Notes
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[1]
Partant d’une problématique très voisine au fond, A.-J. ARNAUD distingue "….trois étapes : le stade du droit conçu, celui du droit posé, celui du droit vécu." (cf. Du bon usage du discours juridique, in Langages, Le discours juridique : analyses et méthodes, Paris, Didier-Larousse, mars 1979, n° 53, p. 177). Il faut simplement transcrire : j’appelle ici perspective interne ce qu’il intitule "droit posé", la perspective externe est l’équivalent de "droit vécu" et le plan validé par un système de valeurs quelconque est "le droit conçu".
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[2]
Le document du SIEJ propose l’adoption d’une perspective qui choisit un plan mais est au départ "respectueuse" de l’autre. J’aurais quelques préventions à l’égard de cette formule : ce "respect" implique la possibilité d’un dépassement de l’antinomie entre l’être et le devoir-être du droit. Or sur cette question, il convient, ne serait-ce que pour "assainir l’atmosphère" et comme "position initiale", … "de reconnaître l’étanchéité de la cloison qui sépare l’ordre de l’être de celui du devoir-être". (cf. A.-J. ARNAUD, Le concept de "raison juridique" comme mode de dépassement de l’opposition traditionnelle entre l’être et le devoir-être, in Notice d’information n° 18, CETEL, Faculté de droit de l’université de Genève, Genève, 1982).
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[3]
ALTHUSSER a récemment mis en évidence à quel point le mépris du fait – donc de la réalité et des normes qu’on pourrait éventuellement induire d’elle – est ici un ressort essentiel : "Les faits n’étaient pour eux que matière à l’exercice de ce droit, et comme la simple occasion et le reflet de son existence" (cf. Louis ALTHUSSER, Montesquieu – La politique et l’histoire, Paris, Quadrige-PUF, 5ème éd., 1981, p. 25).
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[4]
"…malgré le rôle joué en fait par la jurisprudence, il reste qu’elle n’oblige pas le juge. Son autorité est purement intellectuelle, elle n’est pas juridique." (Pierre PESCATORE, Introduction à la science du droit, Luxembourg, Centre universitaire de l’Etat, réimpression 1978, pp. 115-116).
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[5]
L’art. 1, al. 2 CCS a la teneur suivante : "A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur." Sur l’influence de F. GENY lors de l’élaboration de cette disposition, cf. Oscar GAUYE, François Gény est-il le père de l’art. 1, al. 2 CCS, in Zeitschrift für Schweizerisches Recht (ZSR), 92, t. I, 1973, Bâle, Helbing und Lichtenhahn, pp. 217 et ss.
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[6]
Cf. Jean-François PERRIN, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève, Droz, 1979, p. 89.
-
[7]
Cf. sur cette question les sténogrammes d’une discussion qui a eu lieu sous l’égide de la Société française de droit comparé après une communication du professeur zurichois Hans FRITZSCHE qui portait sur le pouvoir d’appréciation du juge suisse. Hans FRITZSCHE, Le rôle du juge en droit suisse, in Bulletin trimestriel de la Société de législation comparée, t. 70, 1947, p. 207.
-
[8]
Cf. la démonstration de Michel van de KERCHOVE in L’interprétation en droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1978, pp. 19 et ss. Pour la problématique générale de l’herméneutique, dans ce sens, Jacques LENOBLE et François OST, Droit, mythe et raison, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1980, pp. 86 ss. Cf. aussi la prise de position très peu "positiviste" de KELSEN, dans Hans KELSEN, Théorie pure du droit, 2ème éd., trad. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, p. 463.
-
[9]
Extrait de Michel van de KERCHOVE et François OST, Possibilité et limites d’une science du droit, in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1978/1, p. 22.
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[10]
Concernant le débat au sujet de l’existence d’une "logique" juridique ou plutôt judiciaire, cf. les synthèses de Jacques LENOBLE et François OST, op. cit., note 8, pp. 187 ss.
-
[11]
Cf. Jacques LENOBLE et François OST, op. cit., note 8, p. 298, et plus précisément pour la théorie kelsenienne, p. 319.
-
[12]
François OST et Michel van de KERCHOVE, Bonnes mœurs, discours pénal et rationalité juridique, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1981, p. 122.
-
[13]
Sur cette question, cf. Jean CARBONNIER, Sociologie juridique, 2ème éd., Paris, PUF, 1978, p. 23.
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[14]
Sur l’emploi du "modèle", comme critère de scientificité en sciences humaines, cf. Jean LADRIERE, Les sciences humaines et le problème de la scientificité, in Les études philosophiques, avril-juin 1978, n° 2, p. 143.
-
[15]
Hans KELSEN, op. cit., note 8, p. 47. On s’étonnera peut-être de cette citation empruntée à KELSEN pour la définition d’un critère externe. Il faut se rappeler que cet auteur est partisan d’une définition du droit qui cumule les critères interne (appartenance de la norme à la structure pyramidale de l’ordre juridique) et externe (sont juridiques les normes sociales sanctionnées d’une certaine manière). Ce dernier critère, pris isolément, livre une définition "externe" puisqu’il "désigne" a posteriori comme juridique n’importe quel contenu normatif assorti de la menace d’un certain type de réaction sociale. Pour une critique de ce critère, cf. notre : Pour une théorie de la connaissance juridique, op. cit., note 6, p. 82.
-
[16]
Pour une réflexion concernant l’utilisation de ce critère pour borner le champ juridique par rapport au social en général, cf. Jean CARBONNIER, La sociologie juridique en quête de ses frontières, in Sociologia del diritto, 1974/I, p. 17. A.-J. ARNAUD attribu ce critère à M. KANTOROWICZ ; cf. pour les développements et les citations, l’article paru dans la Notice CETEL, cité en note 2.
-
[17]
Cf., récemment traduit en langue française, Les principes pour une théorie réliste du droit du professeur Alvaro D’ORS, in Droit prospectif, 1981-3, Presses universitaires d’Aix-Marseille, p. 373.
-
[18]
Cf. J. HAESAERT, Théorie générale du droit, Bruxelles, Bruylant, 1948. Pour un développement de cette question, plus de détails et des citations, cf. notre Une philosophie du droit par la sociologie ? Travaux CETEL n° 12, Faculté de droit de l’Université de Genève, Genève, 1980.
-
[19]
Cf. sur cette distinction notre : Pour une théorie de la connaissance juridique, op. cit. note 6, p. 35.
-
[20]
Cf. Emile DURKHEIM, Jugement de valeur et jugement de réalité, in Revue de Métaphysique et de Morale, 19ème année, 1911, Paris, Armand Colin, pp. 437-453.
-
[21]
Cf. op. cit., note 2. Il faudrait encore spécifier ce qu’est ce regard "scientifique". Puisque j’ai sombré dans le nominalisme… poursuivons sur la lancée en affirmant que DESCARTES a proposé une méthode en quatre points qui a au moins le bénéfice d’être explicite concernant la définition de la science ! cf. avec les commentaires de V. BROCHARD, Descartes, Discours de la méthode, 17ème éd., Paris, Alcan, 1937, p. 33.
-
[22]
VAN HOUTTE et DIERICKX, qui prennent aussi l’exemple de "l’utilité", pour le décideur, d’une recherche sociologique portant sur le mariage et le divorce, parviennent exactement à la même conclusion. Ils radicalisent même le point de vue exprimé ici en montrant que plus l’information est scientifiquement riche – multidisciplinarité –, plus le décideur sera perplexe : "En effet, sa connaissance scientifique ne lui dira pas si les arguments d’ordre économique ont plus de poids que ceux d’ordre psychologique, s’il vaut mieux calculer à court terme qu’à long terme." (cf. Recherche sur l’épistémologie de la sociologie juridique, in Revue de l’Institut de Sociologie, Ed. de l’Institut de Sociologie ULB, 1971, n° 4, p. 635.)
-
[23]
Cf. op. cit., note n° 22, p. 615.
