Notes
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[1]
En dehors des divers travaux du laboratoire d’anthropologie juridique que nous citerons dans le cours du texte, nous nous référons ici principalement à la première synthèse publiée en langue anglaise par I. HAMNET, éditeur, sous le titre Social Anthropology and Law (ASA monograph n°14. Academic Press, 1977, 234 p.) avec les contributions de J. COMAROFF et S. SIMON, L. FALLERS, P. GULLIVER, S. MOORE, J.A.G. PERRY et F.G. SNYDER).
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[2]
Nous entendons nous situer en particulier dans la ligne d’une de nos premières contributions sur ce sujet : Réflexions sur une interprétation anthropologique du Droit africain, le laboratoire d’anthropologie juridique in Revue juridique et politique, indépendance et coopération, 1972, Tome 26, n°3, p. 427 et suiv.
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[3]
Place de l’anthropologie dans les sciences sociales republié in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 388.
-
[4]
Ibidem, p. 388-389.
-
[5]
“Perhaps, after all, it is safest and best to think of law as a merely spurious category, or at most as just a special case of social control, whose specialty is constitued only by the illusions of its practitioners and will not survive analysis”. I. HAMNET, Introduction in Social Anthropology and Law, op.cit., p. 4.
-
[6]
Et d’élargir la discussion épistémologique et les contraintes historiques d’une critique marxienne du Droit. Cf. M. MIAILLE, L’Etat du droit, coll. critique du droit, Maspéro, 1978.
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[7]
I. HAMNET écrit à ce sujet, dans l’introduction de Social Anthropology and Law, p. 7 : “The specifically legal mode of social action emerges as a scandal to any kind of sociological reductionism. It has therefore to be merely demystified by anthropologists but debunked by them. The specificity of law then emerges as no more than the ideological charter of a particular professional group, and thus as subject to, rather than constitutive of, the anthropologist’s analysis”.
-
[8]
Administration and the supremacy of Law in Colonial Busoga, in Social Anthropology and Law, op.cit., p. 53.
-
[9]
J. LENOBLE et F. OST, Prolégomènes à une lecture épistémologique des modèles juridiques, Unesco, 1978, p. 4.
-
[10]
L’expérience ethnologique, Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, p. 1817.
-
[11]
L. GERNET, Droit et pré-Droit dans la Grèce ancienne, in Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 175-260.
-
[12]
J. POIRIER, Introduction à l’ethnologie de l’appareil juridique, in Ethnologie générale” Paris, Gallimard, 1968, p. 1092-1094.
-
[13]
AIJD, Bruxelles, 1977.
-
[14]
L’expérience juridique autochtone et le transfert des connaissances et des théories juridiques occidentales, Paris, Unesco, 1978.
-
[15]
Prolégomènes, op.cit p.5.
-
[16]
Justice africaine et oralité juridique, Bull. IFAN, T. XXXVI, Série B, 1974.
-
[17]
Equipe de recherche en anthropologie juridique (ERA. CNRS N° 201). Rapport bisannuel, juin 1978, p. 12.
-
[18]
Comparer la définition de M. MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, 1967, p. 137 ; MALINOWSKI, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Paris, Payot, 1968, p. 53 et HOEBEL, Law of primitive man, 1974.
-
[19]
J. CARBONNIER ; Les phénomènes d’inter-normativité, in European Yearbook in law and sociolopy. La Haye, 1977, p. 45.
-
[20]
Ibidem, p. 45.
-
[21]
M. ALLIOT : La naissance du Droit, Communication à l’institut d’Anthropologie Historique de Fribourg, 1976, p. 1.
-
[22]
La notion de reproduction est empruntée à l’anthropologie économique marxiste et plus particulièrement à C. Meillassoux, Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire, Mouton, 1965, en part. p. 223 où elle désigne le contrôle et la reconduction de la structure économique et sociale par le biais de la reproduction physique du groupe.
Cf. également le commentaire de E. TERRAY in Le Marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1972, p. 155-167. -
[23]
Dans ce sens, par exemple, E. LE ROY, L’enquête de terrain. Méthodologie et épistémologie de l’anthropologie juridique, Paris, Laboratoire d’anthropologie juridique, 1977, p. 28-30.
-
[24]
J. POIRIER, Introduction à l’ethnologie de l’appareil juridique, op.cit., p. 1091. M. ALLIOT écrit à ce sujet : “D’un point de vue méthodologique, il est aussi irrationnel de définir le Droit par ce qui se passe dans nos sociétés quand il est transgressé que de définir la santé par la possibilité d’être rétablie par la médecine et les médicaments”, Fribourg, 1976, p. 2.
-
[25]
Introduction, in Social Anthropology and Law, op.cit., p. 6.
-
[26]
E. LE ROY, Méthodologie et épistémologie de l’équipe de recherche en anthropologie juridique, vol. II, Analyse et exploitation des données, à paraître. Paris, Editions du CNRS, p. 4 et 5.
-
[27]
A. NEGRI, La méthode du juriste-ethnologue de l’époque de l’ethnologie juridique de Post à l’époque de la floraison de l’anthropologie culturelle, Rapport au Xe congrès international de Droit Comparé, Budapest, 1978, pp. 41 et 42 de la version dactylographiée.
-
[28]
R. CRESSWELL écrit ainsi : “A la recherche ethnologique, il faut un cadre monographique pour répondre aussi bien à la préoccupation de synthèse de la discipline qu’à la nécessité d’étendre l’aire de recherche au-delà des limites prévues, la recherche par induction exigeant cette précaution méthodologique. Mais pour que le cadre monographique n’aboutisse pas à une globalité futile, il faut élaborer une problématique, il faut postuler un centre d’intérêt. En même temps, la formulation d’une problématique fournira une théorie permettant de choisir les faits à observer et les réseaux et trames à constituer.”
La problématique en Anthropologie, in Outils d’enquête et d’analyse anthropologiques, Paris, Maspero, 1976, p. 22. -
[29]
Dans ce sens, notre article : L’anthropologie juridique anglo-saxonne et l’héritage scientifique de Max Gluckman, op.cit.
-
[30]
Par exemple, F.G. SNYDER, Reproduction and production in Gasumay, a study of legal and economic Change, in a Senegalese village, sous presse.
-
[31]
Cf. Leur introduction à African Law, adaptation and Development, 1964.
-
[32]
On comparera dans ce sens l’article de M. ALLIOT, Christianisme et Droit traditionnel au Sénégal in Etudes Le Bras, Paris, 1965, p.1029-1040 et la contribution de J.A.G. PERRY, Law-Codes and Brokerage in a Lesotho Village, in Social anthropology and Law, op.cit., p. 188-228.
-
[33]
Introduction à Social anthropology and Law, op.cit., p. 8.
-
[34]
Ibidem, p. 159 et suivantes.
-
[35]
Fondé en 1965 par le professeur Michel Alliot qui en est l’actuel directeur, ce laboratoire est rattaché au Centre d’études juridiques comparatives de l’Université de Paris 1, 14 rue Cujas, 75231 Paris Cedex 05. Tél. 329.12.13., poste 3950.
-
[36]
M. LEIRIS, L’ethnographe devant le colonialisme, in Cinq études d’ethnologie, Paris, Denoël, 1971, p. 88.
-
[37]
Il s’agit bien sûr de l’anthropologie appliquée comme “un art, au service de la politique” (et elle le fut alors, avec Malinowski par exemple et les fonctionnalistes, au service de la politique coloniale anglaise) R. BASTIDE, L’anthropologie appliquée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1971, p. 187.
-
[38]
Equipe de recherche en anthropologie juridique. Rapport scientifique, juin 1978, p. 2.
-
[39]
Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 306.
-
[40]
Ces réflexions posent les deux problèmes de la validité du recours à une démarche structuraliste dans l’étude du Droit et de l’étiquetage de notre méthodologie. Sur le premier point, nous renverrons à System und Strukturen d’A. POLACEK, Kiel, 1976, en adhérant à sa conclusion. “When using structuralistic method, however, the scholar (in law) must not leave out of account the principle… regarding the inseparable interdependance between non-material systems and men as their creators, changers, users, and/or trespassers” (p.183). Quant au second problème, notre point de vue nous rapprocherait d’une démarche structurale plus que structuraliste.
-
[41]
En matière de parenté, ces hypothèses ont été également testées sur le Droit grec archaïque et sur les communautés paysannes du Vermandois (micro-région à cheval sur les départements de la Somme et de l’Aisne, dans le nord de la France).
Pour une présentation de ces hypothèses, on pourra consulter E. LE ROY, Théorie, application et exploitation d’une analyse des systèmes fonciers négro-africains. (Paris, L.A.J., 1970, 105 pages) et ses diverses applications qui sont en cours de publication aux éditions du C.N.R.S. Pour l’étude des systèmes communautaires de parentalisation notre Introduction à l’analyse matricielle des systèmes parentaux africains, Paris, L.A.J., 1972, est malheureusement épuisée. -
[42]
In Anthropologie et Calcul, Paris, 10/18, 1972, pp. 15. 37.
