Notes
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[1]
Selon l’ONG International Crisis Group, la secte Boko Haram diminue son activisme depuis le début de l’année 2018 après les revers militaires infligés par la brigade d’intervention rapide (BIR) du Cameroun et de l’armée du Nigeria entre 2015 et 2016.
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[2]
Le 4 novembre 1982, Paul Biya, ancien premier ministre du président de la république Amadou Ahidjo, accède à la magistrature suprême. Il est réélu 38 ans durant à la tête du pays. En 2019, plusieurs directeurs généraux d’établissements publics totalisent près de 20 ans à leur poste alors que la loi prévoit un maximum de 9 ans. Voir https://www.camerounweb.com/CameroonHomePage/NewsArchive/Voici-les-directeurs-g-n-raux-hors-la-loi-du-r-gime-Biya-383409
-
[3]
En janvier 2019, plusieurs opposants sont emprisonnés après une marche de contestation dans plusieurs villes : 117 personnes sont interpellées. Parmi elles, l’opposant Maurice Kamto et des cadres du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) : Alain Fogué, Paul Éric Kingue ou le chanteur de musique de rap, Valsero.
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[4]
Il s’agit de la région s’étendant du nord-ouest au sud-ouest du Cameroun. Elle réunit les mouvements sécessionnistes anglophones en quête d’indépendance et en lutte politique contre le pouvoir centrale de Yaoundé.
-
[5]
L’Union des populations du Cameroun (UPC), parti politique nationaliste créé en 1948, y est largement implanté.
-
[6]
Ministère français des armées. www.defense.gouv.fr
-
[7]
La Sanaga maritime est un département de la région du littoral.
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[8]
Cet argument renvoie au caractère moins onéreux des travaux réalisés par le Génie, qui possède des personnels compétents et disponibles : le statut militaire fait des éléments du Génie des fonctionnaires désintéressés par les bénéfices de leurs actions.
-
[9]
Entretiens n° 2 et 3, Yaoundé, octobre 2017.
-
[10]
Extrait du discours du ministre camerounais de l’Économie et de l’Aménagement du territoire, Cameroun Tribune, 16 juillet 2012.
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[11]
Ibid.
-
[12]
Monsieur le ministre de la Défense, cité par Messi Bala, Cameroun Tribune, n° 11439-7638, 42e année, mercredi 27 septembre 2017.
-
[13]
Mololo, P., « Bakassi, 10 ans après », capecoafrica.com. http://capecoafrica.com/article/read/247
-
[14]
Ce terme désigne l’expulsion collective des populations installées sur des parcelles dont elles disposent ou qui n’ont pas de droits fonciers. Le délogement est fait pour cause d’utilité publique.
-
[15]
Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains et ruraux.
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[16]
Groupement spécial d’opération (GSO), Équipes spéciales d’intervention rapide (ESIR), Bataillon d’intervention rapide (BIR).
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[17]
L’ultime argument du roi.
Introduction
1Depuis la fin des années 2010, la situation politique au Cameroun est instable. À sa frontière Nord, près du Nigeria, le pays lutte contre la secte Boko Haram [1]. À l’intérieur, la crise économique perdure : le renouvellement de l’élite politique et de la classe dirigeante [2] est bloqué, entraînant des protestations de la jeunesse et des corps professionnels. Les arrestations de chefs des partis politiques [3] crispent durablement le débat public. En même temps, les revendications sécessionnistes de l’Ambazonie [4] menacent l’intégrité du territoire alors que l’économie est à la peine. L’État cherche une seconde voie. Il a adopté en 1989 un programme d’ajustement structurel d’essence néolibéral qui restreint l’investissement public dans le secteur des mobilités (route, transport), de la santé et de l’éducation (Sindjoun, 2002). Pour relancer l’économie après cette période, le gouvernement mise sur la politique des « Grandes réalisations » en mobilisant, entre autres, le Génie militaire. L’objectif : consolider le lien entre l’armée, l’État et la population, d’une part, et soutenir l’aménagement du territoire, d’autre part, en particulier à Douala et à Yaoundé, perçues comme des villes frondeuses.
2Bastions politiques, les habitants de ces villes affichent régulièrement leur opposition au régime. À Douala, les adversaires du président Paul Biya sont souvent sortis vainqueurs aux élections législatives ; Yaoundé est souvent le théâtre de la contestation étudiante. Ainsi, pour le pouvoir central, une attention particulière à la gouvernance de ces villes, en particulier lorsqu’elles accueillent certains travaux d’envergure où la population doit être délogée. C’est le cas de la construction du « parcours Vita » dédié au sport, aux loisirs et la réalisation de la route dite « prolongement nord du boulevard de la république », à Douala. Ces travaux donnent aux populations l’occasion de montrer leur mécontentement aux représentants de l’État et de contester l’ordre politique. Cet état de fait pousse le pouvoir à mobiliser le Génie pour mener à bien ces opérations dans lesquelles le contrôle politique n’est jamais loin. De tels rapports placent les militaires au cœur d’enjeux liés à l’aménagement du territoire couplé au contrôle de populations réfractaires aux actions gouvernementales. Le recours à cette force n’est donc pas neutre et dévoile des facettes du fonctionnement de l’État. Il nous renseigne d’abord sur son charisme institutionnel limité (Weber, 2003 ; Dericquebourg, 2007) : l’implication du Génie souligne aussi le défaut d’institutionnalisation de l’appareil d’État, en particulier dans un contexte où une partie de sa souveraineté lui échappe (Bayart, 1985). Cet emploi nous informe enfin sur l’inanité de l’action publique contrariée par un appareil bureaucratique miné par la gabegie et la confusion des politiques publiques (Manga, 2010 ; Nguelieutou, 2008). Une telle mobilisation relève d’enjeux multiples que nous allons nous attacher à mettre en lumière et où se mêlent à la fois intimidation, légitimation d’une force perçue comme répressive et désir de rationalisation. Aussi, en quoi le déploiement du Génie militaire répond-t-il à des besoins d’aménagement du territoire et à des enjeux de contrôle des populations sur des territoires contestataires du pouvoir politique central ?
