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Article de revue

La formation à l’entrepreneuriat de soi dans l’université marocaine

Pages 93 à 114

Notes

  • [1]
    En atteste le faible nombre d’entreprises créées par les étudiants ayant suivi les programmes de formation à l’entrepreneuriat au sein de l’université au début de la réforme. Entre 2000 et 2007, sur l’ensemble du réseau des incubateurs universitaires installés au niveau des universités marocaines, seuls 70 projets ont été soumis dont 31 ont été soutenus financièrement. (Attouch et Nia, 2011)
  • [2]
    Selon le site institutionnel de l’association : http://injaz-morocco.org/notre-association/objectifs/.
  • [3]
    Les auteures souhaitent remercier messieurs les professeurs Brahim Bouzahir et Hicham Sbai et plus particulièrement madame le professeur des universités Mina Bakasse, en sa qualité de référente en entrepreneuriat au sein de l’université Chouaïb Doukkali, d’avoir facilité l’accès au terrain.
  • [4]
    Le coach n’est pas rétribué par Injaz pour les heures d’accompagnement des étudiants. Étant donné que ces séances d’accompagnement ont lieu pendant les heures de travail, c’est donc l’employeur qui finance indirectement les heures de coaching.
  • [5]
    En 1989, le taux de chômage a atteint 30,9 % chez les jeunes citadins âgés de 14 à 24 ans et 38,4 % pour les personnes ayant un baccalauréat ou un diplôme équivalent (Source : CNJA, 1990).
  • [6]
    Mesure n° 15 du programme d’action du Conseil national de la jeunesse et de l’avenir (CNJA) créé par le roi Hassan II dans l’objectif de résorber le chômage des jeunes.
  • [7]
    Discours de H. El Malki, secrétaire général du CNJA, rapport CNJA, « Forum international partenariat international et création d’entreprises par les jeunes », juillet 1995, Rabat, p. 40.
  • [8]
    Respectivement Articles n° 1 « principes », n° 9 « Des universités », et n° 79 « Des instances de régulation » de la même loi.
  • [9]
    Éléments extraits du site institutionnel d’Injaz Al-Maghrib. Voir : http://injaz-morocco.org/programme/company-program/
  • [10]
    Selon les informations fournies sur le site institutionnel de l’association. Voir : http://injaz-morocco.org/partenaires/
  • [11]
    Entretien téléphonique mené en avril 2020 avec l’un des cofondateurs de l’association, dont l’objet a été justement l’histoire de la naissance du projet « Injaz » au sein de la SNI en 2008 et le lancement de la première expérience d’accompagnement à la création d’entreprise qui allait devenir plus tard le programme CP. Aucun des membres fondateurs précités n’est encore lié directement à l’association. Ils sont sollicités quelques fois comme membres de jury aux compétitions.
  • [12]
    Injaz Al-Maghrib, rapports annuels 2012-2013 et 2015-2016.
  • [13]
    Entretien mené en avril 2020 portant sur le contexte de démarrage de la toute première expérience avec le programme CP dans leur université bien avant la signature de l’accord entre l’association et le ministère de tutelle.
  • [14]
    Ces données ne sont que des estimations personnelles fournies par les responsables de formation.
  • [15]
    Notons que le Ministère n’investit pas dans un outil permettant de mesurer la réalisation de cet objectif d’employabilité.
  • [16]
    Le contenu des modules d’ouverture diffèrent selon le type d’établissement et de formation. Dans les facultés à recrutement ouvert, il prend la forme d’un PFE (Projet de Fin d’Etude) ; dans les écoles d’ingénieurs, il est inclus dans le module gestion de projets ; dans tous les cas, la participation au programme CP est devenue obligatoire pour les étudiants afin de les motiver à aller « jusqu’au bout ».
  • [17]
    Propos tenus par le vice-doyen d’une faculté à propos du contrôle du déroulement et des notes du module incluant le programme de l’association Injaz Al-Maghrib dans des formations de licences professionnelles dispensées au sein de son établissement.
  • [18]
    Le niveau d’implication des responsables de formation dans l’encadrement effectif des séances de coaching est variable d’un enseignant à un autre. Certains participent activement au déroulement des séances quand d’autres délèguent complétement aux coachs le volet pédagogique.
  • [19]
    Terme désignant le guide du formateur remis par l’association au formateur bénévole lors de son recrutement.
  • [20]
    Nom d’emprunt pour un café situé sur une allée centrale très fréquentée de la ville.
  • [21]
    La personne parle d’entrepreneuriat dans le sens où le but est d’accompagner les étudiants à se lancer dans le monde des affaires dans lequel la maîtrise du français est supposée nécessaire. Par la bonne version, il désigne le français.
  • [22]
    Il s’agit des fonctions fictives de directeur de production, directeur commercial, directeur financier, etc. Tout étudiant peut se porter candidat pour occuper une fonction de l’entreprise. Ses collègues votent pour ou contre sa nomination selon leur perception du degré de maîtrise des compétences requises.

Introduction

1À l’instar d’autres pays dits « en développement », le Maroc a connu dans les années 1980 d’importantes réformes structurelles qui s’accompagneront d’une rigueur budgétaire et d’un désengagement progressif de l’État dans certains secteurs (Catusse, 2008), coïncidant avec le « déplacement de l’épicentre du développement vers l’individu » (Benzouine, 2016: 4), vu comme un acteur autonome et responsable de son destin. La rhétorique de « l’entrepreneuriat de soi », épine dorsale du projet néolibéral (Foucault, 2004), a animé les politiques de l’emploi et éducatives avec la volonté de socialiser les Marocains à « l’esprit d’entreprendre » (Boussetta, 2013). Il s’est ainsi agi de former de nouveaux travailleurs, mieux adaptés à la réalité d’un marché de l’emploi changeant (stagnation de l’emploi public, faible progression de l’emploi salarié formel, etc.) mais aussi de nouveaux citoyens, moins « attentistes » que n’ont pu l’être, par exemple, les « diplômés chômeurs » vis-à-vis de l’État (Emperador, 2007).