-
[43]
En dehors de Théorie, application et exploitation d’une analyse matricielle des systèmes fonciers négro-africains, déjà citée, nous nous référons ici à notre thèse Système foncier et Développement rural, Paris, FDSE, 1970, et au Projet de création d’une banque centrale de données sur l’élaboration et l’application des réformes foncières et agraires en zones rurales d’Afrique noire, Paris, Daguerre, 1970, 27 p.
-
[44]
Ces réflexions élargissent ainsi les conclusions de P. BOHANNAN, Land, Tenure and Land-Tenure, in D. Biebugck (ed.), African agrarian Systems, IAI, QUP, 1963.
-
[45]
Paris, P.B. Payot, 1971, p. 230.
1L’étude et l’interprétation anthropologique des systèmes juridiques sont encore trop rarement pratiquées pour que nous ne soyons interrogés légitimement sur leur bien fondé. En effet, seuls quelques cénacles, répartis aux quatre coins du monde, participent au développement de cette discipline nouvelle.
2Les premiers résultats commencent seulement à être publiés et, c’est à partir de ces derniers [1] qu’il apparaît intéressant d’opérer une évaluation [2] de cette pratique scientifique en analysant succèssivement les conceptions qui président à la définition de notre objet scientifique, puis à des aspects significatifs de notre problématique.
I – L’objet scientifique d’une anthropologie du droit
3En définissant son objet scientifique, l’anthropologue du Droit se heurte, nolens volens, à une conception dominante du système juridique, véhiculée par sa formation universitaire initiale et par la structure institutitutionnelle du Droit occidental.
4Un approfondissement de cet objet passe donc par une critique de la conception dominante, grâce aux ressources qu’offre une approche anthropologique. C’est donc après avoir dégagé les incidences générales d’une attitude anthropologique (A) que nous en verrons les applications dans une nouvelle approche du Droit (B).
5A. Une première conception de l’anthropologie s’est dégagée peu à peu de la pratique scientifique anglo-saxonne. C’est cependant Cl. Lévi-Straus qui en donne, en 1954, la définition la plus heureuse : “L’anthropologie vise à une connaissance globale de l’homme, embrassant son sujet dans toute son extension historique et géographique, aspirant à une connaissance applicable à l’ensemble du développement humain… et tendant à des conclusions positives ou négatives, mais valables pour toutes les sociétés humaines, depuis la grande ville moderne jusqu’à la plus petite tribu mélanésienne” [3].
6Se situant à la suite des phases de description (ethnographie) ou d’analyse des données (ethnologie), l’anthropologie est liée à “une seconde et dernière étape de la synthèse” et dépasse des cloisonnements entre l’étude des sociétés occidentales (sociologie) et l’analyse des autres sociétés (ethnologie). Enfin, ajoute C. Lévi-Straus : “Ethnographie, ethnologie et anthropologie ne constituent pas trois disciplines différentes ou trois conceptions différentes des mêmes études. Ce sont en fait trois étapes ou trois moments d’une même recherche et la préférence pour tel ou tel de ces termes exprime seulement une attention prédominante tournée vers un type de recherche, qui ne saurait jamais être exclusif des deux autres” [4].
7En adhérant à cette définition, nous pouvons déjà dégager quelques caractéristiques d’une anthropologie du Droit.
8a) En spécifiant l’objectif anthropologique, nous entendons nous placer dans une perspective qui, à partir de la description la plus fidèle possible des systèmes juridiques particuliers entend considérer “le Droit” dans sa généralité passée et présente, sans impérialisme de quelque origine qu’il soit.
9b) En réduisant le processus enthropologique au Droit, nous ne pensons pas privilégier abusivement le droit comme “une catégorie en soi”, mais bien évaluer le fait juridique dans ses rapports avec les faits sociaux, mesurer exactement son impact et reconnaître les domaines dans lequel il n’intervient pas, ceux où il échoue ou ceux dans lequel il pourrait intervenir, en fonction des exigences propres aux faits sociaux.
101) L’approche anthropologique du Droit signifie alors choisir un certain point de vue, le définir et l’utiliser de telle façon qu’il permette d’investir l’ensemble des données disponibles, sans craindre des remises en cause [5] ou des recoupements et chevauchements avec les matériaux qui sont plus généralement traités par des disciplines connexes (telles les anthropologies économique, politique, religieuse…) avec lesquelles nous pouvons partager des concepts, des méthodes, des hypothèses ou des résultats.
11Une telle réduction n’est donc légitime que si l’objet “juridique” est entendu de façon assez générale pour pouvoir être repéré quelles que soient ses caractéristiques apparentes. Mais il doit être appréhendé de manière assez précise pour que ses attributs fonctionnels ne soient pas dilués dans le “Social control”.
122) Ceci n’exclut pas un risque de dérapage, mais l’approche anthropologique apporte au moins deux garanties.
13En entamant tout processus scientifique par la phase ethnographique, correspondant à un collecte de matériaux originaux “sur le terrain” et dans des conditions normales d’apparition, l’anthropologie oblige le chercheur à se soumettre à la pesanteur des faits ou à se démettre. Si le passage par le terrain ne garantit jamais de l’avenir de la recherche, il constitue au moins un filtre où se décantent et se révèlent les personnalités et grâce auquel s’excluent d’eux-mêmes tous ceux qui ne peuvent faire face aux exigences du dépaysement mental. L’étape ethnographique suppose donc un effort “d’intériorisation”, une approche plus relative, moins dogmatique.
14De plus, l’approche anthropologique permet de sortir du Droit de son auto-critique [6] et de soumettre l’activité juridique et celle des chercheurs travaillant sur le Droit au contrôle et à la critique d’observateurs extérieurs, étranger aux mystères de cette étrange confrérie que constituent les juristes occidentaux [7]. L’approche anthropologique nous aide donc à repenser la spécificité du Droit.
15c) Finalement, la dimension anthropologique nous conduit à faire face à des exigences de nature contradictoire et à en assumer les conséquences sur les plans méthodologiques, déontologique et éthique.
16Nous devons en effet, nous situer à l’intérieur d’un système, pour en comprendre ses implications les plus subtiles et en même temps le considérer de l’extérieur pour en connaître les limites, en apprécier les volumes et en dégager les propriétés les plus générales. La recherche d’un équilibre entre notre appartenance culturelle originelle et la compréhension des cultures différentes peut nous conduire dans un “ailleurs” fécond, mais aussi dans un “nul part” stérile.
17Nous emprunterons à Lloyd A. Fallers, la prise de position la plus claire et la plus objective de cet aspect de la recherche : “We delude ourselves, I suggest, if we think we can leap out of history and archieve a cultural perspective. What we can do is to recognize that every social antrhropological enterprise is inherently comparative - an encounter between the familiar an the exotic - between that which we take for granted in our own intellectual equipment, drawn from on upbringing and education in our own society - plus, of course, our previous research experience - and that which we seek to understand in another society, with respect to which we know we must take a little as possible for granted. While we cannot avoid this encounter, we can make it explicit and bring it under intellectual discipline”… [8]
18B. Une nouvelle approche du Droit
19En s’impliquant comme descripteur (ethnographe), puis analyste (etnologue) du Droit, le chercheur s’oblige à considérer chaque société dans sa singularité et chaque sytème de Droit dans sa spécificité. La comparaison des réponses dévoile les caractéristiques divergentes des sociétés et, plus particulièrement à ce niveau, l’originalité de l’expérience occidentale. Nous pouvons, au terme de cette première étape, montrer ce que n’est pas ou ce que ne contient pas nécessairement un système juridique, dès lors que l’on accepte de rediscuter la prétention du Droit occidental à l’universalisme. Puis, dans une seconde étape, il est possible de pousser la recherche par l’usage d’une méthode comparative qui tenterait de découvrir les propriétés communes de tout système juridique. Le Droit occidental, dès lors qu’il est débarrassé de ses faux semblants nous offre certaines pistes que nous pouvons confronter, à travers un modèle anthropologique, à d’autres expériences. Il va de soi que cette seconde démarche ne saurait jamais précéder l’analyse ethnologique et que ses résultats sont encore moins développés.
20a) Ce que n’est pas nécessairement le Droit
21Le détour de l’anthropologue par l’étude des droits des sociétés “exotique se souligne à l’évidence que l’expérience juridique occidentale doit beaucoup à l’Etat et à une forme idéaliste de pensée qui lui a permis de se présenter sous la forme d’un discours juridique spécialisé et autonome qui s’exprime “par des chaînes de représentations inconscientes des déterminations qui les traversent et notamment de leur enracinement socio-historique” [9]. Mais le phénomène juridique n’est, dans d’autres sociétés, ni spécifiquement étatique, ni naturellement idéaliste.