3Cet article explore les relations entre l’armée, l’État et la population au Cameroun à partir de l’action du Génie, employé comme un opérateur de l’aménagement du territoire. Il cherche à comprendre comment cette unité devient une force duale, c’est-à-dire une force capable d’assurer des missions civiles d’aménagement du territoire à côté de ses missions classiques de défense et de sécurité du territoire. En examinant cette capacité, il avance l’hypothèse que, sous couvert de slogans comme la « politique de grandes ambitions », qui traduit le retour de l’État camerounais dans la gouvernance des infrastructures publiques, le déploiement du Génie en ville vise, d’une part, à intimider et contrôler une population au comportement contestataire, et, d’autre part, à compenser la crainte des entreprises civiles à intervenir dans la partie instable du territoire national. Pour confronter empiriquement cette hypothèse, cet article repose sur une collecte qualitative des données menée à Douala et à Yaoundé, respectivement capitale économique et politique. L’enquête porte sur l’unité du Génie et s’effectue en deux phases : 2017 et 2019. Le protocole est complété d’une méthode par observation participante de 2012 à 2019. Trente entretiens sont menés auprès de 6 types d’acteurs : les officiers supérieurs de la direction du Génie et du ministère de la Défense, les chefs de quartiers et de blocs, le personnel du ministère des Travaux publics ; les représentants de l’administration à la communauté urbaine de Douala, les populations des quartiers de Douala et le secrétaire général de l’Association nationale des entreprises d’entretien routier, du bâtiment et des travaux publics. Le choix de Douala et de Yaoundé tient au fait que ces villes concentrent depuis 2012 plusieurs missions d’aménagement du Génie ayant acquis 150 nouveaux engins grâce à un prêt américain de 25 milliards de FCFA. L’année 2012 coïncide également avec le retour des investissements de l’État dans les politiques de développement. Par sa réputation de ville contestataire, Douala justifie aux yeux du pouvoir, la « militarisation » des projets de développement, tenant au fait qu’elle est considérée comme la ville frondeuse par excellence, en plus d’être le lieu historique des luttes pour la conquête des libertés [5].
En raison du poids démographique des populations originaires des provinces de l’Ouest, Nord-Ouest et Sud-Ouest à Douala (environ 80 % de la population totale), cette ville est très vite perçue comme étant un fief électoral pour le SDF [parti d’opposition] (ce parti y avait obtenu 67 % des suffrages lors de l’élection présidentielle de 1992.
5Cette image pousse le pouvoir de Yaoundé à recourir au Génie pour des travaux d’aménagement du territoire, en particulier lorsqu’ils suscitent le courroux des populations causé par leur délogement brutal. Les quartiers de Bepanda, Bonabo, Safari, Nbanya, ont été le théâtre de l’intervention des éléments du Génie pour déloger des populations installées sur un territoire où une route allait se construire. Yaoundé, la capitale politique, est l’autre lieu d’enquête car elle concentre plusieurs missions du Génie, dont certaines prennent la forme « d’opérations d’influence » en vue d’obtenir le soutien de la population aux politiques de l’État. Par exemple, la construction d’un nouveau bâtiment à l’université de Yaoundé 1 visait à redorer l’image des militaires auprès des étudiants en rupture de ban avec l’armée.
6Dès lors, pour analyser l’action du Génie, l’article est organisé en trois parties. Une première partie présente quelques traits saillants des notions de force duale, de développement et d’aménagement du territoire, d’une part, et les éléments de méthode, d’autre part. En second lieu, l’étude s’intéresse d’abord aux motifs avancés par les enquêtés pour justifier le recours au Génie dans l’action publique et aux actions concrètes de cette force. Ensuite, elle aborde l’expérience des relations tantôt d’hostilités, tantôt de coopération entre les habitants et les soldats. La troisième partie montre que l’engagement du Génie en ville produit deux effets : intimider la population et professionnaliser le militaire.
1. La force duale : une force de sécurité et de développement
7Les concepts de force duale et d’aménagement du territoire méritent des précisions. L’action d’aménagement du territoire du Génie fait de ce dernier une force duale car, à sa mission de sécurité, se greffe une action de développement. La fonction duale désigne la capacité du Génie à conduire des missions militaires de sécurité, de défense de l’intégrité de l’État et de développement. Cette unité accomplit des missions d’appui au combat (fortification, pose et destruction des champs de mines, etc.) au profit de l’armée. En outre, elle conduit des travaux de construction des infrastructures publiques (école, route, marché) en faveur de la population, sur ordre du pouvoir politique national (présidence de la république, ministère) ou territorial (les collectivités locales). Cette politique s’inscrit dans un espace urbain où le lien armée-État-population est central et dans des enjeux institutionnels où l’armée doit être mise « au travail » au risque d’être tentée par des actes séditieux (Gnanguênon, 2013 ; Lebœuf, 2017). Le soldat porte la pelle et le fusil (Perréon, 2007). Cette aptitude fait de cette force un outil de sécurisation du territoire et un vecteur du développement (Augé, 2017).