-
[24]
A ce sujet, cf. un n° entier de la Revue de l’institut de Sociologie intitulé : A propos de la recherche-action, Ed. ULB, 1981, n° 3. Je pense que le grand développement de la "recherche-action" est un indice irréfutable de la propagation de la "mode" décrite.
-
[25]
Cf. note 14.
-
[26]
Karl R. POPPER, La connaissance objective, Bruxelles, ed. Complexe, 1978, p. 55.
-
[27]
Max WEBER, Essais sur la théorie de la science, trad. de l’allemand et introduit par J. Freund, Paris, Plon, 1968, pp. 133-134.
-
[28]
Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme "idéologies", Paris, Gallimard, 1973.
-
[29]
La formule (mais pas son utilisation dans le contexte précis) est empruntée à A.-J. ARNAUD.
A – Quels presupposes pour une réflexion sur la question ?
a – Le judiciaire, paradigme du juridique ?
1 De nombreux chercheurs-intéressés par une investigation du phénomène juridique qui se dit et se veut scientifique – étudient de plus en plus près les jugements des tribunaux dans le dessein de formuler une "théorie" de la décision judiciaire. Ils partent – souvent sans être très explicites sur cette question – de l’idée que le judiciaire est au moins le paradigme du juridique. Ils ont l’ambition et l’espoir de révéler aussi "l’identité" du droit. Pratiquant aussi ce type de recherche, il me paraît utile et nécessaire de saisir l’occasion qui m’est offerte par la Revue interdisciplinaire d’études juridiques pour tenter d’exprimer l’épistémologie juridique implicite qui anime ce type de travaux. En d’autres termes et plus simplement, je voudrais tenter d’expliciter en quoi ce champ de données que constitue le "judiciaire" peut effectivement fournir l’occasion de la construction d’une épistémologie "paradigmatique" du droit. Ce choix de départ me paraît d’ailleurs être presque une "figure imposée" car le document rédigé par le Séminaire interdisciplinaire d’études juridiques émane de chercheurs qui, dans la majeure partie de leurs travaux, ont admis cet implicite.
b – Plusieurs "vérité" concernant la définition du droit… est-ce acceptable ?
2 J’admettrai encore sans débat que l’activité judiciaire peut être "lue" sur plusieurs plans épistémologiques distincts. Cela signifie concrètement que les affirmations des chercheurs (de disciplines diverses) peuvent être validées (ou invalidées) sous divers angles. L’idée émise par le document du SIEJ m’a à cet égard pleinement séduit ; il existe plusieurs "regards" que l’on peut poser sur le phénomène juridique. Acceptant ces prémisses, je voudrais apporter ma contribution en tentant – et c’est vraiment l’objet essentiel des lignes qui vont suivre – d’indiquer le plus clairement possible quels sont les critères qui valident les assertions sur les divers plans. Je ne m’exprimerai cependant – vu la dimension nécessairement modeste que doit respecter la présente contribution – que sur les questions des plans principaux : spécification de ce que signifie pour moi regards "interne" et "externe". Il y a épistémologiquement plusieurs niveaux d’analyse concevables. On peut être tenté de :
- décrire ce que doit faire le juge, selon la dogmatique juridique, c’est-à-dire en validant les assertions par référence à une règle de droit produite en conformité de la théorie des sources formelles du droit ;
- décrire ce que fait pratiquement le juge, en identifiant les normes (juridiques selon la dogmatique ou extra-juridiques) qu’il a concrètement utilisées dans sa décision.
-
d’autres plans sont concevables ; celui notamment qui consiste à décrire ce que devrait faire le juge, compte tenu d’un système de valeurs déterminé [1], celui du chercheur par exemple, qui serait utilisé comme étalon. Je ne retiendrai, pour simplifier, provisoirement, que les deux plans principaux esquissés plus haut et j’appellerai :
- perspective interne (ou dogmatique), celle qui pose comme définition que le droit est ce que le juge doit faire selon les canons de la dogmatique ;
- perspective externe (ou sociologique), celle qui pose comme définition que le droit est ce que le juge fait en réalité.
3 Ce schématisme est évidemment réducteur et le syncrétisme des plans a été pratiqué par la quasi totalité des auteurs contemporains ; le lecteur comprendra pourtant, au fil des lignes qui suivent, pour quels motifs je crois utile et possible de distinguer sans compromission les deux perspectives, du moins à titre liminaire [2].
4 Il faut maintenant reprendre les deux plans et expliciter mieux que par ces étiquettes "dogmatiques" et "sociologiques", leurs particularités spécifiques.
B – Qu’est ce qu’un regard interne ?
a – Quelles définitions du droit pour une démarche interne ?
a.a – Le légalisme pur, paradigme d’une définition interne ?
5 La dogmatique juridique dit ce que doit faire le juge. La question essentielle qui se pose à ce niveau est celle qui consiste à définir un critère de vérité qui valide les assertions de ce plan.
6 Si l’on veut être rigoureux – et ici être rigoureux signifie faire abstraction des autres plans –, ce critère s’impose à l’évidence dans nos systèmes politiques occidentaux et continentaux contemporains, tout particulièrement dans les systèmes inspirés du légalisme "à la française" au sein desquels il existe une dogmatique des sources qui prescrit, d’un point de vue interne, ce qui s’impose sous le couvert du droit. Dans sa pureté primitive, cette doctrine identifie le droit à la loi.
7 Et qu’est-ce que la loi ? Elle est pure forme pouvant coiffer n’importe quel contenu, pourvu qu’il soit produit sous le couvert d’une "déclaration de la volonté générale". Cette perspective est par avance insensible aux faits puisque ceux-ci ne sont appréhendés par le droit qu’en contrebas de la loi. La possibilité de leur révolte contre le code n’a pas de pertinence. Cette définition doit tout aux contractualistes du XVIIIème siècle, et beaucoup à ROUSSEAU [3]. Elle est purement interne : le droit autodéterminé ce qui s’impose sous son couvert. Un bon exemple de "conséquence" et de fidélité à cette perspective nous est livré par PESCATORE, auteur d’une introduction à la "science" du droit. L’auteur dénie à la jurisprudence la qualité de source formelle de droit et parle à son sujet d’"autorité", récusant ainsi sa "juridicité" [4]. D’un point de vue rigoureusement interne sa conclusion s’impose inéluctablement.
a.b – D’autres définitions internes ne peuvent-elles pas être proposées ?
8 La dogmatique n’est pas immuable sur la question du rapport du juge à la norme. Elle a opéré, sous l’influence d’auteurs comme GENY, une certaine ouverture contrôlée en direction de la reconnaissance formelle de la fonction normative de l’activité judiciaire. Ainsi, en Suisse, le juge, à l’instar du législateur, est désormais légitimé à créer du droit dans un contexte très précis et très contrôlé. A première vue dès lors il n’y a plus de différence entre l’activité de description de ce qu’il doit faire et.de ce qu’il fait puisqu’il est, dans certains cas, légitimé à créer les normes de sa propre décision. Contrairement à l’apparence, cette évolution ne supprime pas la nécessité fondamentale de la distinction entre regard interne et externe car la nouvelle dogmatique veut délimiter très soigneusement l’activité judiciaire de création par rapport à l’activité d’application : la vieille distinction n’a pas été abrogée ; au contraire, elle a été restaurée et placée dans la tête du juge alors qu’auparavant elle l’épargnait complètement. A cet égard, l’article 1, alinéa 2 CCS [5] exprime magnifiquement l’idée, chère à GENY, d’une ouverture sur la réalité… cependant respectueuse de l’essentiel du principe de la séparation des pouvoirs. Ainsi, la dogmatique peut être sensible à la réalité sans cesser pour autant d’être dogmatique.
9 L’observation révèle donc l’existence d’échanges constants entre la "vérité" dogmatique et les données de la pratique judiciaire. Par exemple, les règles ineffectives quittent le champ dogmatique (ex. : la désuétude est un mode ordinaire d’abrogation). De même, la coutume s’introduit dans le champ du droit. Il n’empêche qu’une fois l’échange réalisé (dans un sens ou dans l’autre) les dogmes anciens sont supprimés et des dogmes nouveaux sont créées. L’ensemble est toujours constitué, d’un point de vue interne, des seuls dogmes, même si le produit est né sur une plage dogmatico-sociologique.