221) Pour l’ethnologue, et selon l’expression d’André Leroi-Gourhan, il y a ethnie dès lors que “des individus constituent des groupes qui se perçoivent ou sont perçus comme des unités distinctes” [10], Dans notre axiomatique actuelle, nous pensons que, dès lors qu’il y a organisation sociale autonome, il y a système juridique, en paraphrasant ainsi l’adage romain “ubi societas, ubi ius”. Or, s’il est vrai qu’une grande partie des sociétés, d’Afrique noire, par exemple, a vécu jusqu’à une période récente en ignorant l’expérience étatique, voire en s’organisant contre l’Etat, selon le titre d’un ouvrage américaniste de Clastres, il faut reconnaître que l’association que l’occident fait du Droit, de l’Etat et de la Loi n’est pas substantiellement liée au phénomène juridique.
23Ceci veut dire, en particulier, que la démarcation proposée par les historiens du Droit grec [11] et reprise ensuite par certains ethnologues [12] entre Droit et pré-Droit ne peut être fondée, ni dans son fond, ni dans sa forme. Dans son fond, elle réfère à une conception évolutioniste de la transformation des sociétés que plus aucun ethnologue ne devrait mettre en œuvre au moins explicitement. Dans sa forme ensuite, elle est imprécise dans la masure où elle fait fit de l’extrême complexité des formes d’organisation du pouvoir dans les sociétés non occidentales. Où commence, dans la conception traditionnelle de la chefferie, l’organisation étatique ?
24Plus complexe apparaît cependant le rapport entre le Droit et la Loi. Il s’agit, à notre connaissance, d’un autre héritage de l’expérience grecque, athénienne en particulier. La primauté de la Loi écrite, il faut le souligner, avait des avantages si évidents pour assurer la légitimité des instances politiques et l’organisation socio-économique qu’elle apparaît, en France au moins, comme une exigence essentielle de “l’état de société” pour reprendre par exemple la déclaration des Droits de l’homme en 1789.
25Mais, l’expérience de notre droit coutumier avant sa rédaction au XVIè siècle comme celle des sociétés d’Afrique noire montre qu’ une société peut avoir un système juridique sans lois et que les lois, là où elles apparaissent, peuvent être exprimées oralement, comme à Sparte, adoptées par une instance autre qu’un corps législatif (un tribunal le plus souvent) et n’avoir qu’un rôle accessoire et supplétif en rapport avec les capacités reconnues aux individus de déterminer plus ou moins librement leur avenir.
26Si notre pensée prométhéenne nous a poussé à développer l’instrument législatif contre la coutume et si la Loi (lato sensu) a été, depuis le début de la colonisation, le meilleur moyen d’instauration de nouveaux rapports sociaux dans la perspective de la consécration de l’Etat capitaliste moderne, il faut bien en voir les limites naturelles. La loi ne saurait régler toutes les situations, ni prévoir les cas particuliers. La Loi est également l’instrument d’une classe sociale et ne concerne qu’imparfaitement l’ensemble des citoyens. La Loi reste donc un instrument partiel, lacunaire, parfois retardataire et souvent inefficace auquel toutes les sociétés doivent suppléer, par la coutume orale ou par la jurisprudence écrite.
27A ce point de sa réflexion, l’anthropologue est confronté, en particulier dans le domaine du droit de développement qui n’est encore, on le sait, qu’un droit du sous-développement, à une mythologie à plusieurs registres supposant que seul un droit unitaire et national est efficace, que l’évolution du droit ne peut se faire que par la codification et que la modernisation ne peut s’opérer que sur la base des modèles occidentaux.
28Pour ne pas compliquer cet exposé, on notera simplement que la critique d’une telle pratique passe nécessairement par celle des connaissances qui ont été transmises depuis l’époque coloniale et, plus particulièrement, par une lecture épistémologique des modèles et des rationalités juridiques, lecture à laquelle nous sommes attachés dans le contexte africain. A partir du rapport entre le Droit, l’Etat et la Loi nous sommes ainsi amenés inéluctablement à aborder la pensée juridique qui fonde la pratique occidentale.
292) Le droit n’est pas naturellement un ensemble de discours de type idéaliste.
30Ce second point, plus déroutant, comprends deux propositions, l’une quant au rôle de l’idéalisme dans un système juridique, l’autre quant à la part du “non discursif” dans le Droit.
31La recherche sur le rôle de l’idéalisme dans un système juridique a été provoqué par l’apport que, sans complaisance nous tenons pour essentiel, de l’étude que J. Lenoble et F. Ost ont consacré au “Droit occidental contemporain et ses présupposés épistémologiques” [13]. Dans la réponse que nous avons consacrée, d’un point de vue africaniste, à cette interrogation, nous avons tenté de montrer qu’à partir du moment où une société développe une conception concrète du rapport de l’homme à la chose, une vision communautariste des relations interpersonnelles, une idée “originelle du temps et une perception “focalisée” de l’espace, la régulation des rapports sociaux devait nécessairement se déterminer à partir d’une philosophie que nous avons proposée de dénommer “réaliste” [14]. Par là, nous entendons montrer qu’à la place de la catégorisation et de la hiérarchisation des données avec une “hypostasie” d’une catégorie fonctionnant comme garant d’une correspondance et source de la Vérité” [15], nous observons un autre système de pensée procédant par déduction sur la base d’analogies et d’un système de correspondances non hiérarchisées et substantiellement associées dans la perspective d’une vérité toujours relative des êtres et des choses.
32Une telle problématique doit nécessairement être approfondie tant dans la pensée juridique africaine que dans les sociétés asiatiques ou océaniennes. Dans l’attente de tels développements, on ne dégagera qu’une seule conclusion, relative à l’extrême fragilité de systèmes de pensée qui n’ont d’autre prétention que de résoudre localement et concrètement les problèmes quotidiens d’une société, face à la redoutable efficacité de la philosophie idéaliste.
33La mise en évidence des aspects non discursifs du système juridique fut encore plus difficile à assumer, dans la mesure où nous recherchions inconsciemment dans les autres sociétés des analogies avec le discours du Droit occidental. C’est sans doute ce qui explique, que dans un premier temps, nous avons mis en valeur la seule oralité des systèmes juridiques [16], en tenant d’expliquer les particularités de l’organisation interne du Droit traditionnel africain par le mode de communication sociale utilisé. Or, s’il nous apparaît toujours que l’écriture du Droit est un moyen de l’abstraction de son discours, et que l’oralité suppose un énoncé plus concret, il est également devenu évident que la règle (dite) et l’acte (assumé) n’ont pas le même rôle dans les droits occidentaux et dans les droits africains précoloniaux. Un rapport récent de l’équipe de recherche en anthropologie juridique en montre les implications suivantes.
34“L’analyse du discours juridique perd une partie de son efficacité dans le cas de “sociétés traditionnelles” où, par exemple, une large part du droit est réaliste, le Droit de chacun étant ressenti comme découlant moins de règles formulées que d’actes pratiqués dont il tire le plus souvent sa dénomination : le défricheur n’a pas sur la terre un droit d’usage ou de propriété, mais de feu ou de hache. Celui qui a été mis en possession d’une terre par un officier qui l’a délimité à cheval a un droit de sabot.
35Les actes ici accèdent à l’efficacité juridique, soit sans être formulés soit en faisant l’objet d’une formulation non juridique. Cette efficacité ne dépend pas plus d’une règle formulée que l’effet physique d’un acte matériel ne dépend des lois de la physique. Et si l’analyste d’une société traditionnelle essaye de dégager, après coup, des règles communes qui s’appliqueraient à l’efficacité juridique de certains actes de nature semblable, il s’agit en sens inverse du juriste occidental. Celui-ci va de la règle à l’acte qu’elle valide, celui-là va de l’acte à la règle qui le décrit [17].”
36La perspective ouverte par ce texte est double. Elle nous invite à reprendre une partie de nos interprétations du droit traditionnel pour en corriger l’ethnocentrisme. Elle nous propose également de reconsidérer l’idée que nous nous faisons du discours juridique occidental. Dans quelle mesure est-il légitime de ramener la pratique juridique aux discours des seuls juristes et qu’est-ce qui, dans le contexte institutionnel, relève des aspects discursifs ou non discursifs ?
37b) Deux caractéristiques substantielles d’un système juridique.
38Selon une conception anthropologique, considérer le droit dans sa généralité c’est tenter de découvrir des propriétés inhérentes à tout système juridique. Or il apparaît que c’est moins dans les traits formels du système que dans le processus même de la mise en œuvre du Droit que nous pouvons trouver les premiers éléments de réponse et de systématisation.
39Quand nous comparons les résultats de nos recherches africaines et européennes, nous pouvons en dégager au moins deux : D’une part, le droit appartient nécessairement à un système inter-normatif, d’autre part, le droit est un système de communication avant d’être le lieu privilégié de la résolution des conflits.