2Au regard du fort taux de chômage qui prévaut chez les jeunes diplômés et d’un certain passif contestataire en leurs rangs (Emperador, 2007), les établissements de l’enseignement supérieur (EES) sont rapidement apparus comme des espaces idéaux où promouvoir l’acquisition d’un ensemble de compétences supposément constitutives de cet « esprit entrepreneurial ». Pareil rôle conféré au système éducatif, et en particulier aux EES, dans la transmission de ce qui s’apparente à des savoir-être davantage qu’à des savoir-faire, a également été observé en France (Tanguy, 2017 ; Chambard, 2015). L’université marocaine étant en elle-même jugée peu à même de transmettre de telles compétences[1] (Zammar & Abdelbaki, 2016 ; Attouch & Nia, 2011), les acteurs de la société civile, et les organisations non gouvernementales (ONG) plus particulièrement, se sont alors imposés comme des partenaires incontournables dans cette mission, à l’instar d’Injaz-al-Maghrib. Cette association de droit marocain, largement financée par des groupes privés et des bailleurs de fonds internationaux, a signé, au milieu des années 2000, un partenariat avec le ministère de l’Enseignement supérieur visant à autoriser l’inclusion de son programme de formation à l’entrepreneuriat (CP pour Company Program) dans le cursus des jeunes élèves et étudiants marocains. L’association se targue aujourd’hui d’avoir formé à « l’esprit d’entreprendre » plus de 140 000 jeunes depuis 2007 [2], en devenant un acteur clairement identifié par les étudiants marocains, bien que des différences existent en fonction des disciplines (Chapus, 2020).

3Cet article s’intéresse à la manière dont Injaz Al-Maghrib socialise les étudiants à « l’esprit d’entreprendre » et à ce que nous dit cette socialisation sur l’évolution de l’action publique en matière de formation et d’employabilité des jeunes au Maroc. Nous défendons l’idée que la vision de l’entrepreneur comme acteur créatif et autonome, cherchant à maximiser son profit et à s’intégrer sur le marché qui ressort du CP, est parallèle à la pénétration d’intérêts privés au sein de l’université, qui tendent à orienter la formation vers les seuls enjeux d’employabilité. Pour autant, cela n’est pas synonyme d’un retrait stricto sensu de l’État, mais plutôt d’une reconfiguration de son périmètre et de ses modalités d’action. L’analyse de ce programme de formation et de la manière dont il se déploie suggère qu’une nouvelle forme de gouvernementalité, plus indirecte, s’institue dans le pays. Cette analyse repose principalement sur une enquête ethnographique réalisée dans les espaces de l’association Injaz entre juin 2018 et novembre 2020 ainsi que sur une vingtaine d’entretiens réalisés auprès d’étudiants ayant bénéficié du programme CP, de formateurs (appelés « coachs ») de l’association et d’enseignants au sein d’ESS [3].

4Dans une première partie, nous revenons sur les mécanismes institutionnels qui ont permis la diffusion du programme d’accompagnement à l’entrepreneuriat CP. Nous soulignons en particulier la façon dont les intérêts privés ont progressivement intégré l’université marocaine, en relais d’un État dont nous analysons les reconfigurations à l’aune du concept de « décharge ». Dans un second temps, nous revenons sur les caractéristiques du programme et des effets qu’il génère sur les étudiants. Nous soutenons l’idée que la focalisation sur les soft-kills et sur la dimension strictement économique de l’entrepreneuriat met au cœur de la formation la question de l’employabilité. Il ressort de ce programme une vision individualisante et psychologisante de l’entrepreneur, qui marque une nouvelle forme de rapport à l’emploi, mais aussi de rapport à l’État. Enfin, le déploiement de ce programme en langue française en fait un outil de renforcement de la domination linguistique de l’élite francophone sur le monde économique marocain.

Encadré 1 : L’association Injaz Al-Maghrib et son programme Company Program

L’association Injaz Al-Maghrib est affiliée à la fondation Junior Achievement World Wide, implantée dans plusieurs pays où elle vise à sensibiliser les jeunes à l’esprit d’entreprendre et à faciliter leur insertion professionnelle, selon le site institutionnel de l’association. Cet aspect de ses programmes a fait l’objet de plusieurs études – voir notamment Tanguy (2017) dans le contexte français ; Johansen & Schanke (2012) en Norvège.
Nous nous intéressons au programme phare de cette association au Maroc qui s’intitule Company Program. Celui-ci consiste en l’accompagnement d’une classe de 25 à 30 étudiants pendant 3 à 4 mois, qui aboutit obligatoirement à la commercialisation d’un nouveau produit dans le cadre d’une mini-entreprise fictive. Cet accompagnement est assuré à raison de 2 heures par semaine par un coach (un tuteur professionnel volontaire) mis à disposition par son entreprise et, selon les cas, par un deuxième coach pédagogique mis à disposition par l’établissement. L’association fournit aux coachs des « kits de formation » détaillant le contenu de chaque séance avec le matériel pédagogique nécessaire. Chaque équipe/projet participe à une compétition régionale, puis une demi-finale et éventuellement une finale nationale pour le titre de « Meilleure Junior Entreprise ». Les lauréats marocains participent ensuite à une compétition qui réunit les équipes gagnantes des 14 pays de la région MENA (Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord) affiliés à Injaz Al-Arab.
L’association signe des partenariats avec des groupes privés pour recruter bénévolement des coachs et membres du jury parmi leurs cadres. Ces derniers ne perçoivent aucune rétribution financière additionnelle pour cette mission [4] et semblent motivés par la volonté d’engagement dans la communauté, surtout la jeunesse. Les autres membres de jury de ces compétitions sont des membres bénévoles du monde socio-économique local ou national.

