Notes
-
[1]
cf. A. TOURAINE, Production de la société, Seuil, 1973, Introduction.
-
[2]
cf. Cl. LEFORT, Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes, in Les formes de l’Histoire, Gallimard, 1978, pp.278-329.
-
[3]
cf. par ex. Leo STRAUSS, Droit naturel et Histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Plon, 1954, pp.135 sq.
-
[4]
A. TOURAINE, o.c. ; C. CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975 ; Cl. LEFORT, o.c.
-
[5]
cf. entre autres, le Manifeste du Parti Communiste, première partie.
-
[6]
M. WEBER, Economie et Société, trad. fr. Plon, 1971, pp.219 sq.
-
[7]
ibid., La domination traditionnelle, pp.232 sq.
-
[8]
cf. par ex., G. MAIRET, La genèse de l’Etat laïque, in Histoire des idéologies, sous la dir. de F. CHATELET, Hachette, 1978, vol. 2, pp.284-322.
-
[9]
cf. par ex. H. MARCUSE, Raison et Révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. R. Castel et P.H. Gonthier, Minuit, 1968, pp.297 sq.
-
[10]
G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Hyppolite, Aubier, 1946, II, pp.101 sq. ; J. HYPOLLITE, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Aubier, 1946, pp.245 sq. ; Etudes sur Marx et Hegel, M. Rivière, 1965, pp.69 sq.
-
[11]
J.J. ROUSSEAU, Du contrat Social, L.I, ch. VI.
-
[12]
Nous suivrons principalement J. HABERMAS, Raison et légitimité, Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. J. Lacoste, Payot, 1978 (cité : R.L.).
-
[13]
R.L., p.107.
-
[14]
R.L., p.108.
-
[15]
R.L., p.109.
-
[16]
R.L., p.119. Cf. également La science et la technique comme idéologie, Gallimard, 1973, pp.3-25.
-
[17]
R.L., p.122.
-
[18]
Connaissance et Intérêt in La science et la technique comme idéologie, pp.115 sq.
-
[19]
R.L., p.134.
-
[20]
M. WEBER, o.c., pp.219 sq.
-
[21]
R.L., pp.133 sq.
-
[22]
M. WEBER, Essais sur la Théorie de la Science, trad. fr., Plon, 1965, pp.180 sq.
-
[23]
Economie et Société, p. 223.
-
[24]
ibid., pp.229-230.
-
[25]
ibid., p.229.
-
[26]
“Agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d’après les fins, moyens et conséquences subsidiaires et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles.(…) La rationalité absolue en finalité n’est (…), pour l’essentiel, qu’un cas limite théorique”.
-
[27]
M. WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., Plon, 1964 ; Economie et Société, Première partie, chap.II.
-
[28]
R.L., p.134.
-
[29]
Toute connaissance et toute rationalité étant enracinée dans des “intérêts” de l’humanité, la sphère de la connaissance et de la rationalité herméneutique ou historique se définit par rapport à un intérêt pratique pour la “communication” ; l’interprétation des traditions et du monde comme monde vécu se rattache aux exigences de socialisation et d’identification de l’individu à sa culture propre.
-
[30]
La non-cohérence du modèle idéologique ne fait pas problème. Cl. LEFORT (o.c.) a pu montrer qu’elle permettait au contraire un perpétuel glissement d’un plan à l’autre selon les exigences de la domination.
-
[31]
cf. J. HABERMAS, Connaissance et Intérêt, trad. fr. G. Clémençon et J.M. Brohm, Gallimard, 1976 et l’Introduction (Le programme épistémologique de Jürgen Habermas) de J.R. LADMIRAL.
-
[32]
La science et la technique comme idéologie, pp.14 sq.
-
[33]
R.L., pp.133-134.
-
[34]
R.L., pp.148-149.
-
[35]
cf. J. HABERMAS, Théorie et Pratique, Entre science et philosophie. Le marxisme comme critique, vol.II, pp.9-69.
-
[36]
R.L., p.166.
-
[37]
R.L., p.166.
-
[38]
R.L., p.167 (C’est nous qui soulignons).
-
[39]
R.L., pp.161 sq.
-
[40]
R.L., p.66.
-
[41]
R.L., p.122.
-
[42]
R.L., p.150.
-
[43]
cf. note 29, supra.
-
[44]
Connaissance et intérêt, in o.c., p.158.
-
[45]
R.L., p.157. Habermas montre que la logique de la théorie marxiste suppose une telle interprétation des intérêts de classe réprimés mais se manifestant cependant dans les formes de lutte des classes.
-
[46]
R.L., p.133.
1La manière dont se posent aujourd’hui les problèmes de légitimité et de légitimation dans les sociétés industrielles avancées reste incompréhensible sans référence à l’événement historique que constitue l’apparition des sociétés dites modernes. Evénement certes non repérable en tant que “fait” ou “réel donné”, mais dont nous ne cessons de percevoir les effets à travers tous nos systèmes de pensées-philosophiques, politiques, juridiques, sociologiques et moraux.
2Il est sans doute toujours téméraire de parler de rupture, même en ce qui concerne un bouleversement aussi massif que celui qui s’est instauré avec la naissance du capitalisme. Mais comment interpréter autrement les apories auxquelles sont confrontés aujourd’hui philosophes ou juristes quand il s’agit de traiter des questions les plus fondamentales : celles qui se réfèrent non seulement aux modes de domination auxquels nous sommes soumis, mais plus radicalement à la légitimité de toute forme de pouvoir et d’organisation sociale ? Comment ne pas se sentir interpellé par la quasi-impossibilité de fournir une justification “en vérité” à la loi, au Pouvoir, à l’Ordre ?
