Notes
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[1]
L’ouvrage de Boltanski (1969) est une référence incontournable sur le sujet : elle examine la consolidation de la puériculture en tant que corpus des règles strictes et précises et souligne la délégitimation catégorique des pratiques populaires qui en est suivie ; sur les transformations des prescriptions de la puériculture française, voir Delaisi de Parseval et Lallemand (1980), ouvrage basé sur un dépouillement minutieux d’un large corpus de manuels, mais dont l’analyse est fortement marquée par un parti pris « anti-puériculteurs » ; Prost (2004 [1981]) propose un bref déchiffrage de l’assouplissement des règles de l’éducation des jeunes enfants après 1945 qui fait apparaître une nouvelle idéologie du rapport positif à l’enfant.
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[2]
Même si, en tant qu’auteures des manuels de puériculture, les femmes deviennent de plus en plus nombreuses au fil du temps, pour le corpus ici utilisé, elles sont globalement minoritaires, les mots « expert », « prescripteurs », « puériculteur » sont donc utilisés au masculin.
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[3]
Sur les discontinuités systématiques entre conseils d’experts et pratiques maternelles, voir notamment Mechling (1975) ; sur l’évolution du positionnement des mères par rapport aux normes au fil des naissances, voir Gojard (2010).
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[4]
Dans la préface à l’édition française de Votre enfant de 0 à 5 ans de B. Spock (1963), R. Mande, professeur agrégé à la Faculté de Médecine de Paris, prévient que les lecteurs français peuvent être « étonnés » par les références aux « rudiments de la doctrine freudienne » introduits par Spock dans ses conseils éducatifs. Cette faible présence dans la littérature de cette période des idées issues de la psychanalyse s’explique par le choix du corpus.
Introduction
1Les recherches en sciences sociales ont souvent souligné la modification fréquente des normes de puériculture (prescriptions d’hygiène, d’alimentation, de soins, etc.) et d’éducation des jeunes enfants. La fluctuation de ces normes, allant parfois jusqu’au revirement complet, a été mise en rapport avec l’évolution des connaissances, notamment médicales, la diffusion des principes hygiénistes (Rollet, 1990), des théories de la psychologie et de la psychanalyse (Neyrand, 2000) ; les évolutions sociales ont également été invoquées, telles que la baisse de la fécondité et l’amplification du travail salarié des femmes (Norvez, 1990), mais aussi le changement du rapport de l’État envers les enfants allant jusqu’à la modification des attitudes éducatives à l’intérieur des foyers qui investissent de plus en plus l’accompagnement et l’éducation dès le plus jeune âge (Luc, 1997). Dans les travaux plus récents, l’intérêt sociologique se déplace vers le rapport des parents, surtout des mères, aux normes de puériculture souvent contradictoires, et se focalise sur les formes de leur réception selon la position sociale des familles (Geay, 2014 ; Gojard, 2010). Les recherches montrent la normalisation en œuvre dans les interactions entre parents et professionnel·le·s, notamment dans le cadre des dispositifs de soutien à la parentalité, dans les PMI ou les établissements d’accueil des jeunes enfants (Martin, 2014 ; Serre, 1998).
2Or, tout en étant justifiée par son intérêt sociologique, l’attention portée aux mécanismes de la mise en conformité des parents avec les préceptes légitimes met au second plan la question du contenu de ces normes et du vecteur de leur changement dans la perspective sociohistorique. Si les transformations des principes éducatifs du début et du milieu du XX siècle ont été bien étudiées [1], les évolutions récentes le sont moins. Pourtant, cette question est importante, car saisir ces évolutions permet de mieux comprendre en quoi concrètement peut consister l’inégalité des ressources des familles face aux défis éducatifs. Le présent article propose de combler cette lacune en s’intéressant au savoir expert formulé par les puériculteurs et les pédiatres en tant qu’observatoire des reconfigurations des règles sociales des conduites parentales dès les années 1920 jusqu’en 2018. Un aspect particulier de la puériculture sera au centre de l’attention, à savoir l’hygiène infantile ; le périmètre d’analyse étant ainsi serré, cela permettra de mettre au jour les redéfinitions concrètes des normes et d’apporter les précisions aux schémas interprétatifs globaux déjà proposés qui mettent en avant la valorisation croissante de la figure de l’enfant ainsi que les redéfinitions des rapports parents-enfants allant vers plus de l’égalité (Neyrand, 2000 ; Renault, 2002).
3Dans un texte consacré à la parentalité, Norbert Elias signale qu’aujourd’hui, le niveau d’évolution des sociétés occidentales est tel que l’apprentissage de la gestion des fonctions naturelles du corps doit inévitablement poser problème aux parents (2010, pp. 96-97). C’est en effet ce qui semble arriver, car en dépit de l’augmentation de l’intolérance aux déjections et aux odeurs corporelles, l’âge recommandé pour commencer l’éducation de la propreté sphinctérienne recule : si, au début du XXe siècle, il était prescrit de commencer l’apprentissage pendant les premiers mois de vie, voire « dès la naissance », au début du XXIe, il est désormais question de l’âge de 2-3 ans. Qu’est-ce qui s’est modifié concrètement, dans la parentalité pour que les repères relatifs au début de l’apprentissage de la propreté se décalent si considérablement au cours d’un siècle ? Avec quelles justifications ces changements sont-ils advenus ?