401) L’appartenance des droits non occidentaux à des systèmes inter-normatifs est évidente depuis l’aube des études ethnologiques [18], mais apparaissait, au moins pour des juristes occidentaux, comme une tare indélébile, le signe irrécusable de la “primitivité”. Il aura fallu suivre un long chemin pour que cette hypothèque soit levée et nous la devons à cet excellent observateur qu’est le professeur Jean Carbonnier. Dans une étude consacrée aux “phénomènes d’inter-normativité”, cet auteur montre comment les rapports entre les normes juridiques et normes non juridiques (mœurs, morale, religion) se nouent et se dénouent en raison de la pluralité inéluctable de systèmes normatifs au sein d’une société, ces échanges d’operant tantôt dans l’espace social, tantôt dans la conscience de chacun. Citons, plus particulièrement le passage suivant, relatif à la première situation :
“Si on examine la relation constante qui existe, dans une société telle que la France, entre le bloc des normes juridiques et les diverses normes non juridiques on ne peut pas ne pas être frappé par ce trait, que la relation n’est pas réciproque ; la norme juridique dispose à l’égard de la norme non juridique d’un pouvoir dont celle-ci ne possède pas l’équivalent à l’égard de celle-là. Entendez que la règle de droit est capable de s’approprier n’importe quelle autre règle sociale, mais que l’inverse n’est point vrai… Les juristes parlent, à ce propos, de la neutralité de la règle juridique. Ils visent par là sa disponibilité, sa réceptivité, son ouverture “tous azimuts” et ils enseignent que c’est une différence spécifique, sinon même le signe diacritique par excellence, qui la sépare de toutes les autres espèces de normes… Au rebours des autres normes sociales dont chacune a son objet concret, la règle juridique a un contenu indéterminé, abstrait, ou plutôt qu’elle n’a même pas de contenu, qu’elle fonctionne comme un simple contenant” [19].
42Jean Carbonnier nous indique donc que le Droit est à rechercher dans “son aptitude à prendre en charge le contenu des autres normes”.
43Dans notre problématique actuelle, nous faisons trois applications d’une telle conception.
44Tout d’abord, une telle approche nous permet de souligner que le contenu d’un système juridique est le produit d’une double génération des faits sociaux, des faits en normes particulières et de normes particulières en catégories juridiques, neutres et dépersonnalisées. Ce processus de “mutation” est applicable aux droits africains et apparaît clairement à partir de notre étude du droit foncier wolof, dont nous présenterons quelques résultats dans la seconde partie. [20]
45Le critère de “Juridicisation” des normes paraît résider dans le besoin de résoudre des problèmes fondamentaux de la vie du groupe. Si on accepte d’identifier “le droit avec le contrôle social d’actes ressentis comme susceptibles de mettre en péril la vie du groupe” [21] et que l’on ramène cet état de crise éventuelle ou réelle à la non reproduction des registres essentiels de la vie sociale, on peut dégager au moins trois domaines de la juridicité selon que la reproduction sociétale [22] est actualisée dans le contexte biologique (droit de la foliation, du mariage, code de la famille…), écologique (droit de l’exploitation de la terre et des ressources naturelles, droit de l’environnement ou des affaires) ou idéologiques (droit constitutionnel, concordat, droit de la presse…)
46Ces distinctions n’épuisent sans doute pas toutes les distinctions actuelles et ne doivent pas être considérées comme des typologies. Elles abordent les domaines inhérents à la régulation juridique et soulignent que la juridicisation d’un aspect particulier de l’activité sociale ainsi que leur éventuelle déjuridicisation sont liées aux besoins propres d’un état de la société. Qui parlait d’un droit de l’environnement il y a vingt ans ou d’une décriminalisation de l’avortement il y en a dix ?
47Enfin, un dernier enseignement peut être tiré. Si le droit est un contenant, un moule, ce moule n’est pas interchangeable, il est le précipité d’une expérience sociétale, l’effet des échanges inter-normatifs et porte la marque d’un projet, souvent implicite car rares sont les auteurs d’une “démocratie française”, de société.
48Actuellement nous dégageons au moins trois projets-types de société selon que, des deux composantes principales de l’activité sociale, l’homme et le groupe, on privilégie l’un (et que l’on parle d’individualisme), l’autre (collectivisme), ou que l’on tente d’en équilibrer les intérêts réciproques (communautarisme) et étant entendu que les projets identifiés offrent rarement des formes pures et le plus souvent s’ajustent sur plusieurs registres, dans le cadre du phénomène global de la régulation sociale [23].
49Cette proposition sera développée dans le cadre de l’étude du transfert des connaissances juridiques.
502) Le droit est un instrument de communication avant d’être un moyen de répression des conduites déviantes.
51Nous serons extrêmement brefs sur ce dernier point. Nous avons été souvent surpris par des définitions, telle celle de Jean Poirier, pour qui “le fait juridique se définit par la nature de sanctions applicable à la transgression” [24] ou par ceux qui considèrent dans le Droit que sa capacité à résoudre des conflits.
52A partir d’enquêtes concernant la mise en œuvre de la justice et les attitudes des sociétés en face du réglement des conflits dans diverses sociétés africaines, j’ai le sentiment que les observateurs n’ont jamais cherché à étudier que la partie émergée de l’iceberg juridique, celle où les principes sont discutés et les solutions clairement élaborées, sans aborder ce domaine inconnu de la pratique juridique quotidienne là où le droit est un instrument de communication que l’on pratique si concrètement qu’il s’oublie comme système normatif et s’estompe sous la chaleur des relations sociales.
53C’est donc par facilité que l’on ramène la vie du Droit à l’actualisation de certains de ses mécanismes dans le cadre des conflits. Pour révélateurs qu’ils soient, ces derniers ne sauraient suffire à nous restituer la somme des possibilités réalisées et réalisables de formes d’organisation de la régulation sociale.
54N’oublions pas, de plus, qu’un des idéaux des sociétés étudiées est de se méfier de la mise en cause du Droit et de l’officialisation des conflits dans les enceintes judiciaires, facteurs d’inégalité et de déstructuration sociale.
55Avant de régler les conflits, le droit oriente les comportements et attire notre attention sur les dangers de la “déviance”, quitte à en tirer les conséquences si la règle n’est pas respectée. Cette idée avait d’ailleurs été déjà aperçue. Citons ici, simplement, ce que dit Ian Hamnet à propos du contrat exécutoire en droit anglais : “If the law accords binding force to a given of agreements, the effects is not only to “control” the obliged party. It is also to confer a facility on the creditor in the relationship. More often than not, however, the real effect is to facilitate the creation of a mutual relationship to the advantage of both” [25].
56En conclusion à ces trop rapides applications de l’axiomatique de notre objet scientifique, nous remarquerons que l’anthropologie du Droit se bat avec ses catégories de pensée comme le biologiste avec son microscope. L’image que nous avons du Droit était floue, imprécise. Elle s’est fixée pour mieux disparaître et se retrouver agrandie, mieux perceptible dans les détails de son organisation. Ce va-et-vient entre les données de l’enquête de terrain et notre tentative d’élucidation et d’explication va être illustré par un autre aspect de notre démarche, la constitution d’une problématique anthropologique.
II – Une problématique anthropologique de l’étude des systèmes juridiques
57Nous avons défini la problématique comme “la suite logique et intégrée des raisonnements et des opérations raisonnées, nécessaires à la compréhension et à la validation d’une recherche, allant de la définition d’un thème de recherche à la présentation de ses résultats et pouvant au moins se décomposer en trois phases complémentaires de l’élaboration, de l’expérimentation, puis de l’exploitation des connaissances” [26].
58Une problématique est fonction de l’objet scientifique, mais contribue inversément, à en approfondir les données explicites ou à en élucider les implicites. Nous étudierons donc successivement ses thèmes et hypothèses, puis les problèmes méthodologiques, liés à la construction de modèles anthropologiques.
A – Les thèmes et les hypothèses
59Une présentation rapide des thèmes de la recherche anthropologique contemporaine, en nous limitant aux écrits anglophones, francophones, germanophones et italophones, fait ressortir une permanence des thèmes en rapport avec les traditions nationales. C’est en faisant la part de ces traditions que nous pourrons mesurer l’originalité du programme de recherche de la formation scientifique à laquelle nous appartenons, le laboratoire d’anthropologie juridique.
a – La part des traditions nationales
60Les traditions nationales et leur permanence influencent directement le champ théorique et indirectement les choix spécifiques.
1 – Le champ théorique
61S’il est vrai que chaque grande “école anthropologique” est d’abord le produit d’un contexte culturel national, on ne doit pas s’étonner de trouver l’influence fonctionnaliste dans l’anthropologie britannique, le diffusionisme marquer l’anthropologie historique du Droit pratiquée en Allemagne, ou l’école de Durkheim orienter notre recherche (par le relais du structuralisme Lévi-Straussien).
62Enfin, la pratique scientifique nord-américaine reste “culturaliste”, et précisément des pays tel que l’Italie, qui n’ont pas de tradition nationale, emprunteront aux U. S. A., et dans le contexte de l’après-guerre, son champ théorique [27].
63Cet état de fait ne doit pas cacher cependant une uniformisation progressive du champ thématique, en particulier sous l’influence de l’extension de l’aire originelle de certaines méthodologies.