1.1. Au-delà de l’action civilo-militaire
8La transformation de la guerre étend le sens du vocable « sécurité » qui désormais endosse des enjeux de développement. Dans la rhétorique gouvernementale, « pas de sécurité sans développement ». Ici, la non-satisfaction des besoins fondamentaux de la population est un facteur d’insécurité. Par exemple, à la fin du mois de février 2008, des heurts éclatent à Douala et s’étendent à Yaoundé, Bamenda, Bafoussam, Limbé et Buea en marge d’une contestation contre l’augmentation du prix des aliments. Ces mouvements sociaux dus aux difficultés d’approvisionnement des populations créent un climat de violence, entraînant l’intervention des forces de sécurité.
9Dans la doctrine militaire française, le soutien en faveur des populations prend d’abord la forme d’actions civilo-militaires (ACM). Ici, la coopération civilo-militaire est d’abord une « fonction opérationnelle destinée à améliorer l’intégration des forces armées dans l’environnement civil d’un théâtre d’opération. Elle facilite l’accomplissement des missions militaires, le rétablissement d’une situation sécuritaire et la prise en compte de la gestion de la crise par les autorités civiles. Les principaux objectifs sont donc l’appui à la Force et à l’environnement civil et humanitaire [6] ». Cette coopération se fait dans un but tactique : « Gagner les cœurs et les esprits ». L’ACM porte aussi assistance aux populations en temps de paix. Objectif : développer le territoire où les militaires sont déployés.
10Au Cameroun, la doctrine militaire repose sur cette approche, car elle fait du Génie un instrument dont les missions vont au-delà du soutien opérationnel. L’unité devient un acteur de l’aménagement du territoire dont l’action contribue à sa « civilianisation » (Janowitz, 1971). C’est le sens des propos du directeur du Génie :
Dans les années 1960, il y a ce problème de maquis, la petite rébellion à l’Ouest du Cameroun et dans la Sanaga maritime détruit les ponts. C’est pour cela que l’armée française décide de créer un Génie militaire camerounais, elle fait venir un petit détachement du Génie militaire français. Quand ce détachement arrive, le président Ahidjo de l’époque se dit qu’au lieu qu’ils travaillent simplement pour réaliser les ponts, ils peuvent travailler partout. C’est comme cela qu’il commence le premier grand projet qui est la route Bafang-Yabassi, parce qu’il fallait pacifier la zone. Comme c’était aussi une zone agricole, il voulait développer l’agriculture. Il comprend que le Génie militaire devient important et commence à lui mettre de l’équipement. La base du Génie qui était construit dans les années 1980 ici, au Cameroun, c’est l’une des plus grandes structures au Cameroun, c’est dire qu’il y avait une vision.
12L’action de cette unité permet à l’État de mener des travaux qui, aux yeux des habitants, la font apparaître comme un acteur utile au développement des quartiers et au lien armée-nation. Cette action s’apparente à une opération d’assistance aux populations (Strachan, 2006). Mais les relations entre ces militaires et la population ne sont pas toujours harmonieuses, notamment par rapport à l’emploi qu’en fait la classe politique : une unité devenue un instrument de contrôle des populations dans des territoires où la contestation du pouvoir est souvent élevée. Par exemple, lorsque le gouvernement décide de faire construire une clôture autour de l’université de Yaoundé 1 par le Génie, il fait face à une difficulté : le territoire réservé aux infrastructures universitaires est illégalement occupé par des habitations. En plus, le milieu universitaire est antimilitariste. Pour certains, les actions en matière de travaux publics à l’université entraînent souvent des tensions :
Les questions d’aménagement autour de l’université sont généralement des casus belli. Dans ces conditions, la seule organisation capable aussi bien de bâtir une clôture au profit de l’université et de maintenir l’ordre durant l’exécution des travaux est le Génie militaire.
14Cet usage interne de la force militaire sous la forme d’un contrôle civil subjectif (Huntington, 1957) montre l’instrumentalisation de cette force par le pouvoir. Pour y faire face, plusieurs auteurs relèvent l’importance du contrôle civil des soldats dans leur lien à l’État et à la société (Huntington, 1957 ; Finer, 1962 ; Schiff, 1995). Ce contrôle civil doit être objectif : une séparation entre les affaires politiques et militaires, garantie par une institution militaire autonome et une armée professionnelle (Huntington, 1957). Au Cameroun, la dualisation met l’outil militaire au service de l’aménagement du territoire et favorise une coordination de l’action publique en cherchant à professionnaliser le soldat. Mais, le « professionnalisme radical » de ces militaires semble introuvable dans le modèle camerounais du lien armée-société ; le Génie fait l’objet d’un contrôle subjectif (Huntington, 1957) par les acteurs politiques.