10 Pour tenter de tenir compte des particularités de cette dogmatique helvétique qui a officialisé les sources subsidiaires que sont la coutume, la jurisprudence et la doctrine, j’ai proposé la définition suivante qui, dans un premier temps, se veut rigoureusement interne : …"Les normes sont dites "juridiques" dans la mesure où elles ont été produites en conformité du système habilité à les produire. C’est l’édiction en conformité de la théorie des sources adoptée par le pouvoir social qui confère le caractère juridique" [6].
11 Les juristes du début du siècle, qui avaient plus que nous le goût des choses nettes, avaient perçu que le système helvétique des sources du droit – comparé aux systèmes d’obédience française – présentait des traits spécifiques marqués, même si, en pratique (ce qui n’a aucune importance dans la perspective interne), il semble bien que l’inverse soit observé ; la jurisprudence française [7] étant en fait plus audacieuse que la jurisprudence suisse ! L’étude de la dogmatique suisse a, du point de vue de la théorie générale du droit, le très grand intérêt de montrer que l’identification de la perspective interne (ou dogmatique) au légalisme pur est une erreur. Une dogmatique peut opérer une ouverture en direction de la reconnaissance "de jure" du pluralisme des sources sans cesser pour autant d’être purement dogmatique et, dès lors, le légalisme à la française n’est qu’un exemple historique de "perspective interne", parmi d’autres.
b – Le regard interne est-il "possible" ?
12 Que "doit faire" le juge, selon cette perspective interne ? Les ordres juridiques dont j’ai parlé se disent "Etats de droit" ; il s’agit de systèmes au sein desquels la solution des litiges doit être préfigurée dans la loi ou dans ses substituts légitimes définis par les théories des sources. Le juge "doit" ensuite se soumettre à la règle préalablement identifiée. Bon nombre d’auteurs ont démontré que cette mission était "objectivement" impossible. Il est clair que cette mission est, "scientifiquement" parlant, impossible à remplir complètement. L’identification d’un sens clair ne peut pas être une opération axiologique neutre. L’identification de la règle n’est possible que par une précompréhension inconsciente induite de la prémonition de la décision à adopter. L’interprétation est production de sens, etc. Toutes ces vérités ont été récemment énoncées avec brio et certains auteurs classiques ne les avaient pas ignorées [8].
13 La "vérité" scientifique de ces constatations ne détruit en rien la "vérité" dogmatique contraire. La constatation de ce que ne peut pas être "scientifiquement" l’action d’application n’a pas de pertinence du point de vue de ce qu’elle "doit être" dogmatiquement. On se situe sur des plans épistémologiques distincts. Le droit (dogmatique) se moque très fréquemment du "possible". Le droit manie la fiction sans cesser d’être "droit". Il a proscrit le commerce avec le diable indépendamment de savoir si la preuve "scientifique" de l’existence de celui-ci est possible. Le diable était "réputé" exister, selon la logique dogmatique, il existait vraiment. Que "doit faire" le juge dans de telles situations ? "Faire comme si"… pour reprendre une formule qui devient classique en matière d’analyse du discours juridique… comme si l’ordre juridique produit par la théorie des sources formelles livrait le principe de la décision, "découvrir" ce principe juridique et "dire" quelle solution il dicte…très concrètement discourir d’une manière propre à convaincre sur l’identité entre la logique d’une loi (au sens large, synonyme de règle de droit positif) et la logique de la décision.
c – Comment peut-on qualifier le type de connaissances produites par ce regard ?
14 Il faut examiner maintenant la question du statut épistémologique de ce discours. On peut, de ce point de vue, assimiler concrètement (et non pas formellement) le travail du juge et le travail de la doctrine. Je ne crois pas qu’il y ait une grande différence entre le statut de l’activité intellectuelle du juge d’une Haute Cour et le travail d’un auteur qui critique un arrêt. L’un et l’autre se prononcent concernant le caractère "convaincant" de l’argumentation ayant trait à l’identité décrite ci-dessus. Il me paraît possible d’adopter, concernant le statut de cette activité, le point de vue de Michel van de KERCHOVE et François OST, citant AMSELEK, admettant que cette activité est "technicienne", appartient au monde du "faire". Ils s’expriment dans les termes suivants : "Si l’on peut facilement admettre que l’objectivité de la démarche scientifique exclut toute considération proprement axiologique ou normative de la part du sujet connaissant, caractéristique d’une attitude idéaliste, on doit se demander si "la seule description positiviste des règles", notions et institutions juridiques, n’épouse pas fondamentalement le point de vue des acteurs même de la vie juridique, c’est-à-dire le point de vue d’un "utilisateur", d’un technicien, à la rigueur d’un "technologue", mais non d’un savant. Or, comme le souligne AMSELEK, "dans l’attitude technique, l’objectivité de l’instrument juridique paraît s’absorber dans la subjectivité de l’artisan : l’instrument n’est jamais que ce que l’artisan va en faire" [9].
15 Il faut encore spécifier ce que l’on entend lorsque l’on affirme que cette activité "s’épuise dans la subjectivité de l’artisan". L’auteur de doctrines ne fait-il que conforter "sa" thèse, axiologiquement parlant, sous couvert d’une rhétorique de légitimation a posteriori ? Il est en tous cas clair qu’il conforte toujours "une" thèse ; peut-il se mettre au service d’une thèse d’allure plus "objective" que les autres parce que mieux étayée que les autres par rapport à la logique du système juridique ? Pour retenir cette possibilité, il faudrait postuler l’existence d’"une" logique juridique. On admet le plus souvent qu’une telle logique existe au plan du discours juridique [10]. Si tel est le cas, il doit être possible d’en rendre compte "objectivement", c’est-à-dire de tendre à disséquer ces discours par identification des articulations de leur sens. Admettons provisoirement que la doctrine est une instance technicienne qui tend à "objectiver" son discours… Objectiver son discours signifie pour moi le contrôler par référence à une rationalité potentielle (imaginaire ou réelle ; toute la question réservée est là), celle de la loi et du droit ; celle de l’esprit du système, … celle qui restaure "l’image du législateur rationnel" pour reprendre une formule qui devient célèbre.
16 Ce qui, dans ces propos, va choquer les juristes traditionnels, c’est le refus d’utiliser ici l’étiquette de "science du droit" pour couvrir ce type d’activité, c’est-à-dire cette "production" de sens utile à la détermination de ce que "doit faire le juge" (concrètement le travail de la jurisprudence et de la doctrine). Il faut pourtant admettre que la "glose" juridique n’est pas "science du droit". L’usage de cette dernière dénomination pour qualifier épistémologiquement l’activité de la doctrine est impropre ; l’étiquette "science" est utilisée dans le but de légitimer "une certaine pratique", …en la fondant sur une "certitude"… celle que ne manque pas de produire à l’époque actuelle la sécurité tranquille, neutre, du raisonnement "scientifique". Or, l’activité des glossateurs est par essence "engagée", ce qui ne la disqualifie en rien, mais proscrit que l’on parle de "science" à son sujet.
C – Qu’est-ce qu’un regard externe ?
17 La démarche "externe" consiste en l’adoption du point de vue d’un observateur qui regarde le droit tel qu’il est mis en œuvre et non pas tel qu’il doit être mis en œuvre. Bon nombre de questions jaillissent immédiatement en contrebas de ce programme.
a – Le regard externe est-il possible ?
