Notes
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Université Lille 3, Sciences de l’éducation, PROFÉOR – CIREL.
Contacts : Michèle Guigue : mguigue@club-internet.fr ; Bernadette Tillard : bernadette.tillard@free.fr -
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Cette enquête répondait à l’appel à recherche 2006 de l’ONED (Observatoire national de l’enfance en danger) : Les mineurs dits « incasables » (http://www.oned.gouv.fr). Les entretiens auprès des professionnels des collèges ont été conduits par M. Guigue, ceux des travailleurs sociaux par B. Tillard, ceux des parents par D. Bruggeman, les dossiers ont été dépouillés par É. Lesur. M. Lemoine a assuré un travail de médiation et de logistique (Guigue, Bruggeman, Lemoine, Lesur & Tillard, 2008).
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Voir un tableau récapitulatif des caractéristiques de ces jeunes et des entretiens conduits en annexe.
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Nous ne négligeons pas le fait qu’en France les textes, depuis Jules Ferry, stipulent « l’obligation d’instruction » et non « l’obligation scolaire ». Toutefois, tous les acteurs concernés par cette recherche sont centrés sur l’obligation scolaire et son respect, ils n’envisagent pas, n’imaginent même pas pour la plupart, la possibilité de l’instruction en famille (IEF). Aussi, pour éviter des formulations compliquées, non pertinentes dans ce contexte, nous recourrons à la formulation simplificatrice d’ « obligation scolaire ».
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Filière supposant la décision d’une commission d’orientation, mais située dans les murs des collèges.
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Les hommes interviennent à distance de l’école, sur un plan professionnel : artisans ou contremaîtres, ils prennent en stage et encadrent le jeune parfois de façon assez paternelle.
1Quand il s’agit de prendre en charge des jeunes difficiles, les institutions sont mises à l’épreuve dans leurs valeurs, leur fonctionnement et leurs routines. Ce sont alors, moins des entités abstraites et globalisantes : l’école, la famille, les services sociaux, qui se trouvent en jeu, que des professionnels qui se retrouvent face à eux au quotidien et qui cherchent à mobiliser les parents pour conjuguer leurs efforts. L’absence d’implication scolaire des jeunes est associée à la non participation sociale de leurs parents, l’une et l’autre suscitant des lamentations, parfois à tonalité agressive. Au delà des discours convenus, pour analyser ces relations, nous avons eu recours à la théorie d’E. Goffman (1968) car la place qu’elle reconnaît aux méandres et aux tiraillements de la participation sociale nous semble ici particulièrement judicieuse. Goffman distingue plusieurs niveaux : celui des manières de faire – l’engagement comme les réticences et les compromis pratiques – et celui des sentiments éprouvés. Il fait place à l’ambivalence et à l’ambiguïté, en montrant l’existence d’une double tension, d’une part entre le pénible et l’agréable, d’autre part entre l’adhésion et la résistance, parfois jusqu’au rejet. La diversité des contextes dans lesquels l’expérience sociale se développe, à laquelle s’ajoutent les variations d’intensité des pressions et du seuil de tolérance ont un impact non négligeable sur la participation et sa persistance. Plutôt que d’imaginer les acteurs, que ce soit les jeunes, les parents ou les professionnels, animés d’une résolution monolithique dans une direction ou dans une autre, Goffman ouvre des perspectives pour penser, avec nuances, les zigzags des pratiques et des réactions des uns et des autres, compassion et exclusion, concessions et oppositions, implication et retrait.
2Les analyses et les réflexions développées dans ce texte s’appuient sur une enquête conduite auprès et autour d’une cohorte de 20 jeunes collégiens absentéistes lourds, exclus, déscolarisés ou en errance, 3 filles et 17 garçons [1]. Ces collégiens ont été identifiés, à partir d’octobre 2006, dans un secteur circonscrit du Pas de Calais (région au nord de la France), comme les 20 premiers à avoir été mis en contact par leur établissement avec le dispositif Démission Impossible. Ce dispositif académique vise à ré-accrocher des adolescents à la scolarité par l’organisation de parcours individualisés, faisant une large place à l’alternance et ouvrant sur la découverte des métiers (Guigue, 2009b). Ces collégiens ont donc été rassemblés dans cette cohorte uniquement à partir de problèmes scolaires, de marginalisation ou d’errance [2]. Il s’est avéré que ces jeunes appartiennent à des familles pauvres ou précaires pour la moitié d’entre eux, les autres à des familles populaires ou de classes moyennes. Commencée alors qu’ils avaient 14-15 ans et que la fin de l’obligation scolaire devenait envisageable [3], l’enquête confirme que cette perspective est attendue par ces jeunes, par leurs parents, par les professionnels et les institutions qui en avaient la charge. La proximité de cette échéance suscite ambiguïtés et tensions. Ces adolescents, en échec scolaire depuis des années, sont dans une période de relations délicates avec les professionnels qui les considèrent comme « ingérables ». Sur ce fond de perturbations et de crises, les relations parents-professionnels s’exacerbent autant en ce qui concerne la fréquentation scolaire que l’orientation et suscitent des jeux d’acteurs complexes : expulsions et marginalisations, mise en demeure et compromis, conflits et fuites.
3Cet article a été construit à partir de 76 entretiens conduits auprès des parents, de professionnels de collèges et de travailleurs sociaux connaissant personnellement un ou plusieurs de ces jeunes. Pour chacun d’eux, nous disposons d’entretiens ou de fragments d’entretiens de 4 à 9 personnes différentes. Les parents et les professionnels sont dans des positions fort différentes par rapport à l’intervieweur. Les premiers trouvent là une occasion exceptionnelle de parler de leur expérience de parent d’élève en difficulté, prenant leur interlocuteur à témoin, ils exposent leur souffrance, leur rancœur et leur vindicte, débordant avec véhémence sur leur propre histoire. Les seconds, adossés à leur institution, en lien avec des collègues, ne sont pas isolés, ils ont diverses occasions de parler de ces élèves à problèmes. Les questions posées sont centrées sur chaque jeune et sur ce qui est fait pour lui. Aussi les parents et les professionnels sont amenés à évoquer, avec précision, ce que font les uns et les autres. La pluralité des discours, à laquelle s’ajoute l’étude des dossiers scolaires, permet de recouper les informations et les descriptions d’incidents. Même si, parfois, les tensions et les heurts des adultes, concernant leurs prérogatives et leurs pratiques, repoussent dans l’ombre celui qui en a été l’objet, c’est autour du jeune que se nouent les relations que nous avons étudiées.
4Tout d’abord, nous nous attacherons aux conditions d’exercice de l’activité éducative, celle des professionnels dont c’est le travail et celle des parents dans le cadre familial. Puis, dans un second temps, nous nous centrerons sur les aspects qui cristallisent des relations tendues et conflictuelles. Nous retiendrons, d’une part, les stratégies de retrait qui tendent à vider les relations et, d’autre part, les liens qui se nouent, malgré tout, autour de pratiques de coopération.