1. L’institutionnalisation de la formation à l’entrepreneuriat proposée par l’association Injaz Al-Maghrib

5L’introduction de la formation d’Injaz Al-Maghrib dans les programmes des EES marocains fait suite à un nombre de changements structurels dans la stratégie de l’enseignement supérieur poursuivie par le Royaume qui va progressivement préparer les acteurs (enseignants, étudiants, la société en général) à cette nouvelle « culture entrepreneuriale ». Nous présenterons d’abord le contexte historique de ces changements et leur nature avant de détailler les mécanismes de l’institutionnalisation de cette formation sous forme d’un partenariat public-privé avec le ministère de tutelle.

1.1. La formation à l’entrepreneuriat au sein de l’Université marocaine : quelques rappels historiques et contextuels

6Les réformes ayant accompagné le plan d’ajustement structurel (PAS) que le Maroc met en place dès 1983 ont échoué à substituer le secteur privé à l’État dans sa fonction de premier employeur des jeunes diplômés (Catusse & Destremau, 2010). Le chômage explose à partir du début des années 1990 chez les jeunes diplômés [5], constituant un risque de fronde sociale. L’une des solutions au chômage des jeunes est alors une politique publique de promotion de l’auto-emploi.

7Néanmoins, dans la société marocaine des années 1980 et 1990, les professions valorisées par les jeunes sont : ingénieur, médecin ou encore fonctionnaire (Ibaaquil, 2000). En comparaison, la création d’entreprise demeure perçue comme une solution de subsistance ou de second choix, destinée principalement aux individus sans qualifications (Chapus, 2020). Comme dans plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (Lackéus, 2015), y compris la France (Chambard, 2015), l’un des piliers de la promotion de l’auto-emploi au Maroc est la volonté de construire une « culture nationale de l’entreprise » [6]. L’enjeu est double : transmettre les « compétences » jugées nécessaires à l’entrepreneur, mais également « réhabiliter l’entreprise dans la société » et « valoriser l’image de l’entrepreneur » (CNJA, 1990), en associant à l’entrepreneuriat des vertus émancipatrices qui dépassent les simples enjeux pécuniaires.

8Le système éducatif marocain a alors été appelé à jouer un rôle central afin de « favoriser le salariat et le travail indépendants […] pour faire de l’entreprise le relais de l’école » [7]. On retrouve ce même rôle dans la réforme de l’université dite « loi 01-00 », dont le principal objectif est d’instaurer « l’ouverture de l’université sur son environnement », comme mission supplémentaire et indissociable de l’enseignement et de la recherche scientifique. En filigrane, il s’agit de permettre l’entrée des premiers modules et formations à l’entrepreneuriat.

1.2. Une université « ouverte » sur son environnement, ou les prémices d’une politique de « décharge »

9Afin d’appuyer cette ouverture vers l’environnement extérieur et surtout renforcer son rôle dans la diffusion de la culture de l’auto-emploi chez les jeunes, le ministère de l’enseignement supérieur généralise la formation à l’entrepreneuriat à tous les étudiants de licence professionnelle à partir de la rentrée universitaire 2011-2012 et la rend obligatoire dans les écoles d’ingénieurs. Cette mesure prend concrètement la forme de l’obligation d’introduire des modules relatifs à « l’ouverture sur le monde économique » dans les cahiers des normes pédagogiques (CNP) pour l’accréditation de toute formation. Dans la majorité des universités marocaines, le programme d’accompagnement à l’entrepreneuriat dit « Company Program » (CP), conçu, dispensé et financé par l’association Injaz Al-Maghrib, est inclus dans l’un de ces modules par les responsables pédagogiques de ces formations, sur la base du volontariat.

10Pour comprendre comment ce programme CP s’est quasi généralisé au Maroc, nous mobilisons le concept de « décharge », sur la base de la définition qu’en donne Hibou à partir notamment des travaux séminaux de Weber (1991 [1923]). Hibou (1999) soutient que l’État, dans sa dimension bureaucratique légale-rationnelle, est en train de prendre de nouvelles formes de « gouvernementalité », marquées par un interventionnisme plus indirect, mais pas forcément synonyme de « retrait » ni de perte d’une partie ou de la totalité de son pouvoir. À travers la délégation de ses prérogatives à la société civile (acteurs privés, sociétés privées, ONG, etc.), l’État se « décharge » des coûts administratifs et humains de ces services publics tout en maintenant le contrôle sur ces acteurs avec des mécanismes ex-ante ou ex-post. Il s’agit ainsi de voir le CP, prestation privée s’inscrivant dans des objectifs de politiques publiques, non comme un retrait de l’État, mais comme une délégation de ses prérogatives vers des acteurs tiers, en l’occurrence ici l’ONG Injaz-al-Maghrib. Notre argumentaire se fera en deux temps : premièrement, nous montrerons qu’il s’agit de la délégation à un acteur associatif d’une mission qui pourrait incomber à l’État au regard des objectifs qu’il se fixe. Deuxièmement, nous mettrons en lumière le mécanisme ex-ante de contrôle de l’activité de l’association par l’État, symptomatique de ce nouvel interventionnisme. Les développements de cette partie reposent sur des matériaux empiriques dont les détails figurent dans l’encadré 2.