4Pour répondre à ces questions, une analyse des transformations des recommandations aux parents sera proposée. Au niveau de la forme, la démarche de cette investigation fait écho à celle de Géneviève Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand (1980), mais elle adoptera une optique théorique très différente. Dans leur analyse des « recettes » françaises de puériculture – qui note déjà le recul de l’âge chronologique du début de l’apprentissage de la propreté –, ces chercheuses se placent dans la perspective freudienne et déplorent ouvertement le manque de sérénité par rapport à l’apprentissage en question (1980, p. 182-183), en rattachant le sens des conseils prodigués par les prescripteurs [2] à « l’analité de la puériculture occidentale » (1980, p. 177), comprise comme le contrôle excessif des fonctions excrétrices. Or, l’éducation qui se veut décontractée et centrée sur l’initiative de l’enfant – l’approche défendue par les chercheuses en 1980 – était justement en train de s’installer en tant que norme savante et légitime pendant cette période. Dans le présent article, il ne s’agit pas de critiquer les normes anciennes au nom des nouvelles ni de dépister les incohérences des prescriptions afin de miner l’autorité des experts. Au contraire, s’adossant sur le principe de « neutralité axiologique » (Weber, 1965 [1922]), il s’agit d’examiner tous les préceptes avec une distanciation égale.
5Aussi est-il nécessaire de signaler que les conseils anciens aussi bien que récents peuvent se révéler inapplicables ou limités dans la pratique [3]. Il n’est donc pas question ici de suggérer une continuité entre les prescriptions et les usages ni de documenter l’évolution des pratiques réelles. L’intérêt principal de cette comparaison historique des normes savantes est de tracer les redéfinitions progressives des capacités anatomiques et psychiques de l’enfant, et corrélativement, du rôle de parent auprès de lui. Car, comme l’explique Pascale Garnier (1995), les conceptions de ce dont les enfants sont capables et les relations entre enfants et adultes – objets des débats et des controverses – se transforment conjointement au fil du temps. Pour que les détails de ces transformations soient explicites, celles-ci seront décrites en tant que succession de différents modèles éducatifs qui doivent se comprendre comme des idéaux-types weberiens, c’est-à-dire des synthèses accentuant les traits de chaque phénomène étudié (1965 [1922], p. 181). Cette analyse n’exclut nullement leur hybridation dans tel ou tel ouvrage ni le déplacement graduel des préoccupations éducatives.
Méthodologie
6Une quarantaine de manuels de puériculture, publiés en France des années 1920 à nos jours, a été choisie comme matériel. Les ouvrages ont été sélectionnés à partir du catalogue de la Bibliothèque Nationale de France en privilégiant ceux qui ont été édités plusieurs fois ou dont les auteurs ont publié plusieurs travaux dans le domaine de la puériculture, afin d’écarter les textes complètement accidentels. Les ouvrages choisis s’adressent aux mères, mais aussi aux « parents ». En effet, dans les textes du début du XXe, l’adresse aux femmes est claire et univoque, mais à partir des années 1970 les chapitres « pour les pères » apparaissent et la neutralisation du genre du destinataire devient fréquente (le mot « parent » remplace de plus en plus le mot « mère »). Généralement, les auteurs des manuels sélectionnés sont spécialistes en obstétrique, puériculture ou pédiatrie ; plus rarement, ce sont des femmes qui publient sous la caution d’un médecin, auteur de la préface (c’est le cas de Laurence Pernoud). Pour éviter les confusions entre le moment historique du discours et la place sociale à partir de laquelle il s’énonce – les mères sont en effet exposées à l’hétérogénéité des conseils (De Montlibert, 1980 ; Gojard, 2010) –, les auteurs des textes retenus ont plus ou moins le même statut professionnel. Et puisque, pour le début du XXe siècle, tous les textes trouvés sont ceux écrits par les professionnels de la santé, cette variable a été gardée pour les périodes suivantes. Ainsi, n’ont pas été retenus plusieurs ouvrages axés uniquement sur le domaine de la psychanalyse : cette dernière s’est affirmée en tant que discours légitime sur l’enfant dans les années après la Seconde Guerre mondiale, et la pénétration de ses apports dans le discours des pédiatres serait un objet d’étude en soi (Garcia, 2011). De plus, les livres écrits par des femmes qui partagent leur expérience de mère sans aucune caution médicale, ou bien les ouvrages qui s’adressent uniquement à des professionnel·le·s de la petite enfance (auxiliaires de puériculture, par exemple), n’ont pas été retenus, toujours dans le but de préserver l’homogénéité du corpus.
Premier modèle : « Dressage » ou « Rendre propre »
7Au début du XXe siècle, l’hygiénisme joue le rôle d’une véritable idéologie nationale (Csergo, 1988) et la propreté sphinctérienne s’impose avec autant de nécessité que la propreté des mains, du linge, des biberons. Synonyme du mode de vie sain (Vigarello, 1985), l’hygiène s’associe aussi bien avec la propreté qu’avec l’ordre et la régularité. L’apprentissage de la propreté est décrit comme un « dressage » – mot fétiche des textes éducatifs de l’époque (Prost, 2004 [1981], p. 59-63) – s’inscrivant dans une organisation stricte de la journée rythmée par des routines. Le ton des manuels est directif, dispensant moins des conseils que des règles, et véhicule clairement une délégitimation des savoirs profanes (Boltanski, 1969 ; Donzelot, 1977). Ainsi, Léon Pouliot, ayant préalablement affirmé que « la jeune mère ignore tout de la physiologie du nouveau-né ; ni elle, ni son entourage n’en savent guère plus long sur sa psychologie rudimentaire » (1921, p. 191-192), prescrit doctement de profiter des réflexes primaires du jeune enfant (« on constate que le nouveau-né urine presque chaque fois qu’on le déshabille ») afin de créer une « association puissante » entre la miction et la « position accroupie au-dessus d’un vase de nuit » (Pouliot, 1921, p. 195) et donc de le faire uriner dans un récipient. D’autres auteurs recommandent de créer, dès les premiers mois de vie, un réflexe conditionné, appelé « habitude », en mettant l’enfant sur le pot aux heures régulières et dont le respect est aussi important que celui des heures de l’allaitement. Le pot, le manger, le coucher, tout est raccordé : grâce aux horaires fixes des repas et du sommeil, les évacuations des selles et des urines seront aussi régulières.
