Notes
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[1]
Epsylon EA 4556 (équipe Conflits, engagement, éthique, société), Université Paul Valéry, Montpellier, France.
Contact : gerard.pithon@univ-montp3.fr -
[2]
Collège Saint Michel ; Chambre de Commerce et d’Industrie ; Saint-Denis de La Réunion, France.
Contact : randjani@gmail.com -
[3]
Le Code noir. Recueil d’édits, déclarations et arrêts concernant les esclaves nègres de l’Amérique (1685). Site consulté le 10/12/2015. http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amsudant/guyanefr1685.htm.
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[4]
http://www.europeanvaluesstudy.eu/ (site consulté le 20/5/2014)
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[5]
Nous remercions Anne-Gaëlle Benard, Monica Sinaretty, Pierrick Pounia, Bruno Lhote, Sojenne, Marie-Céline et Jean-Marc Ponin.
Introduction
1L’histoire récente du peuplement de l’île de La Réunion s’est développée à partir d’un brassage imposé à des populations d’origines diverses. L’esclavage a notamment généré un effacement des mémoires identitaires, des liens familiaux et ethniques. À la suite de son abolition, et pour compenser le manque de main d’œuvre, une immigration massive de salariés, provenant de différents pays, a été organisée. Contrairement à d’autres parties du monde, en Inde, au Moyen-Orient ou en Afrique par exemple, où l’on assiste de nos jours à des affrontements inter religieux, une cohabitation relativement pacifique semble se développer entre les communautés religieuses de l’île. Sa taille (2 512 kilomètres carrés), la faiblesse numérique des membres de chaque communauté, la similitude de leurs valeurs, pourraient expliquer en partie cette entente intercommunautaire. Nous allons tenter de repérer comment s’opère dans cette île la transmission des valeurs sur trois générations selon le genre et la religion, catholique ou hindoue.
Contexte historique, géographique et social de l’île
2Les premières localisations et appellations de cette île sur les cartes de navigation apparaissent dès le début du XVIème siècle sous le nom de Dina Margabin, puis en 1518 sous le nom de Santa Apollonia (Combeau, 2002).
3La France en prend possession en 1638 pour le compte du roi Louis XIII afin d’essayer de renforcer sa position dans l’océan indien. L’île est alors nommée Bourbon. Les premiers occupants sont des mutins envoyés par le gouverneur de Madagascar qui, sous Louis XIV et Colbert, est devenue la grande île stratégique dans le réseau commercial développé par la Compagnie des Indes en 1664. La culture du café permet de connaître la prospérité et provoque l’installation de colons et l’arrivée d’esclaves. Combeau (2002, p. 92) note que : « Ce dispositif d’expansion économique s’accompagne d’un développement du commerce d’esclaves […] La population esclave croît considérablement au XVIIIème siècle (en 1708 : 268 adultes, en 1736 : 4500, puis 23 000 en 1779) ».
4L’édit de 1724, qui s’inspire du Code Noir (1685), précise que l’esclave ne peut rien posséder en propre, et qu’il n’a aucune responsabilité civile, le maître répondant de ses actes [3].
5En 1793, l’île prend le nom de La Réunion, pour connaître ensuite diverses autres appellations, et retrouver enfin son nom actuel en 1848 (Nomdedeu-Maestri, 2001). En 2015 la population totale de l’île était estimée à 843 529 (INSEE, 2015).
Le paradoxe de la cohabitation contrainte : déculturation et coexistence forcée
6L’instauration de l’esclavage autorise d’aller chercher une main d’œuvre par tous les moyens : rapt, achat d’hommes, de femmes et d’enfants en Afrique, à Madagascar et en Inde… À partir de 1767, les esclaves proviennent aussi de la côte orientale de l’Afrique. De surcroît la variété des langues pratiquées par ces populations aux origines diverses favorise des solidarités de groupe parlant la même langue, mais provoque des difficultés de communication dans le travail, engendre des conflits et menace la cohésion sociale. Face à ces arrivées, les colons finissent par se retrouver en minorité et en difficulté pour contrôler leurs esclaves. Des mouvements de fuite, appelés marronnages, sont fréquents et violemment réprimés dans les montagnes escarpées de l’île (Mara, Christiaens et Ramphul, 1999). Pour limiter ces rebellions plusieurs mesures sont prises : lois interdisant le marronnage ; éloignement géographique des esclaves de leur pays d’origine (par exemple ceux qui proviennent de l’Afrique de l’Ouest sont envoyés à La Réunion et ceux de l’Afrique de l’Est aux Antilles) ; séparation des esclaves parlant la même langue ou provenant de la même famille (Sudel, 1992). La déculturation des peuples amenés par la force et la séparation méthodique des membres appartenant à une même communauté affaiblissent les identités mais paradoxalement aussi les rivalités intercommunautaires. Les populations viennent de zones géographiques variées avec leur culture spécifique : Madagascar, Mozambique, Les Comores, Zanzibar, mais aussi des différents « comptoirs de l’Inde », puis plus tard de la Chine et de Mayotte. Un brassage systématique des populations a donc été imposé avec brutalité (Scherer, 1994).
L’« engagisme » et l’abolition de l’esclavage
7L’abolition de l’esclavage en 1848, engendre un manque de main d’œuvre pour effectuer les travaux pénibles dans les champs. Les colons riches ou gros propriétaires terriens blancs ont alors recours à l’engagisme en faisant venir des salariés, d’abord des Comores et de Madagascar, puis massivement des Indes (Marimoutou-Oberlé, 1999). Cette abolition accélère également l’appauvrissement des petits propriétaires blancs ruinés obligés de vendre leur terre pour survivre.
