Notes
-
[1]
Ph. ROBERT, C. FAUGERON, Les forces cachées de la justice, Paris, Le Centurion, 1981.
-
[2]
M. WOLFGANG, National survey of crime severity, Grant report to L.E.A.A., in N.C.J.I.S.S., 1978 ; E. FATTAH, Les enquêtes de victimisation : leur contribution et leurs limites, in Déviance et société, 1981, V. 4, pp. 423-444 ; R. ZAUBERMAN, Grandes enquêtes en recherche pénale et difficultés de réalisation : réflexions complémentaires à propos des enquêtes de victimisation, in Déviance et société, VI, n° 3, 1982, pp. 281-309.
-
[3]
Le pénal en première ligne ou en dernier ressort : l’analyse des interfaces du système pénal, Paris, S.E.P.C., 1981, réponse à l’appel d’offres D.G.R.S.T., sur Les systèmes sociaux complexes.
-
[4]
On lit dans le mémoire introductif à la partie spéciale de l’Avant-projet de Code pénal français ceci : "Les lois particulières sont nombreuses puisqu’il existe plus de quatre mille dispositions répressives, ce qui constitue une véritable inflation de textes dont la plupart sont ignorés et inappliqués". (Juillet 1980, p. 11) et son analyse in C. BARBERGER cité note 8.
-
[5]
I. LARGUIER, Mort et transfiguration du droit pénal, in Mélanges Ancel, Paris, 1975, vol. 2, p. 147.
-
[6]
M. van de KERCHOVE, Médicalisation et fiscalisation du droit pénal : deux versions asymétriques de la dépénalisation, in Déviance et société, V, 1981, n° 1, pp. 1-24.
-
[7]
R. ROTH, Tribunaux pénaux, autorités administratives et droit pénal administratif, in Revue genevoise de droit public, n° 5 et 6, 1981, pp. 285-320 et pp. 381-395.
-
[8]
C. BARBERGER, De la criminalité apparente, Université de Lyon III, thèse de doctorat 1981.
-
[9]
Un rapprochement intéressant serait à travailler avec la diversification des modèles d’intervention judiciaire "charismatique", "logique" et surtout ici "scientifique" présentés par J. LENOBLE et F. OST, in Droit, mythe et raison, Bruxelles, 1981, p. 147.
-
[10]
Le droit pénal éclaté : débat sur la politique pénale, in Actes, n° 29, 1980, pp. 2-6.
-
[11]
Op. cit., note 3.
-
[12]
H. NALLET, C. SERVOLIN, Le statut juridique du paysan : du code civil à la tutelle réglementaire, in Sociologie du travail, n° 1, 1981, pp. 14-26.
-
[13]
E. SERVERIN, De l’avortement à l’interruption volontaire de grossesse : l’histoire d’une requalification sociale, in Déviance et société, IV, 1980, n° 1, pp. 1-18.
-
[14]
Circulaire du 9 octobre 1972 de la Direction des Criminelles et des Grâces.
-
[15]
M. DELMAS-MARTY, Droit pénal des affaires, tome 1, Les infractions, Paris, P.U.F., 1981, pp. 49-58.
-
[16]
M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 15, pp. 202-211.
-
[17]
R. ROTH, op. cit., note 7.
-
[18]
M. VILLEY, De l’indicatif dans le droit, in Archives de philosophie du droit, XIX, 1974, pp. 33-61 ; M. VILLEY, G. KALINOWSKY et J.-L. GARDIES, Indicatif et impératif juridiques, in Le langage du droit, op. cit., pp. 33-87.
-
[19]
H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962 ; J. CLAVREUL, L’ordre médical, chapitre 17, "Ordre scientifique et ordre juridique", Paris, Seuil, 1978, pp. 263-270.
-
[20]
C. BARBERGER, op. cit., note 8.
-
[21]
M. van de KERCHOVE, op. cit., note 6.
-
[22]
E. DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, P.U.F., 1967, p. 32.
-
[23]
B. LACROIX, Durkheim et le politique, Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1981, pp. 213-218.
-
[24]
In op. cit., note 15, pp. 202-211.
-
[25]
Pour l’exposé complet des données analysées, cf. P. LASCOUMES, D. VERNEUIL, Délit pénal et/ou délit fiscal ?, Paris, S.E.P.C., 1981, ronéo ; P. LASCOUMES, Les poursuites en matière fiscale : du contrôle administratif à la sanction pénale, in Gazette du palais, n° 19/20, 19 et 20 janvier 1983.
Selon la base de calcul retenue, le nombre de plaintes déposées représente 0,05 % du nombre de redressements fiscaux ou 0,77 % du nombre de vérifications approfondies. Après une période d’intensification du contrôle fiscal (1970-75), celui-ci a été rationalisé, mais la création d’une nouvelle Commission des Infractions fiscales a ralenti le recours au pénal.Années 1971 1973 1975 1977 1979 1981 Nombre de plaintes déposées 154 551 740 543 274 420
1Le système pénal apparaît de plus en plus hétérogène, en perte de cohérence et de légitimité, tant auprès des praticiens, des usagers que des observateurs spécialisés. L’institution pénale est à la fois submergée par des contentieux stéréotypés et incapable de réorienter l’ancrage principal de ses interventions ; dominée par des archaïsmes apparents, elle semble inapte à mettre en œuvre une ou des politiques redéfinies.
2La prégnance des "tendances lourdes" [1] propres au système pénal, l’importance massive de sa résistance au changement ont souvent été analysées en termes institutionnels. On a alors mis l’accent sur deux questions : celle des idéologies professionnelles des acteurs de ce système, celle aussi de ses différentes sources d’approvisionnement et des fondements idéologiques qui en assurent le fonctionnement. Sur ce dernier point, on sait combien les travaux de "victimisation" sont à l’ordre du jour [2]. Plus largement, c’est le vaste champ, jusqu’ici négligé, des "interfaces" du système pénal qui est apparu comme un inévitable terrain de recherche [3]. Système depuis longtemps connu comme non "self-starter", c’est-à-dire dépendant pour son approvisionnement de systèmes connexes. Le problème des interfaces du système pénal et de son approvisionnement peut, pour simplifier, être situé à deux niveaux :
- soit en amont, quand le recours au pénal s’effectue directement par ceux qui se jugent victimes d’infractions. Il convient de distinguer les victimes simples de celles qui disposent d’un service organisé pour le règlement de ces situations (Ex. : services privés de sécurité ou de contentieux), les secondes ayant une force opérationnelle supérieure.
- soit latéralement, quand interviennent des réseaux administratifs qui agissent de manière complémentaire, voire concurrente, à l’intervention pénale et constituent des filtres considérables (Ex. : Inspection du travail, services des douanes ou du fisc, …). Dans ce dernier cas de figure, le débouché de l’affaire au plan pénal est beaucoup moins assuré que dans le premier cas et résulte de cheminements plus tortueux au statut juridique complexe.