8De ce fait, la place de l’adulte – ou plus précisément de la mère – est centrale. Il lui revient, d’un côté, d’observer son enfant en repérant les moments de la journée où il faut le mettre sur le pot, et de l’autre, de suivre infailliblement les mêmes règles pour que l’habitude soit renforcée et que la sensation de propreté s’intériorise. Ainsi, l’apprentissage se fait par l’incorporation de l’habitude d’être propre qui provient de l’extérieur – d’où l’accent mis, dans plusieurs manuels, sur la nécessité de ne jamais laisser l’enfant mouillé. C’est en créant la propreté par ses propres soins que la mère rend l’enfant propre. Et même si les auteurs admettent qu’il y a bien des enfants « plus difficiles à dresser que les autres » (Gay et Cousin, 1927, p. 92), la réussite du dressage dépend entièrement du zèle de la mère, de sa ténacité, ainsi que de sa capacité à suivre sans défaillance un rythme de la journée très strict.
9C’est donc la discipline de la mère qui engendre la discipline du corps de l’enfant. La propreté de celui-ci se révèle du même ordre que la propreté de la maison, à savoir le résultat du dévouement et de la diligence domestique de la mère. En effet, l’éducatrice présumée dans ces textes est bien une femme au foyer, une mère ménagère. À suivre la logique des puériculteurs, elle n’aurait besoin que son enfant soit propre que pour pouvoir mieux vaquer à ses devoirs. Présenté comme allant de soi (Delphy, 2013), cet effort patient et obstiné des mères constitue la condition indispensable de la propreté : « Un enfant, à partir de 4 à 5 mois, peut passer sa nuit sans se mouiller et ne pas salir ses couches de la journée, si la maman a su patiemment lui donner des habitudes régulières de propreté » (Bressan, 1936, p. 30).
10Pourtant, en dépit de la rapidité avec laquelle l’enfant est censé s’accoutumer à la propreté, il est crucial pour les mères de renouveler obstinément l’effort éducatif. Malgré l’optimisme et l’assurance affichés (l’enfant doit/peut être propre de « bonne heure ») certains manuels de cette période laissent transparaître l’idée que le dressage ne donne pas forcément d’effet rapide et que la propreté ne s’acquière que progressivement. On peut le voir, par exemple, chez Benjamin Weill-Hallé pour qui la mise au pot à des heures régulières entraîne à « une propreté relative qui s’affirmera peu à peu » (1947, p. 224), ou bien chez Blanche Gay et Louis Cousin : « on peut en favoriser l’obtention [de la propreté] de très bonne heure par un dressage effectif, au moins dans une certaine mesure » (1927, p. 92).
11Dans le discours des prescripteurs, l’assiduité avec laquelle la mère doit discipliner son enfant s’appuie sur une rationalité qui semble aller au-delà de la simple logique ménagère. Car loin de régler uniquement la gestion des fonctions excrétrices, la régularité doit être le principe organisateur de l’ensemble de la vie du tout-petit. Même si elle s’impose de l’extérieur, cette contrainte est justifiée comme la condition même de la santé de l’enfant, voire de son bonheur. L’enfant élevé « avec méthode » sera – promettent les experts – « sage » et « sans caprices », « bien portant » et « heureux ». Cela arrange sans doute sa mère, mais surtout correspond bien à l’idée de l’adulte que les auteurs des manuels aspirent de promouvoir : sain, équilibré à la fois psychiquement et moralement, il sera certainement utile à la société. Cette porosité entre l’hygiène et la morale a été bien montrée par Georges Vigarello (1978) au sujet des préoccupations pédagogiques pour le maintien de la posture droite (droiture physique se pense à la fois comme condition et expression de la droiture morale), mais aussi, dans une autre perspective, par Luc Boltanski (1969) qui, s’inspirant des définitions durkheimiennes, explique comment la puériculture fait l’amalgame entre « règles techniques » et « règles morales ». L’ambition de revigorer la population par la promotion des bonnes habitudes n’est donc guère étonnante : il s’y reflète un discours populationniste aspirant à rétablir les forces de la nation, en même temps que celui des hygiénistes s’attachant à régler les conduites des mères pour les faire mieux correspondre aux principes de la parentalité bourgeoise (Donzelot, 1977).
12Typique pour le début du XXe siècle, la promotion de la discipline du corps a donné lieu à l’interprétation du dressage des fonctions excrétrices comme produit de l’idéologie hygiéniste. Par exemple, Boltanski relie le « caractère ascétique » (1969, p. 110) de la puériculture à l’éthos de classe des auteurs des manuels. L’image de l’enfant façonnée par ces règles correspond, selon lui, à une certaine définition sociale qui se base, d’un côté, sur la différence entre enfant et adulte au niveau corporel, et, de l’autre, sur la continuité avec adulte au niveau psychologique : « Pour les membres des classes moyennes et surtout des classes supérieures, l’enfant est tenu habituellement pour un être responsable doté, déjà, d’une « nature », d’un caractère bien déterminé » (Boltanski, 1969, p. 126). Dans cette optique, apte à la responsabilisation, le jeune enfant sera tenu de contracter des habitudes régulières et de se contrôler aussi tôt possible, d’où l’attente de la propreté précoce. Cependant, cette compréhension du dressage sphinctérien le ramenant à une définition sociale de l’enfant comme être individualisé et doté d’une « personnalité bien à lui » (Boltanski, 1969, p. 127), empêche de comprendre les évolutions ultérieures des normes, car la valorisation de l’individualité de l’enfant et sa responsabilisation ne vont pas faire obstacle, par la suite, aux prises de distance avec le dressage, bien au contraire.