8Une société de type « interculturelle » (Deschamps, 1972), fondée sur le respect d’autrui, s’est construite à partir de ces échanges qui facilitent, structurent, voire imposent un partage des connaissances, des coutumes et des valeurs et ce, contrairement à une société « pluriculturelle » où la « mixité » des populations n’est pas une nécessité (Deschamps, 1972). À Madagascar, par exemple, les ethnies ont constitué de nombreux royaumes rivaux dès l’époque féodale (Deschamps, 1976). De vastes zones géographiques peuvent en effet favoriser des formes de marginalisation des communautés.
9La construction, ou plutôt la reconstruction de l’identité sociale de chaque communauté à travers les échanges, s’est effectuée grâce au cadre contraint par le relief de montagnes volcaniques imposantes qui limitent les voies de communication. Lucas (1997) souligne une double taxonomie des noms de lieux qui traduisent des rapports de domination entre les cultures : sur la côte on retrouve plutôt des noms de saints catholiques et à l’intérieur des terres des noms africains ou malgaches.
10Cambefort (2001) distingue des « îlots communautaires » qui arrivent à préserver leur culture et leur religion d’origine (colons blancs, métropolitains, Indiens musulmans, Tamouls, Chinois, Comoriens) et une grande masse qui a développé un métissage inter communautaire, notamment ceux qui ont des racines africaines ou malgaches. Fontaine (2007) souligne que les réunionnais créolophones (enfants et parents) vivent un « espace transitionnel » entre l’école, où la langue française domine, et la vie familiale, où c’est le créole qui est plutôt utilisé.
Principales communautés religieuses à La Réunion de nos jours
11Compte tenu de l’histoire récente et de la diversité des peuplements de cette île, il est important d’étudier comment les principales religions ont pu se développer pour cohabiter jusqu’à nos jours, notamment à partir de pratiques syncrétiques et d’une langue commune, le créole. Dubois (2012, p. 102) précise l’importance des principales religions sur l’île :
12« Du fait des différentes origines de la population insulaire, les principales religions pratiquées à La Réunion sont le christianisme (essentiellement catholique romain, mais aussi protestant), l’hindouisme, l’islam et le bouddhisme. La communauté juive très minoritaire ainsi que la communauté bahaïe sont également présentes sur l’île ».
13Toutefois Dumas-Champion (2004) souligne l’impossibilité de dissocier la pluriethnicité de la pluri religiosité. Compte tenu de ces difficultés, notre recherche exploratoire se limitera plus particulièrement aux deux principales religions de l’île : le catholicisme et l’hindouisme dont les processus de transmission devraient être très différents selon la théorie du capital symbolique de Cambefort (2001, p. 80). Cet auteur définit le capital symbolique comme « l’ensemble des règles éthiques et morales et des comportements hérités et transmis au fil des générations, dont les éléments ont été plus ou moins bien conservés et/ou modifiés ». Il distingue deux types de communautés : à faible ou à fort capital symbolique.
14À La Réunion, la culture catholique concerne plutôt une communauté à faible capital symbolique car elle a gardé peu de liens avec ses origines. Au fil des générations, la communauté catholique – composée majoritairement de Créoles – s’est largement métissée et elle a par conséquent perdu une partie de ses racines culturelles réelles ou supposées. Ce métissage a notamment eu pour conséquence une pratique religieuse multiple. Ainsi, au sein d’une famille, si le père est malgache et la mère catholique, l’enfant adopte souvent les rites inhérents à ses origines (Dumas-Champion, 2008).
15Par contre les Indiens hindous, mais aussi les Indiens musulmans et les Chinois bouddhistes, relèveraient plutôt de communautés à fort capital symbolique. En effet, elles ont progressivement tenté de préserver au fil des siècles les liens avec leur civilisation d’origine. Par la pratique de l’endogamie, elles veillent le plus possible à ne pas se métisser afin de protéger la solidité et la solidarité de leurs positions économiques et sociales (Cambefort, 2001).
16Le catholicisme a été introduit dans l’île par les premiers colons. La langue française, et souvent la religion catholique, ont été imposées pour relier (religieusement) le monde de la plantation (les maîtres et les esclaves). Les Cafres, les Créoles, les Sinwa et les Malbars sont donc la plupart du temps catholiques, mais ils continuent à pratiquer les traditions de leurs ancêtres débarqués par la force sur l’île. Malgré leur déculturation, ils ont su préserver une part de leur identité natale, qui a été transmise de génération en génération, jusqu’à aujourd’hui. Par exemple, beaucoup participent encore à des fêtes religieuses catholiques annuelles, mais aussi chez eux à des rites populaires malgaches (Aupiais, 2002).