64La méthode “d’étude des cas”, propre au monde anglo saxon se développe tant en Allemagne, en Italie, qu’en France. Parallèlement le structuralisme pénètre la Grande-Bretagne et le nord de l’Europe continentale.
65Actuellement, nous avons le sentiment que l’approche méthodologique se ramène à deux grands courants supranationaux. Le premier de ces courants pourrait être dénommé “empirique”, Les chercheurs se méfient de toute généralisation et restent dans les limites étroites des matériaux collectés. L’anthropologie se ramène à une ethnographie du droit, et, dans certains cas, la restitution monographique sans ossature théorique [28] peut conduire au conformisme intellectuel ou à l’occultation de problèmes délicats, mais décisifs [29]. Ce courant est originellement anglo-saxon.
66Inversément, le courant des “théoriciens” fait davantage confiance aux explications générales qu’aux études détaillées de terrain et préfèrent les grandes récurrences significatives aux explications minutieuses. Ils peuvent être victimes d’un dogmatisme d’autant plus fâcheux que des problèmes méthodologiques et conceptuels ne manquent pas d’apparaitre, ainsi dans la méthodologie marxite appliquée aux formations sociales “primitives”.
67Un dépassement de l’opposition entre ces deux courants viendra de leur interpénétration. Nous avons déjà des exemples de l’usage bénéfique de l’introduction d’un champ théorique marxien dans un cadre monographique [30]. Nous donnerons plus loin d’autres exemples d’une ouverture de l’approche théorique aux données de terrain et nous pensons qu’une complémentarité d’approche se généralisera.
2 – La permanence de thèmes spécifiques
68Deux données affectent le choix des thèmes spécifiques :
- les différences de conception affectant les systèmes juridiques occidentaux qui s’universalisent par l’effet historique du phénomène colonial et par le biais de l’idéalisme de la philosophie juridique.
- Des choix hypothétiques propres à certains secteurs de la recherche.
69Nous serons très brefs sur ces deux aspects qui sont déjà connus par ailleurs.
702,1) Ainsi H et L. Kuper signalaient déjà, en 1964, le fossé séparant en Afrique le monde juridique anglophones des francophones [31]. L’importance défféremment reconnue aux textes législatifs et aux précédents jurisprudentiels a conduit les anglophones à privilégier une étude du “règlement de conflits” (dispute settlements) dans l’orbite de la common Law et les francophones à rechercher des règles explicitement ou implicitement codifiées, dans l’optique du. Droit romano-germanique. En matière d’acculturation juridique, par exemple, un auteur français s’intéressera principalement au sens de la modification des règles par une interprétation nouvelle des modèles du groupe. Un chercheur anglophone aura son esprit attiré par l’organisation judiciaire et le système de décisions qu’il secrète sans s’interroger sur les conflits internormatifs ou trans - culturels [32].
71Les choix hypothétiques propres à certains secteurs et liés aux péripéties du mandarinat universitaire sont nombreux et évidents. Nous ne citerons ici que l’opposition qui, dans l’anthropologie britanique, opposait les héritiers de Radcliffe Brown à ceux de Malinowski et cherchait à découvrir, dans l’application du Droit, un effet tantôt de l’ordre social (dans la perspective de Durkheim et de la sociologie française qui a influencé Radcliffe Brown, puis Gluckman), tantôt de l’interaction sociale, soulignée par Malinowski dans la définition précédemment citée.
72Ceci aboutit à une dichotomie du Droit comme “application des normes” et du Droit comme “recherche de ses intérêts. Bien que cette querelle tend à être dépassée, Ian Hamnet” showing how crudely any such polarisation distorts the reality of Law in Society” [33] ses effets sont encore très contemporains dans le choix des thèmes et des problématiques, comme le prouvent les contributions de Sally Moore ou de J. A. G. Perry dans Social Anthropology and Law [34].
73A travers ces exemples, on a pu déceler certains déterminismes hypothétiques mal contrôlés. C’est précisément par une tentative d’approfondissement du statut épistémologique de nos pré - conceptions que nous devrions élargir notre pratique scientifique et en approfondir le caractère anthropologique.
b – Pour une thématique anthropologique : la contribution du laboratoire d’anthropologie juridique [35]
1 – Les modes d’approche
74Il va de soi, tout d’abord, que l’approfondissement des thèmes est intimement lié à une plus juste compréhension de notre objet scientifique et passait par une critique des présupposés de la recherche d’ethnologie juridique, menée en France, durant la période coloniale.
75Or cette pratique souffrait au moins de deux limites. Elle était de caractère ethnocentrique et ne couvrait qu’une partie du processus scientifique.
76De caractère ethnocentrique, la pratique ethnologique n’accordait pas assez d’attention à l’originalité de processus sociaux et juridiques et à la logique de comportements différents de ceux des observateurs, parce qu’elle était essentiellement le fait d’administrateurs des colonies dont l’objectif était moins d’être “l’avocat naturel” des sociétés, selon la suggestion de Michel Leuris [36] que d’être l’agent de leur insertion dans le système colonial, puis dans la culture occidentale, dans une perspective assimilationiste française bien connue.
77Sortir notre pratique de chercheur de cette “anthropologie appliquée” [37] était une nécessité absolue. Elle devait nous permettre d’analyser le phénomène de la mutation institutionnelle en cours depuis la décolonisation et, plus particulièrement, le droit du développement, en démystifiant se sa priori et ses insuffisances théoriques et ses liens avec une “emprise néo-coloniale”.
78Mais pour comprendre le sens des transformations et sortir l’interprétation de l’apparente fatalité du recours aux conceptions juridiques occidentales, il fallait non seulement traquer l’ethnocentrisme (sans être certain de ne jamais en être inconsciemment sa victime) mais aussi élargir le champ thématique, qui pouvait se caractériser essentiellement par une analyse des règles du discours juridique. En optant pour une approche anthropologique, nous devions nous donner les moyens de développer nos recherches dans deux directions.
79En effet, dans la conception Levi-Straussienne, l’étape analytique est considérée comme intermédiaire entre la phase descriptive et ethnographique initiale et la généralisation anthropologique. Il convenait donc de tirer toutes les conséquences du statut de la phase analytique en développant le recours à l’enquête de terrain menée selon les exigences méthodologiques contemporaines de l’ethnologie et parallèlement de construire les instruments intellectuels propres à assurer une comparaison effective des données décrites et analysées, en vue d’une généralisation. En, considérant la recherche selon un axe horizontal, les compléments se situent ainsi en “amont” et en “aval” de la phase analytique.
80L’autre direction se situe dans l’axe vertical, par rapport à l’impact du discours normatif. Les développements de la première partie laissant présager les compléments que nous tentons d’apporter. D’une part, il s’agit de faire une juste place aux actes ou aux comportements qui, dans tous les cas, sont sous-jacents au processus de juridicité et, dans certaines situations, n’apparaissent que comme les seuls supports explicites de l’emprise sociale. D’autre part, et une fois la relation dialectique, discours et comportements juridiques élucidés, il fallait dégager un méta-langage du droit et comprendre le rôle des représentations intellectuelles et des systèmes de pensées et de valeurs qui articulent les systèmes particuliers et justifient l’ordre normatif ou provoquent leur transformation.
81Cette extension du champ analytique devait nous permettre de mieux appréhender la logique structurale des droits traditionnels, par le biais d’une approche comparative dégageant leurs propriétés endogènes, et la pluralité des processus de transformation institutionnelle, en sortant le droit du développement du momisme idéalité occidental et en tenant mieux compte des attributs spécifiques des systèmes juridiques autochtones ; bref en promouvant l’induction des mutations et non le placage d’expériences étrangères.
82Ceci nous conduisait à développer l’étude des systèmes juridiques locaux trop fréquemment oubliés au bénéfice du droit colonial, puis à les analyser dans la perspective de “l’endogénéité du développement” pour reprendre un expression à la mode. “Les travaux du laboratoire concernent principalement les systèmes parentaux, les systèmes fonciers, les systèmes de pouvoirs, les systèmes idéologiques et les systèmes communautaires qui les réunissent en Afrique noire et dans quelques sociétés de l’Antiquité méditerranéenne et du Moyen-Age. Le champ couvert s’étend peu à peu aux sociétés nomades du Nord de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie, et aux systèmes qui se créent actuellement (droit européen, droit de l’environnement, droit des océans”) [38].
83Nous privilégions ainsi, tantôt les processus de juridicité où les actes déterminent les règles, tantôt les domaines où le processus est en train d’émerger, où les faits normatifs sont en cours d’accession à la juridicité. Seule la médiocrité de nos moyens matériels nous interdit encore de cerner le champ des droits occidentaux déjà constitués, mais une de nos hypothèses est qu’ils sont susceptibles de procédures scientifiques analogues à celles que nous mettons en cause dans le traitement des systèmes sociaux et juridiques en mutations.