1 – Une problématique “moderne” de la légitimité
3D’un point de vue strictement sociologique -point de vue lui-même spécifiquement moderne [1] - les questions de légitimation apparaissent comme des processus sociaux visant à justifier ou rationaliser la domination existante. L’analyse de ces processus n’implique, méthodologiquement, aucun jugement de valeur. Cette neutralité axiologique, pour reprendre l’expression de Max Weber, pointe directement vers la problématique moderne de la légitimité. Ce en quoi celle-ci, en effet, rompt avec les anciennes positions du problème, ce n’est pas qu’elle s’interroge sur le problème de la légitimité, du fondement ou du principe (ce que les anciennes philosophies ont couramment fait). Mais c’est qu’elle donne une réponse de principe évacuant la question du fondement hors du domaine de la connaissance. Or cette élimination de la question a une origine que nous devons sonder.
a – Légitimation méta-sociale et légitimation sociale
4Parmi les perspectives sociologiques visant à élucider les phénomènes de légitimation, deux retiennent l’attention : celle de Marx et celle de Weber. Malgré leurs différences méthodologiques et axiologiques, elles renvoient toutes deux à un renversement de la problématique traditionnelle, renversement qui est contemporain de la naissance des sociétés modernes.
5Claude LEFORT, retraçant la genèse de la théorie marxiste des idéologies, attire l’attention sur l’ensemble des analyses qui mettent en évidence la spécificité du mode de production capitaliste au regard de tous ceux qui l’ont précédé [2]. Dans toutes les sociétés précapitalistes, les modes de légitimation du pouvoir renvoient à un système de justifications mythico-religieuses ou, pour le moins, à des garants méta-sociaux (ordre cosmique naturel, nature éthique ou ontologique de l’homme, etc…) [3]. L’idéologie légitimatoire est alors connectée avec un imaginaire historique suffisamment inscrit dans la conscience collective pour fonctionner comme organisateur social. De ce point de vue, et quelles que soient les variations dans le dispositif des signifiants qui constituent cet imaginaire, la possibilité du caractère historique et arbitraire de tout système de légitimation ne pouvait jamais apparaître comme telle.
6L’analyse donnée par Marx des caractéristiques générales et de la nouveauté du mode de production capitaliste est instructive à plusieurs égards.
7En premier lieu, Marx montre de façon profonde que le développement à partir du XVIè siècle de l’entreprise capitaliste n’est pas tant remarquable en soi que par la transformation progressive que l’économie capitaliste a imposée des relations sociales traditionnelles. Quels que soient les remaniements du dispositif idéologique qui ont permis une justification des étapes successives de la transformation sociale, la forme des relations sociales elle-même, leur articulation spécifique avec une pratique économique capitaliste, et la quasi-autonomisation de la logique économique en tant que telle, remettaient directement en question le statut du politique et, par là même, ébranlaient la structure des systèmes de représentations, obligeant à reprendre à nouveaux frais les justifications tant de l’ordre social que du pouvoir. Selon des perspectives que l’on retrouve par exemple chez Touraine, C. Castoriadis ou Cl. Lefort [4], le caractère instituant de la société se révélant à elle-même, se creuse une distance nouvelle entre la société et l’ordre mythique-cosmique, entre la loi et le pouvoir, entre le pouvoir et le discours. Le travail de l’idéologie -comme peut-être des sciences sociales- se révèle dès lors comme une entreprise interminable de colmatage de la brèche ouverte dans l’ordre traditionnel. Ouverte la question de la légitimation, rien ne semble désormais pouvoir la reclôturer.
8Il est vrai que Marx envisage les formes de légitimation principalement comme des rationalisations de la domination d’une classe sociale et que, de ce point de vue, l’idéologie libérale est l’équivalent fonctionnel des idéologies religieuses. Mais assignant à la bourgeoisie un rôle non seulement révolutionnaire mais de bouleversement continu de toutes les institutions, il voit également en germe dans ce mouvement progressif la destruction potentielle de toute idéologie et signale, par là, l’impasse où sont engagées toutes les tentatives modernes de légitimation [5]. Même si son rationalisme lui permet de recouvrir la question en envisageant de façon positive la “fin des idéologies” en même temps que l’extinction de l’Etat.
9La perspective weberienne, quant à elle, définit la domination dans sa relation nécessaire à l’obéissance qu’elle induit de la part d’un groupe déterminé d’individus [6]. Weber oriente ainsi l’attention vers les complexes de motivations institutionnalisées qui font qu’un groupe social donné soit amené à accepter une domination et un système normatif. Or, les motivations ne peuvent être comprises en dernière instance que si elles sont liées à une forme de croyance dans le droit des détenteurs du pouvoir à exercer leur domination. La légitimité de la domination n’est finalement rien d’autre que la croyance en cette légitimité.
10On doit bien sûr s’interroger sur les raisons qui motivent cette croyance en la légitimité de la domination. Or, dans la grande majorité des cas, cette croyance résulte d’une tradition valant par elle-même, par son ancienneté même, parce qu’il en a toujours été ainsi [7]. Cette forme de justification rejoint la considération marxiste du fonctionnement des idéologies dans les sociétés précapitalistes. Dans l’une ou l’autre perspective, en effet, ce qui caractérise la logique du processus de légitimation, c’est le fait que la légitimité du pouvoir ne fait pas question en tant que telle. Certes, peut être remis en question tel ou tel titulaire du pouvoir. Plus profondément même, le principe de la légitimité peut être questionné et se transformer. Mais ne peut surgir la question -du moins sociologiquement parlant, c’est-à-dire au niveau du fonctionnement même des institutions sociales- qu’il n’y ait point de principe assignable de légitimité. En ce sens, la garantie traditionnelle de la légitimité est méta-sociale et méta-politique. On discutera qui du pape ou de l’empereur est institué par Dieu pour exercer la puissance temporelle. Mais non la question de savoir si un pouvoir autonome, détaché de son origine spirituelle, est possible et légitime [8].
11Or, les premiers textes marquants de la philosophie politique moderne marquent, de ce point de vue, une rupture aisément perceptible. Le Prince et le Léviathan ne sont pas tant remarquables pour avoir l’un décrit de façon réaliste les conditions de la conquête et de la conservation du pouvoir, l’autre prôné un Etat qualifié d’absolutiste, mais parce que l’un et l’autre posent les questions de la domination sans référence aux critères méta-sociaux traditionnels de la légitimité. Comment comprendre autrement le scandale durable que le nom de Machiavel a suscité tout au long de l’histoire de la pensée moderne ?
b – Légitimité et légalité : une solution logique
12La philosophie politique moderne a ouvert une “crise”, au sens d’une déstructuration des problèmes de légitimation. Plus précisément, il faudrait dire que la philosophie politique a rendu compte -sans en mesurer toutes les conséquences théoriques- d’une modification réelle du mode de fonctionnement du pouvoir et de sa place relative dans l’ensemble des relations sociales. En ce sens, Machiavel, Hobbes, Locke, Rousseau se sont évertués à colmater la brèche ouverte dans la problématique classique. Permanence de concepts traditionnels, élaboration d’une théorie du Droit Naturel, construction du cadre conceptuel de la Démocratie. Ce n’est d’ailleurs que dans ce dernier cadre que surgiront de façon radicale les apories auxquelles devaient mener les questions des maîtres modernes de la pensée politique.