17L’hindouisme a été principalement importé par les peuples Indiens dravidiens (Frédéric, 1996). Les engagés indiens à leur arrivée devaient se convertir au catholicisme. Mais grâce à leur persévérance et à leurs luttes, ils ont progressivement pu garder leur religion. En leur laissant finalement pratiquer leur religion les gros propriétaires blancs pensaient que l’effort fourni au travail en serait meilleur. Un espace dédié à leur lieu de culte et à la prière a été accordé, notamment au domicile ou dans un temple du jardin familial. Toutefois les hindous pratiquent souvent à la fois l’hindouisme et le catholicisme : beaucoup d’engagés Malbars vont demander leur baptême dès le début du XXème siècle afin de mieux s’intégrer, sans toutefois renoncer à l’hindouisme. De nos jours la majorité des Malbars de la Réunion font à la fois un mariage catholique et hindou. Mais la religion hindoue pratiquée à La Réunion est sensiblement différente de celle pratiquée en Inde. Par exemple le système des castes n’a pas été perpétué à la Réunion, en effet la plupart des engagés étant issus des basses castes n’avaient aucun intérêt à y faire référence (Dumas-Champion, 2008).
18Le culte voué aux ancêtres est souvent respecté dans toutes les religions de La Réunion (Cambefort, 2001). Les catholiques adhèrent à leurs croyances sur le devenir des êtres après la mort (passage au purgatoire, au paradis etc.), mais cela n’empêche pas certains d’entre eux de croire aussi aux esprits qui, après la mort, restent sur terre, ce qui suppose de les respecter et les vénérer. Pour les traditions malgaches et hindoues, les pratiques religieuses à domicile pourraient renforcer les traditions conservatrices de ces communautés (Dumas-Champion, 2008).
19Les échanges entre ces différentes communautés, avec leur culture spécifique, ont permis la référence à une culture religieuse commune typiquement réunionnaise, regroupant des éléments empruntés à chaque groupe. La soumission des travailleurs, d’abord imposée par l’esclavagisme puis, dans une moindre mesure, par l’engagisme, a modifié les principales croyances des premiers arrivants sur l’île (déculturation), pour paradoxalement favoriser ensuite une acculturation syncrétique avec des emprunts provenant des diverses cultures en présence (Cambefort, 2001).
Socialisation des enfants, transmission de la culture et de ses valeurs
Communiquer, transmettre et apprendre
20La construction des civilisations humaines est possible grâce aux formidables capacités de transmission et d’apprentissage des êtres humains. Pour Hoult (1969), la culture est notamment constituée de quatre principales composantes (les valeurs, les normes, les institutions et les technologies) transmises de générations en générations grâce à des apprentissages complexes. Aujourd’hui transmettre permet d’éduquer, d’instruire, en vue de perpétuer les cultures développées dans le passé, mais aussi d’innover pour construire les cultures de demain (Debray, 1997).
21Cette dynamique de transmission peut se développer de façon harmonieuse et pacifique ou, au contraire, au prix de conflits, de guerres, voire d’ethnocides culturels. La famille, la religion, l’école, la politique… sont de puissantes instances de socialisation et d’acculturation. Elles permettent de transmettre des croyances, des valeurs, des connaissances, des modalités d’action qu’elles doivent perpétuer si elles veulent subsister. L’histoire montre combien la lutte pour le contrôle de cette transmission est grande à certaines époques. Gauchet (2001) explique comment l’Occident est passé d’une « phase absolutiste », où les guerres de religions s’affrontaient, à une « phase libérale et républicaine », où l’État laïc s’est imposé tout en laissant la liberté aux religions de s’exercer mais avec des pouvoirs limités.
22Dans une perspective d’éducation Pourtois, Desmet et Lahaye (2008) reprennent la distinction opérée par Nesor (1987) entre croyances et connaissances. Cette dernière permet de sensibiliser les parents et les éducateurs aux apprentissages implicites et explicites en éducation, aux emprises idéologiques, aux dérives sectaires et aux processus de reproduction que nous pouvons transmettre à notre insu :
« Le système de croyances, contrairement au système de connaissances, est de nature moins malléable et moins dynamique. Ce dernier est, quant à lui, nettement ouvert à l’évaluation et à la critique, à l’inverse des croyances qui sont caractérisées par leur stabilité ».
24Plusieurs recherches étudient l’évolution des valeurs dans divers pays à l’aide de méthodologies très différentes. Dès 1981, l’European Values Survey (EVS) [4] porte sur les valeurs des Européens (Halman, Sieben, et van Zundert, 2011). Cette recherche explore tous les neuf ans, sur des échantillons représentatifs européens, l’évolution des représentations de grands thèmes de la société. Bréchon et Tchernia (2009) ont exploité ces données pour la France sur des questions telles que le travail, la famille, les amis et les relations, les loisirs, la politique et enfin la religion. Le groupe des Français participant à l’étude a été consulté à trois reprises en 1990, 1999 et 2008. Les résultats montrent que la « famille » est valorisée en premier lieu comme étant « très importante dans leur vie » (par respectivement 81%, puis 88% et 87% des personnes). Cette priorité se retrouve dans tous les pays enquêtés. Le « travail » est classé en second par respectivement 60, 69 et 68% des français. Les « amis et relations » arrivent en troisième avec 40, 50 et 50% ; les « loisirs » en quatrième avec 31, 37 et 33% ; « la religion » ne recueille que 14, 11 et 13% ; et la « politique » se trouve reléguée en dernière position avec 8%, 8% et 15%. Les faibles pourcentages obtenus pour ces deux derniers domaines peuvent surprendre compte tenu de leur place dans les médias ou les pratiques militantes.
Famille, éducation et socialisation : la transmission des valeurs
25La famille, première organisation de la société, accueille l’enfant, participe à sa socialisation primaire et à la construction de son identité individuelle et sociale. Au cours du siècle dernier l’égalité et l’équité de traitement entre les genres sont des valeurs qui ont beaucoup progressé au prix de tensions dans la société. En conséquence les équilibres des pouvoirs entre les générations et les rôles de genre en sont profondément modifiés (Pithon et Prévôt, 2006 ; Pithon, Kouremenou et Danko, 2015).