84Soulignons, cependant, le caractère circonstanciel de ces futurs développements comme de l’impact géographique des recherches. Par contre, l’étude des Droits de la parenté et de la terre, du pouvoir et des idéologies, et enfin des systèmes communautaires répond à des choix raisonnés. En appréhendant la parenté, le droit foncier et les idéologies, ce sont les reproductions biologiques, écologiques et idéologiques que nous tentons d’approfondir dans leurs aspects les plus significatifs et les plus généraux. Ils sont les plus significatifs car ils nous situent au cœur de l’emprise sociale dans ces “lieux” où s’ordonnent les sujétions fondamentales de la pérennité des sociétés et de l’articulation de leurs composantes. Nous ne mésestimons pas l’impact de ces nouveaux systèmes juridiques que sont, par exemple, le droit des assurances ou le droit du travail. Mais nous essayons de lire leurs impératifs propres dans la logique de leurs rapports avec des régulations qui nous apparais sent autrement décisives.
85Ils sont aussi les plus généreux car, indépendamment d’un développement technologique, ils doivent prendre en charge ces secteurs stratégiques de la vie sociale. Par ailleurs, en insérant les études parentales et foncières dans le contexte du pouvoir et des systèmes communautaires, nous voulons considérer les “projets de société” comme des variables significatives des systèmes que nous étudions. Ceci ne veut pas dire que nous exclusions de notre problématique les projets de type “individualiste” ou “collectiviste”. Mais en testant l’originalité d’un système communautaire, nous voudrions restituer la spécificité de chaque expérience de régulation globale, pour en interpréter ensuite les formes complexes et les brassages éventuels.
86Au cours de la recherche, des hypothèses ont été successivement proposées. Nous n’indiquerons ici que les hypothèses les plus anciennement élaborées ayant déjà été au moins partiellement expérimentées et validées. Elles concernent le droit de la parenté et le droit delà terre.
87Le choix de ces hypothèses est associé à une méthode axiomatique. Il est donc lié à un développement théorique de la problématique et plus particulièrement à la construction de modèles que nous évoquerons ultérieurement.
88Nous dégagerons ici seulement trois propositions principales :
89Notre première proposition concerne le champ couvert. En raison de différences affectant la reconnaissance des sujets de droit et de la nature des rapports juridiques, dans des projets individualiste et communautariste, nous postulons l’inadéquation de la conception occidentale de la parenté ou de la notion de “foncier, ce qui suppose la délimitation d’un nouveau domaine d’étude dans ses aspects structurels et fonctionnels et en rapport avec les modes d’expression spécifique du processus de juridicité.
90Notre seconde proposition tient au caractère systématique des données considérées. Nous supposons, en effet, que les faits d’Emprise sociale sont logiquement associés dans des ensembles constitués ou identifiables, pouvant être considérés en tant que systèmes (possédant donc une structure) et pouvant faire l’objet de diverses manipulations, comme le montre Claude Lévi Straus à propos de la “notion de Structure en Ethnologie” [39]. Mais, à la différence de cet auteur, nous ne pensons pas que la structure s’exprime par un modèle. La notion de structure ne dé signe dans notre pensée, que le principe d’organisation ou d’interaction des éléments appartenant à l’ensemble considéré en tant que système. Dans la mesure où nous recourons “au modèle”, il a pour fonction d’exprimer la totalité des éléments du système et non sa seule structure [40].
91Notre troisième proposition considère le caractère dynamique des données considérées. Malgré l’apparent immobilisme d’un système juridique et son caractère conservateur, des mouvements internes et des mutations affectent toujours un système de droit, même et surtout un système coutumier. Toute analyse anthropologique d’un système juridique doit donc tenir compte, à côté du régime juridique qui ressence les règles dans leur rapport au cadre normatif, et les sanctions, des “modalités d’ajustement synchroniques” (processus de réglement des conflits) ou diachroniques (modes de transformation et d’adaptation du système juridique aux contraintes nouvelles).
92De ces trois propositions, nous avons déduit certaines applications dans nos études des droits africains traditionnels [41]. Tout d’abord, nous avons considéré comme “objet” d’étude, non le droit delà parenté ou le droit financier, mais respectivement des “systèmes normatifs de parentalisation communautaires” “et des systèmes (normatifs) de rapports de l’homme à la terre”. Ensuite, nous avons testé la parallélisme affectant le développement de ces systèmes et le caractère de complexité du phénomène d’emprise sociale, lié à l’organisation du pouvoir sociétal. Ceci nous a amené à analyser les processus de transformations de systèmes simples en systèmes plus stratifiés, en restituant la diversité des expériences institutionnelles pour tenir compte d’un échantillonnage qui va de la bande pygmée à l’empire centralisé des Mossi de Haut - Volta. Enfin, l’originalité du processus de juridicité, que nous avons déjà brièvement évoquée, nous amené à admettre l’existence d’autant de systèmes qu’il existe de types de rapports juridiques identifiés, puis à construire des modèles susceptibles de rendre compte à la fois de la place des actes dans le processus de juridicité et du traitement des normes dans une pensée considérée comme réaliste.
B – Le rôle des modèles dans une anthropologie du Droit
93Pour Claude Lévi-Straus, les modèles “rendent manifeste la structure sociale elle-même” (1958, p. 306). Pour nous, la fonction du modèle est de restituer l’originalité du processus de juridicité et de rétablir la logique des éléments composant un système du droit.
94Les difficultés que nous pouvons rencontrer se situent dans le contexte général (logique et épistémologique) de référence au modèle, puis dans les procédures scientifiques de constitution, d’expérimentation et de validation.
a – Les recours aux modèles
95Dans “Mathématiser les sciences de l’homme ?” [42], André Régnier dégage cinq avantages du recours au modèle.
961) “Le modèle constitue une représentation à la fois simplifiée et globale… (dont) les aspects retenus ne sont pas arbitraires ; ils sont choisis selon un certain point de vue”. Ce point de vue est un champ de questions “qui sont formulées dans le langage de la connaissance empirique, sont traductibles dans le langage théorique, qui parle du modèle et que, sans ce langage, elles peuvent recevoir des réponses, déterminées et entre-elles non contradictoires” (p. 18-19).
972) “En tant qu’objet abstrait, le modèle n’existe que par sa définition et ne peut valoir mieux qu’elle” (ibidem p. 19)
983) “Lorsqu’elle est possible, la définition axiomatique des termes et des relations permet d’introduire des notions nouvelles de façon tout à fait rigoureuse et de donner un sens bien déterminé, en les remodelant, à des notions familières bien connues”, (p. 20)
994) “En tant qu’objet abstrait correctement défini, le modèle nous offre toutes les ressources du raisonnement logique” (p. 20-21).
1005) “Enfin, la construction d’un modèle nous épargne les difficultés relatives à l’induction. Le modèle est posé décisoirement et les hypothèses n’ont pas à être justifiées par des considérations tirées de l’expérience. Ce modèle n’est ni vrai ni faux, il est bon ou mauvais par rapport à un champ de questions et on le juge ainsi. Cela n’exclut pas qu’on essaye de la faire vrai, mais c’est là une autre histoire”. (p. 23-24)
101Or, si l’on désire que le modèle ne soit pas seulement “bon”, mais aussi “vrai”, on rencontre certains problèmes :
102Le premier est d’user dans toute la mesure du possible de “propositions concrètement significatives” c’est-à-dire qui soient “vraies à la fois pour le modèle et pour le réel” (ibidem p. 25).
103Un autre problème tient à la difficulté d’une définition axiomatique en vue d’assurer la rigueur de l’approche conceptuelle. Les axiomes sont, en effet, difficiles à dégager, même dans les sciences exactes, et leur statut épistémologique en tant que “système d’axiomes” est complexe. Un tel système est rarement unique (ce qui pose la question du nombre des axiomes), il ne doit pas être incomplet, redondant, ni contradictoire.
104Enfin, à supposer que notre démarche ait tenu compte des impératifs précédents, il reste à savoir si ces axiomes ont été construits intuitivement ou formellement, concrètement (à posteriori) ou abstraitement (à priori), généralement ou spécifiquement (en précisant alors les concepts et les axiomes et en construisant “un modèle du système d’axiomes”). Pour tenir compte de l’état des connaissances et des problèmes épistémologiques, nous avons été amenés à aborder les axiomes intuitivement, concrètement et spécifiquement.
b – Un exemple de “modélisation” : le système normatif des rapports de l’homme à la terre en Afrique Noire
105En abordant l’étude des systèmes fonciers négro-africains, nous avions été intrigués par deux faits complémentaires.
106Tout d’abord, ce que la littérature ethnologique coloniale restituait par les catégories de “Droit éminent” du chef de terre et de “droit d’usage” de l’exploitant ne revoyaient pas à un même champ de significations. Si le Droit éminent supposait le droit d’usage, inversément, le droit d’usage pouvait apparaître isolément dans des sociétés qui ignoraient un système “sophistiqué” de contrôle de l’espace. De plus, le processus normatifs étaient structurellement différents en cas de conjonction des deux catégories de maîtrise de l’espace, ce qui laissait supposer la mise en cause de deux systèmes et non d’un seul.