13Logiquement, les problèmes de légitimation, une fois abandonnée la justification onto-théologique ou éthique, ne pouvaient plus recevoir de réponse que dans le cadre d’une théorie sociale : d’une représentation laïcisée de l’ordre social en tant que tel [9]. L’analyse hégélienne reste ici exemplaire : analysant structurellement le passage de l’Ancien Régime à la Révolution française et les corrélations entre la critique des philosophes des Lumières et l’idée de volonté générale, Hegel montre que la remise en question des absolus religieux, des valeurs en soi, conduit à une forme d’utilitarisme social formel dont le contenu ne peut être déterminé que de l’extérieur par la volonté universelle, la volonté générale au sens rousseauiste du terme [10].
14Formellement, en effet, le concept de démocratie fournit une réponse cohérente aux problèmes de légitimation, substituant une légitimité immanente à une légitimité transcendante. C’est dans ce contexte que peut être formulée l’identification absolue de la légitimité et de la légalité. L’aliénation totale de l’individu à la communauté, exigée par la logique du contrat social [11], n’est compréhensible qu’à partir de l’idée que l’ordre législatif et juridique est produit en dernière instance par un législateur qui n’est autre que la volonté générale, volonté de tous : volonté collective de la société en tant que telle. Le concept d’autonomie vise à montrer que l’obéissance à la loi est légitime dans la mesure où elle n’est que l’obéissance à une loi que la société se donne à elle-même. On n’insistera pas ici sur la fiction, tant de fois dénoncée, qui permet le pseudo-passage de l’autonomie de la personne à l’autonomie du citoyen et inversément. On veut seulement rappeler qu’au niveau d’une logique des problèmes de légitimation, la légalité ne peut être considérée comme un indice de légitimité que si la production législative a sa source dans la volonté générale, condition à laquelle, formellement, devrait satisfaire une théorie de la démocratie.
2 – La dégradation du cadre conceptuel de la démocratie libérale
15C’est à ce point de notre propos qu’il nous semble intéressant d’embrayer sur la reconstruction du problème des rapports entre légitimité et légalité faite par J. HABERMAS [12].
a – Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé
16Analysant les systèmes de motivations susceptibles de rendre compte des comportements sociaux et politiques des citoyens, Habermas suggère que, dans les sociétés industrielles avancées, deux formes de “privatisme” y jouent un rôle essentiel : attitude privée dans la vie professionnelle et familiale d’une part, dans la vie publique des citoyens d’autre part [13]. Ces deux attitudes, l’une positive, l’autre négative, sont corollaires : “l’attitude privée dans la vie familiale et professionnelle, qui se cristallise autour du motif bien circonscrit de la performance et du rendement, est déterminée positivement, alors que l’attitude privée du citoyen dans la vie publique délimite des positions uniquement négatives, à savoir l’absence de contributions à la formation politique de la volonté” [14]. Ce qui signifie, en d’autres termes, que les gratifications attendues dans le cadre de la vie quotidienne permettent le désintérêt de la chose publique. Dans le cadre du type de domination économique et politique des démocraties contemporaines, l’absence de participation effective aux décisions politiques assure une loyauté diffuse des masses envers le système légal existant et la reconnaissance tacite et globale de la légitimité des normes légales. Le système représentatif conforte les individus dans l’illusion que pour toute question importante ou grave, ils “pourraient” actualiser et rendre effective leur participation à la formation de la volonté collective.
17Dans quelle mesure pourrait-il y avoir “crise” du système de motivations, et par là, de légitimation dans la société actuelle ?
18Analysant les éléments du système de motivations qui a prévalu dans les sociétés de capitalisme libéral, Habermas relève leur caractère composite : “Un mélange particulier d’éléments traditionnels bourgeois et précapitalistes” [15]. Ainsi, l’attitude privée du citoyen dans la vie publique est déterminée par les traditions du droit formel bourgeois en ce qui concerne les attentes envers le système administratif et par l’éthique civique précapitaliste en ce qui concerne l’attitude passive dans les processus de formation des décisions politiques. En sorte que les attentes de participation active des citoyens à la formation de la volonté démocratiquement organisée sont remplacées dans les faits par des modèles autoritaires prémodernes. En d’autres termes, l’idéologie démocratique n’a jamais vraiment pris dans les masses.
19Habermas se propose de démontrer que le système socio-culturel ne pourra pas indéfiniment reproduire ce privatisme, pourtant essentiel à la légitimation de la domination existante. L’argumentation consiste dans une analyse, discutable mais suggestive, d’une part, de la perte de crédibilité des principaux éléments de ce système de motivations, d’autre part, de l’émergence historique de traits spécifiquement modernes que Habermas estime irréversibles. Il constate, en premier lieu, l’érosion, l’épuisement des réserves de traditions prébourgeoises -des images du monde mythico-religieuses principalement- en raison de l’extension progressive dans toutes les sphères de la société, des domaines où intervient l’activité scientifique technique avec sa rationalité propre [16]. Par ailleurs, les éléments de l’idéologie bourgeoise libérale elle-même se révèlent de plus en plus inadéquats par rapport au fonctionnement réel d’un capitalisme fortement organisé et bureaucratisé : le modèle du “marché” perd sa force de légitimation à mesure que s’avère le pouvoir monopoliste de l’Etat et des grandes firmes multinationales.