26Les valeurs des parents contribuent au développement de leur style éducatif qui tend à se perpétrer aux générations suivantes. En effet, « les valeurs et les pratiques parentales ne seraient que la longue accumulation d’expériences encodées et transmises de génération en génération, sans cesse modifiées au cours de l’histoire, parce qu’elles ont démontré qu’elles permettent d’adapter l’enfant aux exigences du groupe d’appartenance et à son environnement » (Pithon et Terrisse, 1994, p. 362).
27Plusieurs modèles théoriques sur les valeurs ont été proposés avec des questionnaires spécifiques pour les appréhender. Deux d’entre eux (Rokeach, 1973 ; Schwartz, 1992) se situent dans la continuité l’un de l’autre.
28Pour Rokeach (1973, p. 4-5) « une valeur est une croyance durable qui se traduit par le choix d’un mode de conduite ou d’un but de l’existence que l’on préfère, personnellement ou socialement aux modes de conduite ou aux buts opposés ou contraires ».
29Schwartz et Bilsky (1987) soutiennent que les valeurs sont des représentations cognitives inhérentes à trois formes d’exigence humaine universelle : les besoins de l’organisme, les règles pour assurer la coordination interpersonnelle et les demandes socioculturelles pour le bien-être et le maintien du groupe. Ils résument les principales caractéristiques des valeurs dans une synthèse des travaux de Allport (1961), Levy et Guttman (1974), Maslow (1959) et de Rokeach (1973). Selon ces auteurs, les valeurs : 1) sont des croyances associées aux émotions, 2) permettent d’atteindre des objectifs précis, 3) surpassent les situations particulières et spécifiques, 4) servent de critères pour choisir et évaluer des conduites et des actions, 5) sont hiérarchisées par ordre d’importance.
30Schwartz et Bilsky (1990) soulignent toutefois que ces auteurs ont négligé la dimension motivationnelle des valeurs, laquelle permet d’expliquer la nature et la force de l’engagement d’un sujet dans la communication avec autrui et dans la coordination de ses actions avec lui.
31Schwartz (1992, 2006) a conçu un modèle circulaire portant sur dix valeurs fondamentales organisées selon des relations de proximité ou d’opposition sur deux axes (cf. Figure 1). Le premier oppose l’« Ouverture au changement » à la « Continuité » avec d’une part les valeurs d’Autonomie, de Stimulation et d’Hédonisme et, d’autre part, les valeurs de Sécurité, de Conformité et de Tradition. Le second oppose l’ « Affirmation de soi » au « Dépassement de soi », avec d’une part les valeurs de Pouvoir et de Réussite et, d’autre part, les valeurs d’Universalisme et de Bienveillance.
Adaptation du circumplex de Schwartz (2006)
Adaptation du circumplex de Schwartz (2006)
32Ce modèle a fait l’objet de plusieurs recherches dans le monde sur d’importantes populations (Morchain, 2009). Il est « ouvert » car il est possible de décliner ces dix ensembles de valeurs en sous-ensembles plus précis. Schwartz (1994) a ainsi proposé 56 valeurs regroupées selon son modèle dans une recherche portant sur 44 pays et 25 863 répondants. Bilsky et Koch (2000) comparent les résultats obtenus à différents questionnaires de mesure des valeurs pour étudier et discuter cette organisation en dix valeurs essentielles.
33Les effets spécifiques de certaines variables sur ce modèle ont pu être étudiés.
34Les sujets plus âgés préfèrent la reproduction de schémas comportementaux (habitudes) et évitent l’exposition à des changements stimulants ou à des défis passionnants. Toutefois aux USA les nouvelles générations de séniors réagissent beaucoup moins en ce sens (Glenn, 1974). Selon Schwartz (2003, 2006), l’âge corrèle positivement avec les valeurs de continuité (tradition conformité et sécurité) et négativement avec des valeurs d’ouverture au changement (autonomie, stimulation) et avec l’hédonisme (cité par Morchain, 2009, p. 65).
35Dans une recherche comparant 41 cultures différentes, Schwartz et Rubel (2005) montrent que les femmes accordent plus d’importance aux valeurs de « dépassement de soi » (universalisme et bienveillance) que les hommes. Ces derniers par contre privilégient davantage « l’affirmation de soi » (réussite et pouvoir). Les mêmes différences se retrouvent entre des adolescents et des adolescentes (Knafo et Schwartz, 2004).
36Les personnes se réclamant d’une religion, selon une méta-analyse de Saroglou, Delpierre et Dernelle (2004) portant sur quinze pays, préfèrent les valeurs de continuité (tradition, conformité) et, dans une moindre mesure, la sécurité, mais rejettent plutôt les valeurs relevant de l’ouverture au changement (stimulation, autonomie). Par contre les auteurs n’observent pas de différences majeures quant aux principales appartenances religieuses (catholiques, juives ou musulmanes).