Les conditions d’exercice de l’activité éducative
Des institutions contrastées
5Les professionnels sont formés, sélectionnés, recrutés, à ce titre, ils bénéficient de conditions encadrées par de multiples textes officiels, des lois aux conventions collectives. Ils travaillent et s’inscrivent dans une société où la division du travail fractionne les tâches éducatives en de multiples spécialités. Leur formation professionnelle et leur appartenance institutionnelle déterminent leurs missions spécifiques et focalisent leurs interventions et, par contrecoup, leurs attentes vis-à-vis des parents. Pourtant, même si le cadrage impliqué par l’exercice d’une activité salariée constitue un socle commun solide, ils ne constituent pas un bloc homogène. Une différence majeure s’impose au fil de cette recherche. Certains de ces jeunes font répétitivement voler en éclats les établissements qui les accueillent, tandis qu’ils restent en lien, vaille que vaille, avec des dispositifs souples et leurs acteurs. C’est le cas de huit jeunes, tout particulièrement celui de Kelly, passée par six collèges et trois internats.
6Nous sommes donc conduits à différencier deux grandes catégories d’institutions. Les « institutions-établissements », comme ici les collèges ou les internats, dont il vaut la peine de souligner l’effet réducteur : leur structure et leurs missions, leurs professionnels et leurs pratiques délimitent un champ spécialisé, découpent une sorte de sous-monde (Berger & Luckman, 1989) qui marginalise les autres préoccupations. Ces institutions-établissements composent un cadre temporel spatial et normatif, une « enveloppe », selon l’expression de Goffman. Mais il y aussi ce que l’on pourrait nommer des « institutions liquides » (Bauman, 2005), qui comme un fluide coulent et occupent les interstices et l’épaisseur de la vie quotidienne, que ce soit la vie familiale, que ce soit le « milieu ouvert » avec ses emblématiques éducateurs de rue, que ce soit les professionnels qui aident, soutiennent, accompagnent au domicile… Or si des tensions affectent les relations parents-professionnels du travail éducatif, elles concernent aussi les professionnels entre eux, surtout s’ils exercent dans des types d’institutions contrastés, institutions-établissements ou « institutions liquides » hors les murs, reliées à l’univers familial.
La fréquentation scolaire diversement soutenue
7Les écoles comptent parmi ces institutions-établissements délimitées par des murs, avec des objectifs circonscrits et des attentes ciblées : la réussite scolaire. Mais pour les jeunes comme ceux de notre cohorte, les professionnels de l’école, des enseignants à l’assistante sociale, en passant par le conseiller principal d’éducation, sont focalisés sur la fréquentation scolaire. Pour les professionnels, les parents sont en première ligne, mais ceux-ci se défendent. Des stratégies en miroir se développent, par exemple les procédures formelles, pour l’administration, les lettres et les signalements, pour les parents, les mots d’excuses et les certificats médicaux, dits « de complaisance », par l’école.
8L’adhésion à l’école donne lieu, quand il s’agit d’assurer sa fréquentation par des jeunes rétifs, à des jeux d’acteurs divers et subtils, notamment des stratégies de protection. Ces jeunes créent des problèmes à tout leur entourage. Ainsi, « jouer la montre » dans l’attente des 16 ans, n’est pas une exclusivité familiale. C’est aussi le cas de certains collèges.
9Le père de Sarah voudrait bien qu’elle aille au collège, mais elle renâcle depuis tant d’années ! Faudrait-il la mettre dehors et faire semblant de croire qu’elle est en classe alors qu’elle traînerait dans la rue ? Il reconnaît qu’il préfère la savoir chez lui, avec sa mère, sa sœur et les petits. De plus, il considère que l’école « agresse » les enfants de la famille, aux branches nombreuses dans ce bourg. De leur côté, les enseignants s’insurgent, considérant que la famille a baissé les bras et que la mère, enceinte de son 7e enfant, préfère la garder pour qu’elle fasse le ménage et s’occupe de ses frères et sœurs. Ils décrivent les comportements perturbateurs de Sarah : elle prenait plaisir à parler fort en patois, cherchait à rentrer dans les classes de ses copines, aimait déambuler dans les couloirs. Ils invoquent l’avenir pour condamner l’absentéisme de Sarah et mentionne une saisine au Procureur.
10Éddy, lui, n’a pas été vu au collège depuis un an. Entre le collège de son secteur, dont il a été exclu pour perturbations et injures et le collège qui était censé l’accueillir, « trop » éloigné semble-t-il, il y a eu des flottements. L’éducateur qui le suit ne fait pas grand cas de son assiduité : Éddy est le petit dernier, son orientation en Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté [4] a été refusée par sa famille. Son père est décédé il y a quelques années et Éddy s’occupe de sa mère âgée et malade. Ce n’est pas un délinquant, il ne reste que quelques mois pour atteindre son 16e anniversaire, « laissons tomber »!
11Les professionnels du « milieu ouvert » ont souvent des positions assez distantes du formalisme de l’obligation scolaire et ils sont critiques sur le fonctionnement de l’école. Positions ambiguës dans la mesure où, pour le collège, ils semblent complices du jeune.
Un itinéraire de vie morcelé par les temporalités des institutions
12Les effets réducteurs de l’institution-établissement concernent tout particulièrement la temporalité. D’une part, les institutions découpent en tranches d’âge : école primaire, collège, lycée. D’autre part, elles découpent en séquences plus ou moins limitées, où s’entrecroisent la planification du travail scolaire et les éléments de cadrage d’un travail salarié (notamment la charge horaire hebdomadaire).
13Les professionnels des collèges entrent dans l’histoire scolaire du jeune alors qu’elle a déjà commencé depuis de nombreuses années et que les difficultés sont déjà anciennes. Leurs attentes sont ciblées, elles rejettent donc dans l’ombre ce qui pourrait les parasiter. La vie familiale et les tâches éducatives parentales s’inscrivent, elles, dans une épaisseur temporelle qui parcourt des années. C’est toute une histoire qui se construit au fil du temps, dès avant la naissance. Il y a leur histoire et l’histoire de leur enfant et il y a un présent qu’ils vivent et gèrent en bricolant.
14Les discours sur Frédy s’entrecroisent, les oppositions sont fortes, avec toutefois des effets d’écho qui attirent l’attention. Quand la mère de Frédy raconte la naissance de son fils, elle évoque sa souffrance fœtale en exhibant son carnet de santé. Elle la met directement en lien avec l’hyperactivité pour laquelle son fils est soigné et qui a troublé sa scolarité depuis toujours. Dès la maternelle, il ne tenait pas assis, ses enseignants disaient : « on est obligé de le mettre dehors pour le faire courir ». Frédy est un sujet de préoccupation constant pour ses parents qui ont fait construire pour améliorer la vie familiale : la maison est coquette, chacun des quatre enfants a sa chambre. Celle de Frédy, suite aux conseils d’un psychologue, est toute en bleu avec des dauphins : c’est apaisant. Mais voilà : « Avant de signer pour le terrain, vous pensez à vos enfants. Je dis oh ça va, y a le collège, y a tout ce qu’il faut et tout. Et après vous prenez tout dans la figure, ils le supportent pas, ça va pas, y a pas d’autres établissements ».