20Cependant, et en dépit de cette décomposition, auraient surgi du sein de cette idéologie moderne des traits culturels originaux dont l’évolution, estime Habermas, pourrait bien se révéler irréversible. Il s’agit, principalement, des prétentions à la justification discursive instaurées avec le déploiement de la science moderne (qui constitue une critique générale efficace des préjugés) et des exigences d’une morale de type universaliste (dont un des indices pourrait être l’intérêt pour les droits de l’homme). Cette morale universaliste, de type apparemment kantien, appartient certes à ce que Hegel appellerait la sphère de la “moralité subjective”. Mais Habermas ne pense pas qu’elle ait été dépassée et assumée par la “moralité objective” de l’Etat : il perçoit bien plutôt un conflit endémique entre les deux domaines. “Comme la morale des principes, nous dit-il, n’est sanctionnée que par l’instance parfaitement intérieure de la conscience morale, le conflit avec la morale publique, qui est encore attachée à un sujet concret, citoyen de l’Etat, est en germe dans sa prétention à l’universalité” [17]. Ce conflit peut être compris comme conflit entre légitimité et légalité. C’est à la solution de cette contradiction que s’attèle Habermas.
21Ce que la crise des rapports entre légitimité et légalité révèle, c’est en fait un trait permanent de la structure des sociétés historiques. Habermas envisage en effet l’histoire de l’humanité comme une histoire de la domination [18]. Les formes existantes de légalité sont constamment produites dans le cadre de systèmes d’organisation sociale inégalitaires. “Toutes les sociétés de classes, étant donné que leur reproduction repose sur l’appropriation privilégiée de la richesse socialement produite, doivent résoudre le problème suivant : partager la plus-value de façon inégale et pourtant légitime” [19]. La légitimité ainsi engendrée n’est qu’une légitimité de fait : formes d’obéissance acceptées, croyances traditionnelles, fascination du pouvoir, etc… Dans un tel contexte, la légalité n’est pas étrangère aux diverses formes de légitimité : le droit, sous quelque forme que ce soit, est une production du pouvoir et dans la mesure où celui-ci est reconnu comme légitime, il en va de même de sa direction administrative et de ses règlements [20].
22Un tel jugement sur l’histoire entraîne une critique de toute identification entre légalité et légitimité. Habermas reconnaît que cette critique procède d’une vision axiologique et normative de la légitimité. Mais cette conception n’est pas tombée du ciel des idées : elle est elle-même historique et née avec l’époque moderne. Le positivisme juridique -comme théorie pure explicite- ne peut d’ailleurs être compris que comme réponse à cette exigence, ou plus précisément, comme réponse à l’impossibilité de trouver un fondement satisfaisant aux prétentions à la légitimité. Cette impossibilité résulte de l’échec historique des démocraties à produire collectivement des normes rationnellement adéquates aux idéaux démocratiques d’égalité et de liberté.
23La signification weberienne du concept de “domination légale rationnelle” devrait, à notre avis, être analysée également comme réponse sociologique et historique aux impasses du fonctionnement des démocraties. A l’inverse de ce que suggèrent Habermas et d’autres commentateurs [21], Weber n’assimile pas purement et simplement légitimité et légalité. Certes, le type idéal de domination légale implique bien que la reconnaissance du caractère légitime des décisions du pouvoir tient à leur légalité. Celle-ci est donc le critère décisif, sinon exclusif. Il est vrai également que le processus de légitimation ne fait pas appel à des “valeurs”, comme l’équité ou la justice. Mais il faut rappeler que Weber n’envisage le type de domination légale rationnelle que d’un point de vue strictement sociologique. Or, de ce point de vue, Weber affirme qu’un type-idéal est toujours un “individu historique” [22] et, de la domination légale, il parle comme de “la forme spécifiquement moderne” de la domination [23]. Dès lors on peut considérer comme évident que la “rationalité” du type légal ne réside dans le caractère légal de toutes les décisions politiques que pour des raisons externes : parce que, en réalité, le fait que le droit soit un ensemble de normes abstraites explicitement promulguées s’avère, par rapport aux sociétés industrielles développées, rationnellement adéquat aux fins utilitaires que visent ces sociétés [24]. L’administration légale-bureaucratique “est, de toute expérience, la forme de pratique de la domination la plus rationnelle du point de vue formel” [25]. Une telle affirmation resterait incompréhensible si l’on ne se rappelait pas, en premier lieu, que la rationalité, selon Weber, est toujours envisagée comme adéquation des moyens aux fins. Dans le cas qui nous occupe, il apparaît d’abord que les fins en question sont la rationalité elle-même [26]. Mais la rationalité ne serait alors que formelle. C’est pourquoi, on doit signaler, en second lieu, que le contenu donné à la rationalité est historique et ne peut provenir que de l’organisation sociale. C’est donc dans le contexte des sociétés modernes, qui ont produit le type de domination légale, que nous devons chercher le contenu spécifique de cette rationalité. On renverra, par exemple, aux analyses historiques sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ou aux conceptions générales de sociologie économique de Weber [27]. Ces analyses nous permettent de comprendre comment, dans la genèse des sociétés capitalistes, un ensemble de “moyens” -richesse monétaire- s’est transformé en fins, permettant d’éluder progressivement la question politique des finalités. La subordination du politique à l’économique, si caractéristique des sociétés capitalistes, éclaire d’un autre jour les affirmations weberiennes sur la domination légale : il apparaît que cette domination -qui n’est en rien démocratique- revendique sa légitimité en fonction du caractère utilitaire d’une légalité explicite : la légalité, selon Weber, est en effet la seule à pouvoir rencontrer les exigences de la production et de l’administration de masses du monde contemporain. De ce point de vue, l’assimilation de la légitimité à la légalité ne peut être considérée comme une affirmation close, ayant son sens ultime dans une rationalité immanente. Elle s’articule au contraire dans l’espace déterminé par les exigences de fonctionnement des sociétés industrielles développées.
b – Une reconstruction et ses limites
24La reconstruction proposée par Habermas prend son départ dans une critique du concept weberien de légitimation. Les remarques que nous avons faites montrent que la domination dite “légale” ressort elle aussi à l’histoire générale de la domination. Son intérêt, cependant, est de montrer que, dans cette histoire, les sociétés modernes en sont arrivées, sous une forme ou une autre, à privilégier la légalité comme critère de légitimité. Or, comme il s’agit bien encore d’une “idéologie” de la légalité, Habermas n’a pas de peine à montrer que la position légaliste aboutit en fait à reconnaître que “dans une question essentielle de la vie en commun, l’arbitraire devient institution” [28]. Pour se démarquer d’une telle position, il estime nécessaire de refuser de se laisser enfermer dans une perspective de sociologie empirique : la sociologie, en effet, ne peut que constater méthodologiquement les corrélations entre légitimité et croyance à la légitimité, sans avoir les moyens de s’interroger sur un quelconque bien-fondé des croyances elles-mêmes.
