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Article de revue

La notion de dangerosité a-t-elle encore un sens ?

Colloque international organisé par l’école de criminologie – Louvain-la-Neuve 22-25 mai 1979

Pages 119 à 128

1 Le concept de “dangerosité criminelle” a dominé pendant le dernier tiers du XIXè siècle et continue d’être, au XXè siècle, la tendance qui prévaut parmi nombre de criminologues ayant développé des théories sur la personnalité criminelle et sur le passage à l’acte (de Greff, Pinatel, Glueck) ; d’importantes réunions scientifiques internationales lui ont été consacrées.

2 Christian Debuyst, dans son introduction au colloque international organisé par l’école de criminologie de Louvain-la-Neuve à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa fondation, insista sur le mode interrogatif du thème proposé.

3 Comme le précisait le professeur Oddone, il s’agit de poser des questions et non de critiquer : on essaye, on met à l’épreuve un certain système théorique par l’analyse des relations logiques objectives entre les différents systèmes d’assertions à l’intérieur du système, à l’extérieur, et par rapport aux observations avec ce que préconise Popper.

4 Depuis le cours international de Paris de 1953 sur l’état dangereux, la situation s’est considérablement modifiée, à la suite de l’impact qu’ont pris dans ce domaine certains courants scientifiques : les analyses interactionnistes et dans leur sillage, l’accent mis sur l’importance de la réaction sociale dans l’élaboration de l’objet même de la criminologie ; les interprétations néo-marxistes, celles de Foucault et de ses collaborateurs pour lesquels l’élaboration des lois pénales et leur application prennent place dans un rapport de force entre groupes sociaux ; ces divers apports ne permettent plus d’utiliser sans hésitation un certain nombre de termes qui antérieurement paraissaient dénués de toute connotation politique.

5 Mais avant d’en venir à ce niveau socio-politique radical, différents intervenants se sont attaches, dans une première partie du colloque, à réexaminer les éléments constitutifs du concept de dangerosité, à savoir la notion de personnalité criminelle, celle de situation dangereuse, à laquelle, finalement, il importe d’ajouter la représentation imaginaire ou sociale de l’homme dangereux.

1 – Analyse des éléments constitutifs du concept de dangerosité

6 Dans son analyse du concept de personnalité dangereuse, Ch. Debuyst s’interroge sur le glissement dans le point de vue de la clinique criminologique. Différents auteurs sont partis de l’idée d’une évaluation des caractéristiques personnelles visant à repérer celles qui expliqueraient le passage à l’acte délinquant et différencieraient les délinquants des non-délinquants. Parmi ces auteurs, certains se sont attachés aux caractéristiques situationnelles, mais uniquement comme facteurs inhibiteurs ou désinhibiteurs. C’est le cas de Pinatel qui dans sa “Société criminogène”, recherche “quels sont les facteurs de développement dans divers types de sociétés des traits du noyau central de la personnalité criminelle”.

7 La manière de poser le problème se modifie lorsqu’on adopte une attitude interactionniste. La situation devient ce qui détermine la manière de connaître et de réagir. Ceci nous réfère à la situation dans laquelle se trouve un individu face à une structure socio-économique ou institutionnelle qui rend aléatoire toute possibilité d’expression ou face à une définition préalable dont le sujet fait l’objet et dans laquelle il se perçoit comme enfermé aux yeux des autres.

8 Partant de la justification des théories expliquant le passage à l’acte à partir des déficiences de personnalité, l’auteur en déduit dans la pratique une action sélective et déformante des données. L’examen clinique risque d’être sélectif et de ne donner de la personnalité que les caractéristiques qu’il est nécessaire d’avoir en fonction de l’objectif poursuivi.

9 Faisant référence à l’exposé de L.H.C. Hulsman, Ch. Debuyst préconise que soient adoptés d’autres présupposés de départ que ceux qui président au droit pénal. Ne serait-il pas justifié de faire de la justice le lieu où se pose d’une manière spécifique la question de savoir comment certains droits peuvent effectivement êtres vécus, étant donné ce qu’est le sujet, la position qu’il occupe dans le cadre socio-culturel ou socio-économique, étant donné également ce qu’est la loi, la manière dont elle oriente l’attention sur certains aspects de la réalité sociale plutôt que sur certains autres qu’elle tend à occulter (délinquance économique), la manière dont elle est concrètement appliquée.

10 Finalement, dans un tel ordre d’idée, la voie pénale traditionnelle, se trouve déphasée par rapport à ce qui devient nécessairement un problème de négociation.