1.2. De l’aménagement du territoire : une question politique
15Dans son acception générale, l’aménagement du territoire consiste en un ensemble d’actions menées par l’État, les collectivités territoriales et certains établissements publics afin de favoriser le développement des régions. Toutefois, le contexte camerounais fait de cet aménagement « l’ensemble des moyens utilisés par la puissance publique pour atténuer les inégalités […] de répartition socio-spatiale des populations » (Reynaud, 1981). Pour l’État, il s’agit de construire des infrastructures visant à fixer les habitants sur leur terre afin de contenir l’exode rural. Dans son rapport pour le ministère du Plan camerounais, Alain Valette conçoit l’aménagement dans une logique de planification régionale qui prend en compte les phénomènes spatiaux du développement (Valette, 1971). Il s’agit de « disposer avec ordre » les activités sur toute l’étendue du territoire d’un État (Monod & De Castelbajac, 2016). Ainsi, les missions des pouvoirs publics destinées à reconfigurer les territoires ont un impact sur le développement, entendu comme « croissance économique, satisfaction des besoins essentiels de la population, minimum d’autonomie économique » (Winter, 2013). C’est dans ce dispositif que se placent les actions confiées aux hommes du Génie : aménager d’abord, développer ensuite. En cela, l’aménagement est vecteur de développement ; le Génie en devient donc un acteur.
16Pourtant, l’aménagement du territoire ne se réduit pas à son approche technicienne, des dynamiques politiques s’y invitent (Subra, 2008, 2016). L’espace devient un « cadre politique » (Rosière, 2001) et la décision de l’aménager tient compte des logiques de pouvoir qui le structurent. Le recours au Génie pour construire la route dite « prolongement nord du boulevard de la République », à Douala, en est un exemple. Les habitants de la ville de Douala viennent en majorité des régions de l’Ouest, du Sud-Ouest et du Nord-Ouest, régions d’origines des leaders des partis politiques d’opposition. Ils ont souvent voté pour l’opposition, donnant à cette ville la réputation de ville frondeuse (Socpa, 2000). En outre, les habitants des quartiers traversés par la route en construction contestent l’indemnisation de l’État. Par ailleurs, ce projet est lancé par le délégué du gouvernement auprès de la communauté urbaine de Douala, « un super maire » nommé par décret présidentiel. Ses actions sont généralement contestées : aux yeux des populations et de certains maires, il n’est pas légitime parce qu’il ne reçoit pas son mandat de la population locale (Bidoung, 2017). Dans ce contexte, le gouvernement évalue le « risque projet » (Subra, 2008) : un soulèvement populaire. Alors, le choix du Génie est stratégique : dissuader toute velléité de blocage des travaux.
2. Le Génie militaire : une force de défense pour l’aménagement du territoire
17L’implication du Génie dans les missions de développement est ancienne et remonte à sa création, en 1962. À l’indépendance, en 1960, le Cameroun connaît une période de guerres nationalistes qui abîmera les infrastructures publiques de l’Ouest et la Sanaga maritime [7]. Dans ce contexte, le Génie, dont le caractère dual commençait à se structurer, sera engagé pour soutenir les forces combattantes et contribuer à la reconstruction. Dans cette perspective, « l’aménagement est aussi perçu comme une politique de renforcement des États et de cohésion nationale, notamment dans des pays en sortie de crise » (Alvergne, 2007).
2.1. Arbitrer et attribuer : les raisons de la présence du Génie dans l’action publique
18L’emploi du Génie sur ordre politique relève de quatre principes : premièrement, il est réquisitionné pour réaliser des travaux dans des zones de conflit où les entreprises privées craignent l’insécurité. C’est le cas des conditions d’attribution des travaux de réalisation de la route Mora-Dabanga-Kousseri en avril 2017. Dans la réalisation de cette route longue de 200 km à l’extrême-Nord, le Génie apporte non seulement son expertise, mais sa présence est dissuasive dans un territoire où l’instabilité chronique est alimentée par les attaques de Boko Haram. En effet, après l’interruption brutale des travaux en mai 2014, le contrat sera confié au Génie en 2017. Pour l’État, ce choix obéi à une logique de défense et de sécurité, d’une part, et à une recherche d’économie d’échelle dans la conduite des travaux, d’autre part. Deuxièmement, l’État appelle le Génie lorsque les acteurs privés ne possèdent pas les moyens logistiques propres à l’exécution des travaux. Troisièmement, le Génie est mobilisé par l’État quand le coût des travaux est supérieur au poste budgétaire prévu à cet effet [8]. Quatrièmement, l’État choisit le Génie lorsque l’ouvrage à réaliser entre dans le cadre juridique d’une « régie [9] », c’est-à-dire une procédure donnant à l’État le droit d’utiliser ses services pour répondre à des appels d’offres. Cet emploi s’apparente à une concurrence déloyale entre les entreprises privées du secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) et les services de l’État.
Naturellement, des personnes qui exercent dans la même profession peuvent être considérées dans un sens comme des concurrents. Ce n’est pas un crime que de le dire. Mais on peut être en bonne intelligence avec les concurrents dans une profession pour que chacun puisse bénéficier du partenariat gagnant.
20Ces principes inscrivent l’action du Génie dans une double logique : d’abord sociétale avec les actions en faveur du développement des territoires, ensuite militaire à travers le soutien apporté à l’action opérationnelle.
2.2. La route et les marchés
21Depuis sa création, le Génie a réalisé plus de six cents projets d’infrastructures routières tout en appuyant l’armée dans ses missions de combat (Eyah, 2014). Ses hommes ont construit le tronçon des routes Loum-Yabassi en 1963, Yabassi-Bonepoupa de 1963 à 1965, la route Sangmelima-Djoum, longue de 107 km, de 1971 à 1973. C’est encore le Génie qui livre le tronçon de route Mokolo-Nkolbisson-Zamegoué en 1974. Ces ouvrages anciens montrent que la dualisation de la fonction militaire est une tradition de la doctrine militaire camerounaise.