Encadré 2 : Méthodologie de la recherche

Nous avons adopté une posture interprétativiste dans une optique de compréhension d’un processus institutionnel porté par un ensemble d’individus en interaction dans le cadre de la mise en place du programme CP dans les universités marocaines. Cette posture justifie le choix de la méthode ethnographique. Le choix de l’association est motivé par le fait qu’elle bénéficie du statut d’utilité publique attribué par l’État marocain, qu’elle a signé un accord de partenariat public-privé avec le ministère marocain de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de la Formation des cadres en 2014 puis en 2018. De plus, elle est centrale dans l’écosystème entrepreneurial marocain (Chapus, 2020 ; El Aboubi et al., 2018).
Nous avons collecté des données secondaires sur l’activité de cette association à travers la consultation de ses rapports d’activité et différents guides élaborés par l’association ; des rapports du ministère délégué et de la presse marocaine. Quant aux données primaires, elles ont été collectées, durant la période allant de juin 2018 à novembre 2020, par des méthodes qualitatives combinées dans une optique de triangulation des données :
- l’observation participante : en tant qu’enseignant-chercheur participant à des réunions du département management dans un ESS public durant lesquelles les règles institutionnelles sont explicitées ;
- l’observation non-participante lors de la demi-finale et finale de la compétition d’Injaz Al-Maghrib de l’année 2017-2018 (un total de quatre jours étalés en deux week-ends en juin 2018) ;
- l’entretien semi-directif en dehors de la compétition précitée : de nature collective avec cinq groupes d’étudiants demi-finalistes participants à la compétition (pour un total de treize étudiants), de nature individuelle avec six membres du jury des compétitions, six coachs ou tuteurs d’équipes, quatre enseignants-chercheurs et responsables de formations professionnelles et le vice-doyen chargé du volet pédagogique dans un EES public.
Les données ont été traitées avec un double codage manuel par les deux auteures de l’article.

1.2.1. L’autonomie financière comme délégation de prérogatives publiques vers le privé ?

11La réforme de l’Université consécutive à la loi 01-00 a renforcé l’autonomie financière des EES et a posé les jalons d’un cadre juridique autorisant celles-ci à recevoir des fonds privés. L’objectif était d’inciter l’Université à développer ses propres ressources – sous forme de prestations de services, de formations payantes, de partenariats divers avec le secteur privé – afin de combler le déficit budgétaire qui faisait suite au désengagement financier partiel de l’État. Pour cela, l’Université a été incitée à se rapprocher des financeurs privés avec une « offre de formation » répondant aux besoins du marché de l’emploi. Cette volonté d’« ouverture de l’Université sur son environnement économique et social » s’inscrira dans le mode de définition de ses orientations stratégiques, le fonctionnement de ses organes de décision et, enfin, figurera parmi les critères d’évaluation des ESS adoptés par les instances de régulation [8]. En proposant une formation (le CP) qui vise à développer « les compétences comportementales d’un entrepreneur » tout en « renforçant [les] aspirations professionnelles [9] » des étudiants vers l’entrepreneuriat, l’association Injaz Al-Maghrib s’inscrit pleinement dans les recommandations publiques. Elle contribue à la réalisation de l’enjeu relatif au développement d’« une culture nationale de l’entreprise ». Si une telle adéquation s’observe avec les recommandations publiques, cela ne relève pas uniquement d’une symétrie des points de vue entre deux acteurs (l’État marocain et Injaz) qui seraient pareillement convertis à l’économie de marché.

12Notons d’abord qu’Injaz Al-Maghrib a été fondée au sein de la Société nationale d’investissement (SNI), devenue le groupe Al Mada en 2018, holding dont l’actionnaire majoritaire est la famille royale du Maroc (Kreitmeyr, 2019). Son conseil d’administration est aujourd’hui composé de plusieurs groupes (Inwi, Managem, Nareva) qui sont soit des filiales, soit majoritairement possédés par le groupe Al Mada [10]. Notons enfin que de nombreux acteurs publics, comme des ministères, des institutions financières (la Caisse de dépôts et de gestion – CDG –, notamment) ou des entreprises publiques ou parapubliques font partie de ses partenaires et fournisseurs. Ce qui n’était au début que l’initiative solidaire et à petite échelle d’un groupe restreint de trois hauts cadres de la SNI s’est transformé en une structure associative dont le projet est d’ampleur nationale grâce, entre autres, à l’appui financier de la direction et de son réseau [11]. On ne peut dès lors s’étonner d’une certaine adéquation entre ce qu’attend l’État et ce qu’offre l’association Injaz, qui joue « gratuitement » ce qui s’apparente ici à un rôle de prestataire de services, davantage qu’elle ne définit un projet de société autonome. Nous sommes bien là face à un « usage d’intermédiaires » et une forme de « gouvernement indirect » qui contribue à brouiller les frontières entre « public » et « privé » (Hibou, 1999: 6-7). Deux raisons semblent présider à une telle stratégie dite de « décharge » (Hibou, 1999: 6-7) : d’une part, il s’agit d’avoir recours à un prestataire initié à l’approche pédagogique par les compétences sans que l’État n’engage de financement ; d’autre part, il s’agit d’avoir accès aux financements des bailleurs de fonds internationaux dont les programmes privilégient souvent l’action des ONG à celle des institutions publiques (Ben Sédrine et al., 2015). Faire appel à une ONG considérée comme catalyseur de démocratisation par de nombreux bailleurs de fonds internationaux (Benzouine, 2016) constitue sans doute un moyen d’obtenir une forme de légitimité externe vis-à-vis de ces derniers, beaucoup plus à même de financer une ONG qu’une action publique directe, d’autant plus si l’association adopte le même langage (Chapus, 2020).