15Fredy est arrivé au collège du secteur en 5e. « On le connaissait pas dès le départ » précise le Conseiller Principal d’Éducation (CPE). Cet élève, d’apparence calme, posait problème quand il était en classe. Le CPE poursuit : « On a rencontré les parents qui étaient totalement démissionnaires. Y avait peut-être… une problématique familiale un petit peu complexe, le gamin en a peut-être pâti d’ailleurs et le fait qu’il rajoute ses problèmes de scolarité ont fait que, ben, effectivement les parents ont dit : À la limite, on veut plus s’en occuper, on vous le laisse. Frédy était devenu le vilain petit canard. Il avait été suivi, au départ. Et les parents se sont peut-être très vite sentis dépassés. C’est vrai que face aux difficultés, je pense qu’ils ont paniqué ». Il conclut positivement : Frédy est pris en charge dans un dispositif qui lui permet de faire des stages et de découvrir une orientation qui lui convient, l’électricité. La famille est réconciliée avec Frédy et avec l’école.
16Toutefois, cette orientation n’est pas acquise. La mère s’inquiète des propositions divergentes, l’hôtellerie ou maître chien, car les notes lamentables de Frédy vont rendre son entrée en lycée professionnel difficile. Et sa vindicte contre l’école n’est pas apaisée. Elle n’a pas été aidée : « J’ai pas abandonné, j’abandonnerai pas, je… ferai moi-même. Je… je cherche ». Frédy a 15 ans, c’est l’aîné. Au moment de l’entretien, la mère montre de l’énergie et de la virulence, mais elle a probablement connu des hauts et des bas : « un enfant hyperactif, sa mère, sa famille, les papis, les mamies et tout, peuvent le supporter, et encore ! Y a des membres de la famille qui ont du mal. Et les autres, je peux les comprendre, hein ? Je supporterais peut-être pas. Parce que faut voir, au départ, comment c’est quand même, hein ? Il arrête pas de bouger, il arrête pas… C’est… c’est fatigant quand même ».
17Les multiples actions pour construire une vie de famille peuvent être fragilisées par des événements dramatiques. L’éducation familiale s’inscrit dans la durée et l’épaisseur du quotidien (Durning, 1995), ce cadre peut être écrasant, tantôt par sa précarité, tantôt par sa persistance. Le travail éducatif est, lui, circonscrit par des limites spatio-temporelles strictes. Bien-sûr, des dossiers scolaires suivent (en principe) les élèves, mais « le départ » ou « le début » c’est, répétitivement dans les discours des professionnels, celui de l’institution. Pour le collège, c’est donc la Sixième. Ce qui s’est passé auparavant est perçu de façon distanciée, il y a des traces dans les dossiers, s’y greffent des conjectures, mais il n’y a pas d’effet cumulatif tel qu’il peut être ressenti par les parents : « Voilà mon téléphone, le numéro du collège va s’afficher. Je filtre ! Je ne réponds pas aux mots. De toute façon, j’entends toujours la même chose, depuis qu’il est en maternelle ». Pour ces parents, « toujours la même chose », c’est à la fois le récit de nouveaux incidents, les critiques et l’annonce d’une sanction. Pour l’école, le jeune n’est qu’un enfant, pas vraiment acteur à part entière des difficultés rencontrées. Ce sont ses parents qui se trouvent mis en cause pour leurs propres difficultés, pour leurs périodes de faiblesse.
L’affectif en toile de fond
18L’implication affective n’est pas l’apanage des parents. Au cours des entretiens, nombreux sont les professionnels intensément émus : leur voix change, ils se sont préparés, mais ils ont parfois du mal à maîtriser leurs émotions.
Des témoignages impliqués
19L’évocation des itinéraires de ces jeunes bouleverse les professionnels. Certains, ceux qui évoquent les situations les plus graves, rient aux moments d’évocations dramatiques, quand des incidents, scarifications, malheurs… risquent de submerger les ressources de leur professionnalité. Comme si rire permettait d’éviter de pleurer. Certains s’identifient sur le mode du souvenir, ces situations font monter à la surface le passé, leur enfance populaire dans une ville proche : « mes grands parents sont d’ici », leur itinéraire chaotique : « Je suis passé par la case collège, grand bordelleur (sic), absentéiste ». C’est le professionnel-enfant, ses plaisirs, ses frasques, ses souffrances, qui surgit au détour de discours sur des jeunes d’aujourd’hui.
20Ce retour détaillé sur sa propre enfance, sur son histoire scolaire, a été le fait d’hommes, de professionnels comme de pères. Toutefois, le sens de ces souvenirs est fort différent. Chez les pères, l’accent est mis sur l’expérience de l’échec et de l’exclusion, sur la répétition d’un itinéraire douloureux avec leur fils. Pour les professionnels, l’effet d’écho suscité revêt une tonalité nostalgique et quasi-militante. Il ne porte pas sur un entrelacement de positions simultanées, celle de professionnel et celle de parent. Ces confidences ne concernent, en effet, ni les interférences de rôles, ni les tensions dont elles pourraient être porteuses. Elles laissent libre cours aux émotions, tout en manifestant une persistance de la protection que constitue leur position. La professionnalité est ainsi préservée dans la situation d’échange – inégalitaire – avec les parents. Les professionnels se mobilisent, leur connaissance de ces jeunes suscite chez eux des sentiments forts et des pratiques qui ne sont ni réductibles à un registre technique, ni compréhensibles selon une stricte rationalité professionnelle. Émotions, affection, compassion se glissent dans les actions conduites auprès de ces jeunes ou de leurs parents.
Des modes d’intervention aux marges du rôle professionnel
21Les entretiens, les observations faites au cours des visites des établissements font découvrir des actions inhabituelles. Il s’agit de proposer des solutions aux difficultés qui affectent ces jeunes et perturbent le fonctionnement des collèges, mais ces modalités sont probablement à mettre en lien avec l’implication personnelle forte des professionnels. En effet, elles sont aux marges de leur rôle et, de plus, fréquentes et intenses.
22Tout d’abord, la prise en charge de ces jeunes en difficultés donne lieu à une individualisation des parcours, ce qui suppose des contacts avec les parents, des échanges, des négociations et, enfin, leur adhésion formalisée par un contrat. Cela ne se fait pas en un rendez-vous. Avec certains parents, les rencontres sont nombreuses et régulières, par exemple, avec la mère de Basile pour du soutien et des conseils, avec le père de Marwin pour un suivi au plus près de ce garçon qui part à la dérive.