3Ces remarques sur la dépendance de l’appareil judiciaire se précisent considérablement dès que l’on se réfère à des infractions à caractère financier ou liées à la vie des affaires et des entreprises. On est alors confronté à des situations où le mode "classique" d’approvisionnement du pénal par des victimes directes se réduit considérablement ou disparaît presque complètement.
4Autant il est des contentieux qui se manifestent massivement (atteinte publique à des personnes hors du cadre familial ou atteinte à des biens assurés), autant il en est d’autres qui nécessitent des investigations lourdes avant de prendre forme dans le champ de la délinquance réprimée, ou même simplement perçue en tant que telle.
5On tend toujours, en effet, à placer le système pénal en situation de clef de voûte ou au sommet d’une pyramide d’autres agences. Et c’est toujours par rapport à lui que l’on situe les autres intervenants et que l’on parle de filtre, d’évitement, etc… En matière de délinquance d’affaires, non seulement le judiciaire ne se situe pas en position centrale, mais il est de plus très difficile d’évaluer a priori la place qu’il occupe et le lieu d’où il opère. On a, au contraire, l’impression que le judiciaire se trouve bel et bien marginalisé, cantonné à distance et maintenu dans un rôle de censeur lointain d’autant plus menaçant que peu présent et utilisé de façon souvent aléatoire. Quant aux organismes qui sont, eux, en prise directe avec des secteurs précis de la vie des affaires et des entreprises, ils semblent beaucoup plus en situation de gestion et de régulation des "problèmes" et "illégalismes" apparaissant dans ce champ qu’en position de sanction. Mais entre ces deux types d’intervenants, les interfaces sont multiformes.
6Cependant, la principale lacune de ce type d’approche est de se limiter au niveau des seuls fonctionnements institutionnels. On se cantonne au plan des difficultés de mise en œuvre de catégories juridiques dont la spécificité n’est jamais envisagée comme un des éléments constitutifs du problème en cause. La question juridique n’a pas là de visibilité particulière, la formalisation par le droit demeure alors une dimension non traitée, comme si ces reconstructions étaient "naturelles", sans conséquences.
7En prenant l’exemple de la fraude fiscale, nous nous proposons d’introduire ici un questionnement qui se démarque des problématiques privilégiant les seuls acteurs et processus institutionnels. Ce type d’approche nous semble devoir être complété par une problématique centrée également sur les objets juridiques, leur construction et leur mode de fonctionnement au sein des structures contentieuses et judiciaires.
8Ne présuppose-t-on pas un peu trop aisément la capacité de toutes les formes juridiques du type "infraction" à endosser le vêtement pénal ? Les illégalismes définis, repérés et instruits dans un cadre administratif ne sont pas a priori pensés en termes pénaux. Bien au contraire, il faudra en fait un glissement progressif de qualification juridique pour que le délit fiscal devienne, par exemple, un délit pénal. Mais un tel glissement n’est nullement obligatoire. D’autre part, l’appareil pénal se heurte, lui, à d’importantes difficultés quand il a à saisir un objet ("la fraude fiscale") totalement préconstruit tant sur le plan juridique (un code autre que le pénal) que sur le plan institutionnel (une autre administration) et par d’autres opérateurs que ceux par référence auxquels il est accoutumé à œuvrer. Sur la scène pénale, l’infraction "fraude fiscale" fonctionne sur un mode différent de celui des infractions de droit commun. Il y a là une évidence. Sur quelles données repose alors la différenciation constatée [4] ? Quelle place tient là la question juridique ?
9Ce type de questionnement s’inscrit dans un courant de réflexion plus large sur l’hétérogénéité croissante du domaine pénal. Tiraillée entre le psychiatre et le percepteur selon I. LARGUIER [5], entre la médicalisation et la fiscalisation selon M. van de KERCHOVE [6], en voie d’administrativisation selon R. ROTH [7] et de mutation d’un système de sanction en un système de discipline selon C. BARBERGER [8], la matière pénale a-t-elle encore une quelconque cohérence ?
10Cependant, ne faut-il pas pousser plus loin encore l’interrogation et se demander si cette hétérogénéité ne traverse pas aussi les autres secteurs du droit ? L’existence de différents ordres de sanction juridique ne renvoie-t-elle pas également à une hétérogénéisation du fonctionnement judiciaire [9] ?
I – L’hétérogénéité du droit pénal
11Indépendamment des problèmes de relation institutionnelle qui apparaissent à l’interface des systèmes judiciaire et fiscal, d’autres difficultés nous semblent inhérentes à l’objet délictuel lui-même et à la complexité de son statut. Nous retrouvons là des questions qui se posent de façon générale dès que l’on sort du champ des infractions de droit commun et qui sont, le plus souvent, schématisées, voire ignorées.
1 – Des délits au statut complexe : centralité / périphérie de l’élément répressif
12Pour l’administration, le délit fiscal est une infraction bien caractérisée qui s’apparente à un vol et qui devrait donc susciter une réaction judiciaire proportionnée à son coût social. Par contre, au niveau judiciaire, la fraude fiscale est, comme son nom l’indique, plus une "fraude" qu’un délit et sa dimension fiscale, c’est-à-dire pécuniaire et réparatrice, reste souvent prépondérante. Les avocats le savent bien qui, pour obtenir, souvent avec succès, une peine allégée, insistent sur le fait que leur client a déjà remboursé les impôts dûs et payé intégralement les pénalités fiscales précédemment imposées dont le montant est considérable comparé aux amendes pénales. Nous avons là affaire à un des exemples les plus typiques de l’hétérogénéité du droit pénal.
a – Droit pénal unifié ou éclaté ?
13Le droit pénal apparent, celui des juristes théoriciens ou praticiens, est conçu comme un domaine bien unifié où chaque infraction tient une place équivalente dans sa catégorie, où l’on parle au singulier d’"infraction" et de "procédure" pénale. Certes, on tient compte de l’existence d’un "droit pénal spécial" mais cet intitulé réfère plus à la matière spécifique de son objet qu’à l’origine du texte ou à une forme juridique particulière relative au fond ou à la procédure.
14Toutefois, l’hypothèse d’un éclatement du droit pénal commence à prendre forme. La pénalisation des comportements dans la vie sociale dépasse très largement ce qui est inscrit dans le Code de 1810. On a pu opposer dans ce sens l’existence de deux volets dans le droit pénal : un volet "droit pénal de répression" ayant sa source dans le Code pénal et un "droit pénal de contrôle" ayant sa source dans les multiples textes de réglementation administrative assortis de clause pénale [10]. Une diversification du même type s’est également constituée en matière de procédure, ce qui n’est pas secondaire, bien au contraire.
