort apparaît plus nécessaire encore quand la situation économique tend à priver les gens des moyens élémentaires d’appartenance et de participation - par le travail et le revenu notamment - à la société économique et marchande : c’est dans une situation de crise ou de réorganisation profonde de l’économie telle qu’on la connait actuellement que se pose véritablement le problème de savoir ce que deviennent les droits de l’homme dans le champ clos du libéralisme économique.
18Reste évidemment tout le problème, toute la problématique du pouvoir et de l’exercice de l’autorité dans et sur l’État.
19La fonction compensatrice ne va-t-elle pas, par le biais d’une règlementation que l’on qualifiera nécessairement - par un réflexe non-contrôlé - d’oppressante, créer des "rentes sociales" et de nouveaux privilèges ?
20La fonction compensatrice va-t-elle mettre en danger, met-elle en danger l’exercice de la liberté dans la société civile et politique ou au contraire constitue-t-elle une autorité garante des libertés et des droits de l’homme dans l’espace social et économique de la société ?
21Il s’agirait de faire une analyse "coûts-bénéfices" des alternatives en présence en distinguant bien toutefois la différence de nature et d’effets entre l’État-compensateur qui, agissant dans le cadre d’un régime de libertés démocratiques, n’est pas l’État totalitaire et l’État néo-libéral. Il s’agirait encore de faire la part entre des critiques d’humeur, des critiques fonctionnelles et des critiques de statut.
22Par exemple :
23Les critiques sur les "rentes sociales" que dispenserait l’État-Providence (on voit ici combien l’usage des mots est lourd d’un sens implicite qui porte déjà jugement) tiennent-elles encore quand on constate qu’il s’agit pour l’essentiel de revenus de remplacement ou de prises en charge partielles résultant de la maladie, du chômage, de la vieillesse ou de charges familiales et qu’on les confronte aux effets des opérations financières spéculatives sur le dynamisme économique car c’est bien comme étouffoir de ce dynamisme que l’on fait procès à l’État-Providence.
24Qu’est-ce qui aujourd’hui étouffe l’investissement industriel ?
25Qu’est-ce qui met en cause l’équilibre social ?
26Le système d’assurances sociales ou la spéculation monétaire ?
27Il s’agirait aussi de distinguer d’un côté les critiques suscitées par les remises en cause de privilèges et de l’autre les critiques fonctionnelles voire fondamentales.
28Il est utile de rappeler ici qu’en situation de crise caractérisée par la multiplication des exclusions sociales que provoquent notamment les fermetures d’entreprises, les rationalisations successives, comment dans pareille situation - le privilège, pour rester légitime dans l’esprit de celui qui en bénéficie, doit se vivre comme une situation de droit, mérité par l’effort, les études, les traditions familiales etc…
29A ce propos, peut-on soutenir que les nouvelles répartitions des revenus soit du travail soit du capital, traduisent mieux que par le passé des utilités plus grandes pour la société ? Le travail de la petite sœur des pauvres ou de l’aide familiale aurait-il un indice d’utilité moindre à celui qui reviendrait de droit au spéculateur boursier ?
30On ne peut plus faire référence à l’élitocratie comme telle mais on en reproduit tout l’argumentaire de façon détournée par un usage subtil de certains mots-clés ou par des amalgames. Prenons l’exemple de l’argumentation selon laquelle le dynamisme des cadres serait étouffé par la tendance à l’uniformisation des revenus nets provoquée par le prélèvement fiscal et para-fiscal suscité notamment par le financement des activités, des interventions de l’État-Providence.
31Y aurait-il une formule donnant X % de créativité pour Z % d’écart salarial entre le revenu du cadre supérieur et le revenu de l’ouvrier de production dont, apparemment, la motivation au travail ne doit pas être soutenue par une rémunération adéquate puisque, c’est bien connu (!), il est trop bien payé et que son salaire détruit la compétitivité de l’entreprise… ? Cette approche du problème ne tient que dans un raisonnement entre pairs intéressés aux même conclusions mais il ne résiste pas aux comparaisons internationales.
32C’est au Japon que les écarts salariaux, au sein des mêmes entreprises, sont les plus étroits, ce qui assure d’ailleurs une plus grande homogénéité au sein de l’entreprise.
33Dans son étude sur "un scénario égalitaire" (Ed. CIACO) Robert Leroy avance quelques idées aussi intéressantes que perturbantes à ce propos.
34Il s’agirait toujours de prendre le poids exact :
- des contraintes éventuelles nées de l’État-compensateur visant à restaurer des positions plus égalitaires de droit et de fait, à réduire les pénalités effectives subies en cas d’exclusion du processus classique - le travail - permettant d’obtenir un revenu suffisant dans l’espace économique et social de notre vie collective. En précisant bien qu’il n’y a pas de similitude ni d’identification entre cette aspiration à davantage d’égalité ou, pour faire simple, à plus de justice, et l’uniformité sociale ;
- des effets d’un libéralisme économique dont la nature conduit à une organisation de la société civile et politique calquée sur son modèle autoritaire. Karl Polanyi montre bien dans "La Grande Transformation" (trad. française dans la bibliothèque des sciences humaines-NFR-Gallimard) comment les réactions de certains gestionnaires économiques et financiers ont conduit, durant la grande crise des années ‘30, au fascisme, lorsque l’État a mis la puissance publique au service d’une logique baignée des principes d’efficacité et d’autorité, récupérant la puissance économique dans ses projets hégémoniques.
35De cette comparaison pourrait se dégager une autre représentation de la crise de l’État-Providence mettant en évidence non plus une crise de fonction et de libertés mais un problème de coûts qui interpelle et énerve les groupes dominants et protégés par les transferts sociaux que provoquent les mécanismes d’exclusion sociale si l’on veut éviter la paupérisation d’une part de plus en plus importante de la population.
36C’est le coût de la compensation sociale qui est remis en cause mais il faut le "dire" autrement. On évoquera donc les droits de l’homme devant le risque bureaucratique. On devrait être attentif ici à la maîtrise du "bruit social" : qui a les moyens de dire, de se faire entendre dans un moment où l’exclusion sociale - 350.000 emplois perdus dans l’industrie, un sur cinq pour les hommes - un sur quatre pour les femmes, condamne à l’aphonie et à l’anomie ceux qui sont touchés ?
37Il s’agirait enfin de faire la part entre les stéréotypes. Les rentes culturelles cohabitent souvent avec les rentes économiques, instaurées en droit et quasi en "état de nature" grâce à la conception que l’on peut se faire de l’exercice des libertés individuelles. La sophistique développée autour de l’aliénation des libertés essentielles - pour ne pas dire, à défaut de définition satisfaisantes, fondamentales-voisine avec les conceptions de la société qui sous-entendent les thèses de la socio-biologie.
38C’est à l’abri d’une certaine conception de l’usage des libertés dans l’espace social et économique que la vie collective se transforme en jungle sociale (que ne peut-on légitimer par la conception du "combat" pour la réussite et du "que le meilleur gagne" : c’est déjà dire qu’il a gagné et que l’on est ce que l’on est parce que l’on en a eu le courage. La pédagogie de l’effort promue par le ministre de l’Education nationale actuel M. Bertouille illustre bien cette déviance).
39Le problème aujourd’hui est moins de savoir où en sont les droits de l’homme dans l’État-Providence que de voir ce qu’ils deviennent dans cette jungle sociale.
40F. OST :
41Je remercie M. J. SCHOONBROODT et je cède la parole à M. André NAYER qui est chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles et spécialiste des problèmes du droit de la sécurité sociale et du droit du travail.