23De plus, l’individualisation des parcours transforme radicalement les modalités concrètes de suivi des présences : où est Frédy, Nordine… ? Dans l’établissement ou en stage ? Rarement en classe, plutôt en tutorat, voire dans un bureau travaillant sous l’œil du principal ou de son adjoint… Les Conseillers Principaux d’Éducation soulignent : « On se plie en quatre », ces tâches sont « dévoreuses de temps ». Se développe ainsi une stratégie personnalisée, relationnelle et contractuelle, qui fait bouger les normes de l’institution scolaire centrée sur la classe (Guigue, 2001, 2009a). Savoir, au jour le jour, si ces élèves sont bien là où ils doivent être, alors même qu’ils ne sont plus pris dans le flux d’une classe, est une tâche lourde et répétitive. Prévenir rapidement les parents d’une absence reste une attente impérieuse, symétrique de l’attente d’assiduité, tout aussi conflictuelle. La confiance des parents est en jeu, de même que la pertinence pédagogique de ces parcours individualisés.
24Au cours de l’entretien, l’adjoint qui recevait le père de Marwin s’interroge sur les limites de son rôle. Il raconte : « Le papa, ça revenait constamment, a été en classe de perfectionnement, il a pris ça pour une volonté de l’éducation nationale de pas lui donner sa chance. C’était ça qui était notre handicap au départ. Alors il m’a raconté, pendant ses entretiens nombreux, tous les détails de sa vie. Je vous dirais que moi-même j’ai outrepassé mes fonctions, mais comment faire ? Est-ce qu’il fallait l’arrêter dans sa démarche alors qu’on sentait qu’il en avait besoin, qu’il cherchait une personne à qui dire cela, en disant : ben non, écoutez, je suis le principal adjoint, ça ne me regarde pas, vous parlerez de ça à l’assistante sociale. Je n’ai pas voulu faire cette démarche… ». L’année suivante, malgré une situation précaire, Marwin est plus détendu et plus assidu.
25Peut-être le travail éducatif conduit-il à brouiller les frontières des spécialités professionnelles ? Soutien, formation, accompagnement social, médiation…
Des relations complexes et ambiguës
Tensions et conflits
26Dans les entretiens dont nous disposons, les tensions et les conflits sont principalement ceux suscités par les jeunes : insultes, hurlements, parfois affrontements physiques.
27Si l’on s’en tient aux adultes, l’initiation de situations conflictuelles est le fait de l’administration scolaire. Celles-ci s’expriment par des courriers d’injonctions ou de mise en demeure, même s’ils sont parfois présentés, comme des stratégies de reprise de contact : « La famille de Basile ne vient pas chercher le bulletin, les ponts sont coupés. Et pas de notre fait, hein ? Parce qu’on est allé à la pêche, à la pêche au gros, avec des grosses lignes et de manière très… très insistante, avec des lettres recommandées avec accusé de réception. Et voilà, y a pas de retour » dit un principal.
28Les professionnels bénéficient d’une position de pouvoir qui ne se limite pas à des procédures écrites formelles, ils peuvent décider de l’exclusion ou de l’admission d’un élève. C’est ainsi qu’en vue de la re-scolarisation de Nordine, laborieusement préparée, une réunion est convoquée par le collège, pour marquer ce retour. Elle rassemble le principal, la conseillère principale d’éducation, l’assistante sociale, la mère, le jeune lui-même et son éducateur de la Protection judiciaire de la jeunesse. Le principal annonce d’emblée : « Ce retour est inacceptable ». La famille et l’éducateur auraient « caché » que le neveu de Nordine, perturbateur notoire parait-il, était élève de l’établissement. « Un seul suffit bien ! ». La réunion a duré quelques minutes. Le conflit a été à la fois ouvert et clos. Le collège casse les relations avec cette famille et avec ses partenaires locaux : la fréquentation scolaire de Nordine ne le concerne plus. Compte tenu des préalables, cette situation était inattendue. Et l’éducateur, professionnel d’une « institution fluide », se trouve, de fait, assimilé à la famille. Tout le travail délicat d’approche, de négociation, de mise en confiance qui avait été conduit pour aboutir à ce ré-accrochage a été sapé en quelques instants.
29Les manifestations de violence ne sont pas le fait des parents (de notre cohorte), pourtant ils sont animés de sentiments très forts de colère et d’images de vengeance. Mais justement, ils préfèrent renoncer, quitte à paraître démissionnaires, afin d’éviter d’aggraver la situation.
30C’est explicitement le cas du père de Roberto. Il voit son fils rentrer de l’école, s’enfermer dans sa chambre, se mettre à pleurer, pour un rien comme ça. « Voilà. Moi je voulais y aller… et me connaissant, j’ai dit non, parce que là ça aurait pu rudement mal tourner ». S’adressant à son fils : « Dis ! Il faut dire qu’est-ce qui est ! Le but de ta dépression que t’as eue, c’était ça, la réflexion des profs ! ». Renoncer à la violence et au conflit, est-ce simplement une fuite ?
31Les enseignants sont souvent au centre des récriminations. Les parents insistent sur les incidents qui leur ont été rapportés par leurs enfants et au cours desquels ils ont le sentiment d’avoir été humiliés ou victimes d’injustices. Mais, ces critiques et ces rancœurs tenaces sont, le plus souvent, gardées dans l’espace privé de la famille. C’est à l’occasion des entretiens qu’elles trouvent à s’exprimer.
32Les désaccords et les tensions prennent une forme explicite et ouverte à l’occasion de procédures d’orientation, quand les parents refusent une admission en Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté. Quand, plus tard, ils voudraient que le collège leur trouve une aide spécifique, des solutions de stage, un établissement qui convienne, ce sont alors les assistantes sociales et les conseillers d’orientation qui sont la cible de leur vindicte.
33Le conflit couve en permanence. La plupart des protagonistes sont lucides quant aux appréciations des autres. Les parents savent que les professionnels pensent qu’ils « pourrissent » leur enfant, qu’« ils ne savent pas lui dire non ! », qu’« ils le surprotègent ». Les professionnels savent que les parents pensent qu’ils « harcèlent », voire « agressent » cet enfant. Les malentendus ne portent pas tant sur une méconnaissance réciproque, que sur des interprétations radicalement incompatibles de la situation. Pour les uns, la réussite scolaire est la condition d’une bonne insertion sociale et professionnelle, l’école doit donc être une priorité absolue. Pour les autres, que faire, quotidiennement, pratiquement, avec un enfant qui rejette l’école depuis des années ? À une logique soutenue par des principes généraux liés à la mission même de l’institution, s’oppose une logique pragmatique et circonstancielle inscrite dans une histoire de vie. Néanmoins, chacun se retrouve d’accord pour penser que l’enfant est l’objet d’une attention insuffisante ou inappropriée de la part de l’autre.
Stratégies d’esquive et de fuite
34Les discours des professionnels foisonnent d’exemples de retrait ou de fuite de la part des parents, mais ceux-ci n’ont pas l’exclusivité de ces dérobades face à ces jeunes difficiles.