15Il ne peut être ici question de développer cette problématique complexe sur la diversification du droit pénal, de ses formes et de ses fonctionnements. Ce travail s’effectue en partie dans le cadre d’une recherche en cours : "Le pénal en première ligne ou en dernier ressort ?" [11]. Mentionnons cependant que ces phénomènes d’hétérogénéisation juridique ont déjà été étudiés en matière civile [12] où diverses hypothèses sur leur origine ont été travaillées.
16En matière pénale, on peut relever un exemple récent. A la suite d’une dépénalisation partielle, la redéfinition juridique de l’avortement constitue un exemple de diversification du droit pénal. A la peine de l’art. 317, on a ajouté une suspension d’incrimination accompagnée de mesures de contrôle assurées par l’administration. On demeure cependant sur le plan pénal, dans la mesure où la notion de faute est maintenue, ce qui a "justifié la mise en place d’une véritable procédure de contrôle des demandes, à caractère sanitaire et social" [13]. E. Serverin parle alors de "sanctions disciplinaires", dans la mesure où le juge pénal n’intervient plus pour la seule sanction mais pour l’obtention d’un résultat immédiat.
17On pourrait multiplier les exemples révélant les domaines où l’on desmande au droit pénal de fonctionner sur un mode qui relève plus de la régulation des comportements que de leur sanction. Les cas les plus extrêmes étant ceux où le juge est amené à prononcer des "obligations de faire" ; citons les demandes de plan de sécurité en matière d’accident du travailles obligations de destruction en matière d’urbanisme ou de soin dans les cas de toxicomanie.
18A y regarder ainsi de plus près, le droit pénal apparaît comme un domaine éclaté regroupant des formes très différentes et ayant chacune des logiques propres qui interdisent en fait tout raisonnement en termes généraux. Et contrairement à ce qu’avançait la première circulaire de 1972 en matière fiscale [14], il ne semble pas possible de dire, par exemple, que "frauder pour 10.000 F. d’impôts revient exactement au même que voler 10.000 F. dans une perception". La schématisation est là extrême.
19Il faut en effet remarquer que les pénalistes n’ont pas poussé très loin, à ce jour, l’analyse des implications de la coexistence aux côtés du droit pénal "classique" d’un droit pénal "spécial" ou "annexe" (selon l’expression allemande et suisse). Les principales réflexions sur le sujet se ramènent souvent à deux types de constats inquiets, portant sur la multiplication des sources du droit ou sur les questions de légalité soulevées par les pratiques administratives en matière de définition des éléments constitutifs des infractions ou d’appréciation d’opportunité des poursuites [15]. Sans sous-estimer ces questions, on doit constater cependant qu’elles délaissent le problème de la double forme juridique de ce type d’infraction. On fait au mieux de ces infractions, des infractions "particulières", voire "exorbitantes" sans expliciter concrètement les sources et conséquences de cette situation :
"Ce sont là des façons de faire qui, aujourd’hui, se sont généralisées dans ce que l’on appelle le "droit économique", mais qui n’en ont pas moins pour conséquence de placer le droit pénal fiscal dans un contexte particulier auprès des tribunaux répressifs … Tous ces principes dérogatoires aux règles pénales habituelles donnent donc à cette partie du droit pénal fiscal un caractère propre, exorbitant du droit pénal commun" [16].
21Ce qui nous semble avoir été négligé, c’est en fait la multiplication, avec le développement du droit pénal spécial, de constructions juridiques où l’élément pénal ne tient plus qu’une place périphérique dans un dispositif à visée essentiellement réglementaire. On peut alors parler de droit pénal administratif [17]. Cette forme de droit ne se limite pas, comme le droit défini par le code pénal, à l’édiction de sanctions pour les cas de violation de règles. La formule classique "Sera puni de la peine de … celui qui aura …" se trouve remplacée dans les codes administratifs par des formules injonctives : "Il est interdit de …, les … doivent, le … sera, etc…" [18]. Autant le Code pénal se limite à l’énoncé de sanctions, autant les autres Codes édictent des interdictions et des normes de comportement. Dans le premier cas, l’individu est, selon la formule de Kelsen, un véritable "sujet de droit" pouvant opter pour le respect ou la violation de la règle [19]. Dans le second cas, l’individu n’est plus qu’un "objet" dont le comportement est explicitement prévu par les textes, il a obligation de faire et la peine vient sanctionner cette obligation qui s’impose à lui.
22C’est dans ce sens que l’on peut qualifier les règles de ce second type de "disciplinaires" [20]. Quant à l’infraction pénale, elle n’est plus alors que l’appendice répressif de textes visant principalement l’organisation de secteurs entiers de la vie sociale. Elle se greffe sur un ensemble de nature totalement différente concernant l’activité commerciale, les conditions de travail, l’environnement ou l’urbanisme par exemple. Contrairement au droit pénal dit "commun", le caractère répressif de la disposition n’est plus premier ou central. Il se trouve en situation marginale, annexe, voire exceptionnelle. C’est cette question de la centralité/périphérie de la disposition pénale qui nous apparaît avoir en cette matière des conséquences majeures. Nous développerons ultérieurement ce point.
23Les pénalistes ont ainsi schématisé leur objet en s’attachant plus aux moyens du délit qu’à sa forme et à son contexte juridique.
b – Infraction pénale ou disciplinaire ?
24Les spécialistes de la matière fiscale schématisent également à leur façon en considérant qu’il suffit d’un dépôt de plainte pour métamorphoser un dossier de contentieux fiscal en une "affaire" pénale. Tout comme les inspecteurs des installations classées s’étonnent de voir leurs plaintes pour pollution classées sans suite.
25Certes, au niveau de l’action de contrôle, "moralisation" fiscale ou surveillance industrielle, existe une nécessaire complémentarité entre les interventions administratives et pénales ; la seconde confortant par différents moyens la première (publicité, solidarité des créances, …). Mais au plan des catégorisations, la logique judiciaire s’organise à partir de catégories différentes de celles utilisées pour la caractérisation initiale. S’il n’y a pas incompatibilité absolue entre les deux modes d’approche, il existe des écarts irréductibles qui empêchent le délit fiscal (comme d’autres délits : financiers, accident du travail, pollution, …) d’être assimilé à une infraction pénale classique (agression directe contre les biens ou les personnes).
26En matière financière, économique ou sociale, domine une logique réparatrice et monétaire qui se retrouve dans tous les secteurs dits de "droit pénal spécial" ; c’est-à-dire ceux où la référence pénale n’est pas centrale mais périphérique, annexe à des dispositions réglementaires. Dans ce sens, on pourrait opposer un droit "pénal" au sens fort du terme et un droit "disciplinaire". Les développements de cette tendance ont aussi conduit certains auteurs à parler de processus de "fiscalisation" du droit pénal, au sens de monétarisation de la réaction sociale à certaines infractions [21].