25Ce qui est le plus remarquable -mais peut-être aussi le plus ambigu- c’est que la possibilité de se démarquer des analyses empiriques ou sociologiques ne procède pas, chez Habermas, d’affirmations éthiques ou ontologiques sur l’existence d’un hypothétique droit naturel ou sur la possibilité de déterminer “en vérité” et a priori un ordre normatif légitime. Tout au contraire, c’est par une méthode que l’auteur veut positive et historique, herméneutique en réalité, que devrait être surmontée l’impasse des réflexions actuelles sur les problèmes de légitimité [29]. Une telle décision, d’ordre méthodologique, implique à la fois le refus des conclusions nihilistes de la sociologie et du caractère irrationnel et injustifiable des décisions premières des éthiques iusnaturalistes ou de celles de l’impératif catégorique. Ce que vise à mettre en évidence Habermas, ce serait une logique de l’évolution des systèmes de normes qui rendrait plausible -sinon inévitable- une nouvelle convergence non répressive de la légalité et de la légitimité et par là un fondement rationnellement acceptable des systèmes de normes.
26Reprenons les acquis de l’analyse socio-historique. Le cadre logique des théories démocratiques visant à légitimer la production législative n’a jamais fonctionné, à lui seul, comme idéologie pratique. Non qu’il fut absent des représentations collectives, mais dans le “folklore” (au sens gramscien du terme), il a toujours été mêlé avec des éléments de représentations traditionnelles (politiques et religieuses) et avec le modèle de l’idéologie libérale du marché [30]. Or, Habermas montre, d’une part, l’érosion des réserves de traditions précapitalistes et l’obsolescence du modèle libéral, d’autre part l’émergence de traits culturels jugés irréversibles : un certain habitus de rationalité scientifique et une morale de type universaliste. C’est l’interprétation de ces traits qui, bien sûr, est la plus problématique. Elle présuppose à la fois une lecture de la réalité historique -et de ce point de vue exige des vérifications empiriques possibles- et des hypothèses plus générales sur la signification que l’on peut accorder au développement historique de la rationalité.
27Nous ne pouvons nous prononcer ici sur le type proposé de déchiffrement des traits culturels au sein de l’histoire moderne. Remarquons simplement qu’il s’agit d’interprétation et que les propositions d’Habermas se situent dans le cadre d’une logique de l’argumentation visant à obtenir un consensus pratique sur la plausibilité de ces affirmations. Les arguments, non seulement relèvent du choix des faits ou série de faits historiques considérés comme pertinents, mais ne peuvent être isolés du type de logique circulaire, simultanément théorique et pratique, que suppose toute herméneutique [31].
28En ce qui concerne, par ailleurs, les hypothèses sur la signification et le sens de l’évolution de la rationalité, Habermas avance des arguments relativement hétérogènes.
29Relevons d’abord une idée qui concerne l’évolution de la rationalité technique et qui suggère que l’histoire, de ce point de vue certes limité, peut être reconstruite selon une logique qui correspond au développement des structures d’activités rationnelles par rapport à une fin. Il s’agit d’une logique cumulative qui peut être thématisée et dont la rationalité spécifique fait l’objet de l’auto-réflexion de la science sur elle-même. Cette thématisation devrait à la fois perfectionner cette rationalité et en limiter l’extension. Dans la mesure où la structure d’activités rationnelles par rapport à une fin est une structure permanente, elle constitue également une condition transcendantale de l’activité sociale en général. Elle n’a pas besoin d’être légitimée du dehors et sa rationalité -pour autant qu’elle ne s’érige pas en rationalité dominante- peut être intégrée dans un processus général de formation de la volonté collective et rejoindre par là la légitimité de la production normative [32].
30Une autre hypothèse suggère que “du point de vue de l’ontogenèse (…) le développement des motivations au sens de Piaget est lié à un développement de la conscience morale qui a une importance cognitive. Les degrés de cette conscience morale peuvent être reconstruits logiquement, c’est-à-dire dans les concepts d’une suite systématiquement ordonnée de systèmes de normes et de contrôle du comportement. Au stade ultime de la conscience morale correspond une morale universelle qui peut être rapportée aux normes fondamentales du discours rationnel, morale universelle qui, face aux éthiques concurrentes, élève non seulement une présentation empirique à la supériorité (fondée sur la hiérarchie des degrés de conscience observable au niveau de l’ontogenèse), mais aussi une prétention systématique (si l’on se réfère à l’acceptation argumentative de sa prétention à la validité)”, [33]. Cette argumentation présuppose, comme on le voit, que la moralité -et par là la possibilité de produire et d’accepter un système de normes, donc de le considérer comme légitime- renvoie au développement de la rationalité du discours. Il ne s’agit certes pas de la rationalité technique, mais d’une rationalité pratique. Quoi qu’il en soit, la convergence d’évolution renvoie à l’idée d’une évolution générale de la rationalité dont les indices seraient déchiffrables dans l’histoire.
31Cette convergence est encore accentuée par l’intérêt porté par Habermas aux formes de l’argumentation elle-même. L’analyse, par exemple, des progrès de la connaissance montre que ceux-ci ne se réduisent pas à des enchaînements logiques de déductions, mais à des formes d’argumentations mettant en jeu non des propositions au sens strict, mais des actes de langages, des “unités pragmatiques”, justifications, élucidations, etc. On peut dès lors rapprocher -sans identifier- les modes d’argumentation qui interviennent dans les discussions scientifiques et dans les discussions pratiques [34]. L’argumentation, d’ailleurs, implique toujours des “discussions” et met en œuvre des formes de langage et de discours “communicationnels” ou “intersubjectifs” présupposant un minimum de consensus. En d’autres termes : l’acceptation du langage est l’acceptation d’un système dont les propriétés formelles penchent ou tendent vers l’universalité.