Devenir invisibles
35Les professionnels attendent des parents qu’ils soient disponibles et mobiles. Les parents qui ont du mal à être libres pour venir à des réunions ou des rendez-vous suscitent des soupçons : ils ne font pas d’efforts. Même les mères seules, âgées, qui peuvent difficilement se déplacer. C’est alors un signe objectif qu’elles sont démunies, comme les mères d’Éddy et de Farid.
36Le retrait des parents est considéré comme une double abdication, vis-à-vis de l’école et vis-à-vis de leur enfant. Ils ne sont pas joignables, ils ne se déplacent pas. Ils négligent les réunions, comme les initiatives prises pour susciter une rencontre personnalisée. Mais les discours sont tout en méandres, jamais monolithiques : à être contactés uniquement et répétitivement pour des problèmes, les parents peuvent se décourager et tenter de se protéger, remarquent certains. Ces parents suscitent donc tout autant de consternation que d’agacement.
37Parfois, il arrive que les parents parviennent à organiser la quasi-invisibilité de leur enfant plutôt que la leur : ils font barrière et maintiennent des relations, juste pour éviter d’avoir des ennuis.
38C’est le cas de la mère de Daniel. Elle mène une vie associative intense, son domicile est une plaque tournante du quartier, tout au long de l’entretien des gens entrent et sortent. Mais Daniel reste dans sa chambre, devant son ordinateur. Une maladie de peau, attestée de temps à autre par des certificats médicaux, le conduit à s’isoler. Daniel a été signalé au procureur de la république deux années de suite par son collège. L’assistante sociale scolaire s’est rendue plusieurs fois au domicile, mais elle n’y est jamais rentrée : « L’objectif, c’était d’aller voir si l’enfant allait bien, mais… je me souviens d’une fois, il y avait le frère, la sœur et la maman qui étaient sortis : - Non mais si, si, il va bien ! On va venir au collège. Donnez-nous la date, donnez-nous l’heure ! ». De son côté, la mère exprime une colère intense : « Faire croire que Daniel, c’était un enfant malheureux ! Il a tout ce qui désire ! L’assistante sociale ferait mieux de s’occuper des enfants qui en ont besoin ». Elle poursuit, très virulente : « C’est toujours l’assistante sociale qui m’appelle pour savoir pourquoi ci, pourquoi ça, alors qu’elle sait que je ne la supporte pas. C’est une petite jeune qui n’a pas d’enfants et qui ne peut rien comprendre ». L’incompréhension est totale, Daniel est le seul jeune dont les professionnels du collège (il est inconnu des autres) nous aient dit, avec insistance, qu’il était « en danger ». Dans son récit, la mère insistait : elle seule pouvait assurer la sécurité de son fils. Cet effet d’écho suggère une identification commune de la situation et de ses enjeux, mais des conceptions opposées sur ce qu’il convient de faire.
39Flore, quant à elle, a disparu, avec sa mère, dans les interstices des institutions à l’occasion d’un changement de collège, doublé d’un congé de longue durée de l’enseignant qui la suivait. Plus de courriers inquiétants, plus d’appels téléphoniques, plus de relations. Pour les professionnels du collège, elle a déménagé, d’ailleurs elle en parlait souvent. Pendant plusieurs mois, nous avons essayé, sans succès, de la retrouver. Un jour, un professionnel de notre connaissance la croise au détour d’une rue et nous en informe. Avec sa mère et sa sœur, elles habitent toujours au même endroit, ne répondent pas au téléphone, n’ouvrent pas les courriers et comme leur porte n’a pas de sonnette pour éviter que les chiens hurlent et embêtent le voisinage, leur retrait a fini par les faire oublier !
40À côté du laisser-aller de quelques mères démunies, l’esquive et le retrait vis-à-vis du collège s’inscrivent dans des projets plus ou moins organisés, les uns principalement réactifs pour éviter le harcèlement, les autres plus construits pour maintenir la sphère familiale et l’éducation de l’enfant à l’abri de l’interventionnisme professionnel. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un choix qui a des conséquences lourdes, connues des intéressés. Tout d’abord, le risque de poursuite et l’inquiétude chaque fois que la boîte aux lettres est ouverte. Surtout, la mise à distance du collège est associée à une mise à distance des autres professionnels, les aides dont pourraient bénéficier ces familles ne sont donc pas sollicitées. La mère de Flore indique qu’elle et ses deux filles vivent avec 240 euros par mois et, quand on parvient à faire un entretien avec la mère de Logan, on découvre que l’électricité lui a été coupée depuis des mois. Maintenir une vie de famille pauvre, décalée, mais avec une certaine autonomie, est une épreuve pour tous ses membres.
Des professionnels retranchés derrière leurs rôles professionnels
41Il est manifeste, tout d’abord, que les professionnels se différencient en fonction de leur appartenance institutionnelle. Ceux qui appartiennent à l’institution de l’Éducation nationale ne se jugent les uns les autres qu’en y mettant les formes et de façon plus ou moins allusive ou ambiguë. C’est le cas des personnels de direction par rapport aux enseignants : « Et puis, … cela dépend du niveau d’exigence… », « Les professeurs, ils sont trop durs avec les élèves. Parfois, ça marche parce que ça les pousse à travailler ». Et les réserves sont assorties de compliments vantant le dévouement de l’équipe éducative. Il en va de même des relations entre établissements, où l’on perçoit l’effet de la concurrence et parfois de l’envie pour des implantations plus favorables, mais les formulations restent feutrées, mettant l’accent sur des constats factuels. De même, les échecs de structures spécialisées de l’éducation nationale sont mis sur le compte des difficultés extrêmes suscitées par le jeune.
42Ainsi, quand Roger revient dans le collège de son secteur après deux ans dans un Établissement Régional d’Enseignement Adapté dont il vient d’être exclu pour avoir déréglé gravement le fonctionnement de l’internat, il est accueilli avec un sentiment de fatalité mêlé de compassion. Ingérable en collectivité, orienté vers un atelier d’intégration spécialisé, les éducateurs critiquent le collège qui se débarrasse de lui. Quand eux-mêmes l’excluent après quelques semaines, la direction du collège se gausse et fait face.
43Les professionnels de l’extérieur qui interviennent plus ou moins ponctuellement, de façon directe ou indirecte, sur le cours de la scolarisation ne bénéficient pas de la même compréhension que ceux de l’intérieur. Tout autant que les parents, ils sont souvent l’objet de critiques virulentes. Ils sont perçus tantôt comme des partenaires peu fiables, tantôt comme des alliés des parents, et parmi eux les médecins qui signent des certificats soupçonnés d’être « de complaisance ».
44Ainsi les décalages, les malentendus, les tensions, les conflits ne s’organisent pas autour d’une ligne de partage qui passerait entre les parents d’un côté et les professionnels de l’autre. Une sorte de solidarité institutionnelle globale fonctionne entre ceux qui s’occupent des jeunes dans un cadre collectif et ce sont tous des professionnels. Un clivage sépare ceux qui appartiennent à une « institution-établissement » et ceux qui appartiennent à une « institution liquide ». Ces derniers peuvent être parents ou professionnels, éducateurs, techniciens d’intervention sociale et familiale… (Tillard, 2007), ils sont amalgamés et soupçonnés de s’esquiver, de ruser, de couvrir des incartades, c’est-à-dire de biaiser avec les normes sociales et les valeurs fondatrices d’une bonne éducation.