27Les documents les plus récents relatifs à la politique de poursuite à l’égard de la fraude fiscale confirment amplement cette analyse :
"D’une façon générale, l’administration fiscale estime que l’application des pénalités fiscales encourues doit suffire dans la grande majorité des cas à sanctionner par une réparation pécuniaire appropriée les manquements aux obligations prescrites par le code général des impôts, et qu’une utilisation sélective des poursuites correctionnelles, réservée aux cas de fraude les plus répréhensibles, est plus conforme à leur finalité propre que la poursuite massive du délit, telle que pourrait l’autoriser une stricte application des seuils quantitatifs visés à l’article 1741 (1.000 F. de droits ou 10 % de la base imposable)".
29Ce qui se trouve ici si explicitement formulé en matière fiscale se retrouve aussi dans beaucoup d’autres domaines, en particulier lorsque l’on a affaire à des secteurs où le principal, voire l’unique agent d’approvisionnement du pénal est un organe administratif. L’étude de leurs pratiques révèle que pour eux le dépôt d’une plainte, l’établissement et la transmission d’un procès-verbal d’infraction, la mise en œuvre de l’appareil pénal sont définis et perçus comme étant d’abord l’échec de leur propre action régulatrice. Les inspecteurs du travail, les inspecteurs des installations classées, les caisses de recouvrement de la sécurité sociale, l’administration des douanes comme celle des finances disposent de tout un éventail de modes d’intervention dont le jeu et le crescendo suffit le plus souvent à réguler la "situation-problème". Le volet pénal n’est mis en œuvre que dans des cas très limités et bien spécifiques où les possibilités de régulation sont épuisées ou exclues. Le passage au plan pénal signifie, bien avant la poursuite d’un comportement délictueux, la mise en évidence des limites de l’action administrative.
30De plus, cette mise en forme pénale, coûteuse en travail de préparation et de suite, est d’autant moins recherchée que l’on en connaît par avance les limites (durée des procédures, faiblesse des sanctions) et les effets pervers (effet dissuasif à rebours). La plupart des agences de contrôle administratives s’accordent pour reconnaître que le recours au pénal est d’autant plus efficace qu’on le manie parcimonieusement. Tout contact direct semble plutôt opérer une profonde dédramatisation que la publicité des débats tempère peu. Le niveau moyen extrêmement faible des amendes (5.000 F. en matière fiscale, 1.500 F. en matière d’installations classées) comparé aux possibilités de sanctions purement administratives, rend à lui seul ce recours souvent dérisoire. Et l’atteinte au crédit moral de l’infracteur attendue du pénal est souvent loin d’être avérée.
31Enfin, quand il existe, comme c’est toujours le cas dans ces matières, deux niveaux de pénalité (l’un administratif et l’autre judiciaire), on ne peut s’attendre, en sens inverse, à voir fonctionner la justice pénale sur un mode équivalent à celui qui est le sien face à un contentieux correctionnel "classique" où elle continue directement l’action policière sans intervenant connexe.
2 – Du répressif au restitutif : les différents niveaux de sanction juridique
32Le moins que l’on puisse dire est que, dans les domaines précédemment exposés, l’orientation répressive n’est pas l’orientation dominante. C’est une utilisation finalement très sélective qui est faite des dispositions répressives. La procédure pénale ne vient que comme le prolongement éventuel et en fait très rare d’une procédure administrative, spécifique et complexe. Dans cette dernière, la logique de réparation des erreurs commises l’emporte sur la logique de sanction des fautes. Mais de plus, parmi les sanctions possibles, la voie pénale n’est qu’une parmi d’autres. Les autres demeurent internes à l’administration et sont masquées par l’opacité de ses modes d’intervention et le secret jaloux qui recouvre ses opérations.
33En effet, à partir du moment où l’on accepte que tous les comportements relevant des articles prévoyant une incrimination ne donneront pas lieu à poursuite pénale et même qu’à l’inverse, la plainte sera l’exception, on se situe dans une toute autre logique qu’une logique répressive. Ce qui, d’ailleurs, ne va pas sans poser problème dans le mode de rapport au droit et à la loi qui s’exprime là. Mais cette hétérogénéisation du pénal lui est-elle spécifique et cette question ne peut-elle pas être problématisée de façon plus large ? C’est ce que nous nous proposons de faire ici à titre introductif.
34La distinction faite par Durkheim [22] entre droit "répressif" et droit "restitutif" éclaire très précisément cette question. Le droit répressif s’applique à tout ce qu’une société considère ou définit comme "criminel", tout ce qui menace l’unité et l’existence collective. Par contre, le droit restitutif n’a pas pour but la punition. Il intervient afin de rétablir un équilibre rompu, il remet les choses en état lorsqu’elles ont été faussées. Il ramène les parties dans la situation où elles devraient normalement être s’il n’y avait eu manquement. Autant le "droit répressif" réfère à la notion de faute morale et de rachat, autant le "droit restitutif" réfère à celle de contrat et de réparation.
35On a pour habitude de considérer que le droit répressif recouvre l’ensemble de la matière pénale, alors que le droit restitutif concernerait le droit civil et commercial. En fait, pour Durkheim, la distinction entre ces deux modes de sanctions (répressif/restitutif) repose sur deux "états de la conscience collective" : un état fort suscitant une réaction répressive, un état faible se contentant d’une réaction restitutive.
36On peut toutefois se demander si l’état actuel de la sociologie juridique ne permet pas de complexifier cette distinction quelque peu sommaire. Le droit pénal ne contient-il pas, en effet, certaines dispositions finalement plus restitutives que répressives ? Et, en sens inverse, le droit civil ne comprend-il pas également des dispositions au moins autant répressives que restitutives (le divorce pour faute, la déchéance d’autorité parentale, la révocation d’adoption) et en matière de droit commercial, la faillite personnelle ? La distinction faite par Durkheim semble donc se manifester, avec ses mêmes fondements en termes "d’états de la conscience collective" au sein de chacune des grandes catégories de droit. Mais cette distinction mérite alors quelque complexification sous forme combinatoire.
37On peut proposer, à titre d’hypothèse, la distinction entre quatre ordres juridiques représentant quatre formes d’intervention du juridique. Ces ordres se retrouveraient, en tout ou partie, au sein de chaque type de droit, créant ainsi un niveau d’analyse transversal de systèmes juridiques traités jusqu’ici comme étant particulièrement étanches. Certes, on reconnaît souvent que le système de droit civil est le modèle de tous les autres droits, mais l’analyse ne va guère au-delà. Et l’on traite toujours séparément droit public/privé/pénal/commercial … (cf. tableau n° 1).
Présentation des différents niveaux de sanction selon les types de droit
Présentation des différents niveaux de sanction selon les types de droit
38Cette proposition se trouve en partie étayée par des remarques de Durkheim lui-même qui a bien mentionné l’inadéquation des grandes catégories et typologies de droit pour l’analyse sociologique. Critiquant ces classifications empiriques [23], il considérait que la formalisation juridique ne convenait pas à la formalisation sociologique, sous peine de l’enfermer dans des notions préconstruites.