13Ainsi, le caractère « volontaire » de l’intégration de l’association Injaz au sein de l’Université marocaine peut s’interpréter comme le fruit de logiques structurales faisant intervenir, de manière camouflée, de nombreux acteurs publics ou parapublics. À terme, cela conduit à l’institutionnalisation du programme dans la quasi-totalité des universités marocaines grâce à la signature d’une convention avec le ministère de tutelle autorisant son intervention dans les établissements de l’ESS volontaires (propulsant ainsi le nombre d’heures de formations dispensées dans le cadre de ce programme de 766 heures en 2011-2012 à 2 129 heures en 2014-2015 [12]).

14En fin de compte, si l’association Injaz a été sélectionnée par l’autorité publique, elle fait aussi l’objet de différents contrôles ex-ante de la part des acteurs publics, autre versant de la stratégie de « décharge » que nous allons maintenant étudier.

1.2.2. Le maintien du contrôle ex-ante à travers les règles institutionnelles imposées par le ministère de tutelle

15Les statuts de l’Université donnent un pouvoir central aux enseignants dans la conception des programmes pédagogiques. Le ministère de tutelle conserve néanmoins un droit de regard sur ces programmes, notamment à travers la procédure institutionnelle d’accréditation des formations. Celle-ci est renouvelée chaque trois ou cinq ans en fonction de la formation. La procédure consiste, entre autres, en l’envoi d’un dossier décrivant en détail le contenu de la formation et des intervenants. Ce dossier, composé du cahier des normes pédagogiques (CNP) et d’un rapport d’auto-évaluation, est conçu par les enseignants qui assurent la fonction administrative de « responsable pédagogique » de la formation. Avec l’obligation d’inclure des modules dits d’« ouverture sur l’environnement socio-économique » pour obtenir les fameuses accréditations et ré-accréditations des licences professionnelles et masters spécialisés, ces responsables pédagogiques ont été les premiers concernés par l’application de cette contrainte institutionnelle. Ainsi nous l’explique cette enseignante-chercheure et représentante de l’association Injaz Al-Maghrib dans son université :

16

Le CNP est un peu notre cahier de charge à respecter pour obtenir l’accréditation et on s’est retrouvé avec l’obligation d’inclure ce nouveau module dans le programme des formations professionnelles… Ils [Les responsables pédagogiques des formations professionnelles] ne savaient pas trop quoi mettre comme matière… Chacun a essayé de proposer quelque chose : au début, il y en a qui ont mis un cours de management de projet ou management de la qualité. Le Ministère n’a pas précisé le contenu au début [13].

17Devant l’intitulé vague de ces nouveaux modules, ces derniers avaient le choix d’introduire des enseignements divers visant à ouvrir à la réalité de l’entreprise dans les formations jugées trop théoriques. Le contenu de ces modules diffère entre le management de projet, la gestion des équipes et l’entrepreneuriat. Or, introduire un tel enseignement, sous forme d’heures de formation, nécessite des ressources pédagogiques, matérielles et surtout financières supplémentaires dont les EES manquent à cause de la rigueur budgétaire.

18La nécessité de s’adapter aux besoins du secteur privé va également peser sur les responsables pédagogiques de ces formations dites « professionnelles » (en opposition aux formations fondamentales). Une décision du ministre de l’Enseignement supérieur a rendu obligatoire l’introduction, dans les dossiers de demande d’accréditation de toute formation de licence et/ou master, du taux d’insertion des diplômés dans le marché du travail. Il n’est pas clairement établi que l’accréditation ou la ré-accréditation est conditionnée par un taux d’insertion professionnelle élevé [14], mais devoir fournir ces données de manière régulière oblige forcément à s’intéresser à cet indicateur.

19Cette procédure institutionnelle peut s’interpréter comme un mécanisme de contrôle du choix des acteurs qui survient ex-ante, sans être affiché clairement dans les textes de lois, en vue de les orienter vers cet impératif de l’employabilité publiquement défini [15]. Le cumul des contraintes budgétaires et institutionnelles a valorisé l’offre de partenariat avec l’association Injaz Al-Maghrib, notamment le déploiement de son programme dans le cadre de l’un de ces modules dit « d’ouverture [16] » comme solution clés en main offerte gratuitement aux responsables pédagogiques des formations.

20Nous avons explicité les mécanismes de contrôle ex-ante contenus dans la réforme de l’enseignement supérieure au Maroc dont l’application encadre la décharge de l’enseignement des compétences comportementales/entrepreneuriales. Or, selon Hibou (1999) et Hibou & Tozy (2020) la décharge de l’État s’accompagne aussi de mécanismes de contrôle ex-post. Nous ne pouvons parler de contrôle ex-post dans le cadre de cette décharge sur l’association Injaz pour deux raisons. D’abord, l’activité d’enseignement en général fonctionne avec le principe d’obligation de moyens et non de résultats, dans le sens où l’on ne peut imposer à un enseignant un objectif quantitatif ou même qualitatif à atteindre. Ensuite, toutes les réformes de l’Université marocaine ont maintenu le principe de l’indépendance pédagogique de l’enseignant qui « reste seul maître dans la salle de cours et refuse toute ingérence dans son contenu  [17] ». Par conséquent, sa seule obligation est le respect du calendrier annuel des cours et le volume horaire qui lui sont affectés. C’est le cas également pour les coachs qui déploient le programme CP. Le responsable pédagogique de la formation a pour fonction de veiller au respect de cette obligation en relevant le nombre d’heures d’enseignement effectuées par le coach par rapport au volume horaire prévu dans le descriptif de la formation en question. Quant à la note attribuée aux étudiants, elle relève de la responsabilité du coach, avec un droit de regard pour le responsable de la formation censé jouer le rôle d’encadrant pédagogique du projet [18].