32L’ensemble de ces arguments feraient taxer Habermas de “rationaliste optimiste”. Mais intervient également un dernier argument qui non seulement rend toutes les propositions précédentes plus nuancées, mais qui les fait apparaître comme une des possibilités -et peut-être la moins probable- de notre avenir historique. En effet, dans toutes les sociétés prémodernes, les systèmes de normes sont simultanément des systèmes moraux et des images du monde qui ont un rôle fonctionnel nécessaire dans la mesure où ils garantissent l’identité des individus dans la société : car l’identité de la personne exige la perspective unifiante d’un monde vécu garant de l’ordre. La destruction des images du monde traditionnelles et du lien qu’elles ménageaient entre le système cognitif (l’interprétation théorique) et le système de normes n’a pas mis fin totalement aux attentes d’un rapport satisfaisant entre théorie et pratique ni aux espoirs d’esquisser de nouvelles relations entre système de normes et vérité. Cette approche fonctionnaliste pourrait laisser augurer d’un rapprochement entre les domaines de la rationalité théorique et de la rationalité pratique. Témoins de cette nécessité pourraient être par exemple l’entreprise marxiste dans son ensemble [35] ou les repolitisations de la tradition biblique [36], de même que le “désir philosophique de penser une unité démythologisée du monde” [37] qui se perpétue dans l’argumentation scientifique.
33Ce dernier argument néanmoins révèle bien le caractère hypothétique des interprétations proposées. Habermas lui-même en est parfaitement conscient et envisage comme possible que “les impératifs de régulation des sociétés hautement complexes pourraient contraindre à rendre la formation des motifs indépendante de normes réclamant une justification (…). Les problèmes de légitimation deviendraient ainsi d’eux-mêmes caducs” [38]. Les arguments dans ce sens ne manquent pas non plus. Dans deux chapitres (“La fin de l’individu” et “Complexité et Démocratie”), l’auteur constate la régression de la théorie démocratique, le nihilisme de la conscience bourgeoise d’avant-garde, l’abandon des revendications universalistes, les restrictions socio-culturelles qui entravent le processus d’individuation, les exigences d’une gestion technocratique, etc… [39]. “Il est probable, suggère-t-il, qu’il en est dans un système social comme dans les organisations individuelles : la capacité de régulation est d’autant plus grande que les instances de décision sont fonctionnellement indépendantes des motivations des membres” [40].
34Une telle perspective nous fait mieux comprendre le cadre méthodologique de la reconstruction proposée. Ce que nous dit Habermas, c’est que si on doit pouvoir un jour retrouver des conditions sociales d’une production normative légitime, ce ne pourra être que dans un contexte renouvelé de démocratie où légalité et légitimité pourront à nouveau converger.
35Habermas constate que l’ébranlement du cadre normatif dans les sociétés industrielles avancées implique un conflit entre les prétentions à l’universalité des sujets de droit des Etats et les différentes formes de légalité ou de morale publique de ces mêmes Etats. En d’autres termes, les exigences de légitimation dépassent déjà ou risquent de dépasser le cadre de la légalité instituée. “Si l’on suit la logique de l’évolution des systèmes de normes des sociétés dans leur ensemble (dans les dimensions de l’universalisation et de l’intériorisation), et en laissant de côté le domaine des exemples historiques, on ne peut envisager une résolution de ce conflit que si la dichotomie entre morale interne et morale externe disparaît, que si l’opposition entre les domaines réglés par le droit et les domaines réglés par la morale est relativisée, et que si la validité de toutes les normes est liée à la formation discursive de la volonté de tous ceux qui peuvent être concernés” [41]. Renoncer à cette solution, reviendrait à abolir non seulement les questions de légitimité, mais toutes les questions qui concernent l’individu, son rapport à la société et ses revendications les plus fondamentales de sens.
36Il s’agit dès lors d’envisager quelles seraient, dans les sociétés actuelles, les procédures appropriées qui permettraient l’élaboration de normes dont la légitimité serait reconnue en fonction de leur adéquation avec l’interprétation historique des besoins des individus concernés. La question est bien : “quelles sont les conditions (historiques) de possibilité d’un système normatif légitime ?”
37Citons le texte le plus significatif à cet égard : “Lorsque (…) on parvient à un consensus sur la recommandation d’accepter une norme et que ce consensus est le résultat d’une argumentation, autrement dit se fonde sur des justifications proposées de façon hypothétique et qui admettent des alternatives, ce consensus exprime une “volonté rationnelle”. Comme toutes les parties concernées ont par principe au moins l’occasion de participer à la délibération pratique, le “caractère rationnel” de la volonté formée dans la discussion réside dans le fait que les attentes comportementales réciproques élevées au rang de normes font valoir un intérêt commun établi sans méprise. “Commun” parce que le consensus sans contrainte n’admet que ce que tous peuvent vouloir, et sans méprise, parce que les interprétations des besoins (dans lesquelles chaque individu doit pouvoir reconnaître ce qu’il peut vouloir) font elles aussi l’objet d’une formation discursive de la volonté. La volonté formée de façon discursive peut être dite “rationnelle” parce que les propriétés formelles de la discussion et de la situation de délibération garantissent suffisamment qu’un consensus ne peut naître que sur des intérêts universalisables interprétés de façon appropriée, et j’entends par là des besoins qui sont partagés de façon communicationnelle” [42].
38A première vue, la reconstruction proposée semble n’être qu’une version améliorée de la “démocratie”. Dans la mesure où nous pensons que la théorie de la démocratie est la réponse la plus logique aux problèmes de légitimation tels qu’ils se sont posés dans les sociétés modernes, et si l’on se souvient par ailleurs que Habermas est en quête des fondements possibles de la légitimité, on ne trouvera rien d’étrange dans cette ressemblance. Nous estimons par ailleurs que la théorie de la démocratie permet seule de lier de façon cohérente la légitimité à la légalité ; or, Habermas lui-même, encore que dans des termes légèrement différents, ne voit d’issue au conflit entre les prétentions universalistes et les systèmes réglementaires publics que dans la réconciliation entre légitimité et légalité, entre morale et droit.
39Il ne faut néanmoins pas se cacher l’originalité de la perspective générale que nous livre l’œuvre de Habermas à l’intérieur de laquelle cette reconstruction est élaborée.