13Pour bien saisir le sens des injonctions au dressage précoce dans les manuels de cette époque, il est important de comprendre que le but à atteindre ne se présente pas vraiment comme une compétence corporelle de l’enfant, mais comme le simple fait qu’il reste propre et sec. La responsabilité de la maîtrise du corps de l’enfant est renvoyée tout d’abord à la mère dont le rôle réunit explicitement la prise en charge de la propreté de l’enfant (et dont l’aspect besogneux est explicite), ainsi que son habituation à être propre. Mettre l’enfant sur le pot aux heures fixes sert autant à le dresser qu’à trouver le moyen de le forcer à se relâcher aux moments opportuns et dans les récipients appropriés. Le contrôle sur les « exonérations » de l’enfant permet leur prévisibilité : « une grande simplification dans les soins à lui donner » (Gay et Cousin, 1927, p. 92). Du point de vue analytique, il est difficile de départager ici l’effort proprement éducatif de la mère des mesures prises afin d’éviter les corvées de nettoyage et de lavage ; et les auteurs des manuels ne le font pas eux-mêmes non plus. Sur le plan de résultats, « l’habitude » de ne pas se souiller est assimilée à la propreté acquise par l’enfant, même si, de fait, elle est assurée par la mère, et c’est ce « conditionnement » de la mère qui sera ensuite critiqué comme empêchant un vrai apprentissage. Le dressage de la propreté, tel qu’il apparaît dans les manuels de puériculture de cette époque, est donc moins l’expression de la responsabilisation de l’enfant qu’une manière de responsabiliser la mère.
Deuxième modèle : « Coopération » ou « Apprendre la propreté »
14Dans les textes publiés après la seconde moitié des années 1950, on observe d’abord un décalage des repères temporels : il n’est plus question de commencer le pot à 4-5 mois, mais d’attendre 12, 15, voire 18 mois. Les manuels écrits par les puériculteurs de la nouvelle génération se mettent à critiquer le conditionnement précoce en mettant en avant le rôle des composantes physiologiques de l’enfant qui fondent, selon eux, le contrôle véritable des fonctions du corps. Auparavant, si l’absence de la propreté n’a pas été imputée aux facteurs physiologiques innés (faiblesses musculaires possibles chez certains enfants), elle a été systématiquement attachée aux manquements de la mère qui – présumaient les experts – ne s’y prenait pas à temps ou sans assiduité. Maintenant, c’est précisément le dressage précoce qui devient l’erreur principale, l’origine même des difficultés de l’apprentissage.
15Dans ce nouveau modèle éducatif, le volontarisme de la mère se trouve d’emblée limité. La propreté n’est plus une simple question d’organisation de la journée ou d’application de la mère. Celle-ci n’a pas à se conditionner – « dans le dressage trop précoce, c’est la mère qui se conditionne et non l’enfant » (Lelong, 1957, p. 75) – au contraire, c’est à l’enfant de devenir propre grâce à ses aptitudes qui n’attendent qu’à mûrir suffisamment. Cet impératif de l’attente de la maturation traduit le déplacement de la définition même de ce qui est la propreté : son origine n’est plus la mère, mais le corps de l’enfant qui doit fonctionner par le moyen de ses « équipements » organiques, psychiques et affectifs. On peut constater alors, avec Antoine Prost, que le discours des prescripteurs de cette période invite à « faire confiance à la nature et au temps » (2004 [1981], p. 79). La « pensée développementale » (Turmel, 2008), inspirée notamment de la « théorie maturationelle » d’Arnold Gesell, devient paradigmatique articulant les acquisitions de l’enfant à la maturation de son organisme, et, en particulier, des centres cérébraux, supports physiologiques de l’action. La métaphore de la matière passive que l’on plie ou déplace (les manipulations du corps de l’enfant dans le paradigme de dressage) cède la place à la métaphore du mécanisme actif et vivant qui n’a besoin que de temps pour se construire, se développer et se consolider.
16Du temps, oui, mais aussi de l’entourage favorable, car, selon les prescriptions de cette époque, l’enfant apprend et on le fait apprendre : l’éduqué et l’éducatrice doivent aligner leurs forces. L’effort de la mère est celui de l’accompagnement avisé et compréhensif. En effet, la compréhension est essentielle, car une autre nouveauté de cette période consiste en l’exigence d’une approche individualisée. Outre la variabilité individuelle des acquisitions – « rien n’est plus variable que l’âge auquel les nourrissons arrivent à cet état de propreté » (Pierson, 1958, p. 34) – des « retards » peuvent survenir à la suite de « l’arrivée de la petite sœur ou du petit frère », « un déménagement », etc.