37L’appartenance à une culture ou à une religion a une incidence sur les valeurs adoptées par les sujets. Par exemple, pour Kagitçibasi (1997), les cultures occidentales, marquées par divers philosophes, comme Smith, Bentham ou Descartes, et la religion chrétienne, prôneraient davantage la responsabilité individuelle, tandis que les cultures orientales marquées par les enseignements de Confucius et les religions comme le taoïsme, le bouddhisme et l’hindouisme, seraient plus tournées vers le collectivisme. Egri et Ralston (2004) le confirment en comparant les valeurs de 774 managers chinois à celles de 784 managers américains. Mais ils montrent que les plus jeunes managers chinois adoptent de nos jours les valeurs individualistes des américains, dont les valeurs correspondant aux dimensions « ouverture au changement » et « affirmation de soi ». Schaaper et Zhen Jiao (2013) confirment ces tendances en étudiant les valeurs de 1674 chinois interrogés dans deux grandes provinces de Chine. Ils vérifient également que les femmes sont plus respectueuses des valeurs confucéennes (« conformité », « universalité » et « bienveillance ») alors que les hommes sont plus intéressés par le « pouvoir ».
Méthodologie : hiérarchie des valeurs sur trois générations, deux filiations (homme ou femme) et deux religions (catholique ou hindoue)
Le questionnaire des valeurs
38Cette enquête s’appuie sur le Questionnaire des Valeurs par Portraits conçu et validé par Schwartz (1992, 1996, 2006). Il permet de mesurer la hiérarchie entre dix valeurs fondamentales ainsi que leur importance relative chez les individus. Il est constitué de 40 items (quatre items différents par valeur type). Chaque item décrit le petit portrait d’une personne (avec ses objectifs, ses aspirations et ses vœux) qui correspond à l’une des valeurs fondamentales. Pour chaque item, il est demandé de répondre à la question : « Dans quelle mesure cette personne vous ressemble ? ». Les réponses, cotées sur une échelle de type Likert, s’échelonnent de 1 « tout à fait comme moi » à 6 « pas du tout comme moi ».
Les groupes étudiés et leurs caractéristiques principales
39Cette enquête, de nature exploratoire, porte sur 38 triades de trois générations (grands-parents, parents et adolescents), se signalant proches ou pratiquantes de la religion catholique ou de la religion hindoue (N = 114). Chaque triade est constituée de personnes de même sexe et de la même famille (16 triades masculines, dont 7 hindoues et 9 catholiques ; 22 triades féminines, dont 8 hindoues et 14 catholiques). Le questionnaire a été distribué par des étudiants réunionnais inscrits en Métropole à l’université de Montpellier Paul Valéry formés à la méthodologie de l’enquête et avec l’aide de proches vivants à La Réunion [5].
40Les moyennes obtenues à chaque valeur par les douze groupes étudiés (cf. tableau 1) peuvent être hiérarchisées de 1 à 10 afin de comparer les systèmes de valeurs plus ou moins proches. En effet Rezsohazy (2012, p. 12) souligne que : « les valeurs d ‘un individu ou d’une collectivité (comme un milieu social, un parti ou un pays) ne se présentent pas comme un ensemble d’éléments isolés, mais en systèmes. Elles sont liées entre elles, dépendent les unes des autres ».
Age moyen selon les générations, la religion et le genre
Age moyen selon les générations, la religion et le genre
41D’une génération à l’autre nous observons une variation des âges moyens entre 24 et 33 ans. Pour les hindous nous constatons peu de différences d’âges entre les hommes et les femmes enquêtés. Pour les catholiques les hommes sont un peu plus âgés que les femmes.
Les principales hypothèses de recherche
42Quatre hypothèses exploratoires ont guidé nos investigations :
43H1/Influences des générations. Grâce à la révolution numérique et médiatique (Internet, téléphone portable…) les jeunes de la « génération Y » (Weil, 2006) devraient plutôt revendiquer une « ouverture au changement » (valeurs individuelles d’hédonisme, de stimulation et d’autonomie), tandis que les générations plus âgées (Glenn, 1974 ; Schwartz, 2003) devraient préférer la « continuité » (valeurs collectives de tradition, de conformité et de sécurité).
44H2/ Influences du genre. Les revendications des femmes dans la société et au sein des familles, devraient refléter les valeurs prônées par la Charte Mondiale des Femmes pour l’humanité (CMF, 2004), à savoir une quête plus importante pour une « ouverture au changement » (autonomie, stimulation et hédonisme). Celles des hommes se traduiraient par une « affirmation de soi » (réussite et pouvoir) conformément aux travaux de Schwartz et Rubel (2005).
45H3/ Influences des religions. La religion hindoue, à fort capital symbolique (Cambefort, 2001), devrait privilégier les valeurs de « continuité » (tradition, sécurité, conformité). Cette religion préconise en effet des pratiques religieuses au sein même de la famille (cultes, offrandes, prières à la maison, culte des ancêtres, mariages endogames…) contrairement à la religion catholique plus ouverte à certaines valeurs de la modernité.
46H4/ Influences des liens familiaux. Les liens familiaux entre grands-parents, parents et enfants au sein d’une même triade (dans cette étude, nous nous sommes limités à des filiations entre hommes ou entre femmes) devraient renforcer la proximité des systèmes de valeurs au sein des filiations plutôt qu’entre les filiations de genre différent.