22En 2010, les activités du Génie en faveur de l’amélioration des conditions de vie des populations s’accroissent et consolident le lien armée-nation. Deux raisons à cela : d’abord, une augmentation de son budget soutenue par l’aide bilatérale américaine envers l’État. Ensuite, une politique publique de retour de l’État après son retrait en faveur des partenaires privés imposé par les politiques d’ajustement structurelles et de privatisation du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. En 2012, la direction du Génie reçoit du gouvernement américain un prêt de 25 milliards de FCFA qui permet de renouveler le matériel. Pour son directeur, le nombre des missions a augmenté en même temps que l’impact de l’unité sur les populations :
On a acheté les engins en 2013 – 150 –, mais ce que je dis souvent, c’est qu’avant 2013, si on avait 5 engins, on avait peut-être 10 missions. Au jour d’aujourd’hui 2017, on a eu 150 engins, mais on a presque 500 missions. Le nombre de missions a explosé et les engins ne représentent plus rien par rapport aux attentes des populations.
24L’accroissement des missions civiles du Génie s’inscrit dans un contexte africain dominé par le discours sur la nécessité de diversifier les missions des armées pour les adapter aux nouvelles formes de menaces. Ce volontarisme marque l’institutionnalisation politique de la fonction duale de l’armée. L’allocution du ministre de l’économie, de la planification et de l’aménagement du territoire lors de la signature du prêt entre l’État camerounais et les États-Unis d’Amérique montre l’ampleur des missions que le gouvernement entendait désormais assigner à l’armée dans le cadre de sa participation à l’aménagement du territoire :
Annuellement, le Génie militaire construira 20 km de routes bitumées en zones urbaines et interurbaines et 100 km de routes non bitumées pour les zones périurbaines et rurales. Des écoles, des centres de santé, des logements et adductions d’eau complètent le cahier de charges de ce prêt. Le cas échéant, le crédit américain peut supporter les frais du secours porté aux victimes de catastrophes naturelles ou aériennes, etc. [10].
Le Génie militaire, en même temps que les autres forces productives nationales, contribueront à l’accélération de la croissance à travers les constructions [11].
27L’amélioration de leur matériel associée à l’étendue des missions confiées par le gouvernement augmentent la visibilité de cette unité dans la société. Le 29 décembre 2017, le ministre camerounais de l’Administration territoriale et de la Décentralisation inaugure dans la ville de Bertoua, au Cameroun, un marché d’une superficie de 3,5 ha pour un montant de 2,1 milliards de FCFA (Uban, 2017). Ce marché, financé par le Fonds spécial d’équipement et d’intervention intercommunal (Feicom) sera construit par le Génie. Ce dernier est également engagé en 2017 dans un projet d’infrastructure routière régulièrement présenté comme un projet inédit par la direction :
Je voulais préciser ici que c’est inédit dans le monde ; pour la première fois, la Banque mondiale va financer un projet réalisé par l’armée. C’est un grand défi pour nous et pour ce bailleur, qui considère ce projet comme un projet pilote. Vous savez, les zones instables se multiplient dans le monde et si ce projet est un succès, la Banque mondiale va l’importer ailleurs, donc pour elle aussi, c’est un test.
29Le partenariat des militaires avec les entreprises civiles tient compte de la préservation de ce lien. C’est le sens des mots du ministre camerounais de la Défense à l’occasion de la signature, le 26 septembre 2017, du document instituant la collaboration entre le Génie et l’Association nationale des entreprises d’entretien routier, du bâtiment et des travaux publics (Aneer-BTP). Le ministre louait cette initiative en se félicitant qu’elle consacre une « mutualisation du “know-how” et des ressources matérielles entre les deux parties afin de relever les exigences et les défis sans cesse grandissant du domaine des BTP. Un instrument juridique consacrant en sa manière le lien armée-nation [12]. »
30La dualisation de la fonction militaire améliore les relations entre l’armée et la société. À Douala, le Génie est particulièrement présent à la faveur d’un partenariat entre le ministère de la Défense et la communauté urbaine de cette ville pour réaliser des ouvrages publics. Cette implication des militaires dans la construction des infrastructures consolide l’estime des populations envers leur armée selon une autorité locale :
Je peux l’affirmer, même comme les populations sont de temps en temps un peu exigeantes, tous ces projets que nous sommes en train de mettre en œuvre ont reçu auprès de la population un accueil très favorable, et ceci a même un peu changé le regard que certains d’entre eux portaient sur l’armée, c’est-à-dire les militaires, même pas les gendarmes mais les militaires.
32Si l’expression « lien armée-nation » n’apparaît pas dans ses propos, l’esprit qui les sous-tend y fait référence. Le constat de cette autorité est partagé par la plupart des habitants enquêtés :
À mon avis, le travail social du Génie militaire améliore l’image que je me fais des militaires. En effet, le militaire est généralement vu uniquement sous l’angle de la brutalité, de la violence. Alors, les activités civiles créent un rapprochement, permettent aux militaires de s’intégrer dans la société.
34Alors, dans le recours au Génie pour des activités d’aménagement du territoire, le rapport avec la population est gagnant-gagnant.