18 On peut toujours vouloir jeter ce type de regard sur le droit ; peut-on ce que l’on veut ? La question se pose le plus sérieusement du monde puisque, comme le démontrent fort opportunément LENOBLE et OST [11], toutes les théories (ou philosophies) du droit, connues à ce jour, ont fini par être exploitées à des fins de légitimation d’un ordre juridique positif déterminé, c’est-à-dire "récupérées" par la perspective interne. Dans la mesure où elles se disaient "scientifiques", ces théories se sont donc toutes installées en rupture avec leurs prémisses puisqu’il y a antinomie radicale entre la démarche qui tend à rendre compte de ce qui est et celle qui tend à formuler ce qui doit être. Ainsi KELSEN, fondateur d’une "science" du droit, finit par prescrire au juge ce qu’il doit faire : n’appliquer que les normes qui possèdent une relation d’habilitation avec la norme fondamentale. L’éminent auteur a contribué "scientifiquement" (!) à façonner un modèle théorique de rapport du juge à la norme qui est l’un des plus contraignants que l’histoire ait produit depuis le déclin de l’école de l’exégèse. Drôle de "science" que celle qui produit à la fois ce qu’elle décrit et décrit ce qu’elle produit !
19 Reprenons le thème de l’activité du juge ; est-il véritablement impossible d’isoler – au moins de tendre à isoler – la perspective dogmatique de la simple description des pratiques judiciaires ? Un certain nombre de travaux récents s’y exercent et l’on ne voit pas a priori pour quelle raison il serait vain de chercher à rendre compte "objectivement" de ces pratiques si la méthode d’analyse est appropriée à l’objet d’étude. Prenons un exemple : MM. OST et van de KERCHOVE, "constatant" que le juge éprouve de graves difficultés à identifier une option publique, un "consensus concret", parlent de la "nécessité pour le juge d’en appeler à un consensus abstrait" [12]. Qu’est-ce qui se cache derrière le mot "nécessité" ? Tirera-t-on de cette constatation une directive concernant ce que doit faire le juge ? : "Ne perds pas ton temps à identifier une opinion publique qui… d’ailleurs n’existe pas mais se fabrique… choisis plutôt l’écoute de ta propre perception … guide plus sûr que ce que peuvent produire ces charlatans que sont les institutions de sondage…". Cette conclusion est déjà dogmatique. On l’évitera donc en constatant simplement, sans "conclusion à l’impératif", la présence d’une contrainte objective, inhérente à la structure actuelle du pouvoir judiciaire, lequel n’est tout simplement pas "équipé" pour opérer autrement que par identification de ce que les auteurs appellent un consensus "abstrait". Il est donc possible de parler ici de "nécessité" sans ipso facto "prescrire" ce que doivent faire les juges. C’est une question de précaution à prendre dans l’analyse des résultats d’une recherche. C’est évidemment cette interprétation qu’il faut lire chez les auteurs cités puisqu’ils pratiquent dans cette recherche un regard essentiellement "externe".
b – Quelle (s) définition(s) du droit pour une démarche externe ?
20 La démarche mérite d’être identifiée plus clairement que par cette expression "externe", en soi peu parlante. La seule référence à la position de l’observateur est une indication utile ; c’est cependant plus une image qu’une méthode. La formule signifie que l’observateur participe à l’identification d’un "phénomène" ; en l’occurrence le "phénomène droit". L’objet est appréhendé comme un "Sein" même si – difficulté redoutable et spécifique de l’approche externe – le "Sein" en question est par essence un "Sollen". Les auteurs classiques (ex. : KELSEN) se disaient déjà partisans d’une distanciation critique par rapport à l’objet… Participaient-ils dès lors d’un regard externe ? On peut en douter pour la raison déterminante suivante, si bien exprimée par Jean CARBONNIER : "A la hauteur où ils se placent, le droit se révèle à eux comme une réalité ontologique, tandis que les sociologues, au ras de terre, ne discernent que des phénomènes, une succession d’apparences plus ou moins liées entre elles" [13]. Le regard externe identifie des "phénomènes" sans et avant de postuler l’existence du droit. S’il est l’objet de la recherche, le droit ne peut pas être qualifié a priori puisqu’il n’est pas "connu". Il convient donc de décrire sans référence au droit dogmatique les caractéristiques générales d’un phénomène social qui sera érigé en modèle, phénomène proche de ce que le sens commun appelle "droit". La démarche consistera ensuite à "promener" le modèle en question dans le champ du social. On appellera a posteriori "droit" (défini d’une manière externe) les ensembles qui ont été repérés par identification au modèle. Le modèle fonctionne ainsi comme critère de vérité. Grâce à lui on vérifie et on valide par comparaison et identification la catégorie observée grâce à une catégorie étalon [14].
b.a – La "justiciabilité", critère externe ?
21 Pour rendre les choses plus parlantes, il est maintenant utile de mentionner quels critères les auteurs ont admis. Le plus classique est celui qui fut si bien modélisé par KELSEN : seront "juridiques" les normes dont la violation expose aux "actes de contrainte attribuables à la collectivité juridique" [15]. Très fréquemment, je dirais même de plus en plus fréquemment, on utilise le critère apparenté et plus général de la "justiciabilité" : appartiennent à l’objet les normes effectivement appliquées par les tribunaux. Le droit, c’est ce que les tribunaux font [16]. Cette définition a fréquemment engendré des visions qui se disent "réalistes" ; ainsi, par exemple, le professeur Alvaro D’ORS écrit : "la connection jus-judicium nous mène à la définition de ce qu’est le jus, c’est-à-dire le droit. Pour savoir ce qu’est le droit, nous n’avons qu’à découvrir le jugement parce que c’est le judicium qui donne naissance au jus". Il convient, puisqu’il s’agit d’une définition purement externe, "d’anthropologiser" le critère (on pourrait dire "universaliser" ou "scientifiser"). Il s’agit de supprimer la référence à une organisation judiciaire étatique déterminante et d’utiliser une formule qui recouvre ou vise la fonction sociale d’arbitrage. A. D’ORS propose une description plus vaste encore : "…là où la société maintient un organisme chargé de déclarer quelle conduite requiert une intervention sociale (action), là se trouve le jugement" [17].
22 Le critère ainsi élargi fournit une bonne définition externe, utile certes à tous ceux qui ont besoin d’un point de référence fixe dans le cadre de la pratique de l’interdisciplinarité gravitant autour du phénomène juridique. Une difficulté provient pourtant d’une conséquence perverse de ce choix, conséquence qui n’est cependant pas inéluctable. La plupart des auteurs qui ont accepté cette définition, ont fini par opérer ensuite la confusion des plans interne et externe. Le droit est ce que font les tribunaux… fort bien ! Mais la question suivante vient immédiatement à l’esprit : que doivent-ils faire ? Dire le droit ?… Mais le droit a été défini préalablement comme "ce qu’ils font" ! Ils doivent faire ce qu’ils font ?! La confusion des deux plans confine à la tautologie ; elle est logiquement inadmissible. Les auteurs partisans de cette définition ont évidemment repéré le danger et proposé de sortir du cercle vicieux en postulant l’existence d’une "justice" a priori, constitutive d’une "essence" ou "source", servant de principe d’inspiration et, en même temps, de légitimation à l’action judiciaire. Typique à cet égard le souci de A. D’ORS qui postule l’existence d’un "sentiment du juste" chez le juge, sentiment qui existe indépendamment de sa représentation et qui est "source d’heureuses décisions". On voit que ce "réalisme" fleure bon le déjà vu sous une autre étiquette ! Le passage d’un plan à l’autre est, on le constate, lourd de risques, impliqués notamment par le fait que les critères de vérité des deux plans (interne et externe) ne sont pas interchangeables. Il va de soi que la dogmatique des sources dans nos systèmes qui se disent démocratiques et légalistes ne peut accepter une telle vision de ce que "doit être" le principe d’inspiration des décisions judiciaires. C’est précisément contre cette vision que la Révolution (celle de 1789) a été faite. Un certain nombre d’auteurs contemporains feignent, curieusement, d’oublier cet évènement historique. La source d’inspiration de nos juges n’est plus, depuis cet évènement, le "sentiment" du juste, mais bien la loi.
b.b – Une catégorie mentale comme critère du juridique ?