45Dans ce contexte, l’exclusion d’un établissement scolaire est une façon acceptable de se dégager d’un ensemble de situations conflictuelles. Dit autrement, n’est-ce pas une forme reconnue d’esquive ? Pour les parents et les professionnels qui appartiennent à une « institution liquide », il s’agit d’un rejet aux conséquences dramatiques. Pour les professionnels de l’école, c’est une démarche, explicitement et fondamentalement, éducative en ce qu’elle marque les limites à ne pas franchir et vise l’inculcation des normes sociales. C’est une manière de dire « non ! », alors que justement ils reprochent systématiquement aux parents de n’avoir jamais su dire « non ! ». Et quand, dans un mélange d’indulgence et de compassion, des professionnels évitent cette décision, après coup, ils expriment leurs regrets : ce fut une erreur, cette gentillesse n’a pas été éducative, le jeune continue sa dérive.
Coopérer, à quel prix ?
46Agir de manière coopérative entre parents et professionnels, comme entre professionnels, s’avère délicat. Le poids des expériences passées, les déboires et les soupçons constituent de sérieux obstacles. Pourtant la « participation » des parents est tenue pour une des conditions de réussite de la scolarité. La prise en charge d’élèves en difficulté constitue une mise à l’épreuve. Car les uns et les autres s’accordent sur l’existence de ces difficultés. Les parents reconnaissent les difficultés de leur enfant, même s’ils n’en mesurent pas toujours l’ampleur : « Il n’a pas travaillé et il lui manque les bases », « Il a un handicap », « L’école, c’est pas son truc », « Il leur en a fait voir à eux aussi », etc. Les professionnels reconnaissent les problèmes d’apprentissage, la pauvreté et l’influence du quartier. Mais cela n’empêche pas les critiques réciproques. Malgré ce lourd contentieux, les exemples de coopération abondent mais ils ne sont pas toujours, il s’en faut, reconnus comme tels.
Des modalités de participation incomprises
47La réponse des parents aux sollicitations du collège ne crée pas les conditions de la compréhension, au contraire, elle suscite parfois des malentendus parce qu’elle prend des formes que l’institution et ses professionnels ne considèrent pas comme telles. Bien plus, certaines de ces modalités de « présence » sont considérées comme de la distance, voire carrément comme un retrait.
48Certains parents, pour pouvoir répondre à tout prix à ces sollicitations, mobilisent leur entourage. Ce sont toujours des femmes [5] qui sont mentionnées : des femmes de bonne volonté qui aident d’autres femmes – des mères – pour se déplacer, venir aux rendez-vous ou assister à des réunions avec elles ou à leur place. Ce recours ne manifeste-t-il pas la défaillance du parent qui n’a pas fait l’effort de se libérer ? L’interlocutrice est-elle fiable ? Quel peut être son rôle et son autorité dans la famille et auprès du jeune ? Compte tenu de l’accumulation des difficultés suscitées par Farid, la voisine qui transmet les messages téléphoniques, convoie et traduit est une médiatrice fragile. Être la belle-fille ou la belle-mère ne semble pas non plus une garantie, ne sont-elles pas trop à distance ?, trop jeunes… ? D’ailleurs, les professionnels soulignent que ces personnes acquiescent à ce qui leur est dit, trop rapidement, trop systématiquement. Ce n’est pas ainsi que la scolarité de Farid, d’Alexandre ou de Paul peut être suffisamment soutenue.
49Cette pratique se heurte à une conception de la famille composée des parents et de leurs enfants. Cette personne de l’environnement est-elle informée des problèmes d’ordre familiaux ? Partage-t-elle les soucis de la sphère domestique ? Peut-on l’informer ? L’inquiétude formulée quant à sa légitimité et à son autorité est liée à la responsabilité parentale, mais aussi à une distinction entre ce qui est de l’ordre de la vie familiale privée et ce qui la déborde. Les professionnels ne prennent pas en compte l’importance de l’insertion d’une famille dans des réseaux familiaux ou sociaux de proximité.
50Dans ce contexte, les malentendus sont donc aigus. Ils portent sur le sens attribué aux comportements des uns et des autres, chacun considérant que les autres ne s’occupent pas ou bien pas vraiment ou encore pas judicieusement de cet enfant-là. Pourtant, les parents de Roberto l’encouragent dans son travail scolaire, ceux de Frédy valorisent sa projection dans l’avenir, le père de Marwin soutient son cheminement tortueux pour trouver une orientation professionnelle qui lui plaise. Toutefois cela n’est guère visible.
51La participation des parents est appréciée, essentiellement, en fonction de leur présence et de leur réactivité vis-à-vis du collège, celles-ci étant tenues pour des indices de leur implication dans la scolarité et, plus largement, dans l’éducation de leur enfant. Or cette participation les a mis dans des situations pénibles et leur a fait éprouver défaillances et humiliations ; Aussi, le plus souvent, ils s’esquivent. Les professionnels divers, de leur côté, ne parvenant pas à prendre en charge la scolarité et l’orientation du jeune à la hauteur de leurs espérances, les parents les critiquent et les accusent. Leur implication prend alors toutes sortes d’autres formes : soutien de l’enfant, recherche d’informations, démarches, mobilisation de réseaux familiaux… La plupart des parents, même dépassés, se mobilisent mais à l’abri des regards du collège.
La bonne volonté versus la compétence
52Que les parents s’intéressent aux devoirs est attendu, mais il ne faut pas confondre avec des initiatives dans le soutien des apprentissages. La mère de Frédy raconte sa disqualification : « Nous, on n’a jamais pu l’aider parce que, ben… pour les divisions, c’est pas comme vous les avez appris. Vous devez l’aider, mais c’était pas comme ça qu’il fallait apprendre… On a pris une étudiante, hein ? Et on a payé. Pendant deux ans, on a fait ça ». La coopération des parents est donc escomptée, mais, tout particulièrement dans le cas des devoirs, elle doit s’inscrire dans un cadre didactique si précis qu’il s’agit plutôt de vérifier la bonne exécution de tâches que d’accompagner des apprentissages.
53Les professionnels escomptaient que les parents pourraient modifier leurs pratiques éducatives et faire évoluer leur enfant pour le rapprocher de ce qu’est un élève acceptable. Les parents escomptaient des solutions institutionnelles honorables, mettant fin à des pratiques qui « cassent » leur enfant, l’excluent ou le marginalisent. Les attentes des uns et des autres sont déçues, les espoirs mutuels trahis.