17Les contraintes physiques, courantes et légitimes pour la période précédente, reçoivent désormais des critiques catégoriques : « L’introduction de suppositoires ou de pointes de savon est une pratique inutile et même nuisible, car elle s’oppose à l’effort de coopération de l’enfant » (Pierson, 1958, p. 36). Cette idée de la « coopération » illustre bien le glissement qui s’est produit dans cette période. Certes, les mots « habitude » ou « association » peuvent toujours ressortir dans le discours des manuels ; certes, la mère conserve l’initiative dans l’apprentissage ayant une prise sur le corps de l’enfant ; mais l’essentiel n’est plus là. La manipulation physique de l’enfant cède la place à une manipulation indirecte, psychologique, à une création du désir. Il est donc attendu que la mère sache motiver l’enfant en montrant sa propre satisfaction, mais aussi en lui faisant sentir qu’il devient « grand », « promotionné » – autant de manières de le pousser vers le but. Cela devient possible grâce à l’articulation de l’apprentissage en question au processus du grandissement : en devenant propre l’enfant « progresse », « monte en grade ». Le bonheur de l’enfant prend ainsi les contours nouveaux : ce n’est plus être réglé qu’il lui faut, mais grandir à l’aide à la fois de la mère et des processus naturels d’une maturation agissante en lui. Il est révélateur que cette élévation symbolique (grandir) ne soit autre chose que l’accession à l’autocontrôle qui constitue, comme le montre Elias (1973), le résultat du « processus de civilisation ». Comme l’affirment les auteurs des manuels eux-mêmes, en apprenant la propreté, l’enfant apprend à « se dominer », à « se dépasser » et à découvrir ses « limites ». Au cours de l’apprentissage, la contrainte sociale doit se transformer en auto-contrainte : « Au total, l’acquisition de la propreté est pour l’enfant l’acceptation de la première contrainte sociale » (Lelong, 1957, p. 85).
18La normativité des prescriptions apparaît moins rigoriste et, dans certains ouvrages, les injonctions à la discipline et aux régularités strictes s’effacent explicitement. Le célèbre pédiatre américain Benjamin Spock prône nettement la prise de distances avec les recettes béhavioristes en faisant appel au bon sens de la mère : « Ayez confiance en vous. Vous en savez plus que vous ne le pensez » (1967, p. 17). En même temps, les premières traces de la délégation aux objets des tâches assurant la propreté apparaissent à travers des recommandations concernant les culottes en caoutchouc empêchant les « fuites ». Leur usage est présenté comme justifié par « l’intérêt » de la mère, mais il doit être contrôlé afin d’éviter aux enfants les érythèmes fessiers.
19Or, même s’il semble aller de soi que la mère s’appliquera à ce que son enfant soit propre, sa préoccupation à ce sujet n’est plus présentée comme liée uniquement aux tâches domestiques quotidiennes. Selon les auteurs, une fois que l’enfant est propre, la mère est moins soulagée que « fière » ou « contente », ce qui la requalifie d’une mère ménagère en éducatrice : « Il est inutile de dire combien les mamans sont fières lorsque leur bébé est capable de ne plus se souiller avec ses selles ou ses urines. Cela représente pour elles une étape capitale dans les acquisitions du jeune âge » (Pierson, 1958, p. 34). Or, il y a plus : en disant que la propreté est importante « pour les mères », les auteurs prennent distance avec les injonctions hygiénistes, en suggérant qu’au fond, l’apprentissage de la propreté n’est pas si crucial que cela. L’importance que la mère y attache est définie comme à peine légitime : « Les mères attachent une importance extrême à la date à laquelle elles peuvent dire que leur enfant est propre, le jour d’abord, la nuit ensuite. Notre but est de montrer ce qu’il y a de légitime dans leur souci, et de préciser quand et comment elles peuvent aider l’enfant à acquérir le contrôle volontaire de ses sphincters » (Lelong, 1957, p. 75).
20Le déplacement qui se produit ici est subtil, mais capital. Car si pendant la période précédente, ce qui allait de soi, c’était l’importance que les mères devaient attacher à l’apprentissage en question, maintenant, l’importance que les mères attachent réellement à la propreté est devenue une évidence à corriger. Selon les experts, la mère doit prendre du recul par rapport à ses préoccupations immédiates, et ce qui est notable, c’est que ce recul se fait au nom du point de vue de l’enfant qui est pensé comme différent, voire en contre-pied avec celui de la mère (par exemple, selon Pernoud, l’enfant peut trouver « illogique » que l’on jette ses fèces). À côté de cette importance attribuée au point de vue de l’enfant, la bonne attitude devant l’apprentissage ne consiste plus dans la persévérance disciplinaire, mais dans une sagesse relationnelle : « Le couple mère-enfant aborde ce problème éducatif important avec les qualités des relations déjà établies » (Gilly, 1970, p.166).
21Dans la même logique relationnelle, les manuels insistent sur la nécessité, pour la mère, de bien contrôler ses émotions afin d’être non seulement patiente, mais aussi placide, jamais dégoûtée. Ce calme ne suppose pas pour autant l’indifférence : les lectrices des manuels doivent bien repérer les régularités du fonctionnement du corps de l’enfant ainsi que les signes que celui-ci lui renvoie : « Observez l’enfant : peut-être demande-t-il à sa manière ? » (Pernoud, 1965, p. 46). Les mères, telles les courtisanes qu’étudie Elias, se retrouvent donc dans l’obligation d’articuler l’observation minutieuse d’autrui avec « une grande maîtrise de [leurs] propres affects, sans jamais laisser transparaître l’effort qu’[elles] font pour se dominer » (Elias, 1995, p. 104). Les manuels envoient ainsi un message paradoxal : il revient aux mères, d’un côté, d’être attentives, vigilantes, maîtriser la science du déchiffrage du comportement de son « Bébé », et de l’autre, de savoir de ne pas attacher « trop d’importance » à ce processus afin d’éviter le forçage. Ce qui révèle que même si le discours sur l’enfant devient plus « positif », en ce qui concerne les femmes, les normes de puériculture n’ont jamais cessé de leur imposer les tâches couteuses sur le plan matériel, temporel et émotionnel, le phénomène examiné notamment par Sandrine Garcia (2011) et Sharon Hays (1996).