40Deux éléments au moins doivent être relevés :
41(a) En premier lieu, le caractère socio-historique, et donc variable, des besoins et de leur interprétation. La notion de consensus que propose Habermas se distingue, de ce point de vue au moins, radicalement de celle de “volonté générale”. Certes, ce que dégage le consensus, ce sont bien des “intérêts universalisables”. Mais il ne s’agit en aucun cas de valeurs définissables a priori ou d’idéaux préalables à la discussion. Le caractère universel des intérêts ne peut être qu’un résultat de la discussion, qu’un produit de l’argumentation. L’utilisation par Habermas du concept de rationalité ne doit pas faire illusion. Si la volonté est “rationnelle”, c’est parce que “les besoins sont partagés de façon communicationnelle”. Or tout le contexte de la pensée d’Habermas permet de montrer que la sphère de la communication appartient à un mode de connaissance à la fois historique et herméneutique, dont la visée pratique est la réalisation d’une vie en commun “sensée”. La rationalité dont il est ici question n’est donc pas assimilable à une rationalité déductive ou démonstrative pas plus qu’elle ne se réfère à une perception rationaliste ou cartésienne de l’homme [43].
42Dès lors, en ce qui concerne les rapports entre légalité et légitimité, nous sommes très loin de la perspective weberienne qui subordonnait la légalité à son caractère utilitaire et qui renvoyait par là une conception “scientifique-technique” de la rationalité.
43(b) En second lieu, et parce que la perspective est historique, il n’est possible d’élaborer un contenu d’un éventuel système de normes qu’à partir “des traces historiques du dialogue réprimé” [44]. On se rappellera, en effet, que Habermas situe très clairement les problèmes de légitimation dans le cadre des formes de comination. Si les sociétés historiques sont des sociétés répressives, nulle part ne se donnent les conditions d’une discussion sans contraintes ni de la formation d’un consensus. Les démocraties existantes apparaissent évidemment comme “formelles” et l’idée que leur production législative est le produit d’un consensus n’est qu’une fiction idéologique destinée à perpétuer la domination. On pourrait penser que, s’il en est ainsi, la reconstruction d’Habermas ne peut être que définitivement utopique et irréaliste. Celui-ci nous propose cependant une issue qui éclaire rétrospectivement sous un jour nouveau l’esquisse proposée. Les sociétés de domination ne sont pas en effet sans provoquer continuellement des conflits. Habermas formule “l’hypothèse d’ordre empirique selon laquelle les complexes d’intérêts mis à nu lors d’un conflit coïncident de façon suffisamment exacte avec les intérêts qui s’exprimeraient si les parties concernées entreprenaient en un même temps une discussion d’ordre pratique” [45]. Dans cette perspective les formes historiques de compromis qui résultent de la solution des conflits stratégiques d’intérêts peuvent être interprétés non comme des ébauches de consensus mais comme des situations significatives d’un état donné des besoins. La légalité des décisions n’y apparaît pas comme un indice de légitimité mais comme un texte à interpréter, où lire les traces des intérêts réprimés. Mais comme les conditions de la légitimité d’un système de normes légales impliquent que celles-ci expriment des intérêts réels, la reconstruction paradigmatique suggérée pourrait recevoir un commencement de contenu à partir d’une interprétation hypothétique de la situation actuelle.
44Il ne fait aucun doute que la question qu’affronte Habermas est celle qu’a ouverte la philosophie politique et juridique moderne dans sa tentative de prendre en charge les implications théoriques de la naissance des sociétés capitalistes en Occident. Bien entendu, l’angle sous lequel ont été analysés ici tant les problèmes de rupture au niveau des systèmes sociaux que l’œuvre de Habermas elle-même est relativement étroit et laisse dans l’ombre une multitude de questions. Il nous semble cependant que la problématique des rapports entre légitimité et légalité est suffisamment significative pour qu’on puisse y lire une question épistémologique essentielle.
45L’introduction des exigences de la scientificité dans les disciplines sociales et l’acceptation de la position kantienne sur les limites de toute connaissance théorique ont eu comme conséquence évidente d’exclure des réflexions à prétention sociologique toute question sur le “fondement” de la légitimité. Les processus de légitimation ne peuvent être envisagés que soit de l’extérieur comme éléments fonctionnels de régulation des systèmes sociaux soit de l’intérieur comme relevant de la croyance en la légitimité. Il ne s’agit ici que d’une illustration de la règle générale qui veut que les valeurs ou les normes ou les finalités n’interviennent dans une construction scientifique qu’à titre de données universelles ou particulières mais non sur le mode du “devoir être”. Les évaluations, les impératifs ou les croyances se trouvent ainsi détachés de tout cadre démonstratif ou déductif. Du point de vue de la rationalité scientifique, ils relèvent de choix éventuellement explicables mais non justifiables en vérité.
46Le développement historique de cette perspective épistémologique peut être compris à partir de l’extension déjà relevée des domaines d’activités rationnelles par rapport à une fin. Il ne s’agirait donc pas seulement d’un affinement des instruments scientifiques, mais d’un phénomène sociologique beaucoup plus général. S’il en est ainsi, on pourrait reformuler les questions de Habermas sur la légitimité de la façon suivante : l’acceptation croissante, au niveau intellectuel, des propositions qui se présentent comme des conséquences logiques, déductibles des théories scientifiques, implique-t-elle corrélativement une rationalisation des comportements et des représentations individuels et collectifs ? Ou encore : les systèmes de motivations ont-ils tendance à n’accepter comme motifs décisifs que ceux qui relèvent non de la rationalité en général mais de la rationalité scientifique et technique ? Dans l’affirmative, on pourrait admettre que les questions de légitimation apparaîtront progressivement comme désuètes. Les éléments de “croyance” auraient tendance à disparaître des systèmes de motivations et feraient place à des formes de calcul rationnel. On rétorquera peut-être que les croyances traditionnelles ne feront que se transposer en croyances à la science -ce que manifesteraient aujourd’hui le scientisme et les différentes formes de synthèses scientifiques populaires. Mais il se pourrait qu’il ne s’agisse là que de survivances transitoires des croyances traditionnelles. En tous cas, de telles survivances permanentes démentiraient l’hypothèse d’une rationalisation des représentations et des comportements. Les conséquences d’une telle rationalisation, pourraient consister dans une attitude générale de reconnaissance rationnelle de la valeur pragmatique d’une “légalité” comme système acceptable de normes, indépendamment de tout recours à une “norme fondamentale” et sans aucun besoin de “légitimer” le système légal existant- dont le caractère utilitaire permettrait d’ailleurs la modification continue en fonction des exigences de régulation du système social ou d’un quelconque de ses sous-systèmes. Il s’agirait, en quelque sorte, de tirer les conséquences du “désenchantement du monde” que Weber voit à l’œuvre dans la rationalisation moderne. La perspective serait strictement individualiste et renverrait à une relation exclusivement utilitaire aux normes. Que la cohésion sociale puisse se maintenir dans un tel contexte relève d’une évaluation empirique. Il n’est pas interdit de penser que, dans le complexe des intérêts individuels, une certaine organisation sociale ne soit considérée elle-même comme utile. La seule objection fondamentale à une telle analyse est qu’elle évacue le problème de la domination : celle-ci peut-elle être intégrée dans une perspective rationnelle utilitaire qui ne soit pas seulement utile à la domination elle-même ? Quoi qu’il en soit, les hypothèses de rationalisation se révéleraient vaines si :
- le fonctionnement de la domination ou même de tout ordre social impliquait nécessairement des processus de légitimation. Dans ce cas, une “crise de légitimation” sans solution entraînerait une dissolution du lien social et une destruction à terme soit de la société soit de l’individu.