23 C’est notamment pour tenter d’éviter de tomber dans ce type de piège que J. HAESAERT propose de définir le juridique comme la "catégorie mentale du perçu comme inconditionnellement obligatoire". Ce critère, qui permet de distinguer le "perçu comme obligatoire" du "perçu comme juste", fournit une définition externe ancrée dans le sens commun qui convient particulièrement bien à ce type de travaux interdisciplinaires que sont les recherches des sociologues du droit [18]. Il faut noter que les divers critères externes ne s’excluent pas l’un l’autre, bien au contraire. Ainsi il est clair que le sujet juridique, tant l’homme-juge que l’homme-objet [19], percevra comme "inconditionnellement obligatoire" (≠ juste) l’ensemble des normes appliquées effectivement par les tribunaux. Tous ces critères externes excluent du champ juridique les normes ineffectives. Une telle exclusion pourrait d’ailleurs être aussi justifiée au plan dogmatique. Le critère de J. HAESAERT exclut aussi les normes inconnues (donc non perçues) des destinataires (hommes-juges ou hommes-objets). Cette conséquence est évidemment inadmissible d’un point de vue dogmatique.
c – Comment peut-on qualifier le type de connaissances produites par le regard externe ?
24 J’ai dénié plus haut le caractère "scientifique" à la production du regard interne. Le droit défini selon cette perspective est "art" et non pas science, même s’il est professé à l’Université, même s’il est produit par une glose rigoureuse, exhaustive, scrupuleuse et méthodique. L’activité d’investigation du phénomène juridique qui participe d’une démarche "externe" produit, par contre, des "connaissances" concernant le droit, "connaissances" dégagées par des "jugements de réalité", comme dit DURKHEIM, et non pas de "valeur" [20] ; jugement validé par la constatation de l’adéquation entre le phénomène observé et le modèle ou critère de vérité retenu. Quelle est la nature des connaissances ainsi produites ? Elles sont bien constituées d’un ensemble de "lois" ; de lois qui "gouvernent" aux lois : des "lois" au sens scientifique du terme concernant les lois posées par les hommes. Comme ALTHUSSER [21] l’a montré, MONTESQUIEU est probablement le fondateur de ce regard scientifique sur les lois. La croyance (naïve) en la possibilité de confondre les deux sens du mot loi a pratiquement stérilisé, jusqu’à l’époque actuelle, les efforts de ce courant de pensée dont le vénérable auteur bordelais est le père.
c.a – Quant à l’utilité des connaissances ainsi produites ?
25 Selon mon sentiment, ces connaissances ne peuvent être produites qu’au mépris de toutes considérations concernant leur "utilité" ; plus exactement, la prise en compte de cette "utilité" ne joue aucun rôle dans le jugement de réalité qui est à poser. Toute la thématique des "préoccupations gratuites" des chercheurs n’a aucun sens ici car il y a antinomie entre la démarche d’identification des phénomènes (matière de la science) et la détermination d’un mode de faire (matière de l’art ou de la technique). On peut même récuser – en invoquant l’histoire du développement des connaissances scientifiques – qu’il soit simplement possible de déterminer à l’avance – sans grand risque d’erreur – des domaines d’investigation scientifique dont on peut préjuger qu’ils ne seront pas exploitables technologiquement dans un sens ou dans un autre. Ainsi, par exemple, pourquoi investiguons-nous la famille ? Pour identifier une "bonne" politique familiale ? A coup sûr non, ce serait épistémologiquement impossible ! Nos préoccupations sont-elles dès lors gratuites ? L’hypothèse n’est pas à exclure d’emblée ; une autre hypothèse peut aussi être formulée : il n’est pas exclu que ces travaux servent à d’autres ; à ceux qui sont en charge de définir une telle politique. Pour eux le terme "utilité" a un sens. Ces recherches pourraient leur être "utiles", ne serait-ce qu’en les désillusionnant concernant les possibilités concrètes de leur "bon" vouloir… Il y a donc – sous réserve d’une exploitation par d’autres (sur laquelle nous reviendrons plus bas) – antinomie entre regard externe et regard directement utile [22]. Cette constatation va hérisser les auteurs positivistes de science du droit… qui tiennent tant à faire valoir leur utilité "scientifique", notamment dans les commissions d’experts. Qu’ils y siègent "utilement" n’est pas contesté ici. Il est par contre douteux que leur "utilité" soit directement fonction de leur "science". Cette "science du droit" – ou ce qui se dit encore tel à notre époque – ne peut à la fois prétendre à la "scientificité" et se confiner scrupuleusement dans une activité technicienne, figée et fermée. Obnubilés par la forme, par atavisme ou par réflexe conditionné, ces "hommes de science" tendent à perpétuer l’idée – insoutenable même pour l’observateur le plus naïf – que le discours juridique s’auto-suffit ou qu’il traduit une raison sous-jacente si indiscutable qu’elle ne mérite même pas d’être exprimée. Ayant a priori occulté les vrais ressorts du droit (son caractère ancillaire par rapport à des politiques parfaitement déterminables), nié tous ses non-dits, ils s’ingénient à gloser depuis des millénaires pour tenter de trouver une issue aux contradictions du discours juridique apparent, faisant semblant d’ignorer les raisons – les fonctions mêmes – de ces contradictions. Ainsi, par exemple, cette "science" glose depuis des millénaires sur la question de savoir s’il faut donner à un texte le sens qu’a voulu son auteur historique ou s’il faut lui donner un quelconque sens différent compatible avec sa signification "objective". Cette "science" a bien rarement perçu que l’absence d’un choix clair et définitif sur cette question a une fonction non-dite (non-susceptible d’être dite vu son incompatibilité avec le principe de la légalité) – celle d’élargir la gamme des possibilités d’action du décideur en légitimant a priori, sous le couvert de ce qu’il dit être la loi, toute décision en harmonie avec la perception qu’il possède de ce qui est "socialement utile", c’est-à-dire, le plus fréquemment, en harmonie avec sa propre évaluation axiologique de la situation litigieuse.
c.b – Quant aux méthodes ?
26 L’identification de tous les ressorts – et non pas seulement des ressorts apparents des décisions juridiques et judiciaires – implique le recours à des méthodes qui ne sont pas seulement celles qu’ont utilisées les juristes jusqu’à l’époque actuelle…et c’est ici que les difficultés de tous ordres se profilent à l’horizon. L’objet palpable est certes un discours (légal ou judiciaire). Celui-ci n’est cependant que l’aboutissement d’une combinaison de stratégies émanant d’acteurs qui ne sont pas tous sur la scène ; l’analyse doit intégrer tant les implicites que les explicites, tenir compte de l’influence des acteurs nommés comme de celle de ceux qui agissent en coulisses. La "logique" traditionnelle des juristes est certes indispensable pour repérer les enjeux. Elle n’est cependant pas suffisante et l’acquis d’autres sciences sociales doit être mobilisé. Ainsi, une utilisation de diverses méthodes sociologiques peut livrer des résultats particulièrement intéressants s’il s’agit d’identifier les vrais ressorts de la décision dont le jugement n’est que la forme. La sociologie de la décision et les méthodes d’analyse de contenu sont en tous cas aussi utiles et nécessaires que le raisonnement juridique classique. Comment faire dès lors ? Faut-il pouvoir manier tous ces instruments ? Un chercheur peut, à l’heure actuelle, que difficilement posséder toutes les technologies nécessaires à ce type d’investigation. N’en va-t-il pas du rattachement disciplinaire comme des langues maternelles ? Peut-on en posséder sérieusement plusieurs sans sacrifier à la qualité de l’expression dans toutes ?
27 La solution – et c’est presque devenu un truïsme de le dire – réside dans la composition d’équipes pluridisciplinaires de recherches, incorporant des chercheurs possédant diverses formations de base, lesquels interviennent soit conjointement, soit simultanément. La solution est passionnante à deux conditions : il faut tout d’abord que chacun fasse l’effort de comprendre les grandes lignes de la problématique des autres disciplines ; il faut ensuite qu’un effort tout particulier de traduction des concepts soit fait aux articulations des savoirs. Il faudra évidemment développer la théorie de cette relation. Cette tâche, qui reste à faire, sera l’occasion d’échanges passionnants entre diverses équipes ayant acquis diverses expériences sur le terrain. Une première constatation provisoire s’impose : la "science" du droit ne se pratique d’ores et déjà plus exclusivement entre juristes !… Ce qui est tout un programme s’il faut accréditer ce type de regard dans les chancelleries, les greffes… et les auditoires universitaires !
c.c – Une "science" du droit globalisante ou diverses démarches disciplinaires coordonnées ?