107Ensuite, il était frappant de constater que si toutes les catégories autochtones étaient ramenées à l’aune des droits occidentaux (catégories féodales ou civilistes, par exemple), quand on passait de leur description à leur reformation, on passait également d’un cadre unitaire à une conception dualiste, en parlant de réformes foncière et agraire. On pouvait être également frappé de la difficulté des réformes (conçues à partir de modèles occidentaux) à assumer les objectifs de développement rural par la disproportion entre les moyens utilisés et la capacité de réception des agriculteurs intéressés.
108A partir de ces remarques et développements, qu’il serait superflu de présenter ici, nous avons été amené à esquisser une théorie du droit de la terre [43] avec deux objectifs :
109Approfondir les éléments constitutifs des deux niveaux traditionnels d’organisation du système normatif global.
110Restituer formellement ces éléments pour en favoriser la comparaison, en dégager les ressemblances et les différences et les intégrer dans des banques de données qui permettraient une meilleure maîtrise des catégories à transformer et des processus de leur transformation.
111En fonction de ces options, nous avions distingué deux systèmes : l’un d’exploitation des sols, l’autre de répartition des terres. Pour chaque système, nous avions contruit des modèles correspondant aux phases de développement de systèmes, en utilisant le cadre formel de matrices, c’est-à-dire de tableaux à double dimension où nous reportons sur chaque axe des données normatives originales dont la combinaison dans une case (où se trouve reportée une catégorie d’espace) permet la génération des faits sociaux et permet le processus de double institutionnalisation qui est la marque du “juridique”. Une fois ces matrices construites et expérimentées dans un certain nombre de sociétés, nous avons pu en reprendre les principes de constitution et proposer à la fois les axiomes et les concepts, en respectant les caractères intuitif, concret et spécifique de la démarche.
112A partir du moment où le cadre théorique était ainsi constitué, il était possible d’en systématiser les caractéristiques et de procéder à l’expérimentation, puis à la validation de chacun des modèles par un retour au réel. Nous nous sommes ainsi aperçu qu’entre l’exploitation des sols et la répartition des terres existait un tiers système de “circulation-distribution des produits de la terre”. Par ce biais, nous avons été amenés à axiomatiser la nature interne, externe ou interne-externe des supports de la relation juridique, puis à lier le développement des modèles aux formes d’organisation du pouvoir sociétal, selon les statuts respectifs des divers pouvoirs (parental, politique, économique, religieux) dans les sociétés étudiées. L’expérimentation a donc été l’occasion de compléments substantiels, en particulier en ce qui concerne les “propositions concrètement significatives”, c’est-à-dire la prise en compte des catégories de la pensée juridique africaine dans un tel contexte. Cette expérimentation ne pouvait être que collective et graduelle, ce qui explique que sa validation n’a pu être opérée que lentement et que les premières publications vont pouvoir paraître, après deux ans de recherche.
c – Quelques renseignements originaux
113A partir de l’exploitation des modèles anthropologiques, nous avons pu proposer quelques interprétations du processus juridique qui auraient été impensables selon d’autres procédures scientifiques [44].
114Ainsi le droit de la terre naît de la conjonction sur un même espace identifié ou identifiable d’un acte de contrôle déterminé par l’organisation socio-politique avec un acte d’intervention technique lié au degré de technologie et au mode de production envisagé. Pris isolément, ces actes sont régulés par des normes de première génération (politiques, parentales, religieuses ou techniques) et n’ont, en aucun cas un caractère juridique. Il faut leur conjonction sur un espace déterminé et seul apte à les supporter, pour que le processus de juridicité soit mis en cause et pour que les acteurs puissent se réclamer d’un avantage particulier ; susceptible de sanctions devant les instances désignées par les normes socio-politiques. C’est donc la génération au second degré, des actes particuliers sur un espace qui attribue le caractère juridique à des faits sociaux.
115De la même façon, les sanctions ne sont pas spécialement juridiques. Elles peuvent être religieuses ou morales dans leurs modes d’actualisation, mais elles accèdent à la juridicité dans le cadre d’une fonction de régulation des relations foncières, par la mise en rapport des actes de réglement des conflits et des normes socio-politique. Le Droit foncier apparaît donc comme un ensemble d’actes actualisés ou actualisables, susceptible d’adjonction ou de suppression et considéré comme “juridique” par un processus de double génération, chaque acte définissant un champ de possibilités définies par opposition avec d’autres actes de même nature et les capacités d’agir étant co-notées par les statuts des acteurs de la vie juridique ? Il est possible de déduire de l’analyse comparée des statuts, puis des procédures de conjugaison des actes socio-politiques et techniques, un ensemble de récurrence significatives que nous pouvons définir comme les modalités spécifiques d’actualisation des normes et considérer comme les “règles juridiques”.
116Ces règles n’ont pas nécessairement d’existence en soi. Elles sont dégagées des principes qui définissent l’accès aux statuts ou la déchéance d’une fonction et sont déductibles des comportements par lesquels les individus agissent en tant qu’acteurs du Droit.
117Un tel système normatif avait deux avantages ; il était très souple et, paradoxalement, très sûr. Très souple, parce qu’il suffisait de dégager, dans la typologie des statuts, une nouvelle catégorie(en général, par distinction d’une nouvelle sous - catégorie) pour qu’un nouveau type d’acte accède au contrôle socio-politique, puis à l’espace, puis à sa mise en valeur. A partir de ce seul traitement sémantique, la société pouvait absorber toutes les migrations qui sont la trame de l’histoire africaine.
118Ensuite, un tel système était très sûr car, pour pouvoir se réclamer d’un droit, ou réclamer le respect d’une obligation correspondante, il fallait être en “possession” d’un espace, détenir le statut correspondant à cet espace et être à même de le mettre en valeur, selon les normes technologiques en vigueur.
119En contrôlant ces trois voies d’accès à la reconnaissance de la juridicité, la société s’évite d’être débordée par la flexibilité de la sémantique, de même qu’en exigeant une conjonction des actes de nature différente sur un même espace, elle limite les transformations des “Droits” et les causes de conflits.
120Ces explications ont naturellement un caractère partiel et complexe. Mais cette complexité, évidente pour un esprit occidental ou occidentalisé, n’est qu’apparente. Elle est aussi complexe à nos yeux que les catégories civilistes de la propriété et de ses démembrements le sont pour des sociétés africaines traditionnelles. Une fois que nous sommes passés de “l’autre côté du miroir” où l’occident se regarde avec tant de complaisance, nous découvrons un système logique, fonctionnel, simple et sûr.
121N’y a t-il pas là matière à méditation pour les bureaucrates de toute origine ?
122Dans cette optique et s’il faut donner à ce plaidoyer pro domo une conclusion qui ne relève ni de l’auto-critique, ni d’un panégyrique, nous emprunterons à Roger Bastide une réflexion explicite dans son ouvrage : “L’anthropologie appliquée” considérée ici comme “science de l’action manipulatrice des hommes”. Il écrit :
123“Où est l’irrationnel, si irrationnel il y a ? Ne serait-il pas plutôt de côté des planificateurs que du côté de ceux qui le discutent et “l’obstacle” à leurs projets de développements, d’amélioration du niveau de vie, de rationnalisation de l’alimentation, des soins de santé, devrait être plutôt pour ces manipulateurs un stimulus à une prise de conscience des racines idéologiques de l’Anthropologie, appliquée, comme une critique de la science, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui [45].
124Cette réflexion que nous croyons applicable, tant aux pays développés qu’aux pays sous-développés, nous conduit personnellement à considérer que l’objectif contemporain est de sortir l’étude du Droit du seul cadre occidental pour en approfondir les enseignements et mieux en maîtriser les applications. Cet objectif passe, pour une part, dans une approche anthropologique et par une double critique de la science du droit et de l’anthropologie sociale.
125Dans cette perspective, peut-être aurons nous contribué au moins à amorcer un dialogue entre les juristes et les anthropologues ?
Notes
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[1]
En dehors des divers travaux du laboratoire d’anthropologie juridique que nous citerons dans le cours du texte, nous nous référons ici principalement à la première synthèse publiée en langue anglaise par I. HAMNET, éditeur, sous le titre Social Anthropology and Law (ASA monograph n°14. Academic Press, 1977, 234 p.) avec les contributions de J. COMAROFF et S. SIMON, L. FALLERS, P. GULLIVER, S. MOORE, J.A.G. PERRY et F.G. SNYDER).
-
[2]
Nous entendons nous situer en particulier dans la ligne d’une de nos premières contributions sur ce sujet : Réflexions sur une interprétation anthropologique du Droit africain, le laboratoire d’anthropologie juridique in Revue juridique et politique, indépendance et coopération, 1972, Tome 26, n°3, p. 427 et suiv.
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[3]
Place de l’anthropologie dans les sciences sociales republié in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 388.
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[4]
Ibidem, p. 388-389.