2.3. Agir en contexte d’insécurité
35L’autre principe qui gouverne la réquisition de la main-d’œuvre militaire pour la réalisation des projets de développement est l’insécurité. En effet, les travaux de développement dans des zones instables sont systématiquement confiés au Génie qui devient l’acteur du dernier recours, comme c’est le cas pour la construction de la route nationale n° 1 Mora-Dabanga-Kousserie. Ce projet, décidé par les autorités camerounaises, entre dans le cadre de la réalisation des projets de facilitation des transports et du transit en zone Cemac (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) financé par la Banque mondiale jusqu’à 70 milliards de FCFA en 2013.
36Ce tronçon de route sera confié au Génie militaire après le refus des entreprises privées d’intervenir dans des zones où la sécurité n’est pas garantie. En effet, si ce tronçon a été initialement attribué aux entreprises chinoises Sinohydro et Jiandsu Provincial Transportation Engineering Group Ltd, celles-ci renonceront à conduire les travaux après que leurs locaux aient été l’objet d’une attaque avec prise d’otages le 16 mai 2014 par l’organisation terroriste Boko Haram. La construction de cette infrastructure est suspendue. Le niveau de sécurité insuffisant constituait un obstacle dans l’attribution des travaux à une autre société privée. C’est le Génie qui, dans une logique duale, reprendra le projet, montrant son aptitude à exécuter ce type de missions et à répondre aux attaques armées.
37La mobilisation de la capacité duale des forces armées dans des environnements instables s’inscrit dans une logique générale de reconstruction des territoires en contexte de post-conflit. La ville de Bakassi dans la région du Sud-Ouest du Cameroun, théâtre d’un conflit entre le Cameroun et le Nigeria en 1993, était soumise à des violences permanentes. Or, le besoin de reconstruire des infrastructures pour le bien-être des communautés sur ce territoire touché par la guerre amène l’État camerounais à confier cette mission au Génie qui a œuvré en faveur du « village des pêcheurs », acteurs essentiels à l’économie locale.
Cinq hectares de terrain, 6 kilomètres de voie d’accès, un forage d’eau d’une capacité de 6 000 litres alimenté par panneaux solaires, huit blocs de toilettes modernes et 60 logements d’une superficie de 53 mètres carrés chacun : c’est l’espace alloué au projet « New Beach », le premier village de pêcheurs d’Isanguélé, dans la localité de Bakassi. Financé à hauteur de 700 millions de FCFA par le ministère de l’Élevage, des Pêches et des Industries animales et réalisé par le Génie militaire, ce site, qui a vu le jour le 30 avril 2016, s’inscrit dans le programme de développement des infrastructures socio-économiques de base destinées à désenclaver la péninsule de Bakassi [13].
39L’action militaire sert le développement. Elle sert également les autorités au pouvoir, en particulier lorsqu’elles cherchent à contrôler politiquement des populations et des territoires considérés comme hostiles aux politiques publiques et aux élites.
3. Les actes d’intimidation du Génie
40L’attribution des missions de développement au Génie repose sur quatre principes : l’instabilité du territoire, le déficit logistique des entreprises, le coût moins élevé par rapport aux entreprises privées et l’urgence des travaux. Mais dans la pratique, ces principes ne sont pas respectés. Le Génie est mobilisé par les autorités à des fins de contrôle politique des populations. C’est le cas de la réhabilitation d’un espace dédié à l’activité sportive et de la construction d’une infrastructure routière au cœur de Douala.
3.1. Des « corps habillés » pour l’aménagement du territoire
41En 2010, dans son plan d’aménagement du territoire, le délégué du gouvernement auprès de la communauté urbaine de Douala s’engage à réhabiliter le « parcours Vita », un espace réservé au sport et aux loisirs, laissé à l’abandon et qui a vieilli. Initialement construit sur un terrain de 120 ha, ce lieu s’étendait seulement sur 20 ha : le vandalisme des structures sportives restantes et un habitat spontané anarchique avaient essaimé. Pour l’État, le déguerpissement [14] des populations et la réhabilitation du lieu constituait une mission difficile, en particulier face à des populations présentant des titres de propriété obtenus frauduleusement. Le délogement des populations devait se heurter aux résistances et créer sans doute du désordre public et de l’insécurité. Pour surmonter cet obstacle, les autorités ont mobilisé le Génie sur cette opération.
Il fallait des « hommes en tenue » dont la seule présence dissuade les populations et facilite leur déguerpissement. Nous avons obtenu l’accord du gouvernement et de la Présidence pour mener cette opération de délogement […]. Pourquoi le gouvernement et la Présidence ont choisi l’armée ? Je suis mal placé pour analyser ou discuter les directives du chef de l’État, chef des Armées, mais ce que je sais, c’est qu’il a reconnu les difficultés que nous rencontrions sur le terrain avec des occupations anarchiques. Et quand ces occupations présentent des risques de sécurité, que la police ne peut contenir, il existe une solution qui met tout le monde au pas : le Génie. C’est comme cela que le parcours Vita de Douala a été réhabilité par l’armée et pour la satisfaction de tous.