39Au sein de chaque type de droit, et indépendamment de la spécificité de leur domaine respectif, ne peut-on distinguer quatre formes d’intervention ou de sanction juridique des pratiques sociales situables sur un axe ayant, d’un côté, un pôle répressif (défini par la notion de faute) et d’un autre, un pôle restitutif (défini par la notion de contrat) ; entre les deux, on placerait leurs deux combinaisons intermédiaires où la dominance de l’un ou l’autre pôle serait plus ou moins prégnante.
40Il est cependant probable que seules trois de ces formes d’intervention se rencontreront à l’intérieur de chaque système juridique. En effet, l’orientation dominante dans le type de droit considéré ne peut vraisemblablement pas s’effacer complètement au profit de son contraire. Ainsi, dans le cadre du droit pénal, on trouvera les dispositions à orientation répressive (niveau 1, 2 et 3). Par contre, en matière civile, ce sont surtout les dispositions à orientation restitutive (niveau 4, 3 et 2) qui se rencontreront.
41Signalons toutefois qu’il existe dans le code pénal des textes renvoyant à des dispositions civiles, comme l’article 380. Il traite de l’immunité des époux, enfants et alliés de même degré en cas de vol : leurs soustractions "ne pourront donner lieu qu’à des réparations civiles". En sens inverse, on trouve dans le code civil des dispositions prévoyant des déchéances en cas de condamnation pénale : art. 443 – exclusion des charges de la tutelle, art. 378 – possibilité de divorce lorsque l’un des époux a été condamné à une peine afflictive et infamante. Dans de tels cas, un type de droit inclut des modes d’intervention juridique étrangers à ceux qui prédominent à l’intérieur de son propre système. Mais ceci s’effectue indirectement par renvoi à un droit d’un type autre. C’est-à-dire que le code pénal ne prévoit pas à l’article 380 les dispositions civiles (le juge pénal n’a pas compétence sur ce point). De même, les articles 243, 378 et 443 du code civil présupposent une décision pénale antérieure pour s’appliquer.
42De la même façon, on trouve le même phénomène dans le code de commerce où des articles renvoient à des dispositions pénales. Les plus évidents sont ceux des articles 126 et 129 de la loi du 13.07.1967 consacrés à la banqueroute et se référant directement aux articles 402 et 404 du code pénal, mais là également, il y a renvoi. Chaque type de droit a donc une logique interne qui détermine son mode d’intervention dominant, dominant mais non exclusif.
43Quant à l’hétérogénéité, elle apparaît beaucoup plus comme une donnée commune aux différents ordres juridiques qu’une spécificité du pénal, même si elle a là des conséquences particulières. En se cantonnant au seul plan pénal, on peut alors approfondir les remarques faites précédemment sur les formes juridiques où, au-delà du caractère pénal apparent, la disposition purement répressive n’est que l’accessoire de dispositions à visée principalement réglementaire. On peut dire que l’on a affaire à des dispositions de type "répressif-restitutif", voire "restitutif-répressif" quand la référence pénale est explicitement périphérique par rapport au projet réglementaire d’ensemble. A titre d’exemple, citons ici les deux cents délits définis par les lois organisant la vie des sociétés commerciales. Le droit pénal économique et financier semble contenir d’ailleurs pour l’essentiel des dispositions relevant des niveaux 2 et 3. C’est-à-dire des dispositions où la dimension proprement répressive est tempérée par l’existence d’une dimension réparatrice, voire dominée par elle.
44Une analyse plus détaillée de la formation du contentieux fiscal sera l’occasion d’expliciter cela.
II – Délit pénal et/ou délit fiscal
1 – La spécificité de l’objet juridique "fraude fiscale"
45La spécificité de cet objet juridique nous semble être la résultante de trois types d’éléments :
- des éléments internes à l’objet lui-même. Il est construit selon une forme juridique (soustraction frauduleuse à l’établissement ou au paiement de l’impôt) dont la complexité est relevée par tous les auteurs et se prête à maintes exégèses.
Et que dénote cette obstination du langage commun à situer le délit fiscal dans le registre de la fraude et non dans celui de la délinquance ?"Délit complexe qui, par certains côtés, rappelle le schéma de l’escroquerie, mais d’une escroquerie élargie dans laquelle les moyens frauduleux seraient particuliers au domaine fiscal, tandis que la remise de la chose est remplacée par son négatif en quelque sorte, le fait de se soustraire à l’établissement ou au paiement des impôts ; seule l’intention coupable requise étant identique à celle de l’article 405 C.P." [24] - des éléments liés au cadre légal qui sert de référence aux éléments internes précédents. Les textes définissant l’infraction sont situés dans le Code général des impôts le Code pénal. Peut-on postuler aisément qu’ils sont animés par la même logique répressive ? Qu’ils opèrent selon des catégories juridiques "codées" de façon similaire ? C’est, de plus, l’administration fiscale qui a le monopole de la construction des dossiers. Elle va donc d’entrée imposer sa grille de lecture et de qualification aux faits concernés.
La problématique pénale est seconde par rapport à la problématique fiscale qui préside aux premières qualifications et à l’appréhension des faits. - des éléments liés aux opérateurs. Les opérateurs initiaux ne sont ici ni des victimes, ni des policiers, ni des magistrats du parquet. L’opérateur initial, en situation d’autant plus assurée que monopolistique, est le représentant de l’administration des impôts. Or, celui-ci n’agit pas dans une perspective pénale. Il opère au départ dans un sens de contrôle, de vérification, non dans un sens de recherche d’infraction. Dans un second temps et selon ses constats, il peut amorcer une procédure contentieuse, mais celle-ci demeure le plus souvent purement administrative (contentieux fiscal). Le contentieux pénal ne se constitue qu’à un troisième niveau. Il s’édifie cependant dans le prolongement des opérations qui l’ont précédé (contrôle – contentieux administratif) et dont il demeure fortement imprégné.
46On le voit, parler de "délit fiscal" d’entrée de jeu relève donc d’une schématisation hâtive. Dans l’édification de ce contentieux, la logique pénale est seconde par rapport à la logique initiale régulatrice. L’issue pénale n’est ici ni une nécessité, ni une fatalité. Pour qu’elle soit retenue, il faut qu’il y ait des glissements progressifs de catégorisation juridique. Ces glissements s’opèrent en trois étapes avec possibilités d’arrêt à chacune d’elles :
47De plus, la forme juridique qui sera finalement retenue et appliquée aux faits incriminés conduira a posteriori à une relecture d’ensemble de la situation problématique initiale. L’illégalisme fiscal deviendra, selon l’habit qui lui est appliqué : irrégularité, délit purement fiscal ou bien délit pénal. Ces trois niveaux de qualification s’emboîtent en gigogne les uns dans les autres. Mais si la forme la plus visible est celle de type pénal, on aurait tort d’oublier que la forme première, le noyau de qualification, relève d’une toute autre logique, celle de régularisation.
