Notes
-
[1]
La recherche a été réalisée dans le cadre de la Chaire d'économie sociale et solidaire au Sud, en collaboration avec l'ONG Louvain Coopération.
-
[2]
Dans le sens entendu par Olivier de Sardan et Bierschenk (1993: 1), la rente du développement renvoie à l’aide extérieure dont dépendent fortement les pays africains. Les auteurs affirment que l’aide extérieure doit être qualifiée de rente « même si cette rente opère dans un contexte de misère et se fonde, à la différence des rentes minières, sur la mobilisation de ressources externes ». Ils soulignent par ailleurs que la rente n’est pas le monopole de l’État et qu’elle transite par un nombre important d’intermédiaires locaux.
-
[3]
Dans la lignée des travaux de De Soto et de l’approche « néolibérale » du secteur informel et de ses acteurs, dont « l’esprit d’entreprise » est universel et se déploie le mieux dans un contexte de marchés libres de toute contrainte, en marge de l’État (Berrou, 2014).
-
[4]
Dans beaucoup de contextes, néanmoins, cette évolution se situe surtout au niveau des intentions (Badou & Bierschenk, 2019).
-
[5]
Toute personne qui se présente avec une idée de plan d’affaires est, dans la plupart des cas, considérée comme un « entrepreneur » cible des interventions d’aide à l’entrepreneuriat : « Notre cible ? Les entrepreneurs. Ceux qui sont déjà en activité, ceux qui ne sont pas encore en activité mais qui désirent aller en activité. » (Entretien avec Y, 29 septembre 2018).
-
[6]
Effectivement, d’après un chargé de programme d’un bailleur européen rencontré à Cotonou : « Des entreprises dans la région… C’est difficile à trouver. Il n’y a pas vraiment d’esprit d’entreprise. Avec les partenaires techniques et financiers, on est quand même assez nombreux dans la région, donc il y a souvent des appels à intérêt et on tombe souvent sur les mêmes. » (Entretien avec W, responsable de programme, 24 septembre 2018)
-
[7]
Les tarifs proposés aux producteurs pour bénéficier des services de soutien à l’entreprise offerts par ces agences privées sont particulièrement bas (en dessous du prix du marché) car subventionnés par les bailleurs.
-
[8]
Les références utilisées pour les citations issues des « groupes focus » sont le village où a eu lieu la rencontre et la date de celle-ci.
-
[9]
Dans le sens qu’ils emploient d’autres personnes mais ne vendent pas leur propre force de travail (Swindell, 1985). Ce sont les entrepreneurs « pré-capitalistes » dont nous parlons plus haut.
Introduction
1Le Bénin constitue un cas particulier dans le paysage des pays ouest-africains par sa stabilité politique et l’importance de son secteur agricole. Plus ou moins 80 % des 10,3 millions d’habitants tirent leur revenu de l’agriculture (FAO, 2019). Le secteur agricole béninois est dominé par environ 615 000 petites exploitations agricoles familiales et diversifiées, dont la production est destinée aussi bien au marché qu’à l’autoconsommation et qui produisent plus de 90 % de la production agricole (FAO, 2019). En particulier dans le Sud du pays, les parcelles cultivées sont très petites (moins de deux hectares, en moyenne) (PNUD, 2015). La plupart des petits exploitants agricoles pratiquent une agriculture pluviale à haute intensité de main-d’œuvre et utilisent peu de technologies modernes (ni même la traction animale) et d’intrants améliorés. L’agriculture, au Bénin, représente plus ou moins 25 % du produit intérieur brut (PIB), 75 % des revenus d’exportation de produits locaux et 45 à 55 % de l’emploi global (FIDA, 2018). Le pays connaît aussi une des économies les moins formalisées de la planète avec un secteur informel représentant 57 % du PIB et près de 90 % des emplois (Banque mondiale, 2016). Au Bénin, l’informalité est la norme, surtout dans le milieu rural.
2Sous l’impulsion des objectifs de développement durable (ODD), un consensus semble régner autour du fait que le secteur privé est une source importante de moyens financiers et constitue un outil essentiel de lutte contre la pauvreté à travers la promotion de l’innovation, la génération de richesse et la création d’emplois locaux (Bayliss & Van Waeyenberge, 2018). Les problématiques liées de souveraineté alimentaire, de crise migratoire et de changement climatique ont également contribué à replacer le soutien à la production agricole en tête des préoccupations de nombreux donateurs, et l’attention porte aujourd’hui aussi bien sur le secteur informel urbain que sur le secteur informel rural et agricole. Deux études empiriques préalablement menées par les autrices dans le département du Mono, au Bénin, rendent compte d’un secteur de l’entrepreneuriat agricole hétérogène, composé de plusieurs sous-groupes d’acteurs suivant des logiques similaires dans l’opération de leur activité génératrice de revenus (Kervyn de Lettenhove & Lemaître, 2018 ; Kervyn de Lettenhove et al., à paraître). Seul un tout petit groupe d’entrepreneurs présente des caractéristiques en termes de formalisme et de gestion de l’activité qui s’approchent d’une vision occidentale de l’entreprise promue par les partenaires du développement. Dans ce cadre, cet article [1] interroge la forme spécifique que prend la réémergence du discours sur l’entrepreneuriat. Ce discours, globalisé, émane des partenaires du développement mais est aussi utilisé, localement, tant par les élites béninoises que par les paysans locaux. Toutefois, il n’est pas investi de la même manière, les conceptions divergeant, de même que les intérêts qu’elles dissimulent.