22Enfin, au sujet du rapport à la volonté de l’enfant, on observe un contraste radical avec la période précédente. Dans les manuels du début du siècle, la volonté de l’enfant était une chose à « diriger » et à « plier ». La capacité de l’enfant d’avoir « le dessus » dans la lutte des volontés avec la mère était imputée à la faiblesse de celle-ci qui n’avait pas su « résister aux caprices ». Depuis la deuxième moitié du siècle, il est clairement déconseillé d’entrer en conflit avec la volonté de l’enfant, surtout au sujet du pot, car c’est l’enfant qui est maintenant censé avoir le dernier mot : « si Bébé n’utilise pas son pot, ne vous livrez à aucune récrimination et surtout ne croyez pas nécessaire ou utile d’avoir le dernier mot » (Cohen, 1979, p. 49). Même si la sexualité de l’enfant est rarement citée dans les textes de puériculteurs étudiés de cette période [4], « l’opposition » commence à prendre place dans leur discours et être évoquée non pas comme un signe de mauvais caractère, mais comme une réaction normale à la contrainte externe. Ce n’est qu’au cours de la période suivante que cette opposition seulement probable se convertira dans le « stade d’opposition », l’étape incontournable et certifiée à travers des allusions au père de psychanalyse ou à ses disciples.
Troisième modèle : « Autonomie » ou « Devenir propre »
23À partir des années 1980, les manuels poursuivent vigoureusement la critique du dressage, désapprouvé désormais non seulement comme chronophage, inutile ou nuisible, mais aussi comme inhumain : « On n’enseigne pas la propreté comme on dresse un animal » (Bacus, 2016, p. 63). La valorisation du jeune âge comme unique et merveilleux, ainsi que « la reconnaissance de l’affectivité du jeune enfant » (Neyrand, 2000) imprègnent le discours des puériculteurs. Le rapport à l’enfant devient de moins en moins centré sur sa dimension physique, mais sur sa psyché dont l’humanisation est soulignée par les descriptions des capacités émotionnelles du bébé, avant même sa naissance.
24Quant à la propreté, ce n’est plus une capacité physiologique d’aller sur le pot qui est recherchée, encore moins le fait d’avoir des pantalons secs, mais plutôt la prise de conscience de son corps et l’attention portée à ses sensations : savoir reconnaître le besoin d’aller aux toilettes devient la pierre angulaire de la compétence attendue. Certes, la maturation des « sphincters » est toujours mentionnée en tant que condition indispensable, mais elle est loin d’être décisive : pour aller sur le pot, l’enfant doit tout d’abord être prêt « psychologiquement ». On peut établir ici un parallèle avec l’évolution des principes de l’apprentissage de la station droite, analysée par Vigarello (1978) : la contrainte à la rectitude, au départ extérieure (main de l’adulte d’abord, ensuite le corset), s’intériorise progressivement (corset musculaire) et se psychologise. Cette nouvelle primauté de la psyché se manifeste aussi dans le fait que les conflits psychiques et affectifs se trouvent en plus grand nombre dans l’explication des problèmes que l’enfant peut rencontrer au long de l’acquisition de la propreté (« période du “non” », séparation avec « la couche rassurante », jalousie envers un petit frère ou une petite sœur, etc.). Au vu de ces difficultés, la volonté parentale de rendre l’enfant propre apparaît comme une pression contreproductive et irraisonnable.
25Le discours des manuels commence à affirmer que la propreté n’est pas vraiment un objet d’apprentissage : « Les parents n’apprennent pas à l’enfant à être propre, mais ils l’aident à y parvenir quand il est réellement prêt » (Gagey, 2010, p. 320). En raisonnant en termes de différents types de travail parental, on constate que si le modèle précédent relativise le souci du nettoyage, le présent modèle tend à rendre infondée la préoccupation éducative proprement dite, comme si les parents n’avaient rien à faire apprendre aux enfants. En effet, selon les auteurs, c’est moins un résultat indexé sur des repères temporels qui doit préoccuper les parents – l’enfant sera propre un jour –, mais le fait que le processus s’origine en lui, qu’il soit comme conditionné par sa propre initiative. La critique du dirigisme parental va jusqu’à remettre en cause l’initiative même de la mère dans l’amorçage de la propreté, ce qui est le point distinctif du modèle d’autonomie. L’initiative doit venir de l’enfant, c’est à lui de se décider d’aller sur le pot : « Les parents ont simplement à proposer un pot, à montrer comment s’en servir et à attendre que le petit ait envie de l’utiliser » (Antier, 1997, p. 133).
26Contrairement au modèle précédent, l’accès à l’autocontrôle ne se présente plus comme un effort sur soi que l’enfant doit assumer, mais comme un libre choix au vu de son propre intérêt, à prendre sereinement et sans contrainte. Car si dans les années 1960 les manuels disent explicitement qu’en devenant propre, l’enfant se décide à « faire plaisir à sa mère », après les années 1980, ce n’est plus de mise : l’enfant est censé devenir propre pour lui-même. La rhétorique de la responsabilisation de l’enfant d’être conforme aux règles de comportement et d’hygiène se renforcera avec l’entrée à l’école maternelle (Leroy, 2017). Cependant, dans l’espace domestique, ce transfert de la responsabilité sur l’enfant est ambigu : la mère – mais aussi le père, car les textes contemporains ne s’adressent plus uniquement à la mère – n’est pas désengagée de l’accompagnement de son enfant. C’est la réussite qui est définie en termes de mérite de l’enfant ; l’échec éventuel est toujours renvoyé aux parents (un début de l’apprentissage trop précoce, trop d’insistance ou, au contraire, pas assez de fermeté).