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[5]
“Perhaps, after all, it is safest and best to think of law as a merely spurious category, or at most as just a special case of social control, whose specialty is constitued only by the illusions of its practitioners and will not survive analysis”. I. HAMNET, Introduction in Social Anthropology and Law, op.cit., p. 4.
-
[6]
Et d’élargir la discussion épistémologique et les contraintes historiques d’une critique marxienne du Droit. Cf. M. MIAILLE, L’Etat du droit, coll. critique du droit, Maspéro, 1978.
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[7]
I. HAMNET écrit à ce sujet, dans l’introduction de Social Anthropology and Law, p. 7 : “The specifically legal mode of social action emerges as a scandal to any kind of sociological reductionism. It has therefore to be merely demystified by anthropologists but debunked by them. The specificity of law then emerges as no more than the ideological charter of a particular professional group, and thus as subject to, rather than constitutive of, the anthropologist’s analysis”.
-
[8]
Administration and the supremacy of Law in Colonial Busoga, in Social Anthropology and Law, op.cit., p. 53.
-
[9]
J. LENOBLE et F. OST, Prolégomènes à une lecture épistémologique des modèles juridiques, Unesco, 1978, p. 4.
-
[10]
L’expérience ethnologique, Ethnologie générale, Paris, Gallimard, 1968, p. 1817.
-
[11]
L. GERNET, Droit et pré-Droit dans la Grèce ancienne, in Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspero, 1968, p. 175-260.
-
[12]
J. POIRIER, Introduction à l’ethnologie de l’appareil juridique, in Ethnologie générale” Paris, Gallimard, 1968, p. 1092-1094.
-
[13]
AIJD, Bruxelles, 1977.
-
[14]
L’expérience juridique autochtone et le transfert des connaissances et des théories juridiques occidentales, Paris, Unesco, 1978.
-
[15]
Prolégomènes, op.cit p.5.
-
[16]
Justice africaine et oralité juridique, Bull. IFAN, T. XXXVI, Série B, 1974.
-
[17]
Equipe de recherche en anthropologie juridique (ERA. CNRS N° 201). Rapport bisannuel, juin 1978, p. 12.
-
[18]
Comparer la définition de M. MAUSS, Manuel d’ethnographie, Paris, 1967, p. 137 ; MALINOWSKI, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Paris, Payot, 1968, p. 53 et HOEBEL, Law of primitive man, 1974.
-
[19]
J. CARBONNIER ; Les phénomènes d’inter-normativité, in European Yearbook in law and sociolopy. La Haye, 1977, p. 45.
-
[20]
Ibidem, p. 45.
-
[21]
M. ALLIOT : La naissance du Droit, Communication à l’institut d’Anthropologie Historique de Fribourg, 1976, p. 1.
-
[22]
La notion de reproduction est empruntée à l’anthropologie économique marxiste et plus particulièrement à C. Meillassoux, Anthropologie économique des Gouro de Côte d’Ivoire, Mouton, 1965, en part. p. 223 où elle désigne le contrôle et la reconduction de la structure économique et sociale par le biais de la reproduction physique du groupe.
Cf. également le commentaire de E. TERRAY in Le Marxisme devant les sociétés primitives, Paris, Maspero, 1972, p. 155-167. -
[23]
Dans ce sens, par exemple, E. LE ROY, L’enquête de terrain. Méthodologie et épistémologie de l’anthropologie juridique, Paris, Laboratoire d’anthropologie juridique, 1977, p. 28-30.
-
[24]
J. POIRIER, Introduction à l’ethnologie de l’appareil juridique, op.cit., p. 1091. M. ALLIOT écrit à ce sujet : “D’un point de vue méthodologique, il est aussi irrationnel de définir le Droit par ce qui se passe dans nos sociétés quand il est transgressé que de définir la santé par la possibilité d’être rétablie par la médecine et les médicaments”, Fribourg, 1976, p. 2.
-
[25]
Introduction, in Social Anthropology and Law, op.cit., p. 6.
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[26]
E. LE ROY, Méthodologie et épistémologie de l’équipe de recherche en anthropologie juridique, vol. II, Analyse et exploitation des données, à paraître. Paris, Editions du CNRS, p. 4 et 5.
-
[27]
A. NEGRI, La méthode du juriste-ethnologue de l’époque de l’ethnologie juridique de Post à l’époque de la floraison de l’anthropologie culturelle, Rapport au Xe congrès international de Droit Comparé, Budapest, 1978, pp. 41 et 42 de la version dactylographiée.
-
[28]
R. CRESSWELL écrit ainsi : “A la recherche ethnologique, il faut un cadre monographique pour répondre aussi bien à la préoccupation de synthèse de la discipline qu’à la nécessité d’étendre l’aire de recherche au-delà des limites prévues, la recherche par induction exigeant cette précaution méthodologique. Mais pour que le cadre monographique n’aboutisse pas à une globalité futile, il faut élaborer une problématique, il faut postuler un centre d’intérêt. En même temps, la formulation d’une problématique fournira une théorie permettant de choisir les faits à observer et les réseaux et trames à constituer.”
La problématique en Anthropologie, in Outils d’enquête et d’analyse anthropologiques, Paris, Maspero, 1976, p. 22. -
[29]
Dans ce sens, notre article : L’anthropologie juridique anglo-saxonne et l’héritage scientifique de Max Gluckman, op.cit.
-
[30]
Par exemple, F.G. SNYDER, Reproduction and production in Gasumay, a study of legal and economic Change, in a Senegalese village, sous presse.
-
[31]
Cf. Leur introduction à African Law, adaptation and Development, 1964.
-
[32]
On comparera dans ce sens l’article de M. ALLIOT, Christianisme et Droit traditionnel au Sénégal in Etudes Le Bras, Paris, 1965, p.1029-1040 et la contribution de J.A.G. PERRY, Law-Codes and Brokerage in a Lesotho Village, in Social anthropology and Law, op.cit., p. 188-228.
-
[33]
Introduction à Social anthropology and Law, op.cit., p. 8.
-
[34]
Ibidem, p. 159 et suivantes.
-
[35]
Fondé en 1965 par le professeur Michel Alliot qui en est l’actuel directeur, ce laboratoire est rattaché au Centre d’études juridiques comparatives de l’Université de Paris 1, 14 rue Cujas, 75231 Paris Cedex 05. Tél. 329.12.13., poste 3950.
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[36]
M. LEIRIS, L’ethnographe devant le colonialisme, in Cinq études d’ethnologie, Paris, Denoël, 1971, p. 88.
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[37]
Il s’agit bien sûr de l’anthropologie appliquée comme “un art, au service de la politique” (et elle le fut alors, avec Malinowski par exemple et les fonctionnalistes, au service de la politique coloniale anglaise) R. BASTIDE, L’anthropologie appliquée, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1971, p. 187.
-
[38]
Equipe de recherche en anthropologie juridique. Rapport scientifique, juin 1978, p. 2.
-
[39]
Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 306.
-
[40]
Ces réflexions posent les deux problèmes de la validité du recours à une démarche structuraliste dans l’étude du Droit et de l’étiquetage de notre méthodologie. Sur le premier point, nous renverrons à System und Strukturen d’A. POLACEK, Kiel, 1976, en adhérant à sa conclusion. “When using structuralistic method, however, the scholar (in law) must not leave out of account the principle… regarding the inseparable interdependance between non-material systems and men as their creators, changers, users, and/or trespassers” (p.183). Quant au second problème, notre point de vue nous rapprocherait d’une démarche structurale plus que structuraliste.
-
[41]
En matière de parenté, ces hypothèses ont été également testées sur le Droit grec archaïque et sur les communautés paysannes du Vermandois (micro-région à cheval sur les départements de la Somme et de l’Aisne, dans le nord de la France).
Pour une présentation de ces hypothèses, on pourra consulter E. LE ROY, Théorie, application et exploitation d’une analyse des systèmes fonciers négro-africains. (Paris, L.A.J., 1970, 105 pages) et ses diverses applications qui sont en cours de publication aux éditions du C.N.R.S. Pour l’étude des systèmes communautaires de parentalisation notre Introduction à l’analyse matricielle des systèmes parentaux africains, Paris, L.A.J., 1972, est malheureusement épuisée. -
[42]
In Anthropologie et Calcul, Paris, 10/18, 1972, pp. 15. 37.
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[43]
En dehors de Théorie, application et exploitation d’une analyse matricielle des systèmes fonciers négro-africains, déjà citée, nous nous référons ici à notre thèse Système foncier et Développement rural, Paris, FDSE, 1970, et au Projet de création d’une banque centrale de données sur l’élaboration et l’application des réformes foncières et agraires en zones rurales d’Afrique noire, Paris, Daguerre, 1970, 27 p.
-
[44]
Ces réflexions élargissent ainsi les conclusions de P. BOHANNAN, Land, Tenure and Land-Tenure, in D. Biebugck (ed.), African agrarian Systems, IAI, QUP, 1963.
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[45]
Paris, P.B. Payot, 1971, p. 230.