54Simultanément, de nombreuses autres pratiques échappent totalement au regard professionnel et pourtant elles participent de l’éducation : l’aménagement d’une chambre, des restrictions punitives (sur la télévision, l’usage d’un scooter…), l’inscription dans un club sportif, etc. Quand il s’agit de l’organisation de repères dans la vie quotidienne, de la gestion des sorties…, la capacité à évoluer peut être limitée : « La maman de Basile, pendant longtemps elle venait, elle entendait les conseils, mais elle a eu beaucoup de mal… à les appliquer. Donc même si les relations étaient bonnes, ça a pas forcément été… elle a lâché prise au fur et à mesure parce qu’il devenait trop grand et trop ingérable ».
55La mère de Patrick soulève l’admiration pour sa persévérance, car il ne fait de doute pour personne qu’elle est mise à rude épreuve : « Ah la maman, la maman ! Elle est de très, très bonne volonté, je l’appelle, elle vient… Y a pas de cassure avec l’école, du tout. Une volonté de collaborer, avec les moyens dont elle dispose, mais vraiment beaucoup de bonne volonté ». L’insistance sur la bonne volonté suggère ce qui manque : peut-on parler de coopération alors même que le décalage de compétences semble énorme. Pourtant la mère de Patrick s’empare des informations et des conseils et assure leur opérationnalisation, par exemple en trouvant un psychologue disponible pour suivre son fils sans tarder, alors que le Centre Médico-Psychopédagogique est saturé. L’école et la mère agissent de concert. Pour autant les manières de dire portent la marque d’une certaine condescendance : de quoi cette mère serait-elle capable sans l’investissement personnalisé des professionnels de l’école ? Sans leur assistance et leurs conseils ? Ainsi la coopération de la mère de Patrick lui vaut une reconnaissance compassionnelle, c’est une mère aimante et dévouée.
56Vouloir coopérer avec les professionnels de l’école conduit donc à éprouver ses limites et son impuissance, cela d’autant plus que l’on est éloigné de la culture scolaire. Comment alors trouver la force de poursuivre dans un projet si ardu et si peu valorisé ?
Entre attentes et efficacité
57Le lieu majeur des frictions concerne les pratiques de contrôle et d’apprentissage. Oublier ce second point, ce serait privilégier les attentes des professionnels au point d’en oublier ce que les parents attendent de l’école. Sur un mode réactif, les parents s’insurgent que l’on ne perçoive pas leurs efforts de cadrage : « Son scooter, il est là, c’est moi qui ait les clefs ! » s’exclame une mère. D’autres tentent maladroitement d’informer et d’expliquer. Le père de Kélly téléphone parfois le matin à l’adjointe : « Je l’ai pas laissée venir parce qu’elle m’a dit qu’elle allait faire une fugue, donc je l’ai enfermée dans sa chambre » (Tillard, Lemoine & Bruggeman, 2009). Mais ils s’étonnent aussi de ce que leur enfant ne fasse pas de progrès.
58Les relations parents-professionnels de l’école se développent sur un terrain profondément miné. Dans le cas d’élèves en difficulté, deux types de reproches s’emboîtent. Le premier porte sur l’inefficacité et l’incompétence. Pour les professionnels, les parents ne « contrôlent » pas ou mal et, comme les pratiques quotidiennes de contrôle sont en grande partie invisibles, l’inefficacité devient l’indice de l’absence de ces pratiques ou de leur inadaptation. Il s’agit donc d’un raisonnement circulaire que les parents retournent contre les professionnels. Pourquoi les notes de leur enfant ne s’améliorent-elles pas ? Comment se fait-il que des enseignants soient incapables d’apprendre à leur enfant les savoirs de base qui lui manquent ? Le second reproche, implicite, repose sur des questions de dénomination. Les parents considèrent que les professionnels harcèlent et humilient plutôt qu’ils ne contrôlent. Les professionnels considèrent que les parents tendent à se laisser déborder par l’affectif, passant de l’amour à l’agacement voire au rejet, le contrôle du jeune s’évaporant au fil de simples paroles.
59La coopération butte sur incompréhensions, malentendus, décalages et tensions. Les sentiments éprouvés par tous dans ces situations de proximité sont pénibles. Ils remettent en question l’impact des actions entreprises et des efforts soutenus. Les attentes déçues sapent les espoirs et épuisent les réserves d’énergie disponibles.
Conclusion
60Peinant à assurer l’assiduité de leur enfant, les parents subissent des critiques pénibles, alors qu’il est rare qu’ils aient, effectivement, baissé les bras. C’est toutefois le cas de mères âgées, souvent seules, trop fatiguées et malades pour continuer à faire face pour leur « petit dernier » ou bien de mères sous l’emprise de soucis familiaux dramatiques (décès, handicap, prison). La plupart des parents considérés par les professionnels comme en retrait, fuyants, injoignables, se protègent et se défendent certes, mais ils agissent. Cependant, leurs modalités d’actions sont trop discrètes ou trop étrangères aux normes institutionnelles de l’école pour pouvoir être reconnues comme telles. En effet, les stratégies d’esquive et de mise à distance de l’école ne sont pas seulement des réactions protectrices et défensives vis-à-vis du harcèlement institutionnel. Elles manifestent une connaissance pratique du fonctionnement scolaire, un projet et un sens du jeu qui mérite attention. Jouer le jeu, comme le souligne Bourdieu, « n’a pas nécessairement comme principe la règle comme règle de droit », aux marges de l’obéissance à la règle, « le sens du jeu conduit à choisir le meilleur parti possible étant donné le jeu dont on dispose, c’est-à-dire les atouts et les mauvaise cartes et l’art de jouer dont on est capable » (Bourdieu, 1987, p. 80). Comme nous l’avons indiqué, pour ces parents, les mauvaises cartes sont nombreuses. Ils sont peu diplômés, ils appartiennent à des milieux populaires, parfois même précaires, leur enfant est en échec, perturbe gravement l’ordre scolaire et s’absente massivement. Leur position sociale, les manquements de leur enfant et les problèmes qu’il crée contribuent à manifester ce qui est considéré comme des défaillances de leur éducation. L’art de jouer suppose alors ruse et résistance. Jusqu’où ces parents sont-ils capables de supporter l’angoisse des mises en demeure et des risques qui s’y greffent ? Jusqu’où ces parents sont-ils capables de supporter la pauvreté ? À l’approche des 16 ans, l’échéance devient suffisamment proche. De ce point de vue, la réussite de la mère de Flore dans « l’art du faible » (Certeau, 1980, p. 87) est exemplaire.
61Les parents comme les professionnels ont à affronter une difficulté pratique : quels moyens mettre en œuvre pour faire respecter des règles et des obligations exigeantes ? Comment contrôler et imposer ? Donner des ordres et lancer des injonctions, voire des menaces ou des mises en demeure constitue une pression, mais n’élimine ni les résistances, ni les transgressions. Comment faire alors, dans une période où l’attention portée aux problèmes de l’enfance et de l’adolescence, à l’impact de l’origine sociale et à l’influence du milieu familial, a conduit à une sorte de sollicitude éducative ? Comment faire quand les personnes, comme les institutions, sont prises dans une logique de « gouvernementalité » (Foucault, 2008) qui valorise l’adhésion ? Si l’on peut considérer que les parents manquent de compétences et qu’il conviendrait de les éduquer, cela laisse, néanmoins, en suspens une question : tout doit-il se mesurer à l’aune de la professionnalité et de sa rationalité ?