27L’évocation du « rythme » de l’enfant est d’une récurrence impressionnante. Tout comme au début du XXe siècle, suivre le rythme fait le bonheur de l’enfant. Mais, contrairement à l’époque du dressage, le rythme maintenant ne vient pas de l’extérieur, ce n’est plus un principe universel de l’ordre et de la raison qui s’imposerait à la matérialité chaotique d’un corps non domestiqué. Le rythme est « individuel » ou, mieux, singulier, et pensé comme une qualité intrinsèque de l’enfant, son horloge intérieure, à laquelle les parents se doivent d’être à l’écoute. D’où une exigence qui développe et complexifie l’injonction au contrôle émotionnel de la mère apparue depuis la deuxième moitié du XXe : pour ne pas casser la spontanéité de l’acquisition de la propreté, il faut surtout de ne pas être « obnubilé » par l’apprentissage, « ne pas mettre la pression », « ne pas forcer » à aller trop vite. Aujourd’hui, pour pouvoir suivre le rythme de l’enfant, la mère doit non seulement savoir contrôler ses propres ambitions, ne pas se montrer déçue ou fâchée, mais aussi être capable de résister à « la pression de l’entrée à l’école maternelle » ou bien celle de ses proches lui suggérant que son enfant soit en retard sur le point de la propreté : « Je pense que vous connaissez déjà l’une des causes des difficultés dans le domaine de la propreté : la pression extérieure qui s’exerce sur les parents pour qu’ils mettent leur enfant tôt sur le pot » (Brazelton, 1996, p. 185).
28Ainsi, le travail de la mère suggéré par les manuels contemporains n’est plus le travail ménager, ni uniquement éducatif, mais celui qu’Arlie Hochschild (2017 [1983]) nomme « le travail émotionnel ». En le préservant de la « pression extérieure », la mère doit devenir pour son enfant une sorte de bouclier affectif, rassurant et protecteur à la fois. Or, contrairement au travail ménager qui peut être délégué aux produits industriels (couches jetables) ou aux personnes ; contrairement au travail éducatif qui peut être aussi délégué aux objets (livres, jouets) ou aux personnes ; le travail émotionnel ne peut pas être délégué, il est constitutif de l’engagement parental et s’effectue « en profondeur ». Le concept du travail émotionnel comme le « jeu en profondeur » a été développé par Hochschild (2017 [1983]) afin de souligner que, dans la vie privée, les individus ne se limitent pas à feindre les émotions attendues, mais s’efforcent de les ressentir vraiment. L’éducation des jeunes enfants devient donc une tâche de plus en exigeante, car demande en engagement « intensif » (Hays, 1996). Les prescriptions d’experts ne ressemblent plus aux astuces permettant d’élever un enfant docile et prévisible, mais sont davantage axées sur la gestion des difficultés à être parent, la tendance déjà observée par Cathy Urwin et Elaine Sharland (1992) par rapport à la transformation des conseils aux mères britanniques dans la période entre deux guerres.
Conclusion
29Au cours du XXe siècle, le souci explicite de l’acquisition rapide de la propreté sphinctérienne, prôné par les manuels du début de siècle, se transforme progressivement en une erreur éducative. Mise en avant par les experts, à partir des années 1950, la critique du dressage rend invisible et comme allant de soi le maintien de la propreté du corps de l’enfant. Progressivement, la propreté de l’enfant perd tous ses liens avec la propreté de l’habitat pour devenir une expression du développement physique et psychologique. Vers la fin du XXe siècle, la définition de la bonne pratique se résumera en ce que l’enfant soit à l’initiative de l’apprentissage (ou, du moins, montre qu’il est « prêt »), tout en étant soutenu et encouragé par les parents compréhensifs et respectueux de son « rythme individuel ».
30À travers cette évolution des conseils aux parents, il apparaît que l’impératif du respect du rythme individuel de l’enfant ne doit pas se confondre avec l’inaction au sujet des premières acquisitions de la propreté. La promotion du « naturel » dans la manière dont l’enfant intègre les normes sociales ne fait pas disparaître ni le travail parental ni le conditionnement social de l’enfant. Ce qu’il s’agit de suspendre c’est l’attente des résultats rapides et aux âges précis : il faut donner le temps à l’enfant de se saisir volontairement des règles indispensables pour la vie en société tout en assumant les risques d’écarts éventuels. Il n’en reste pas moins que cette suspension est socialement coûteuse, car elle demande un investissement matériel, temporel et émotionnel dans le suivi parental le moins directif possible (achat des couches et des objets d’éveil, travail d’explication et de sensibilisation, etc.). Sans parler des risques d’être exposés aux critiques (faites-vous assez pour éduquer votre enfant ?) ou de voir l’enfant renvoyé de la petite section de l’école maternelle à cause des « accidents » trop fréquents. De plus, en France, la promotion de l’autonomie dans la découverte de la maîtrise du corps se conjugue paradoxalement avec la valorisation des expériences et des apprentissages précoces qui est caractéristique des pratiques éducatives des classes moyennes et supérieures (Chamboredon et Prévot, 1973 ; Lignier, 2012 ; Plaisance, 1986). Ce paradoxe a été pointé notamment par Neyrand soulignant que le souci contemporain de la liberté et de l’épanouissement du bébé « masque quelque peu l’idéal projectif de sa réussite sociale » (2000, p. 4). En effet, l’entrée à l’école à trois ans n’est jamais remise en question dans les manuels et reste un objectif légitime. Il semble alors que le respect du « rythme » individuel et l’évitement de toute « pression » sur l’enfant ne sont là que pour éviter les « blocages » psychologiques qui seuls, selon les experts, semblent pouvoir empêcher l’enfant de venir à la maternelle sans couches.