11 Paul Lievens établit à l’aide de nombreuses recherches l’exagération manifeste qui réside dans l’idée que la maladie mentale constitue un facteur de dangerosité. Les faits obligent à penser le comportement comme une interaction du sujet avec son environnement, dans une causalité circulaire déterminée non plus par une déviation interne quelconque, mais par une intention face à une situation. La pratique montre aussi que plus un patient est atteint, plus important devient le facteur social en tant que facteur compensatoire. Or la compensation et la tolérance sociale vont en diminuant dans ces cas.

12 Répondant à la question de la dangerosité des malades mentaux, P. Lievens cite une étude de Shah selon laquelle “des preuves très valables appuyent fortement la conclusion que les malades mentaux ne constituent pas un des groupes les plus dangereux dans notre société. En effet, comparé à des groupes de délinquants, d’ex-condamnés ou même des personnes condamnées pour conduite en état d’ivresse, il semble très probable que le malade mental ne constitue pas le groupe le plus dangereux”.

13 A partir de l’entrée du détenu en prison et de la prise de décision en matière de libération conditionnelle, L. François s’attache au fonctionnement du concept de dangerosité dans le monde pénitentiaire. L’examen du rituel d’entrée permet de cerner le contenu d’une forme de représentation sociale de la dangerosité carcérale. Tout comportement du détenu est susceptible d’une double lecture : prenons le cas où le détenu refuse le rôle d’acteur social et prône une animation collective à l’intérieur de l’établissement et vers l’extérieur de celui-ci.

14 Une première lecture consiste à l’interpréter comme symptôme d’une dangerosité de nature intrapsychique ; la deuxième revient à y voir, à la limite, les réponses les plus adéquates aux conditions matérielles, sociales et psychologiques du milieu dans lequel ils apparaissent.

15 Selon l’intervenant, la fonction objective de la libération conditionnelle est le moyen davantage d’une politique pénitentiaire et d’une politique criminelle générale que d’une remise en liberté plus rapide des détenus lorsqu’ils se sont amendés. Dans le champ des rapports sociaux, l’essentiel de la fonction de la libération conditionnelle est d’exprimer à l’égard du détenu une forme de rapport de pouvoir entre l’Etat et le citoyen dont la nécessité ressort moins des principes d’équité, de sécurité ou de moralité que d’une économie générale des rapports sociaux.

16 Alors que L. Van Outrive met en scène et questionne les pratiques problématiques de la police comme source de dangerosité sociale dans trois domaines (violence policière, corruption, cueillette quasi-illégale de renseignements), Guy Houchon tente une approche micro-sociologique du concept de situation dangereuse. Il s’agit de proposer que le lieu de débats ne soit plus un individu coupable ou dangereux, mais l’enchaînement de processus criminalisants. Face à l’étanchéité relative entre les recherches en criminologie sur la dangerosité et en micro-sociologie sur le couple déviance-contrôle social, des problématiques communes ont pu s’établir au prix attendu d’une déstructuration de la dangerosité remplacée par l’idée de criminalisation de certains comportements. On propose ainsi un lieu transversal entre le passage à l’acte et la réaction sociale qui servirait à la mise en évidence d’actes problématiques aussitôt analysés en leurs composantes mises en termes relationnels.

17 Ce qui, pour L. Cassiers, fonde la représentation du danger, ce n’est pas d’abord la rupture de l’ordre socio-économique en tant que tel, ni la levée possible de nos refoulements comme désir suscité en nous de commettre les mêmes délits. L’homme dangereux est celui qui menace le refoulement au sens où ce dernier est la tension nécessaire pour maintenir l’écart entre les représentations conscientes et imaginaires, écart dans lequel et par lequel il vérifie son existence. S. Buffart, dans un exposé intitulé “Est-il dangereux de se pencher ?” s’interroge sur le “danger imaginaire” à savoir la dégradation de l’image narcissique de l’institution. Le toxicomane n’a rien d’un agité, encore moins d’un agitateur susceptible de mettre le pouvoir en danger. Mais il renvoie justement à une inflation de l’imaginaire. On crée en France une loi d’exception où l’usage privé d’une drogue rend délinquant alors que, dans le même temps, l’alcoolisme, beaucoup plus mortifère statistiquement parlant, est toléré, voire encouragé de façon indirecte pour des raisons économiques et sociales.

18 Clôturant ce premier volet du colloque et introduisant déjà la suite, Claude Faugeron développe brillamment l’hypothèse de travail suivante : la production de catégories idéologiques capables d’unifier, par déplacement, des secteurs entiers de la société est la plus forte lorsque le champ idéologique est en état de déstabilisation ; à ce moment par exemple, la diffusion de stéréotypes du “délinquant” dangereux a plusieurs effets : unifier le champ idéologique autour de catégories “bouc-émissaire” et masquer la banalisation du contrôle, son extension sans cesse renouvelée, sans cesse manquée et la rendre acceptable.