62Dans cette perspective, les parents qui n’ont pas su développer, de longue date, chez leur enfant, les conditions d’une adhésion à l’école sont tenus pour responsables. D’autant plus responsables, pour les professionnels de l’école, qu’ils persisteraient dans des stratégies inadéquates d’esquive, de contournement, de retrait ou de dénigrement, équivoques, voire inacceptables. Ce point de vue est réducteur et, surtout, dévastateur car il sape l’autorité de parents déjà fragilisés par leur statut social modeste, voire précaire. L’art du faible, méprisé parce qu’il parait irrationnel et contre-productif, prend alors un autre sens que l’on peut formuler sous forme de deux paradoxes.
63Ces parents qui soutiennent leur enfant, qui résistent à l’institution scolaire en bricolant, ne montrent-ils pas par là qu’il y a la possibilité, même dans une situation précaire et dominée, de maintenir une certaine prise sur sa vie ? La mère de Flore, les parents de Sarah, de Roberto, de Frédy, de Paul, parmi d’autres, ont montré une résistance persévérante. Ils n’ont pas été broyés par leurs malheurs, ils ont pu rester protecteurs. Ils ont ainsi préservé les éléments d’une relation de confiance et d’autorité qui redeviendra probablement plus paisible une fois les troubles de l’adolescence passés. Il reste à se demander si ce bénéfice ne se paye pas chèrement, par la remise en cause d’obligations et de normes fondatrices de la vie sociale. Mais il nous semble que c’est là, justement, le second paradoxe.
64Dans une société qui valorise l’école comme la nôtre, ces parents développent des stratégies incontestablement ambiguës, acculés par des enfants en échec scolaire dont ils observent, depuis des années, que l’école n’est pas leur « truc ». Mais notre société individualiste valorise aussi l’autonomie, les capacités de négociation, la prise de risque… Du point de vue de ces attentes, leitmotiv des discours sur la modernité, soutenir un jeune qui s’écarte de l’itinéraire collectif de sa classe d’âge peut être stimulant : discuter, négocier, parfois parvenir à un itinéraire individuel formalisé par un contrat, l’aider à construire un projet professionnel en expérimentant un système de relations mobilisant les réseaux de voisinage et les ressources locales… autant d’apprentissages et d’activités centrales pour la vie sociale.
Présentation de la cohorte et des entretiens
65Les entretiens ont été conduits avec des personnes connaissant personnellement l’un ou l’autre des jeunes. De ce fait, le nombre et la diversité des entretiens pour chaque jeune dépend en grande partie, d’une part, des professionnels qui s’occupent de lui au collège et du temps depuis lequel il a esquivé l’école, d’autre part, du fait que sa famille ou lui-même sont, ou non, connus des services sociaux territoriaux. Les indications sur la scolarité précisent le niveau institutionnel officiellement fréquenté, les phases d’absence peuvent être intermittentes.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Berger, P., & Luckmann, T. (1989). La construction sociale de la réalité. Paris : Méridiens Klincksieck.
- Bourdieu, P. (1987). Choses dites. Paris : Éditions de Minuit.
- Certeau, M. de (1980). L’invention du quotidien 1. Arts de faire. Paris : UGE (coll. 10x18).
- Durning, P. (1995). Éducation familiale, acteurs, processus et enjeux. Paris : PUF.
- Foucault, M. (2008). Le gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983. Paris : Gallimard/Seuil.
- Goffman, E. (1968). Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux. Paris : Éditions de Minuit.
- Guigue, M. (2001). Les enseignants, professionnels solitaires de la transmission de savoir ? Connexions, 75, 85-96.
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- Guigue, M. (2009b). Faire face à des élèves « ingérables ». Individualisation des parcours et soutien aux professionnels : le dispositif Démission Impossible (Pas de Calais), In’Direct, 16, 25-43. Plantyn, Waterloo, Belgique.
- Guigue, M., Bruggeman, D., Lemoine, M., Lesur, E., & Tillard, B. (2008) Des jeunes de 14-16 « incasables » ? Itinéraire de jeunes aux marges du collège. Rapport final à l’ONED.
- Tillard, B. (2007). Technicien(ne)s d’intervention sociale et familiale (TISF) : interventions professionnelles à domicile dans le cadre de la protection de l’enfance. In D. Fablet (Ed.), Les professionnels de l’intervention socio-éducative. Modèles de référence et analyses de pratiques (pp. 53-69). Paris : L’Harmattan.
- Tillard, B., Lemoine, M., & Bruggeman, D. (2009). Itinéraire de place en place : l’exemple de Kelly. Sociétés et jeunesses en difficulté, 8, Accès en ligne, http://www.sejed.revues.org
Mots-clés éditeurs : professionnels, parents, travail éducatif, élèves en difficulté
Mise en ligne 01/10/2011
https://doi.org/10.3917/rief.027.0057Notes
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[*]
Université Lille 3, Sciences de l’éducation, PROFÉOR – CIREL.
Contacts : Michèle Guigue : mguigue@club-internet.fr ; Bernadette Tillard : bernadette.tillard@free.fr -
[1]
Cette enquête répondait à l’appel à recherche 2006 de l’ONED (Observatoire national de l’enfance en danger) : Les mineurs dits « incasables » (http://www.oned.gouv.fr). Les entretiens auprès des professionnels des collèges ont été conduits par M. Guigue, ceux des travailleurs sociaux par B. Tillard, ceux des parents par D. Bruggeman, les dossiers ont été dépouillés par É. Lesur. M. Lemoine a assuré un travail de médiation et de logistique (Guigue, Bruggeman, Lemoine, Lesur & Tillard, 2008).
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[2]
Voir un tableau récapitulatif des caractéristiques de ces jeunes et des entretiens conduits en annexe.
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[3]
Nous ne négligeons pas le fait qu’en France les textes, depuis Jules Ferry, stipulent « l’obligation d’instruction » et non « l’obligation scolaire ». Toutefois, tous les acteurs concernés par cette recherche sont centrés sur l’obligation scolaire et son respect, ils n’envisagent pas, n’imaginent même pas pour la plupart, la possibilité de l’instruction en famille (IEF). Aussi, pour éviter des formulations compliquées, non pertinentes dans ce contexte, nous recourrons à la formulation simplificatrice d’ « obligation scolaire ».
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[4]
Filière supposant la décision d’une commission d’orientation, mais située dans les murs des collèges.
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[5]
Les hommes interviennent à distance de l’école, sur un plan professionnel : artisans ou contremaîtres, ils prennent en stage et encadrent le jeune parfois de façon assez paternelle.