1 Parce qu’il a déjà irrité certains et en irritera d’autres, parce qu’il ne correspond pas aux canons de l’ouvrage scientifique, ce livre risque de ne pas rencontrer tout l’intérêt qu’il mérite. En traçant une étonnante galerie de portraits de magistrats insolents et souvent féroces, en tenant des propos que d’aucuns jugeront diffamatoires sur la justice et ceux qui la servent, Ph. Boucher, chroniqueur judiciaire au journal le Monde, s’est certainement fait beaucoup d’ennemis. L’impertinence ne sied guère au monde feutré de la Justice.
2 On a présenté ce livre comme une analyse des rapports difficiles entre la loi, l’Etat et la magistrature. Il nous semble qu’il ressort davantage de l’essai polémique que de la démonstration théorique. Tenter de faire sur la justice un tel ouvrage qui ait l’intelligence mais aussi les outrances de toute critique d’humeur n’est pas le moindre mérite de notre auteur. Quelques citations de la Bruyère, d’Anatole France ou de Balzac, particulièrement bien choisies et adroitement glissées dans le texte, nous renseignent sur la culture classique de M. Boucher, d’où il tire l’agileté de sa plume, l’élégance et la précision de son style, mais nous renseigne aussi sur la manière dont il voudrait être lu ! Les thèses défendues peuvent paraître faibles, les formules lapidaires et les anecdotes exclusivement malveillantes. Mais jugerait-on que tout cela est faux ? Nierait-on que toute caricature recèle, implacablement, sa part de vérité ?
3 Après une telle lecture, le doute s’insinue en nos esprits. Le visage de Thémis, qui paraît si serein, n’aurait-il pas quelques rides ? Car si le ton de l’œuvre est provocant, il faut bien convenir que les problèmes soulevés sont d’importance : le système institutionnel et les modalités d’avancement dans la magistrature – qui, aux dires de l’auteur, font une large place au plaire et au déplaire, au souvenir ou à l’oubli volontaire d’un juge –, l’influence du Parquet sur l’instruction (les allusions aux écoutes du Canard Enchaîné sont on ne peut plus claires) les liens ambigus entre la police judiciaire et le Ministère de l’Intérieur (Affaire Ben Barka), les intrigues qui précèdent les nominations… tout cela fait dire à Ph. Boucher que “les officients de l’appareil répressif ont toujours le sens de l’Ordre avant celui de la Légalité, le sens de l’Etat avant le souci du citoyen”. Evidemment, le contenu de ces propos n’est pas neuf. Depuis plusieurs années, le Syndicat de la Magistrature fait la même analyse critique. Et soit dit en passant, les derniers dirigeants de ce Syndicat n’échappent pas non plus à la verve corrosive de l’auteur : “à présent assoupi ou englué dans le verbiage, le Syndicat laisse des magistrats qui ont peu appris et surtout peu oublié – peu oublié des arcanes du système et de ce qu’il attend des ambitieux”.
4 Dans le chapitre qu’il consacre aux “affaires sérieuses”, Ph. Boucher met le doigt sur deux points importants.
5 1. La justice professionnelle serait de plus en plus écartée des problèmes économiques et des relations de travail car “les usagers de haut rang se retirent épouvantés du produit qu’on leur sert et utilisent l’arbitrage pour contourner le monde judiciaire”. L’importance croissante de l’arbitrage au détriment de la justice est un problème fort complexe sur lequel on émet actuellement des points de vue contradictoires et à propos duquel il est peut-être hasardeux de tirer déjà des conclusions définitives. Par contre, dans cet ordre d’idées, il est dommage que l’auteur n’ait pas suffisamment insisté, selon nous, sur l’extrême vulnérabilité des justiciables face aux organismes administratifs dont le champ des compétences s’étend de jour en jour et devant lesquels les procédures de recours s’avèrent de plus en plus complexes et vaines…
6 2. La seconde idée qui nous semble intéressante est que l’appareil pénal est de plus en plus mis au service de la répression de comportements (interprétés donc normativement) et de moins en moins au service de la répression d’infractions. L’auteur cite l’exemple de l’homosexualité. Mais l’application de la loi sur la Protection de la jeunesse en Belgique nous donne aussi amplement matière à réflexion sur cette évolution.
7 L’envahissement de l’appareil judiciaire par la bureaucratisation, traitée dans le chapitre IV, reste un problème préoccupant pour tous ceux qui se soucient de la protection de nos libertés. Il est certain que l’informatique (principalement) donne au Parquet des possibilités accrues de “stockage” d’informations de plus en plus nombreuses et de plus en plus diverses, ce qui entraîne pour la plupart des citoyens une éventualité permanente de répression. Ces problèmes ont été suffisamment évoqués en Belgique ces derniers mois pour que l’on apprécie à leur juste valeur les craintes de Ph. Boucher. On peut se demander également si une justice administrée de plus en plus par le moyen de circulaires souvent ignorées du public est un phénomène spécifiquement français… Nul ne contestera que, même en Belgique, dans des domaines juridiques toujours plus nombreux, la prolifération de textes législatifs et réglementaires est telle que le non-initié a bien de la peine à s’aventurer seul dans une telle jungle.
8 L’auteur évoque encore les abus provoqués par la procédure des flagrants délits, le poids de la détention préventive sur le jugement, le déclin de la puissance des avocats, pour en arriver à rappeler que la loi n’est pas partout : “Il existe de vastes domaines où elle est “hors les murs”, de vastes domaines dans lesquels la loi est neutralisée, voit son application suspendue au profit, non de l’anarchie mais de normes d’une autre nature, reposant sur les comportements”. De ces domaines, la prison bien sûr, mais aussi les commissariats de police, toutes les variétés d’asiles, les procédures d’expulsion des étrangers, sont des exemples frappants aussi bien en Belgique qu’en France.
9 L’auteur consacre son dernier chapitre à la prison et nous quitte sur une interrogation fondamentale qui nous interpelle tous : “La prison fait-elle partie des remèdes sociaux ? En un sens oui puisque par elle la société évacue sur un système parallèle le soin de gérer ses traînards”.
10 Disons pour conclure qu’en ces temps où les propos graves sont souvent ennuyeux, où la démonstration des idées se plie à une rhétorique et à un ésotérisme qu’apprécient les seuls initiés, lire l’ouvrage de Ph. Boucher est non seulement un plaisir de l’esprit qui peut être largement partagé, mais constitue aussi un encouragement à ne pas nous laisser enfermer dans un “ghetto judiciaire” qui secrèterait sa propre sclérose.