47Des membres des deux principales religions ont été questionnés mais les effectifs des groupes constitués selon les trois générations et le genre sont faibles. Par ailleurs le mode de passation des questionnaires n’a pas permis de viser un échantillon des populations vivant sur l’île notamment dans sa partie centrale. Aucune généralisation à l’ensemble de la population de l’île n’est donc possible. Nous nous limiterons à comparer, d’abord de façon qualitative, les similitudes ou les différences entre les hiérarchies de valeurs liées aux générations, au genre, aux religions concernées, voire aux proximités éventuelles des valeurs accentuées par les liens de famille au sein des filiations. Puis nous examinerons les corrélations entre les hiérarchies des douze groupes pris deux à deux pour dégager les proximités ou les distances entre les systèmes de valeurs. Compte tenu de ces analyses, nos conclusions devront se limiter à souligner la pertinence ou non des hypothèses exploratoires énoncées.
Principaux résultats : comparaisons entre les rangs des valeurs moyennes entre les groupes
Analyse de la hiérarchisation des dix valeurs pour chacun des douze groupes étudiés
48Dans nos premiers commentaires sur la hiérarchisation des valeurs moyennes des douze groupes étudiés (cf. Tableau 2) nous indiquerons entre guillemets les définitions plus précises que Schwartz (2006) donne à ces valeurs. Ensuite, nous examinerons la matrice des corrélations entre ces hiérarchies prises deux à deux pour dégager des systèmes de valeurs proches, différents ou opposés entre ces groupes en proposant un graphique (cf. Figure 2) qui illustre de façon caractéristique ces corrélations significatives.
Rangs des dix valeurs moyennes pour les douze groupes étudiés
Rangs des dix valeurs moyennes pour les douze groupes étudiés
G = grand ; M = mère ; P = père ; C = Catholique ; H = Hindou ; f = fille ; g = garçon49La valeur Hédonisme « quête du plaisir, des gratifications personnelles » est privilégiée en premier par les quatre groupes de jeunes (filles et garçons) des deux religions (la pertinence de H1 portant sur la « génération Y » est ainsi confirmée). Cette quête se retrouve aussi au 1er rang pour les trois générations de femmes catholiques et pour les trois premiers rangs des hommes catholiques en évoluant du 3ème au 1er rang des grands-pères aux garçons, comme si les hommes commençaient à suivre cette quête amorcée par les femmes. Par contre, chez les hindous on constate une rupture entre les grands-parents et les autres générations avec des différences qui apparaissent dès la seconde génération de femmes. Dans cette communauté, grands-parents et parents rejettent respectivement l’hédonisme au 6ème et au 8ème rang. La rupture s’opère donc chez les jeunes garçons qui le classent au 1er rang. Pour les femmes cette rupture est initiée une génération plus tôt : les grands-mères placent l’hédonisme en 7ème rang, tandis que les mères le mettent au 2ème rang et les filles au 1er rang. La quête de l’hédonisme, mais aussi de l’Autonomie, oppose les jeunes générations hindoues aux grands-parents (cf. H1). À ce niveau les jeunes semblent se rapprocher d’une quête individuelle proche de celle observée dans les trois générations de catholiques (cf. H1).
50Cette quête plutôt individualiste se retrouve dans d’autres valeurs comme la Stimulation « recherche enthousiaste de défis, de nouveauté », mais elle est uniquement présente chez les catholiques (pour les hommes : rang 2, 1, et 2 ; pour les femmes : rang 3, 3, et 2). Cette valeur est par contre nettement rejetée chez les hindous (femmes : rang 9, 9, et 5 et hommes : rang 7, 9, et 7). Les effets contrastés entre les religions attendus en H3 semblent pertinents (cf. les encadrés dans le tableau 2).
51La recherche de l’Autonomie, « choisir, créer et explorer pour développer son indépendance de pensée et d’action », fait également partie des valeurs individuelles. Elle se renforce d’autant plus que les générations sont jeunes dans les deux religions. Chez les catholiques, elle passe du 8ème rang au 4ème rang chez les hommes et du 4ème au 3ème chez les femmes ; chez les hindous du 5ème au 3ème rang chez les hommes et du 6ème au second rang chez les femmes. L’effet génération semble jouer (cf. H1) mais pas l’effet genre contrairement à notre attente en H2.
52L’attrait pour le Pouvoir « recherche d’un statut, du contrôle des ressources et des personnes » reste avant tout une affaire d’hommes dans les deux religions (cf. H2), mais perd de son intensité chez les jeunes. Chez les catholiques, il passe du 1er rang chez les grands pères au 3ème rang chez les pères et les garçons. Chez les hindous, il se trouve au second rang pour les grands pères et les garçons, mais occupe le 5ème rang chez les pères. Chez les femmes catholiques, le pouvoir est respectivement repoussé au 7ème, 8ème ou 6ème rang ; pour les femmes hindoues il stagne du 4ème au 3, 5ème rang (ex aequo avec la Réussite pour les filles hindoues).
53La Réussite, « reconnaissance sociale de ses compétences, succès professionnels », semble mieux classée par les jeunes générations dans les deux religions. Elle progresse chez tous les catholiques enquêtés en passant du 9ème au 5ème rang ainsi que chez les femmes hindoues du 8ème au 3, 5ème rang. Chez les hommes hindous, elle régresse un peu du 4ème au 6ème rang.
54La recherche d’un certain hédonisme ne serait pas spécifique aux femmes, mais plutôt à la jeunesse et aux catholiques. La quête du pouvoir reste plutôt l’apanage des hommes. L’attrait pour la réussite progresse chez les catholiques et les femmes hindoues. Seules les filles hindoues classent favorablement ces trois valeurs (1er, 3, 5ème et 3, 5ème rang).