48La spécificité de l’objet fiscal provient donc de la combinaison de ces trois types d’éléments qui différencient profondément son fonctionnement de celui des infractions pénales de droit commun. Sur la base de cette matière première spécifique, comment situer l’intervention pénale ?
2 – Un changement d’ordre juridique : du fiscal au pénal, une mutation problématique
49Compte tenu de la spécificité de l’objet juridique "délit fiscal" telle que nous venons de la définir, comment se pose la question de l’apparente complémentarité des interventions administratives et judiciaires ? Cette complémentarité est-elle "naturelle" comme le sous-entend l’argumentation en termes d’exemplarité aujourd’hui dominante ? Ou bien, est-elle problématique, dans la mesure où, pour s’opérationnaliser, elle exige le passage, toujours délicat, d’un ordre juridique à un autre ?
a – L’apparente complémentarité "naturelle" des actions administratives et judiciaires dans le discours sur l’exemplarité
50La conception dominante présente l’action pénale comme le prolongement naturel de l’action de contrôle fiscal. Le passage d’un niveau à l’autre n’est pas perçu comme réellement problématique. On relève simplement quelques difficultés d’ordre technique et la faiblesse quantitative de cette interrelation. L’essentiel du débat porte alors sur la définition du but commun "la recherche d’une exemplarité". Laquelle ? Deux positions se détachent en réponse à ces questions.
- La première, aujourd’hui dépassée, celle de la circulaire de 1972, reposait sur une définition a priori de l’exemplarité et passait par le choix de cibles à forte visibilité. On admet alors que, de façon générale, la sanction pénale n’est que l’accessoire de la sanction fiscale, qu’elle reste donc exceptionnelle. Mais quand elle intervient, elle doit opérer sur des cas à forte résonnance sociale (personnalité marquante, représentant d’un groupe socio-professionnel, …). L’effet d’exemplarité passe alors par une spectacularisation où le judiciaire tient un rôle décisif mais qui présente toutes les limites des processus sans fin de sanction de bouc-émissaires. Le système pénal a, semble-t-il, souvent répugné à assurer ce rôle de spectacularisation de la sanction du justiciable-émissaire, d’autant plus que celui-ci était, pour lui, d’un profil socio-professionnel inhabituel.
- La seconde position définit, au contraire, l’exemplarité comme la répression systématique de faits comparables. C’est là une conception qui s’impose aujourd’hui chez les deux partenaires. Là, c’est de la certitude de la réaction sociale que l’on attend l’effet dissuasif et non de la sanction elle-même. Cette position est celle qui se dégage des orientations actuelles du contrôle fiscal. Le pénal y tient une place moins voyante (l’essentiel étant assuré par les pénalités fiscales) mais qui, pour être bien intégrée, devrait être plus certaine et peut-être moins mythifiée.
51Plus certaine, dans la mesure où nous avons relevé la présence, non dépourvue de signification, des non-lieu et relaxe et la clientèle "privilégiée" qui tend à en bénéficier. L’appareil judiciaire manifeste donc sur certains gros dossiers aux enjeux socio-économiques ou socio-politiques évidents (les frères Willot, M. Willenstein, …) des réticences manifestes. Une évolution peut donc s’accomplir dans un sens qui inciterait la D.G.I. (Direction générale des impôts) à renforcer son action de contrôle sur certains contribuables à forte visibilité sans crainte d’être lâchée en bout de course.
52Par contre, le sens de l’intervention judiciaire ne doit pas être mythifié. En effet, nous avons relevé que les sanctions prononcées, bien que souvent inférieures aux minima légaux, se situaient à un niveau relativement élevé. Ceci apparaît autant par comparaison avec les sanctions correctionnelles générales qu’avec les sanctions prononcées en matière astucieuse et financière.
53Exceptées donc les échappées évoquées précédemment, le système judiciaire opère ici sur un mode punitif affirmé. Certes, on peut toujours dire que cela reste peu de choses (3 à 9 mois d’emprisonnement avec sursis ou 5.000 F. d’amende), mais dans le contexte judiciaire actuel, il n’y a là aucun laxisme. Et cependant, aux yeux de la D.G.I. et d’une grande partie des "opinions publiques", l’effet "d’exemplarité" n’est pas actuellement assuré.
54Le critère de "visibilité sociale" contenu dans la circulaire de 1972 est aujourd’hui abandonné pour le choix des affaires donnant lieu à des suites correctionnelles. On tend à définir un nouveau critère double en termes de complexité et d’ampleur de la fraude. Présentant sa politique fiscale, l’actuel Ministre du Budget, M. Fabius, déclarait le 13.11.1981 :
"Nous allons simplement essayer d’aller vers davantage de transparence et de justice fiscales et faire en sorte que la grande fraude fiscale soit sévèrement condamnée. Voilà le contrat de justice fiscale que je voudrais, avec le gouvernement, proposer au pays".
56Cette reformulation soulève certaines questions dans la mesure où les critères de complexité et d’ampleur s’opérationnalisent par référence à "la grande fraude fiscale". Si l’on comprend bien la rationalité de cette orientation, on peut cependant s’interroger sur sa validité dans un contexte d’illégalisme qui se caractérise surtout par une multitude de fraudes petites et moyennes. De plus, en donnant une forte visibilité à des dossiers particulièrement marquants et à eux seuls, ne risque-t-on pas de provoquer un effet pervers de légitimation indirecte des fraudes petites et moyennes ?
57Si le choix de politique de poursuite devait tendre vers un renforcement des pratiques punitives, celui-ci ne pourrait s’effectuer que par un mouvement qui aurait à se manifester d’abord au niveau de la D.G.I. En effet, c’est à cet étiage que s’opère aujourd’hui l’essentiel du filtrage et de la construction de la matière traitée au plan judiciaire. Vu l’état actuel de l’action pénale, plus de poursuites, ce devrait être aujourd’hui, en premier lieu, plus de plaintes et une moindre sélection. Ne serait-ce que pour restituer à l’appareil judiciaire une marge de liberté d’appréciation au lieu de le cantonner dans un rôle ancillaire.
58Les orientations toutes récentes de la circulaire du 30 octobre 1981 signée conjointement par le Garde des Sceaux et le Ministre du Budget ne vont pas dans ce sens. Elles donnent un sens nouveau à la notion d’exemplarité, sans aller jusqu’à la définition d’un seuil de fraude au-delà duquel la plainte serait automatique comme cela a été proposé en matière douanière. L’essentiel demeure inchangé, à savoir la confrontation de deux logiques d’action différentes dont l’une est secondaire par rapport à l’autre.