- les processus de socialisation impliquaient du point de vue psychique un élément tel que la structuration du sujet soit liée à l’intériorisation de normes dont la justification ne pourrait être enracinée que dans une “croyance”. Mais cela projetterait l’analyse dans une toute autre dimension que, d’ailleurs, Habermas a éludée explicitement [46].
Notes
-
[1]
cf. A. TOURAINE, Production de la société, Seuil, 1973, Introduction.
-
[2]
cf. Cl. LEFORT, Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes, in Les formes de l’Histoire, Gallimard, 1978, pp.278-329.
-
[3]
cf. par ex. Leo STRAUSS, Droit naturel et Histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Plon, 1954, pp.135 sq.
-
[4]
A. TOURAINE, o.c. ; C. CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975 ; Cl. LEFORT, o.c.
-
[5]
cf. entre autres, le Manifeste du Parti Communiste, première partie.
-
[6]
M. WEBER, Economie et Société, trad. fr. Plon, 1971, pp.219 sq.
-
[7]
ibid., La domination traditionnelle, pp.232 sq.
-
[8]
cf. par ex., G. MAIRET, La genèse de l’Etat laïque, in Histoire des idéologies, sous la dir. de F. CHATELET, Hachette, 1978, vol. 2, pp.284-322.
-
[9]
cf. par ex. H. MARCUSE, Raison et Révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad. R. Castel et P.H. Gonthier, Minuit, 1968, pp.297 sq.
-
[10]
G.W.F. HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Hyppolite, Aubier, 1946, II, pp.101 sq. ; J. HYPOLLITE, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Aubier, 1946, pp.245 sq. ; Etudes sur Marx et Hegel, M. Rivière, 1965, pp.69 sq.
-
[11]
J.J. ROUSSEAU, Du contrat Social, L.I, ch. VI.
-
[12]
Nous suivrons principalement J. HABERMAS, Raison et légitimité, Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, trad. J. Lacoste, Payot, 1978 (cité : R.L.).
-
[13]
R.L., p.107.
-
[14]
R.L., p.108.
-
[15]
R.L., p.109.
-
[16]
R.L., p.119. Cf. également La science et la technique comme idéologie, Gallimard, 1973, pp.3-25.
-
[17]
R.L., p.122.
-
[18]
Connaissance et Intérêt in La science et la technique comme idéologie, pp.115 sq.
-
[19]
R.L., p.134.
-
[20]
M. WEBER, o.c., pp.219 sq.
-
[21]
R.L., pp.133 sq.
-
[22]
M. WEBER, Essais sur la Théorie de la Science, trad. fr., Plon, 1965, pp.180 sq.
-
[23]
Economie et Société, p. 223.
-
[24]
ibid., pp.229-230.
-
[25]
ibid., p.229.
-
[26]
“Agit de façon rationnelle en finalité celui qui oriente son activité d’après les fins, moyens et conséquences subsidiaires et qui confronte en même temps rationnellement les moyens et la fin, la fin et les conséquences subsidiaires et enfin les diverses fins possibles entre elles.(…) La rationalité absolue en finalité n’est (…), pour l’essentiel, qu’un cas limite théorique”.
-
[27]
M. WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. fr., Plon, 1964 ; Economie et Société, Première partie, chap.II.
-
[28]
R.L., p.134.
-
[29]
Toute connaissance et toute rationalité étant enracinée dans des “intérêts” de l’humanité, la sphère de la connaissance et de la rationalité herméneutique ou historique se définit par rapport à un intérêt pratique pour la “communication” ; l’interprétation des traditions et du monde comme monde vécu se rattache aux exigences de socialisation et d’identification de l’individu à sa culture propre.
-
[30]
La non-cohérence du modèle idéologique ne fait pas problème. Cl. LEFORT (o.c.) a pu montrer qu’elle permettait au contraire un perpétuel glissement d’un plan à l’autre selon les exigences de la domination.
-
[31]
cf. J. HABERMAS, Connaissance et Intérêt, trad. fr. G. Clémençon et J.M. Brohm, Gallimard, 1976 et l’Introduction (Le programme épistémologique de Jürgen Habermas) de J.R. LADMIRAL.
-
[32]
La science et la technique comme idéologie, pp.14 sq.
-
[33]
R.L., pp.133-134.
-
[34]
R.L., pp.148-149.
-
[35]
cf. J. HABERMAS, Théorie et Pratique, Entre science et philosophie. Le marxisme comme critique, vol.II, pp.9-69.
-
[36]
R.L., p.166.
-
[37]
R.L., p.166.
-
[38]
R.L., p.167 (C’est nous qui soulignons).
-
[39]
R.L., pp.161 sq.
-
[40]
R.L., p.66.
-
[41]
R.L., p.122.
-
[42]
R.L., p.150.
-
[43]
cf. note 29, supra.
-
[44]
Connaissance et intérêt, in o.c., p.158.
-
[45]
R.L., p.157. Habermas montre que la logique de la théorie marxiste suppose une telle interprétation des intérêts de classe réprimés mais se manifestant cependant dans les formes de lutte des classes.
-
[46]
R.L., p.133.