55De façon générale, la prédominance des valeurs individualistes se développe au fil des générations, avec une nette rupture entre les jeunes hindous et les deux générations précédentes (cf. H1). Chez les catholiques, on constate une certaine stabilité de ces valeurs sur les trois générations.
56La religion hindoue par contre semble privilégier des valeurs collectives, Conformité et Tradition chez les deux générations ainées des deux sexes, et Sécurité pour les femmes de ces générations (cf. H3 et encadrés du tableau 2).
57La Tradition « respect des coutumes, des idées soutenues par la culture ou la religion » est très prisée par les hindous, tout particulièrement par les deux générations ainées : les hommes la mettent en premier et les femmes en second ou en 4ème rang. Chez les catholiques, cette valeur se situe entre les rangs 4 et 7, 5 inclus.
58La Conformité « modération des actions, des goûts pour respecter des normes du groupe d’appartenance » est également l’apanage des deux générations hindoues les plus âgées : 1er rang chez les grands-mères et les mères ; 3ème et 2ème rang chez grands-pères et pères. L’hypothèse H3 sur la dimension conservatrice de la religion hindoue semble donc pertinente pour les deux générations ainées uniquement. Seules les grands-mères catholiques adhèrent à la Conformité (2ème rang). Les autres groupes de catholiques rejettent cette valeur (du 6ème au 8ème rang).
59La Sécurité « recherche de la stabilité de la société et l’harmonie sociale » est reléguée aux derniers rangs du 7ème au 9ème, sauf pour les grands-mères hindoues (3ème rang) et les pères hindous (4ème rang), ce qui montre à nouveau la rupture avec les jeunes adolescents hindous.
60La Bienveillance « recherche du bien-être pour les personnes de son endogroupe » se trouve à des rangs intermédiaires (du 4ème au 6ème rang) sauf pour les hommes hindous où elle est reléguée au 7ème ou au 9ème rang.
61Les douze groupes étudiés rejettent la valeur Universalisme au 10ème rang, comme si de nos jours « la justice, l’égalité, la protection de tous et de la nature » n’était plus une des préoccupations prioritaires.
62La simple comparaison des hiérarchies de valeurs montre des similitudes, des différences, voire des ruptures ou des continuités entre les générations, les appartenances religieuses ou les genres.
Analyse des systèmes de valeurs entre les groupes étudiés à partir de la matrice des corrélations entre les hiérarchies
63Nous avons calculé la matrice des coefficients de corrélation de Spearman entre toutes les hiérarchies de valeurs des groupes prises deux à deux afin de dégager des systèmes de valeurs plus ou moins similaires (cf. tableau 3). Une représentation graphique (cf. figure 2) permet de figurer les principales liaisons significatives (p < 0,01 ou p < 0,05).
Corrélations (Rho de Spearman) entre les hiérarchies des valeurs des 12 groupes
Corrélations (Rho de Spearman) entre les hiérarchies des valeurs des 12 groupes
* = S. p < 0,05 **= S. p < 0,01 G = grand ; P = pères ; C = Catholiques ; g = garçon ; M = mères ; f = fille ; H = HindousReprésentation graphique des corrélations significatives entre les 12 groupes étudiés
Représentation graphique des corrélations significatives entre les 12 groupes étudiés
64Pour les groupes catholiques, on constate que les deux tiers des hiérarchies de valeurs prises deux à deux sont significatives (10 sur 15 en tout soit 66,6%). On n’en relève que 33,3% (5/15) dans la religion hindoue. Le groupe de catholiques qui a participé à l’étude à La Réunion ferait preuve d’une plus grande homogénéité et d’une plus grande stabilité des valeurs au fil du temps. Ces deux principales religions de l’île semblent avoir des poids différents sur l’adhésion à ces valeurs des membres de leur communauté respective. Les corrélations entre les hiérarchies de valeur des groupes d’appartenance religieuse différente sont nettement moins importantes (13,8% soit 5/36) mais, rappelons-le, ces groupes n’appartiennent pas à une même famille.
6540% des paires au sein du même genre ont des hiérarchies significativement similaires (6/15 entre les groupes d’hommes et 6/15 entre les groupes de femmes). On en compte seulement 22,2% (8/36) entre les paires intersexuées. À ce niveau d’analyse on ne peut que constater une certaine similitude des effets d’appartenance à un genre ou à l’autre.
66Les configurations de la Figure 2, illustrant les corrélations significatives entre les hiérarchies de valeurs des douze groupes étudiés, sont intéressantes à analyser. Les systèmes de valeurs des membres de la communauté catholique sont globalement proches (cf. la structure quasi fermée constituée par les points GPC, PC, gC, fC, MC et GMC). Sachant que chaque triade étudiée appartient à la même famille, on trouve, d’une part, deux triangles qui confirment des proximités dues en partie aux communautés familiales d’hommes ou de femmes, dont les sommets sont d’une part GPC, PC, Gc, et d’autre part, GMC, MC, fC (cf. H4). Si les grands-parents catholiques hommes et femmes ne semblent pas partager de systèmes de valeurs significativement proches, ce n’est pas le cas pour les parents et les enfants qui montrent une grande similitude entre leur système de valeur (cf. le rectangle PC, gC, fC, MC avec les deux diagonales). Cette rupture semble illustrer un rapprochement entre les valeurs des hommes et des femmes à partir de la 2ème et 3ème génération des catholiques enquêtés. Les systèmes de valeurs des membres de la communauté hindoue sont beaucoup plus distants les uns des autres (cf. la structure constituée par les points fH, gH, GPH, PH, GMH, MH où l’on peut éventuellement reconnaître une petite influence du genre et des familles d’appartenance).