31L’évolution des conditions matérielles de vie (apparition des machines à laver, des couches jetables, etc.), ainsi que les découvertes scientifiques (théorie de maturation) sont des facteurs importants, mais qui n’expliquent pas tout dans le changement des normes éducatives. Il est révélateur, par exemple, que le premier recul des repères temporels de la propreté soit apparu une vingtaine d’années avant la diffusion massive des couches jetables suffisamment efficaces et économiquement accessibles. Les changements de la morphologie familiale et de l’économie du temps parental (diminution du nombre d’enfants par couple, participation croissante des pères dans l’éducation) modifient considérablement les capacités des parents à faire intégrer les comportements socialement nécessaires à leurs enfants. À ce propos les historiens de la famille et de l’enfance ont indiqué les contours des reconfigurations des attitudes envers les enfants lesquels trouvent leur incarnation dans les nouvelles approches de l’hygiène infantile. Cependant, les détails révélés par la présente analyse permettent d’aller plus loin dans la compréhension de ces transformations et de clarifier le lien entre la valorisation croissante de l’enfant et la complexification du rôle parental en le plaçant dans le cadre d’une dynamique générale de la civilisation des mœurs. À ce titre, la reconfiguration de la logique de l’exercice du travail parental qui passe de l’interventionnisme disciplinaire à l’accompagnement individualisé attentif à la singularité de l’enfant, semble s’inscrire dans le mouvement d’une « informalisation » des mœurs décrite par Cas Wouters (2007) en prolongement des travaux d’Elias, et qui relie l’intensification de l’interdépendance des groupes sociaux avec l’assouplissement des hiérarchies sociales et la valorisation de plus en plus explicite de « l’authenticité » en tant que signe d’excellence des conduites. Dans ce cadre, les rapports parents-enfants tendent logiquement à devenir plus égalitaires, évitent l’usage de la violence et exigent un haut niveau d’autocontrôle aussi bien des enfants que des parents, sans que ce contrôle soit pensé comme artificiellement créé par l’entraînement. L’idée de la propreté se développant « naturellement » et sans pression reflète bien cette dynamique.
32Pour finir, il est important de souligner que la perception de l’enfant en tant que « sujet à part entière », la croyance dans ses compétences précoces ainsi que la mise en exergue du lien mère-enfant, nourrissent les approches non seulement dominantes, mais aussi marginales comme celui de « l’hygiène naturelle infantile » (en anglais : elimination communication), une méthode absente des conseils officiels des pédiatres, mais qui figure dans la littérature sur la parentalité alternative dite « proximale » et qui exacerbe en quelque sorte les tendances décrites dans le troisième modèle. « Hygiène naturelle infantile » consiste à ne pas utiliser les couches jetables dès la naissance, surveiller les mouvements intestinaux des bébés et de les faire se soulager dans un récipient au moment précis où les selles ou les urines arrivent. Cette approche repose sur l’idée que les enfants possèdent, dès la naissance, une certaine conscience de leur corps et sont capables d’envoyer des signes de leurs besoins. Récupération culturelle des savoir-faire des sociétés préindustrielles, cette technique fait partie d’un style de vie « écolo » et d’une manière d’être parent à l’écoute des besoins de son enfant, mais elle s’avère difficilement accessible en pratique, car peu compatible avec la vie urbaine ou bien avec une activité professionnelle de la mère.
Ouvrages cités en qualité de source (dans l’ordre chronologique)
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Mots-clés éditeurs : soins de l’enfant, hygiène, éducation des parents, corps
Date de mise en ligne : 17/11/2020
https://doi.org/10.3917/rief.047.0169Notes
-
[1]
L’ouvrage de Boltanski (1969) est une référence incontournable sur le sujet : elle examine la consolidation de la puériculture en tant que corpus des règles strictes et précises et souligne la délégitimation catégorique des pratiques populaires qui en est suivie ; sur les transformations des prescriptions de la puériculture française, voir Delaisi de Parseval et Lallemand (1980), ouvrage basé sur un dépouillement minutieux d’un large corpus de manuels, mais dont l’analyse est fortement marquée par un parti pris « anti-puériculteurs » ; Prost (2004 [1981]) propose un bref déchiffrage de l’assouplissement des règles de l’éducation des jeunes enfants après 1945 qui fait apparaître une nouvelle idéologie du rapport positif à l’enfant.
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[2]
Même si, en tant qu’auteures des manuels de puériculture, les femmes deviennent de plus en plus nombreuses au fil du temps, pour le corpus ici utilisé, elles sont globalement minoritaires, les mots « expert », « prescripteurs », « puériculteur » sont donc utilisés au masculin.
-
[3]
Sur les discontinuités systématiques entre conseils d’experts et pratiques maternelles, voir notamment Mechling (1975) ; sur l’évolution du positionnement des mères par rapport aux normes au fil des naissances, voir Gojard (2010).
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[4]
Dans la préface à l’édition française de Votre enfant de 0 à 5 ans de B. Spock (1963), R. Mande, professeur agrégé à la Faculté de Médecine de Paris, prévient que les lecteurs français peuvent être « étonnés » par les références aux « rudiments de la doctrine freudienne » introduits par Spock dans ses conseils éducatifs. Cette faible présence dans la littérature de cette période des idées issues de la psychanalyse s’explique par le choix du corpus.