43La réhabilitation de ce lieu attribuée à l’armée visait aussi à intimider des populations jugées contestataires pour Yaoundé. On retrouve cette raison dans la construction de la route dite « prolongement nord du boulevard de la République ». En effet, en 2013, la communauté urbaine de Douala décide d’aménager le prolongement nord du boulevard de la République, qui va du carrefour Bonabassem au rond-point Maetur [15]. Mais ce chantier impose le déguerpissement des populations riveraines. L’appel au départ volontaire demandé par les autorités de la ville n’est pas entendu. Le Génie est à la manœuvre pour intimider des habitants réfractaires et faciliter les opérations de délogement. Interrogé sur les motifs de l’attribution des travaux de construction des routes à l’armée, le délégué du gouvernement auprès de la communauté urbaine de Douala confirme cette motivation :
Nous avons eu une situation similaire avec la construction du tronçon sur le boulevard de la République. Il s’agit d’un tronçon qui traverse la route de l’hôtel Somatel jusqu’aux quartiers Bonakoumoua, Bissengue et Château d’eau. Nous avions deux difficultés à surmonter : une difficulté sociale avec les populations à déloger et une difficulté opérationnelle avec l’opérateur de génie civil à engager. Nous avons sollicité le Génie militaire. Vous voyez que les travaux sont en cours de réalisation.
45La difficulté dont parle l’informateur porte sur la résistance des populations qui ne voulaient pas quitter le lieu sur lequel passait la route à construire. Certains occupants n’étaient pas satisfaits des montants de l’indemnisation de l’État, d’autres préféraient un relogement ou ne se satisfaisaient d’aucune solution proposée par le gouvernement.
3.2. L’usage politique du Génie : contrôler et intimider
46Le contrôle de la population par l’État s’inscrit dans la problématique de l’emploi des armées. Les insurrections violentes et les rebellions nationales expliquent en partie la mobilisation des militaires pour contrôler les habitants (Werner & Thaler, 2016). Lorsque l’armée réprime les contestations, ses relations avec la société se dégradent. En février 2008, des mouvements sociaux éclatent dans plusieurs villes du Cameroun en marge d’une contestation générale contre la hausse des prix. Ces mouvements sont déclenchés par le projet de révision de la Constitution qui permet au président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, de briguer un nouveau mandat en 2011, puis en 2018. Cette situation exacerbe des tensions sous-jacentes à la dégradation des conditions socio-économiques des populations :
Toutes les forces ont été mobilisées avec des moyens disproportionnés face aux populations aux mains nues. Les militaires (forces de troisième catégorie) sont sortis des casernes ; la police et la gendarmerie ainsi que des unités spéciales comme le GSO, ESIR et le BIR [16] ont investi le terrain avec des armes à feu tirant à balles réelles ; des chars et des hélicoptères prenant du terrain.
48Un autre informateur atténue l’argument du recours à la force armée en arguant du nécessaire maintien de l’ordre :
D’une manière générale, quand il y a des situations graves qui relèvent de la protection civile, il peut arriver que l’armée soit mobilisée, comme lors des émeutes de la faim en février 2008, à Douala. Les forces de maintien de l’ordre étant débordées, l’État a dû solliciter l’armée, non pas pour lutter contre ses populations mais pour soutenir la police.
50Devant le recours de l’armée pour réprimer la population, cette dernière craint les hommes supposés défendre les habitants, entraînant un sentiment de méfiance vis-à-vis de l’armée.
51Dans les quartiers où le Génie intervient, le recours à la violence lors des opérations de délogement efface les bénéfices de la réalisation d’infrastructures. Certains habitants estiment que le recours à la force peut être nécessaire dans le cas où l’action à mener satisfait l’intérêt général :
Vous savez, quand vous avez des enfants, certains peuvent être têtus. Vous devez hausser le ton. C’est pour cela que nous avons recours à l’armée.
53D’autres, au contraire, dénoncent un usage exagéré de la violence dans les opérations de délogement. C’est le cas de cette vendeuse installée sur le trottoir de la route en cours de construction par le Génie :
Pour la libération des emprises, ils ont fait appel au BIR et en quelques jours elles étaient libérées. Seulement, les militaires ont brutalisé les populations qui refusaient de quitter. Ils ne sont pas humains. Pendant la destruction, un papa est décédé et ses enfants ont demandé que les militaires patientent pour que la levée de corps ait lieu, mais ils ont refusé.
55Si l’image négative que certains habitants se font de l’armée est le corollaire de la violence militaire observée lors des opérations de délogement, elle est aussi renforcée par la durée des travaux. En effet, jusqu’au mois de juin 2019, date de nos dernières enquêtes de terrain, les travaux de construction de la route dite « prolongement nord du boulevard de la République » n’étaient pas achevés. Pourtant, les travaux sur ce tronçon long de 2,5 km devaient s’achever en 2018. Ce retard, que le directeur du Génie justifie par les tensions de trésorerie de l’État camerounais, n’améliore pas l’image de l’armée : « Nous connaissons les mêmes problèmes que les entreprises privées, les financements arrivent en retard, ce qui freine les travaux » (Entretien n° 3, op. cit.). Mais certaines populations voient en ce retard une incompétence des militaires :
Lorsque l’État confie des travaux au Génie, il doit s’assurer qu’il a la capacité de bien les exécuter et dans les délais. La réalisation de cette route de Bonabo était prévue pour durer un an six mois, mais il y a quasiment six ans que les travaux durent.