67Par contre les jeunes générations hindoues manifestent une similitude de valeurs avec les jeunes générations catholiques (cf. gC, gH, fH, fC). Cette proximité n’est pas un simple effet dû aux générations nouvelles, mais vraisemblablement aussi une appropriation des valeurs présentes dans la communauté catholique. Les filles hindoues ont quatre corrélations significatives avec les jeunes catholiques et les parents de ces derniers des deux sexes. Les garçons hindous en ont trois avec leurs pairs mais aussi avec les mères et les grands-mères catholiques.
Discussion et conclusion
68L’île de La Réunion est une micro société qui questionne les chercheurs à divers titres. Elle apporte notamment de précieux renseignements sur les relations entre des communautés culturelles et religieuses différentes, rapprochements et distanciations par exemple, qui se sont construites au cours d’une période historique récente et dans un espace géographique limité. Dans cette étude, nous montrons que les systèmes de valeurs sont liés aux appartenances sociales (familiales, religieuses et de genre). Ils reflètent aussi des changements culturels importants au cours de trois générations : augmentation de l’individualisme auprès des jeunes ; valorisation de l’Hédonisme et recherche d’Autonomie chez les femmes, notamment les plus jeunes ; net rapprochement des jeunes hindous du système de valeurs des catholiques…
69Il serait souhaitable de poursuivre cette recherche sur un échantillon représentatif des principales communautés religieuses présentes sur l’île en questionnant également des membres de la communauté musulmane. Le niveau socioculturel des populations enquêtées devrait être aussi pris en compte. La typologie des valeurs de Schwartz (2006) est intéressante car elle ne demande pas aux sujets de se prononcer directement sur des valeurs, mais de dire si des descriptions de personnes leur semblent plus ou moins proches d’eux. Il faudrait, dans le cadre d’une comparaison élargie entre les religions de l’île, s’appuyer aussi sur des valeurs issues d’un corpus de textes représentatifs de ces religions voire de la République Française.
70Cette recherche ne prétend pas analyser l’influence de valeurs sur les relations pacifiques ou conflictuelles entre des communautés. En effet bien des conflits se développent au nom d’idéologies, mais ils servent souvent de prétextes pour mobiliser des communautés les unes contre les autres, tout en occultant des intérêts économiques ou des luttes pour le contrôle du pouvoir.
71Sabatier et Lannegrand-Willems (2005) regrettent le manque de recherches sur la transmission des valeurs et des styles relationnels en dehors des études de cas qui portent plutôt sur les inadaptations sociales et les troubles de l’attachement des jeunes enfants ou, beaucoup plus rarement, des adolescents. Leur recherche effectuée en France auprès de 42 adolescents et 53 adolescentes, ainsi que leur mère et grand-mère maternelle, a notamment permis de mettre en évidence que « les adolescents valorisent plus l’individualisme que les deux générations précédentes. Ils ne sont toutefois pas détachés des autres, car ils sont aussi plus à l’aise que les générations précédentes avec tout ce qui touche à l’intimité. Les mères et les grands-mères valorisent surtout les bons résultats scolaires et l’obéissance… » (ibid, p. 390, traduction des auteurs).
72Les résultats de notre recherche vont dans ce sens. Toutefois il faut éviter de faire des généralisations abusives à partir de cette étude exploratoire s’appuyant sur des effectifs restreints et sur un questionnaire de valeurs types. En effet, Yvergniaux (2007, s.p.) rappelle la complexité à observer ce qui peut changer d’une génération à l’autre :
« Envisager un milieu culturel spécifique (en l’occurrence l’univers malbar) dans sa relation avec la « société créole » ou la « société globale », dans un cadre religieux ou plus large, est une entreprise risquée si les protagonistes de l’échange ne sont pas bien définis et si l’on ne tient pas compte des différentes logiques d’action et de pensée en jeu […]. L’étude des sociétés pluriculturelles doit tenir compte de la constante reformulation que provoquent les oscillations entre une tendance homogénéisante et des résurgences identitaires multiples ». Il décrit en outre les interpénétrations réciproques des cultures à La Réunion notamment une « créolisation des indiens » et une « indianisation des créoles ». Enfin, il souligne l’émergence d’un mouvement paradoxal le « renouveau tamoul » qui se définit comme un « retour à la tradition », tout en étant engagé dans un syncrétisme culturel : « Confronté cette fois à la modernité, le nouveau traditionalisme effectue le tour de force d’être en rupture avec certains aspects du traditionalisme malbar déjà constitué et de se référer à l’Inde, tout en assimilant implicitement certains thèmes de la modernité et du christianisme ».
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Mots-clés éditeurs : valeurs, transmission, La Réunion, genre, religion
Mise en ligne 10/06/2016
https://doi.org/10.3917/rief.038.0073Notes
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Epsylon EA 4556 (équipe Conflits, engagement, éthique, société), Université Paul Valéry, Montpellier, France.
Contact : gerard.pithon@univ-montp3.fr -
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Collège Saint Michel ; Chambre de Commerce et d’Industrie ; Saint-Denis de La Réunion, France.
Contact : randjani@gmail.com -
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[5]
Nous remercions Anne-Gaëlle Benard, Monica Sinaretty, Pierrick Pounia, Bruno Lhote, Sojenne, Marie-Céline et Jean-Marc Ponin.