28 Cette problématique de l’investigation "externe" du droit qui revendique concurrentiellement, nous l’avons vu, l’étiquette de "science du droit", se subdivise-t-elle en différentes disciplines ayant un champ bien délimité ? Ou n’existe-t-il plus, au contraire, qu’une "discipline" ayant "globalisé" les divers savoirs nécessaires à ce type d’approche ? Cette question fait l’objet d’un passionnant débat entre MM. VAN HOUTTE et DIERCKX d’une part, E. JORION, d’autre part [23]. Il faut surtout éviter le piège des "stratégies" académiques en affirmant qu’il n’y a ici ni chasse gardée ni droit d’exclusivité sur l’objet. On pourrait soutenir que la "sociologie du droit" qui se dit et se veut explication scientifique du phénomène juridique est surtout un regard sur les pratiques et les idéologies des acteurs du droit. La théorie du droit – qui se dit aussi sur ses nouvelles bases, "dédogmatisée" et "approche scientifique" du phénomène juridique – pourrait se définir comme le lieu de l’étude des cohérences globales de ces pratiques et idéologies, ou plus simplement comme le lieu où l’on rend compte de leur particularité systémique. (La sociologie du droit s’intéresserait à toutes les manifestations isolées des "phénomènes" juridiques, la théorie du droit tendrait à rendre compte du "système" de ces phénomènes). Mais comme la structure (la cohérence systémique) influe directement sur ces pratiques et ces idéologies, comme le système n’existe pas en dehors des représentations que s’en font les acteurs du droit, il n’y a plus aucune subdivision qui tienne. Il y a
- une perspective qui se fixe pour objectif l’investigation scientifique du phénomène juridique,
- un ensemble de méthodes susceptibles de promouvoir le résultat escompté, celles des juristes, des historiens, des linguistes, des sociologues, des démographes, des psychologues, etc.,
- des disciplines préexistantes (à mon sens : la philosophie du droit, la théorie générale du droit, les diverses sociologies juridiques, l’histoire du droit et le droit comparé) qui constituent des cadres de référence privilégiés pour ce type d’approche et surtout les lieux d’accueil pour la problématique.
d – …mais si le regard scientifique n’était, lui aussi, que décision ?
29 Je soutiens, en bref, que la perspective externe peut être adoptée sans égard à un éventuel "engagement" du chercheur au service d’une quelconque cause, celle du "bon" législateur ou du "bon" juge. S’il y a antinomie entre science et action, celle-ci proscrit, en logique, la possibilité d’une démarche à la fois "engagée" et "scientifique" ; bref l’a priori qui consisterait à ne choisir une perspective que si et dans la mesure où elle est socialement utile, récupérable positivement dans une perspective d’aide à la législation, etc… n’est pas seulement une mystification mais surtout un "biais" méthodologique qui invalide la recherche et partant ruine son intérêt. Ce type de considération enfonce-t-il une porte ouverte ? Hélas, non ! J’ai au contraire le sentiment que sur cette question (aux conséquences déontologiques capitales) le point de vue exprimé ci-dessus est isolé car :
- dans le champ officiel (celui des commanditaires de la recherche), il est de plus en plus question de recherche "orientée". Les programmes généraux de la recherche officielle n’investissent que dans les secteurs "directement" utiles et l’on demande de plus en plus souvent aux chercheurs de formuler de "bonnes" politiques, ou en tous cas de ne s’ intéresser qu’à des champs du social qui sont politiquement sensibles, ce qui en soi est admissible sous réserve du danger suivant qui plane de plus en plus systématiquement : la validité "scientifique" du travail effectué se mesure en termes d’adéquation par rapport aux exigences de légitimation de ces "bonnes" politiques. Le cercle (vicieux) de la recherche orientée est très simple à tracer : est valide ce qui est utile, est utile ce qui valide la "bonne" politique.
- dans le champ des chercheurs, on ne croit plus non plus en la possibilité d’un regard "désengagé". Il est de bon ton épistémologique de dire, à l’époque actuelle, qu’en sciences humaines, la démarche scientifique ne peut pas être "neutre" axiologiquement. Le choix sera inconscient dans le meilleur des cas, larvé chez les naïfs, dissimulé chez les cyniques. Si tel est le cas, ne vaut-il pas mieux, entend-on dire dans ces cercles, se mettre de manière délibérée au service d’un système de valeurs déterminé ? [24]
30 Je voudrais proposer une interprétation et formuler une prise de position concernant cette question. A la naïveté des premières tentatives scientistes en sciences humaines a succédé un relativisme tout aussi extrémiste. Certes LADRIERE [25] a-t-il raison de revenir sur la question du "cercle herméneutique" ; son propos doit cependant être compris comme un appel à l’intégration de l’équation personnelle du sujet interprétant à la problématique de la recherche et non pas comme une invitation à "centrer" toutes les questions autour du sujet et de ses valeurs.
31 On voit poindre ici la grande question épistémologique qui agite les esprits contemporains. On voit poindre les objections de ceux qui – maintenant – contestent que le chercheur soit confronté à un donné clair dont il doit rendre complètement compte. Notre problématique de la nature du rapport du juge à la norme est un bon terrain d’exercice pour cette réflexion. On objectera qu’il n’est pas possible de décrire objectivement "ce que doit faire le juge" et que par la force des choses le chercheur "construira" le plan dogmatique. On nous rétorquera ensuite qu’il n’est pas concevable d’identifier "une pratique judiciaire" qui serait indépendante de ce que le chercheur a envie d’y trouver… Construit pour construit, pourquoi ne pas admettre pour seul plan de l’analyse celui qui est validé par les valeurs du chercheur ? Ces objections méritent les observations suivantes :
-
J’appelerai "piège de constructivisme" l’attitude épistémologique décrite ci-dessus dans la mesure où – partant d’un scrupule méthodologiquement justifié – le chercheur constate les difficultés de l’accès au réel pour en déduire l’inexistence de l’objet et la légitimité corrélative de sa construction subjective. A cet égard, le contrôle collectif de la construction scientifique n’est pas nécessairement la solution infaillible ; l’intersubjectivité – même largement contrôlée – n’est qu’un critère "probabiliste" de vérité. Il peut aussi véhiculer l’erreur. Que doit faire une cordée d’alpinistes perdue dans le brouillard ?
- déterminer collectivement la direction à suivre ?
- faire aveuglément confiance, sans perdre de temps, à celui qui possède les instruments d’orientation et qui a reçu la formation adéquate à leur utilisation ?
Je m’élève contre l’idée qu’il n’y aurait, en sciences humaines, pas de faits "durs", "têtus". En ayant rencontré un certain nombre, je refuse d’admettre qu’il soit nécessaire de postuler l’inexistence de ces faits en dehors des "constructions" échafaudées par ceux qui les investiguent. On peut d’ailleurs très bien postuler l’existence de ces faits et admettre aussi qu’il est prudent de déterminer par la concertation et l’échange la voie "probabiliste" la plus sûre pour l’accès à la vérité. Avec POPPER "j’accepte la théorie de sens commun…que la vérité est une correspondance avec les faits (ou avec la réalité) ; ou, plus précisément, qu’une théorie est vraie si, et seulement si, elle correspond aux faits" [26]. - Nous ne sommes dès lors pas libres de construire, de choisir une perspective "en principe" externe …respectueuse du point de vue interne, …bref d’exercer notre libre arbitre de chercheur au service d’une formule de compromis. Les divers paliers du social sont des faits "têtus", des types de réalités qui existent indépendamment de nos décisions, et dont nous devons rendre compte en faisant autant que possible (même si cela est difficile) abstraction de nos perspectives axiologiques.