57Toutefois, les habitants nouent également des liens de coopération avec les hommes du Génie. Sur les lieux où ils interviennent, les soldats deviennent la clientèle des commerçants dont les étals sont situés à proximité des chantiers. Ces militaires sont bien perçus car ils consomment sur place et dynamisent l’économie locale. En outre, les soldats reçoivent le soutien de la population qui leur apporte des cadeaux sous la forme de boissons ou de nourriture :
La plupart des habitants pensaient que les militaires sont réduits à leur travail de port d’arme, mais depuis qu’ils les voient manier les engins, ils ont une autre image. Ils sont fiers du travail. Plusieurs fois, des habitants de ce quartier nous ont offert du « vin blanc » et même de la nourriture.
59Pour les habitants, l’objectif est d’encourager les éléments du Génie dans leur action visant à transformer leurs conditions de vie : le lien est gagnant-gagnant.
Conclusion
60La dualisation de la fonction militaire au Cameroun s’inscrit dans la problématique générale de l’adaptation des armées africaines à la spécificité de l’environnement de sécurité. Cet enjeu favorise l’émergence d’une approche globale de la sécurité des pays d’Afrique centrale où les politiques de sécurité et de développement sont associées. Une telle perspective permet d’interpréter autrement la diversification des missions conduites par les soldats dans des opérations autres que la guerre. D’où l’hypothèse de départ de cet article : dans certains contextes, le choix du Génie pour conduire des activités d’aménagement du territoire est un prétexte pour contrôler une population à l’esprit contestataire et répondre au refus des entreprises privées d’intervenir dans les zones instables. Ainsi, l’étude de certains cas de déploiement du Génie montre que l’armée reste l’ultima ratio regum [17] mais qu’elle sert aussi l’aménagement du territoire. Il en ressort également que la géographie urbaine joue un rôle dans la dualisation des fonctions militaires : elle devient le théâtre des contestations populaires qui justifient l’action du Génie, mais aussi le lieu de la confrontation politique entre les autorités initiatrices des projets d’aménagement et la population. Ces pratiques donnent à voir deux trajectoires qu’emprunte la construction de l’État au Cameroun : la perversion du modèle wébérien de l’État (monopole de la violence physique légitime) à travers l’usage excessif de la force, d’une part, et la légitimation de l’armée, donc de l’État, à travers des actions d’aménagement du territoire du Génie au bénéfice des populations, d’autre part. In fine, la sécurité et le développement constituent des éléments forts de la construction étatique au Cameroun.
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Mots-clés éditeurs : aménagement, Génie militaire, politique, développement, Cameroun
Date de mise en ligne : 01/04/2021
https://doi.org/10.3917/ried.245.0201Notes
-
[1]
Selon l’ONG International Crisis Group, la secte Boko Haram diminue son activisme depuis le début de l’année 2018 après les revers militaires infligés par la brigade d’intervention rapide (BIR) du Cameroun et de l’armée du Nigeria entre 2015 et 2016.
-
[2]
Le 4 novembre 1982, Paul Biya, ancien premier ministre du président de la république Amadou Ahidjo, accède à la magistrature suprême. Il est réélu 38 ans durant à la tête du pays. En 2019, plusieurs directeurs généraux d’établissements publics totalisent près de 20 ans à leur poste alors que la loi prévoit un maximum de 9 ans. Voir https://www.camerounweb.com/CameroonHomePage/NewsArchive/Voici-les-directeurs-g-n-raux-hors-la-loi-du-r-gime-Biya-383409
-
[3]
En janvier 2019, plusieurs opposants sont emprisonnés après une marche de contestation dans plusieurs villes : 117 personnes sont interpellées. Parmi elles, l’opposant Maurice Kamto et des cadres du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC) : Alain Fogué, Paul Éric Kingue ou le chanteur de musique de rap, Valsero.
-
[4]
Il s’agit de la région s’étendant du nord-ouest au sud-ouest du Cameroun. Elle réunit les mouvements sécessionnistes anglophones en quête d’indépendance et en lutte politique contre le pouvoir centrale de Yaoundé.
-
[5]
L’Union des populations du Cameroun (UPC), parti politique nationaliste créé en 1948, y est largement implanté.
-
[6]
Ministère français des armées. www.defense.gouv.fr
-
[7]
La Sanaga maritime est un département de la région du littoral.
-
[8]
Cet argument renvoie au caractère moins onéreux des travaux réalisés par le Génie, qui possède des personnels compétents et disponibles : le statut militaire fait des éléments du Génie des fonctionnaires désintéressés par les bénéfices de leurs actions.
-
[9]
Entretiens n° 2 et 3, Yaoundé, octobre 2017.
-
[10]
Extrait du discours du ministre camerounais de l’Économie et de l’Aménagement du territoire, Cameroun Tribune, 16 juillet 2012.
-
[11]
Ibid.
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[12]
Monsieur le ministre de la Défense, cité par Messi Bala, Cameroun Tribune, n° 11439-7638, 42e année, mercredi 27 septembre 2017.
-
[13]
Mololo, P., « Bakassi, 10 ans après », capecoafrica.com. http://capecoafrica.com/article/read/247
-
[14]
Ce terme désigne l’expulsion collective des populations installées sur des parcelles dont elles disposent ou qui n’ont pas de droits fonciers. Le délogement est fait pour cause d’utilité publique.
-
[15]
Mission d’aménagement et d’équipement des terrains urbains et ruraux.
-
[16]
Groupement spécial d’opération (GSO), Équipes spéciales d’intervention rapide (ESIR), Bataillon d’intervention rapide (BIR).
-
[17]
L’ultime argument du roi.