2 – Analyse de la notion de dangerosité dans la politique criminelle

19 La réflexion de M. van de Kerchove concernant la clôture des théories relatives à la criminalité démontra que l’extension du critère de dangerosité au détriment de celui de culpabilité se fit en raison du fait que les fondements mêmes du système répressif de droit commun paraissaient de plus en plus menacés par le développement des sciences qui relativisaient le rôle du libre arbitre dans le comportement de l’individu. De même, à notre époque, la notion de responsabilité morale est appelée, à son tour, pour combler les lacunes ouvertes par les théories de la dangerosité : il suffit de songer au fait que les traitements de défense sociale sont largement tributaires du sentiment de responsabilité de celui à qui on les applique.

20 De ce fait, comme le précisent F. Tulkens et F. Digneffe, une rupture s’impose pour saisir la nature du contrôle social mis en place : l’analyse ne peut plus se situer au niveau des doctrines. Le caractère dialectique de la relation qui unit les théories de la culpabilité et de la dangerosité nous oblige non plus à les interroger comme théories, mais à se pencher sur leurs présupposés communs. Les motifs de la violation de la norme posent autant de questions sur la validité de notre organisation sociale que sur la normalité du sujet délinquant. Selon ces mêmes auteurs, il devient dès lors urgent pour le pénaliste de dépasser les représentations d’individu coupable autant que d’individu dangereux pour s’interroger sur la logique de différenciation sociale introduite par la norme pénale.

21 Georges Kellens, penché sur les problèmes retenus par les organes chargés de réformer les codes pénaux, examine si, dans cette problématique, la dangerosité garde une place et un sens. Dans son “rêve éveillé”, l’intervenant constate qu’on a beau arracher l’arbre, il en reste des radicelles. L’état dangereux, si on l’arrache du droit pénal, continuera d’y cheminer clandestinement. Ce qu’on peut faire, dans l’immédiat, c’est s’attacher à en limiter l’emprise, en luttant contre ses manifestations essentielles (état de danger, mesures indéterminées, le repli vers les zones incontrôlées de contrôle social : l’éducatif, le médical…). Le supprimer en tant que tel paraît relever de l’utopie, ou risque de se réduire à une satisfaction verbale.

22 Derrière tous ces débats : la criminologie et son statut. Peut-être faut-il désormais davantage la concevoir comme approche critique de la réalité sociale, ou, pour suivre A. Patsalidès, comme discours du dévoilement de l’effet de la loi sur le sujet, que comme science du comportement et de l’individu délinquants. Peut-être le criminologue doit-il davantage traiter le juriste que le déviant.

23 V. Oddone parle, à cet égard, en termes savoureux, d’un objet fictif, invariant : le criminel criminologique :

24

“ce dernier n’a pas de relations familiales ou d’amitié ; n’achète pas de pain dans la boulangerie avec les autres habitants du quartier ; ne marche jamais sur un trottoir, ni s’arrête au feu rouge ; ne lit pas ; ne siffle pas de chansons. Un martien arrivé sur la terre, en lisant les textes de criminologie, pourrait même se demander si le criminel criminologique respire encore, ou mange (qu’il ait une circulation est assuré du fait que, de temps en temps, on lui fait passer une visite médicale à la recherche de quelque “faute”). On sait seulement qu’il possède des chromosomes (quoique fautifs), un système nerveux (quoique insuffisant ou ab-norme), un appareil musculaire (celui-ci, suivant certains témoignages, serait le seul bien développé chez lui).
J’oubliais d’ajouter : il est de plus en plus jeune. En fait, tandis que du temps de Lombroso, on s’occupait des criminels de tous les âges (et ceux d’âge mûr étaient bon nombre), aujourd’hui – contrairement aux tendances démographiques qui portent vers un vieillissement généralisé de la population – le criminel des criminologues est désormais un adolescent – et l’on préconise depuis longtemps l’extension de la “prévention” (voire : la criminalisation préventive) à l’âge scolaire.”

25 Je ne pourrais terminer ce tableau volontairement pointilliste sans mentionner la présence de Mr. Lopez Rey, criminologue et antifranquiste de première heure, qui par ses nombreuses interventions appropriées, ramena les débats au niveau fondamental, le socio-politique.


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Date de mise en ligne : 08/09/2019

https://doi.org/10.3917/riej.003.0119

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