32 Ces jugements personnels ne méritent-ils pas d’être exprimés ? Pourquoi le chercheur ne dirait-il pas ce qu’il pense concernant ce que le juge "devrait faire" ? Ce plan critique mérite d’être retenu mais à condition qu’apparaissent clairement les critères qui le valident : le chercheur ne dira pas :
- la loi, correctement interprétée, ne peut que conduire à tel ou tel résultat, mais
- selon mon opinion : telle solution devrait être retenue pour tel motif.
33 Il est possible qu’en sciences humaines les valeurs du chercheur soient une composante nécessaire de la problématique. La littérature sur cette question est suffisamment convaincante pour qu’au moins ce "biais" possible soit sérieusement géré. Identifions clairement cette donnée et utilisons-la positivement. Donnons suite à l’invitation de WEBER [27] qui propose, notamment en sociologie prélégislative, que les valeurs des chercheurs soient positivement annoncées et utilisées concrètement comme "étalon" pour l’évaluation des systèmes de valeurs analysés.
D – Quelles sont les conséquences d’un regard externe sur le droit ?
a – Quelles conséquences pour le(s) décideur(s) ?
34 Il est possible qu’en sciences humaines la recherche contribue, ne serait-ce qu’indirectement, à la construction de décisions politiques et juridiques. Même si le chercheur décide de ne pas décider lui-même, il n’empêche que ses travaux ne sont pas "neutres" du point de vue du décideur. Il serait hypocrite de se retrancher ici derrière une vision simplement "décisionniste". On ne peut ignorer que l’investigation externe du phénomène juridique met en évidence l’efficacité relative des divers moyens que constituent les divers contenus possibles des normes juridiques. Plutôt que "démystification", il y a "désillusionnement" du pouvoir. Cet effet peut être interprété de deux manières radicalement différentes. Le pouvoir peut soit apprécier ces évaluations et les utiliser pour rectifier le tir : le regard externe agit dès lors dans une perspective qui est celle de la "collaboration". Au contraire, la mise en évidence du hiatus entre l’ambition et la réalisation peut être interprétée comme une mise en évidence des carences du pouvoir, de son incapacité à gouverner ; le regard externe participe dès lors de la "contestation". Ces deux interprétations sont l’une et l’autre soutenables quoiqu’antinomiques et cette situation explique, très probablement, la situation particulièrement ambiguë de cette discipline, proche du droit, qu’est la sociologie juridique. Il est frappant de constater à quel point elle est tantôt mobilisée et flattée, tantôt dénoncée pour cause de subversion.
35 Que faire dès lors ? Ne peut-on pas accepter délibérément les conséquences extrêmes de cette situation qui découle de la nature épistémologique de ce type d’activité ? Si le chercheur ne peut pas ne pas servir indirectement un décideur, il peut, par contre, décider qui il va servir en décidant lui-même de la publicité qu’il donne à son travail.
36 La recherche d’un chemin est grandement facilitée – mais c’est un jugement de valeur de le dire – dans un système politique qui pratique la tolérance à l’égard des propositions de recherche émises par les chercheurs. On peut, dans un tel contexte historique, pratiquer le regard externe en acceptant le service de décideurs multiples et alternatifs. On peut surtout – et sur ce point on peut suivre HABERMAS [28] – compter sur l’effet "décanteur" de la discussion publique des divers modèles alternatifs, et espérer ainsi se mettre au service (puisque service indirect il doit y avoir) non pas d’une faction mais de la pluralité. La possibilité de tels chocs réduit nécessairement le degré d’allégeance (donc le risque d’erreur) à l’égard d’un pouvoir ou d’un contre-pouvoir déterminé et défini en tant que groupe de pression ou parti.
b – Quelles conséquences pour le droit lui-même ?
37 A titre de conclusion, il me paraît amusant de tenter quelques considérations de "science" juridique fiction au sujet des conséquences de ce type d’investigation sur le droit lui-même. Pourra-t-il tolérer ce regard ? Quelles pourront être, à long terme, les conséquences pour le droit lui-même, de la multiplication des travaux investiguant les diverses manifestations du phénomène juridique dans la perspective pluri-, inter- ou transdisciplinaire ? La démarche s’inscrit nécessairement dans une perspective de service, par rapport aux visées d’un pouvoir ou de ses contradicteurs. Il n’en est pas moins vrai que si ce type de travaux se multiplie, tant le droit que le contre-droit se trouveront élaborés dans un contexte plus critique que par le passé. Si de tels travaux, par hypothèse effectués dans de bonnes conditions méthodologiques, se multiplient, le droit apparaîtra justifié, non plus "en soi" mais uniquement par référence à sa finalité et, surtout, dans la mesure de son adéquation à celle-ci. Le droit se trouvera dès lors systématiquement élaboré dans un contexte moins dogmatique. Il sera affecté dans sa rationalité par le regard scientifique. Comment ? Dans quel sens ? Il y aurait ici toutes sortes d’hypothèses à dessiner. HABERMAS s’y est essayé quand bien même – et cet éternel retour des choses a quelque chose de frappant – sa tentative pourra faire l’objet, plus tôt que prévu, d’une récupération dogmatique d’un type assez classique. Si je devais être un peu prophète, je dessinerais deux conséquences.
- Il n’est pas inconcevable que le fait de mettre en évidence très régulièrement les limites auxquelles se trouve confrontée la volonté du pouvoir, finisse par entraîner des incidences sur la formation de cette volonté. Peut-être les oiseaux auxquels l’on rogne les ailes finissent-ils par voler moins haut. La recherche interdisciplinaire autour du phénomène juridique ne militerait-elle pas en faveur d’un système de contrôle social qui, à force d’être mis en face de ses limites objectives, serait plutôt enclin à "attendre", à entériner les pratiques plutôt qu’à les diriger en fonction de choix novateurs. Ce type de regard "externe" militerait en dernier ressort en faveur d’un certain libéralisme, d’un "libéralisme par pessimisme" [29] s’entend.
- Il n’est pas non plus interdit de penser, dans le prolongement de ces considérations, que le type de rationalité de ces sciences humaines qui regardent le droit finisse par l’envahir lui-même. Il dépérirait alors ou plus exactement se muerait progressivement en un système de contrôle social nouveau au sein duquel les normes s’imposeraient sur la base d’une légitimation qui doit plus à la causalité qu’à l’imputation, pour reprendre la terminologie kelsenienne. La démarche interdisciplinaire "pour" le droit ou "autour" du droit, ne conduit-elle pas plus ou moins inéluctablement à ce que d’aucuns appelleront la "scientifisation" du droit ?
38 On participerait donc, même à corps défendant, à un changement de légitimation du droit et il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil ! La grande question qui se pose dès lors est celle de savoir s’il est possible de pratiquer ce type de recherche sans pour autant faire acte de foi en faveur de la nouvelle base (qui serait l’idéologie "scientiste"). Il y a, de toute façon, à mon point de vue, antinomie entre recherche scientifique et participation idéologique à une entreprise de légitimation. Je voudrais que la démarche scientifique soit une méthode et non pas un choix axiologique…Si elle ne peut pas ne pas être un tel choix, je voudrais qu’il y ait prise de conscience au sujet de ce choix, de telle sorte que les ambitions de ces recherches restent toujours limitées par une vision lucide de ce à quoi elles participent.
Notes
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[1]
Partant d’une problématique très voisine au fond, A.-J. ARNAUD distingue "….trois étapes : le stade du droit conçu, celui du droit posé, celui du droit vécu." (cf. Du bon usage du discours juridique, in Langages, Le discours juridique : analyses et méthodes, Paris, Didier-Larousse, mars 1979, n° 53, p. 177). Il faut simplement transcrire : j’appelle ici perspective interne ce qu’il intitule "droit posé", la perspective externe est l’équivalent de "droit vécu" et le plan validé par un système de valeurs quelconque est "le droit conçu".