2. Rendre les étudiants employables et fabriquer des citoyens nouveaux

21Le programme CP d’Injaz Al-Maghrib s’appuie sur l’approche par les compétences. Suivant cet angle pédagogique, la compétence renverrait à « un réseau intégré et fonctionnel constitué de composantes cognitives, affectives, sociales, sensorimotrices, susceptible d’être mobilisé en actions finalisées face à une famille de situations » (Allal, 1999: 81). Ce concept de compétence vise à refonder le rapport entre l’école et l’entreprise, et à responsabiliser les individus quant au développement de leur « capital humain » (Ben Sédrine et al., 2015). Le débat sur le lien effectif qui existerait entre employabilité et portefeuille de compétences développées par un individu est loin d’être tranché (Ropé & Tanguy, 1994 ; Crahay, 2006 ; Zimmermann, 2012 ; Ben Sédrine et al., 2015). Si nous nous intéressons à cette association supposée, c’est parce que le rôle de compétences clés dans l’accès à l’emploi est un argument largement mobilisé dans le cadre de la politique marocaine de promotion de l’auto-emploi (en atteste par exemple le programme d’action du CNJA).

22Nous reprenons dans cette partie le vocabulaire qui est utilisé par les personnes qui déploient ce programme (accompagnateurs, membres du jury et organisateurs), à savoir soft-skills pour désigner les compétences entrepreneuriales visées et coach pour dénommer le formateur ou accompagnateur.

2.1. Quand les savoir-être l’emportent sur les savoir-faire

23Dans les « kits de formation [19] » remis aux coachs ainsi que les guides d’évaluation fournis aux membres du jury des compétitions, on insiste sur le développement des éléments suivants : l’esprit critique, le leadership, la communication orale et la prise de parole, la nécessité de se connaître soi-même, « l’esprit d’équipe », le sens de l’« organisation » ainsi que diverses connaissances techniques relatives au monde de l’entreprise.

24Les coachs sont supposés jouer un rôle central dans le développement de ces softs-skills. Ils s’engagent auprès de l’association à assurer treize séances d’encadrement formel. Mais l’engagement personnel des coachs envers leurs « équipes » pousse certains à continuer l’accompagnement en dehors du cadre strict de la formation, afin de les aider à préparer les compétitions. Pour ce faire, certains n’hésitent pas à mobiliser leur réseau personnel afin de constituer des jurys ad hoc. Ainsi en témoignent cet étudiant et un coach pédagogique :

25

Avec notre coach, on s’est vu plusieurs fois après la fin des séances rien que pour préparer la compétition, surtout la présentation orale. On se voyait le matin dans le café « La Brioche [20] », à l’étage. On était tranquille, il y avait peu de monde à cette heure-ci. Le coach nous posait des questions et on préparait ensemble les réponses comme si on était devant un vrai membre du jury.
(Étudiant ingénieur de la ville d’El Jadida)

26

J’ai demandé à des personnes qu’on a l’habitude de recevoir comme membres de jury de venir les écouter pour revoir avec chacun qu’est-ce qu’il n’a pas bien compris, qu’est-ce qui pourrait être amélioré… Quand mon équipe a été qualifiée à la finale d’Injaz Al-Arab [voir encadré 1], c’était beaucoup plus de travail. Il fallait recommencer le travail, et en anglais cette fois-ci ! J’ai même fait venir un prof d’anglais pour les aider à préparer la présentation. Je leur faisais répéter leurs présentations plusieurs fois.
(Coach pédagogique de la ville d’El Jadida)

27Les compétitions constituent également des lieux d’apprentissage censés permettre le développement de ces soft-skills. La tenue des stands fait appel à des dispositions commerciales (convaincre un public ou vendre un produit). Assister à la compétition dans sa globalité socialise à l’esprit de compétition, tant la concurrence est forte entre les différentes équipes. Elle est même instituée en principe cardinal de ces événements dont le but est avant tout de dégager des vainqueurs. Sur ce point, il faut apprendre à perdre et à rebondir, ce qui peut faire appel à des dispositions à la résilience, ou au dépassement de soi.

28Enfin, la phase la plus redoutée par les jeunes entrepreneurs est la séance des questions/réponses avec le jury : face à un panel de personnalités et d’entrepreneurs chevronnés, ils doivent donner l’illusion d’une maîtrise, garder leur calme et inspirer confiance. Une telle situation marque les consciences, ce qui en fait, pour les instigateurs, un moment privilégié d’apprentissage et de développement des soft-skills visées. Bien que les savoir-faire gestionnaires ou la maîtrise de techniques relatives aux projets soient la base pour concevoir le projet, les compétitions font ainsi davantage appel à des savoir-être pour les défendre, d’autant plus que les conditions de l’enseignement dans les universités publiques (la surcharge horaire des enseignants, le sureffectif systématiquement constaté pendant les cours théoriques et les séances de travaux dirigés et/ou de travaux pratiques) ne permettent pas un tel apprentissage.

2.2. La reproduction de la domination linguistique du français

29Le développement des compétences linguistiques a particulièrement retenu notre attention, car il fait écho à la « guerre des langues » qui caractérise le contexte linguistique au Maroc (Sefrioui, 2018). Il existe deux langues officielles au Maroc : l’arabe et l’amazigh. Le français est considéré comme une langue étrangère bien qu’il s’agisse dans les faits de la langue des élites dirigeantes (Benzakour, 2012). Sa pratique est valorisée dans le monde du travail, où elle est souvent la condition pour accéder à un emploi qualifié. En effet, les entretiens de recrutement visent entre autres à vérifier le niveau de maîtrise du français (Majdi, 2016). En outre, le système éducatif marocain reste dépendant du système français, qui constitue une référence (Vermeren, 2011).