59Cette perspective où l’action de contrôle et de sanction administrative est présentée comme "naturellement" complétée par l’intervention pénale, semble en fin de compte entachée d’idéalisme. Ne serait-ce que parce qu’au-delà des insuffisances constatées elle ne tient pas compte, faute de les percevoir, des difficultés inhérentes au changement d’ordre juridique qui s’accomplit à cet interface.
b – Problèmes de mutation du contentieux fiscal en contentieux pénal
60Examinons maintenant comment se manifestent et s’interpénètrent les deux dimensions, "répressive" et "restitutive" présentées précédemment.
61En quoi consiste, en effet, ce que nous avons précédemment nommé "noyau de qualification" ? Il s’agit du constat d’une irrégularité devant donner lieu à rectification. L’illégalisme fiscal est donc toujours en son point de départ pensé en termes de régularisation, de réparation d’un contrat tacite et non en termes de faute devant donner lieu à sanction. Sa métamorphose en délit pénal résulte d’un processus de requalification qui ne va pas sans difficulté. La nécessité d’une instruction pénale (jamais de citation directe en cette matière) montre bien les difficultés de passage d’un ordre juridique à un autre. Il s’agit d’assurer un changement de forme d’autant plus difficile à réaliser qu’il ne se fait pas au sein d’un même système, mais à une interface.
62La politique de contrôle fiscal vise plus la disciplinarisation que l’action punitive. On voulait au départ "moraliser" l’attitude fiscale de certains milieux, hier les professions libérales, demain les agriculteurs ou les multinationales. Dans ce sens, les actions menées depuis 10 ans semblent avoir eu un impact. N’a-t-on pas vu des représentants locaux de toute une profession venir négocier les réajustements fiscaux de groupes professionnels entiers (avocats, médecins, …) ? Il y avait donc eu effet d’exemplarité. Cet effet provenait, non d’une action répressive directe, mais d’une gestion différentielle des illégalismes fiscaux. C’est-à-dire : intensification des contrôles, plus de nombreux redressements, plus une dizaine de plaintes [25] (25). Cette orientation n’est pas réellement modifiée par la nouvelle conception de l’exemplarité, substituant aux cibles à haute visibilité, la certitude de la sanction comme source de la dissuasion … mais pour les "gros" dossiers seulement. De plus, dans "la grande majorité des cas", l’application des seules pénalités fiscales est considérée comme une sanction suffisante. Il s’agit, bien sûr, alors de "réparation pécuniaire".
63Le judiciaire n’est plus alors que le point d’appui d’un système hétérogène par rapport à lui, qui le dépasse amplement dans ses possibilités d’action et sur lequel il est, en fait, sans prise concrète. Il ne faudrait pas en conclure qu’il est, dès lors, à ce point marginal que son élimination totale serait envisageable. Si l’existence croissante de réseaux de surveillance de la vie sociale, fonctionnant plus à la régularisation qu’à la répression, manifeste une tendance nette à la déjudiciarisation, celle-ci ne peut, semble-t-il, être que partielle.
64En effet, bien que simple issue éventuelle, le système pénal n’est pas moins nécessaire à la bonne opérationnalité de ces réseaux. Ceci se manifeste à deux niveaux :
- d’une part, il assure globalement une fonction de légitimation de l’action de surveillance. Bien que menées selon une logique autre, les opérations de contrôle fiscal et les procédures administratives qui en découlent sont perçues dans un contexte où des notions de type pénal, comme celles de "légalité", de recherche "d’infraction" et de "faute" tiennent pour les contribuables une place décisive. Il y a, certes, une légalité et des définitions d’infraction purement administratives mais leur visibilité est moindre par rapport à leur homologue pénal. Dans ce sens, on pourrait avancer qu’indépendamment de leur validité juridique intrinsèque, les dispositions répressives du code des Impôts puisent une part non négligeable de leur légitimité à la source du droit pénal. Un ordre juridique disciplinaire (où la dimension pénale est périphérique par rapport à la dimension réglementation) n’est sans doute viable qu’en appui sur un ordre répressif préexistant.
- la référence au judiciaire pénal joue également à un autre niveau qui n’est plus celui de la légitimité mais celui de l’efficacité de l’action de contrôle administratif. C’est ici en tant qu’argument de poids dans les négociations avec le débiteur fiscal que se fait aussi sentir l’importance de l’interface avec le pénal. La menace du dépôt de plainte est sans doute un atout non négligeable pour l’acceptation des redressements et des pénalités fiscales.
65Le système de répression de la fraude fiscale relève d’une logique disciplinaire (cf. la figure de la page suivante). On a affaire à la violation d’une obligation réglementaire où la disposition pénale est secondaire, ce qui autorise une gestion différentielle des incriminations. Amorcé dans une logique de contrôle administratif et mené selon une procédure et par des agents spécifiques, ce type de démarche comporte diverses issues. Le dépôt de plainte n’est qu’une issue exceptionnelle (moins de 1,5 % des situations problématiques repérées). Les autres issues prédominantes sont l’admonestation, le redressement et la pénalité fiscale. Ce type de démarche vise une disciplinarisation des comportements ; on parle ici de "moralisation" fiscale et non d’une répression par la sanction, au sens pénal de ces termes.
Deux systèmes de mise en œuvre des incriminations légales
Deux systèmes de mise en œuvre des incriminations légales
66On ne peut se contenter de relever la contradiction apparente que révèle l’existence d’un double système de mise en œuvre des incriminations légales. C’est bien au contraire en termes de complémentarité et non de rivalité qu’il nous semble important d’aborder cette question. Au-delà des oppositions institutionnelles, ces deux logiques d’appréhension et de mise en œuvre des incriminations constituent un couple fonctionnel qui permet une gestion différentielle des illégalismes, en particulier en matière économique, sociale et financière.
67Cependant, quand une procédure s’amorce sur un mode disciplinaire (type A) puis s’oriente vers un autre mode (cas du dépôt de plainte par l’administration fiscale), les premières étapes constitutives du dossier ne sont nullement effacées et leurs résultats entièrement reconstruits. Des éléments de la première logique d’intervention demeurent, dont la forme juridique de l’infraction et de la procédure initiale ne sont pas les moindres. C’est pourquoi, vu les orientations du système de contrôle fiscal et son souci dominant de disciplinarisation, on ne peut prétendre voir fonctionner sur commande le judiciaire selon un véritable mode répressif (type B). Et ceci d’autant plus que la matière que l’on traite (le délit fiscal) est d’une nature différente des "objets" pénaux classiques. Il apparaît aujourd’hui évident que l’ensemble des incriminations légales n’est qu’un ensemble théorique. Et qu’il est formé de sous-ensembles hétérogènes, en interrelation certes, mais dominés malgré tout par la logique interne de leurs objets spécifiques.
68On constate également à ce niveau qu’il n’est pas possible d’en rester à des analyses uniquement centrées sur les pratiques et idéologies professionnelles des systèmes de contrôle et de leurs agents. La sous-répression, massivement regrettée, voire dénoncée, des infractions économiques et financières ne peut être attribuée au seul conformisme idéologique des agents chargés de leur répression ou à leur seule "solidarité de classe". Il apparaît également que l’objet même de leurs interventions, par la particularité et les exigences de sa construction juridique, résiste à la pénalisation. Il fonctionne en effet de façon prépondérante, mais non exclusive, selon un mode juridique différent du pénal, où l’orientation réparatrice l’emporte sur l’orientation répressive.