-
[2]
Le document du SIEJ propose l’adoption d’une perspective qui choisit un plan mais est au départ "respectueuse" de l’autre. J’aurais quelques préventions à l’égard de cette formule : ce "respect" implique la possibilité d’un dépassement de l’antinomie entre l’être et le devoir-être du droit. Or sur cette question, il convient, ne serait-ce que pour "assainir l’atmosphère" et comme "position initiale", … "de reconnaître l’étanchéité de la cloison qui sépare l’ordre de l’être de celui du devoir-être". (cf. A.-J. ARNAUD, Le concept de "raison juridique" comme mode de dépassement de l’opposition traditionnelle entre l’être et le devoir-être, in Notice d’information n° 18, CETEL, Faculté de droit de l’université de Genève, Genève, 1982).
-
[3]
ALTHUSSER a récemment mis en évidence à quel point le mépris du fait – donc de la réalité et des normes qu’on pourrait éventuellement induire d’elle – est ici un ressort essentiel : "Les faits n’étaient pour eux que matière à l’exercice de ce droit, et comme la simple occasion et le reflet de son existence" (cf. Louis ALTHUSSER, Montesquieu – La politique et l’histoire, Paris, Quadrige-PUF, 5ème éd., 1981, p. 25).
-
[4]
"…malgré le rôle joué en fait par la jurisprudence, il reste qu’elle n’oblige pas le juge. Son autorité est purement intellectuelle, elle n’est pas juridique." (Pierre PESCATORE, Introduction à la science du droit, Luxembourg, Centre universitaire de l’Etat, réimpression 1978, pp. 115-116).
-
[5]
L’art. 1, al. 2 CCS a la teneur suivante : "A défaut d’une disposition légale applicable, le juge prononce selon le droit coutumier et, à défaut d’une coutume, selon les règles qu’il établirait s’il avait à faire acte de législateur." Sur l’influence de F. GENY lors de l’élaboration de cette disposition, cf. Oscar GAUYE, François Gény est-il le père de l’art. 1, al. 2 CCS, in Zeitschrift für Schweizerisches Recht (ZSR), 92, t. I, 1973, Bâle, Helbing und Lichtenhahn, pp. 217 et ss.
-
[6]
Cf. Jean-François PERRIN, Pour une théorie de la connaissance juridique, Genève, Droz, 1979, p. 89.
-
[7]
Cf. sur cette question les sténogrammes d’une discussion qui a eu lieu sous l’égide de la Société française de droit comparé après une communication du professeur zurichois Hans FRITZSCHE qui portait sur le pouvoir d’appréciation du juge suisse. Hans FRITZSCHE, Le rôle du juge en droit suisse, in Bulletin trimestriel de la Société de législation comparée, t. 70, 1947, p. 207.
-
[8]
Cf. la démonstration de Michel van de KERCHOVE in L’interprétation en droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1978, pp. 19 et ss. Pour la problématique générale de l’herméneutique, dans ce sens, Jacques LENOBLE et François OST, Droit, mythe et raison, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1980, pp. 86 ss. Cf. aussi la prise de position très peu "positiviste" de KELSEN, dans Hans KELSEN, Théorie pure du droit, 2ème éd., trad. Eisenmann, Paris, Dalloz, 1962, p. 463.
-
[9]
Extrait de Michel van de KERCHOVE et François OST, Possibilité et limites d’une science du droit, in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1978/1, p. 22.
-
[10]
Concernant le débat au sujet de l’existence d’une "logique" juridique ou plutôt judiciaire, cf. les synthèses de Jacques LENOBLE et François OST, op. cit., note 8, pp. 187 ss.
-
[11]
Cf. Jacques LENOBLE et François OST, op. cit., note 8, p. 298, et plus précisément pour la théorie kelsenienne, p. 319.
-
[12]
François OST et Michel van de KERCHOVE, Bonnes mœurs, discours pénal et rationalité juridique, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1981, p. 122.
-
[13]
Sur cette question, cf. Jean CARBONNIER, Sociologie juridique, 2ème éd., Paris, PUF, 1978, p. 23.
-
[14]
Sur l’emploi du "modèle", comme critère de scientificité en sciences humaines, cf. Jean LADRIERE, Les sciences humaines et le problème de la scientificité, in Les études philosophiques, avril-juin 1978, n° 2, p. 143.
-
[15]
Hans KELSEN, op. cit., note 8, p. 47. On s’étonnera peut-être de cette citation empruntée à KELSEN pour la définition d’un critère externe. Il faut se rappeler que cet auteur est partisan d’une définition du droit qui cumule les critères interne (appartenance de la norme à la structure pyramidale de l’ordre juridique) et externe (sont juridiques les normes sociales sanctionnées d’une certaine manière). Ce dernier critère, pris isolément, livre une définition "externe" puisqu’il "désigne" a posteriori comme juridique n’importe quel contenu normatif assorti de la menace d’un certain type de réaction sociale. Pour une critique de ce critère, cf. notre : Pour une théorie de la connaissance juridique, op. cit., note 6, p. 82.
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[16]
Pour une réflexion concernant l’utilisation de ce critère pour borner le champ juridique par rapport au social en général, cf. Jean CARBONNIER, La sociologie juridique en quête de ses frontières, in Sociologia del diritto, 1974/I, p. 17. A.-J. ARNAUD attribu ce critère à M. KANTOROWICZ ; cf. pour les développements et les citations, l’article paru dans la Notice CETEL, cité en note 2.
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[17]
Cf., récemment traduit en langue française, Les principes pour une théorie réliste du droit du professeur Alvaro D’ORS, in Droit prospectif, 1981-3, Presses universitaires d’Aix-Marseille, p. 373.
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[18]
Cf. J. HAESAERT, Théorie générale du droit, Bruxelles, Bruylant, 1948. Pour un développement de cette question, plus de détails et des citations, cf. notre Une philosophie du droit par la sociologie ? Travaux CETEL n° 12, Faculté de droit de l’Université de Genève, Genève, 1980.
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[19]
Cf. sur cette distinction notre : Pour une théorie de la connaissance juridique, op. cit. note 6, p. 35.
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[20]
Cf. Emile DURKHEIM, Jugement de valeur et jugement de réalité, in Revue de Métaphysique et de Morale, 19ème année, 1911, Paris, Armand Colin, pp. 437-453.
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[21]
Cf. op. cit., note 2. Il faudrait encore spécifier ce qu’est ce regard "scientifique". Puisque j’ai sombré dans le nominalisme… poursuivons sur la lancée en affirmant que DESCARTES a proposé une méthode en quatre points qui a au moins le bénéfice d’être explicite concernant la définition de la science ! cf. avec les commentaires de V. BROCHARD, Descartes, Discours de la méthode, 17ème éd., Paris, Alcan, 1937, p. 33.
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[22]
VAN HOUTTE et DIERICKX, qui prennent aussi l’exemple de "l’utilité", pour le décideur, d’une recherche sociologique portant sur le mariage et le divorce, parviennent exactement à la même conclusion. Ils radicalisent même le point de vue exprimé ici en montrant que plus l’information est scientifiquement riche – multidisciplinarité –, plus le décideur sera perplexe : "En effet, sa connaissance scientifique ne lui dira pas si les arguments d’ordre économique ont plus de poids que ceux d’ordre psychologique, s’il vaut mieux calculer à court terme qu’à long terme." (cf. Recherche sur l’épistémologie de la sociologie juridique, in Revue de l’Institut de Sociologie, Ed. de l’Institut de Sociologie ULB, 1971, n° 4, p. 635.)
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[23]
Cf. op. cit., note n° 22, p. 615.
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[24]
A ce sujet, cf. un n° entier de la Revue de l’institut de Sociologie intitulé : A propos de la recherche-action, Ed. ULB, 1981, n° 3. Je pense que le grand développement de la "recherche-action" est un indice irréfutable de la propagation de la "mode" décrite.
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[25]
Cf. note 14.
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[26]
Karl R. POPPER, La connaissance objective, Bruxelles, ed. Complexe, 1978, p. 55.
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[27]
Max WEBER, Essais sur la théorie de la science, trad. de l’allemand et introduit par J. Freund, Paris, Plon, 1968, pp. 133-134.
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[28]
Jürgen HABERMAS, La technique et la science comme "idéologies", Paris, Gallimard, 1973.
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[29]
La formule (mais pas son utilisation dans le contexte précis) est empruntée à A.-J. ARNAUD.