30Le programme CP d’Injaz Al-Maghrib vise explicitement à développer les compétences linguistiques des jeunes en français afin de les préparer à cette exigence du monde économique et d’améliorer leur employabilité. Les documents et supports fournis par les équipes sont obligatoirement en français : procès-verbal (PV) des séances de formation, études du marché, business plan, rapports d’activité, etc. Les échanges avec les jurys lors des visites des stands et pendant et après les présentations des projets se font également dans cette langue. Une telle ambition n’est pas sans poser de problèmes dans le déploiement de ce programme sur le terrain, notamment pour les coachs.

31Dès les premières séances, les coachs ayant été affectés à un groupe d’étudiants dans un établissement à recrutement ouvert se retrouvent confrontés à la difficulté de transmettre le message à une partie du groupe et à les faire s’exprimer en une langue qu’ils semblent peu maîtriser. Face à cette réalité, les coachs déploient deux stratégies opposées : une logique de nivellement « par le bas » ou « par le haut ». Trois coachs interviewés sur six considèrent ainsi que les instructions contenues dans le guide sont inatteignables pour l’ensemble du groupe et diminuent leur niveau d’exigence. Ils poursuivent la formation en arabe en mobilisant uniquement certains termes en français (voir citation infra). Dans cette logique, l’apprentissage des concepts et outils managériaux prime sur la maîtrise des compétences linguistiques. Il s’agit avant tout de préserver et construire la confiance en soi des étudiants qui maîtrisent peu ou mal le français tout en leur inculquant les termes techniques de base. Le développement des compétences linguistiques est, pour ainsi dire, reporté à la fin du programme durant un temps supplémentaire, non prévu dans la programmation formelle. L’un des coachs, qui est analyste financier dans une compagnie d’assurance marocaine, justifie son choix ainsi :

32

Ça serait humiliant pour eux que je les désigne spécifiquement et leur demande de parler en arabe tandis que moi et les autres parlons français. La solution que j’ai trouvée a été de moi-même m’exprimer en arabe en essayant d’introduire les mots-clés en français.

33Le reste des coachs interviewés estime, a contrario, que les compétences linguistiques sont aussi importantes que l’aboutissement du projet, et leur consacrent des efforts supplémentaires pendant, voire en parallèle, des séances de coaching. Pour décrire l’état d’esprit prégnant chez ces acteurs, nous retiendrons la métaphore suivante, utilisée par l’un de ces coachs, ancien cadre dirigeant dans un grand groupe privé et actuellement entrepreneur :

34

Pour plaisanter un peu, je dirai que si l’on considère qu’on est en train de leur installer le logiciel de l’entrepreneuriat [21], autant installer la bonne version dès le départ.

35Les membres du jury estiment que la différence est perceptible au moment des échanges avec les candidats lors des compétitions. Plusieurs candidats sont pénalisés par le manque de spontanéité dans les réponses, l’incapacité de répondre en français ou encore l’usage de l’arabe dans la présentation ou la session des questions/réponses.

36Du point de vue des candidats, la maîtrise de la langue comme outil de communication et d’affirmation de soi est un véritable enjeu. Ce critère est même déterminant dans le choix des membres de « l’équipe de direction de la mini-entreprise [22] » qui représentera l’ensemble de la classe devant les jurys des compétitions, au détriment des autres compétences, notamment techniques. Cet arbitrage est source de discrimination envers les membres du groupe qui ont, dès le départ, un grand déficit au niveau de la maîtrise de la langue française, même s’ils sont très impliqués. Cette discrimination pourrait d’ailleurs être intériorisée et se manifester par une forme d’auto-exclusion de « l’équipe de direction de l’entreprise ». Par conséquent, la participation au programme CP est, pour ces jeunes, une occasion pour un autre type d’apprentissage sur le monde du travail : découvrir frontalement les rapports de domination, y compris linguistiques, qui y sont prégnants, et prendre conscience de la nécessité de s’investir davantage dans la maîtrise de la langue française.

Conclusion

37L’État marocain semble miser sur la formation à l’entrepreneuriat pour promouvoir l’auto-emploi des jeunes et lutter contre le chômage de masse. Celle-ci est assurée de fait par des associations dans le cadre d’une politique de « décharge » vers la société civile. En l’occurrence, la formation à l’entrepreneuriat dans les universités marocaines est systématiquement assurée par des accompagnateurs mobilisés par l’association Injaz Al-Maghrib et son programme d’accompagnement à la création d’entreprises fictives Company Program. Notre étude a permis de décrire le processus d’institutionnalisation de cette pratique, au sein de l’université, grâce au rôle clé joué par les responsables pédagogiques des formations, qui y ont vu une solution clés en main de se conformer aux contraintes institutionnelles de leur ministère de tutelle et aux contraintes budgétaires.

38Le développement de l’association Injaz et son intégration au sein de l’université marocaine revêt ainsi un aspect ambivalent qui peut sembler paradoxal. D’un côté, il marque le rapprochement entre l’université et le secteur privé. La volonté de promouvoir l’entrepreneuriat s’inscrit dans une vision qui fait la part belle à l’individu, à travers le développement de nombreux savoir-être pour apprendre à entreprendre et à agir sans l’aide de l’État. D’un autre côté, elle participe à la « poursuite de la formation de [l’État], à travers des processus de renégociation permanente des relations entre « public » et « privé » et à travers des processus de délégation et de contrôle ex-post » (Hibou, 1999: 7). Ainsi, il s’agit non pas uniquement de promouvoir l’employabilité des jeunes, en les dotant de compétences leur permettant de mieux s’insérer sur le marché du travail, notamment en créant leur propre entreprise ou en étant plus autonome, mais également de fabriquer des citoyens nouveaux, pétris d’un rapport différent à l’État, dont le rôle et les modalités d’actions sur la chose publique sont en redéfinition. On peut dire que, sur ce point, ce programme semble réussir sa mission de promotion de la culture de l’entrepreneuriat – de soi – et qu’il participe à légitimer des dominations prégnantes au Maroc, notamment linguistiques.