69On trouve peut-être une illustration a contrario de cet effet de structure dans les remarques faites à propos des très fortes peines. Nous avions relevé que ce type de sanction atteignait, outre les récidivistes, des dossiers marqués par un "immoralisme" caractérisé ou supposé (proxénétisme hôtelier, direction de cabaret, vente d’articles pornographiques, …) ou certains cas présentant des indicateurs de statut présumés "menaçants" (extranéité, sans domicile connu, en fuite, …). Dans ces cas-là, l’intervention judiciaire s’est accomplie à plein et a débouché sur de très fortes sanctions. Mais alors s’agissait-il vraiment de sanctionner un délit fiscal particulièrement grave ? La nature fiscale de l’infraction ne tendait-elle pas au contraire à se dissoudre ou à être recouverte par une autre forme, très proche des infractions pénales "ordinaires" ? Le système judiciaire ne retrouvait-il pas là un objet d’intervention, un "client", proche du justiciable habituel de la correctionnelle ? La matière fiscale ou autre ne tend-elle pas, dans des situations de ce type, à perdre sa spécificité juridique et à être reconstruite comme utile prétexte d’une sanction pénale qui n’avait pu jusque-là être assurée par d’autres voies ? Dans ces cas-là seulement, le noyau de qualification disciplinaire se métamorphoserait complètement en une forme à dominante pénale, la mutation s’accomplirait pleinement. Ce serait l’exception qui confirme la règle.
Notes
-
[1]
Ph. ROBERT, C. FAUGERON, Les forces cachées de la justice, Paris, Le Centurion, 1981.
-
[2]
M. WOLFGANG, National survey of crime severity, Grant report to L.E.A.A., in N.C.J.I.S.S., 1978 ; E. FATTAH, Les enquêtes de victimisation : leur contribution et leurs limites, in Déviance et société, 1981, V. 4, pp. 423-444 ; R. ZAUBERMAN, Grandes enquêtes en recherche pénale et difficultés de réalisation : réflexions complémentaires à propos des enquêtes de victimisation, in Déviance et société, VI, n° 3, 1982, pp. 281-309.
-
[3]
Le pénal en première ligne ou en dernier ressort : l’analyse des interfaces du système pénal, Paris, S.E.P.C., 1981, réponse à l’appel d’offres D.G.R.S.T., sur Les systèmes sociaux complexes.
-
[4]
On lit dans le mémoire introductif à la partie spéciale de l’Avant-projet de Code pénal français ceci : "Les lois particulières sont nombreuses puisqu’il existe plus de quatre mille dispositions répressives, ce qui constitue une véritable inflation de textes dont la plupart sont ignorés et inappliqués". (Juillet 1980, p. 11) et son analyse in C. BARBERGER cité note 8.
-
[5]
I. LARGUIER, Mort et transfiguration du droit pénal, in Mélanges Ancel, Paris, 1975, vol. 2, p. 147.
-
[6]
M. van de KERCHOVE, Médicalisation et fiscalisation du droit pénal : deux versions asymétriques de la dépénalisation, in Déviance et société, V, 1981, n° 1, pp. 1-24.
-
[7]
R. ROTH, Tribunaux pénaux, autorités administratives et droit pénal administratif, in Revue genevoise de droit public, n° 5 et 6, 1981, pp. 285-320 et pp. 381-395.
-
[8]
C. BARBERGER, De la criminalité apparente, Université de Lyon III, thèse de doctorat 1981.
-
[9]
Un rapprochement intéressant serait à travailler avec la diversification des modèles d’intervention judiciaire "charismatique", "logique" et surtout ici "scientifique" présentés par J. LENOBLE et F. OST, in Droit, mythe et raison, Bruxelles, 1981, p. 147.
-
[10]
Le droit pénal éclaté : débat sur la politique pénale, in Actes, n° 29, 1980, pp. 2-6.
-
[11]
Op. cit., note 3.
-
[12]
H. NALLET, C. SERVOLIN, Le statut juridique du paysan : du code civil à la tutelle réglementaire, in Sociologie du travail, n° 1, 1981, pp. 14-26.
-
[13]
E. SERVERIN, De l’avortement à l’interruption volontaire de grossesse : l’histoire d’une requalification sociale, in Déviance et société, IV, 1980, n° 1, pp. 1-18.
-
[14]
Circulaire du 9 octobre 1972 de la Direction des Criminelles et des Grâces.
-
[15]
M. DELMAS-MARTY, Droit pénal des affaires, tome 1, Les infractions, Paris, P.U.F., 1981, pp. 49-58.
-
[16]
M. DELMAS-MARTY, op. cit., note 15, pp. 202-211.
-
[17]
R. ROTH, op. cit., note 7.
-
[18]
M. VILLEY, De l’indicatif dans le droit, in Archives de philosophie du droit, XIX, 1974, pp. 33-61 ; M. VILLEY, G. KALINOWSKY et J.-L. GARDIES, Indicatif et impératif juridiques, in Le langage du droit, op. cit., pp. 33-87.
-
[19]
H. KELSEN, Théorie pure du droit, Paris, Dalloz, 1962 ; J. CLAVREUL, L’ordre médical, chapitre 17, "Ordre scientifique et ordre juridique", Paris, Seuil, 1978, pp. 263-270.
-
[20]
C. BARBERGER, op. cit., note 8.
-
[21]
M. van de KERCHOVE, op. cit., note 6.
-
[22]
E. DURKHEIM, De la division du travail social, Paris, P.U.F., 1967, p. 32.
-
[23]
B. LACROIX, Durkheim et le politique, Presses de la Fondation des Sciences Politiques, 1981, pp. 213-218.
-
[24]
In op. cit., note 15, pp. 202-211.
-
[25]
Pour l’exposé complet des données analysées, cf. P. LASCOUMES, D. VERNEUIL, Délit pénal et/ou délit fiscal ?, Paris, S.E.P.C., 1981, ronéo ; P. LASCOUMES, Les poursuites en matière fiscale : du contrôle administratif à la sanction pénale, in Gazette du palais, n° 19/20, 19 et 20 janvier 1983.
Selon la base de calcul retenue, le nombre de plaintes déposées représente 0,05 % du nombre de redressements fiscaux ou 0,77 % du nombre de vérifications approfondies. Après une période d’intensification du contrôle fiscal (1970-75), celui-ci a été rationalisé, mais la création d’une nouvelle Commission des Infractions fiscales a ralenti le recours au pénal.Années 1971 1973 1975 1977 1979 1981 Nombre de plaintes déposées 154 551 740 543 274 420