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Mots-clés éditeurs : décharge, Maroc, formation à l’entrepreneuriat, universités, ONG

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Date de mise en ligne : 01/04/2021

https://doi.org/10.3917/ried.245.0093

Notes

  • [1]
    En atteste le faible nombre d’entreprises créées par les étudiants ayant suivi les programmes de formation à l’entrepreneuriat au sein de l’université au début de la réforme. Entre 2000 et 2007, sur l’ensemble du réseau des incubateurs universitaires installés au niveau des universités marocaines, seuls 70 projets ont été soumis dont 31 ont été soutenus financièrement. (Attouch et Nia, 2011)
  • [2]
    Selon le site institutionnel de l’association : http://injaz-morocco.org/notre-association/objectifs/.
  • [3]
    Les auteures souhaitent remercier messieurs les professeurs Brahim Bouzahir et Hicham Sbai et plus particulièrement madame le professeur des universités Mina Bakasse, en sa qualité de référente en entrepreneuriat au sein de l’université Chouaïb Doukkali, d’avoir facilité l’accès au terrain.
  • [4]
    Le coach n’est pas rétribué par Injaz pour les heures d’accompagnement des étudiants. Étant donné que ces séances d’accompagnement ont lieu pendant les heures de travail, c’est donc l’employeur qui finance indirectement les heures de coaching.
  • [5]
    En 1989, le taux de chômage a atteint 30,9 % chez les jeunes citadins âgés de 14 à 24 ans et 38,4 % pour les personnes ayant un baccalauréat ou un diplôme équivalent (Source : CNJA, 1990).
  • [6]
    Mesure n° 15 du programme d’action du Conseil national de la jeunesse et de l’avenir (CNJA) créé par le roi Hassan II dans l’objectif de résorber le chômage des jeunes.
  • [7]
    Discours de H. El Malki, secrétaire général du CNJA, rapport CNJA, « Forum international partenariat international et création d’entreprises par les jeunes », juillet 1995, Rabat, p. 40.
  • [8]
    Respectivement Articles n° 1 « principes », n° 9 « Des universités », et n° 79 « Des instances de régulation » de la même loi.
  • [9]
    Éléments extraits du site institutionnel d’Injaz Al-Maghrib. Voir : http://injaz-morocco.org/programme/company-program/
  • [10]
    Selon les informations fournies sur le site institutionnel de l’association. Voir : http://injaz-morocco.org/partenaires/
  • [11]
    Entretien téléphonique mené en avril 2020 avec l’un des cofondateurs de l’association, dont l’objet a été justement l’histoire de la naissance du projet « Injaz » au sein de la SNI en 2008 et le lancement de la première expérience d’accompagnement à la création d’entreprise qui allait devenir plus tard le programme CP. Aucun des membres fondateurs précités n’est encore lié directement à l’association. Ils sont sollicités quelques fois comme membres de jury aux compétitions.
  • [12]
    Injaz Al-Maghrib, rapports annuels 2012-2013 et 2015-2016.
  • [13]
    Entretien mené en avril 2020 portant sur le contexte de démarrage de la toute première expérience avec le programme CP dans leur université bien avant la signature de l’accord entre l’association et le ministère de tutelle.
  • [14]
    Ces données ne sont que des estimations personnelles fournies par les responsables de formation.
  • [15]
    Notons que le Ministère n’investit pas dans un outil permettant de mesurer la réalisation de cet objectif d’employabilité.
  • [16]
    Le contenu des modules d’ouverture diffèrent selon le type d’établissement et de formation. Dans les facultés à recrutement ouvert, il prend la forme d’un PFE (Projet de Fin d’Etude) ; dans les écoles d’ingénieurs, il est inclus dans le module gestion de projets ; dans tous les cas, la participation au programme CP est devenue obligatoire pour les étudiants afin de les motiver à aller « jusqu’au bout ».
  • [17]
    Propos tenus par le vice-doyen d’une faculté à propos du contrôle du déroulement et des notes du module incluant le programme de l’association Injaz Al-Maghrib dans des formations de licences professionnelles dispensées au sein de son établissement.
  • [18]
    Le niveau d’implication des responsables de formation dans l’encadrement effectif des séances de coaching est variable d’un enseignant à un autre. Certains participent activement au déroulement des séances quand d’autres délèguent complétement aux coachs le volet pédagogique.
  • [19]
    Terme désignant le guide du formateur remis par l’association au formateur bénévole lors de son recrutement.
  • [20]
    Nom d’emprunt pour un café situé sur une allée centrale très fréquentée de la ville.
  • [21]
    La personne parle d’entrepreneuriat dans le sens où le but est d’accompagner les étudiants à se lancer dans le monde des affaires dans lequel la maîtrise du français est supposée nécessaire. Par la bonne version, il désigne le français.
  • [22]
    Il s’agit des fonctions fictives de directeur de production, directeur commercial, directeur financier, etc. Tout étudiant peut se porter candidat pour occuper une fonction de l’entreprise. Ses collègues votent pour ou contre sa nomination selon leur perception du degré de maîtrise des compétences requises.

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