3Pour analyser cette problématique, nous adoptons une double approche que nous développons successivement. Dans un premier temps, nous reconstituons l’évolution historique de la figure du petit entrepreneur auquel les interventions des institutions publiques et les bailleurs de l’aide au développement font référence, ainsi que l’évolution de la manière dont ces services sont organisés pour atteindre leurs bénéficiaires. Cette partie est construite à l’aide de la littérature scientifique et de l’analyse de matériaux empiriques secondaires tels que des rapports de la coopération au développement. Elle se base également sur 12 entretiens qualitatifs menés en septembre et octobre 2018 avec des responsables d’organisations d’aide au développement (organisations non gouvernementales – ONG – et bailleurs) et d’institutions publiques locales actives dans le secteur, de manière à mieux cerner l’évolution de la figure d’entrepreneur promue à travers leurs interventions.
4Dans un second temps, nous soulignons la manière dont les populations locales investissent le terme d’« entrepreneur » et les représentations qu’il véhicule, sur la base de 12 entretiens collectifs constitués de 7 participants en moyenne (88 au total) dans 10 communes du département du Mono (au sud-ouest du Bénin). Certains groupes de discussion étaient mixtes, d’autres uniquement constitués de femmes et un rassemblait exclusivement des hommes. Les groupes de discussion étaient animés en langues locales, en présence de deux animateurs béninois (Édouard Hoyo et Gérard Fangbedji) et de Maïté Kervyn de Lettenhove. Ils ont, par la suite, été retranscrits, traduits et codés par thème. Le choix des entretiens collectifs comme méthode d’enquête a été orienté par le fait qu’ils permettent d’interroger des expériences vécues par tous les participants, de récolter les perceptions subjectives de ces expériences et de saisir autant des avis polarisés que du sens partagé et du consensus sur les sujets traités (Duchesne & Haegel, 2004).
1. L’appui au secteur privé agricole au Bénin
5Dès la colonisation, le secteur privé agricole est considéré comme l’un des principaux vecteurs de développement. À ce moment, les préoccupations de développement agricole étaient principalement laissées aux mains de sociétés commerciales d’exportation, organisées par filières de production (Pfeiffer, 1988). Au temps du régime marxiste-léniniste des années 1970 et 1980, les devises étrangères générées par les cultures de rente – et particulièrement le coton –, les activités de réexportation et la captation de la rente du développement [2] étaient cruciales pour maintenir les bases matérielles de l’État béninois (Igué & Soulé, 1992 ; Le Meur, 2000). Combinées avec l’objectif de modernisation de l’économie et bien que les services agricoles de l’État aient été déployés sur tout le territoire (à travers le développement des centres agricole régional pour le développement rural – Carder), très peu de place était laissée aux pratiques agricoles « traditionnelles » de la petite paysannerie, considérées comme totalement dépassées. Dans ce cadre, les conseils apportés aux paysans étaient majoritairement basés sur le transfert de technologies agricoles occidentales standardisées et enseignées à travers un système de vulgarisation pyramidal et dirigiste (Boon et al., 1997).
1.1. Les plans d’ajustement structurel et la professionnalisation « participative » du monde rural
6À la fin des années 1980, l’État béninois est en crise et fait face à de graves difficultés économiques et sociales. Le régime marxiste-léniniste est remis en question et le pays s’oriente vers le libéralisme économique. Dans ce cadre, le rôle de l’État se voit de plus en plus limité à ses fonctions régaliennes et le développement d’initiatives économiques privées est encouragé pour tenter d'assainir la dette publique et bénéficier du soutien institutionnel et financier de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). La fin du modèle public dirigiste d’administration des filières et de régulation du commerce, l’avènement du nouveau contexte dans lequel s’organisent les politiques de développement rural et l’apogée que connaît la microfinance dans les années 1990, apportent les premiers programmes de professionnalisation du monde rural. Dans un contexte de retrait de l’État, où les plus pauvres sont encouragés à développer les capacités à « s’aider eux-mêmes », la promotion de l’intégration au marché de l’agriculture familiale prend une place centrale. On assiste petit à petit à l’émergence d’une culture nouvelle, « par le bas », en matière d’intervention pour le développement agricole et d’un conseil agricole « plus inclusif et participatif » (Prospect C&S, 2002). Les services de conseil agricole s’ouvrent aux acteurs privés et parapublics, et l’idée qu’il est important de « favoriser l’émergence d’entrepreneurs ruraux » (CTB-BTC, 2003: 137) commence à émerger. Dans ce cadre, une offre de conseils se développe, qui dépasse désormais les innovations techniques : elle est orientée vers la gestion financière, organisationnelle et décisionnelle des activités et cherche à « changer la mentalité des paysans », « leurs caractéristiques socio-psychologiques » vers un « esprit entrepreneurial ». La vision de l’entrepreneur rural qui sous-tend ces approches est celle de l’entrepreneur informel qui incarne un certain pouvoir d’« agency » et qui, malgré les contraintes multiples, est loin d’être un réceptacle passif, est aussi bien capable de mettre en place différentes formes de résistance que d’être acteur de son propre destin et doit être responsabilisé en tant que tel [3]. À ce moment, les exploitations agricoles demeurent appréhendées à travers le prisme de l’exploitation familiale diversifiée. La formalisation et l’intégration de ces acteurs dans l’économie « moderne » est considérée comme cruciale, d’où les multiples incitations pour le regroupement des acteurs ruraux au sein d’organisations paysannes reconnues par l’État.
1.2. Le retour des filières agricoles et le « tournant entrepreneurial »
7Dans un contexte de « post-Consensus de Washington » et de mise à l’agenda de la rhétorique de la « bonne gouvernance », la réduction de la pauvreté est replacée au centre des préoccupations des politiques d’aide, et la croissance du secteur agricole (où les plus pauvres sont les plus nombreux) redevient une priorité (Dorward et al., 2001). Par ailleurs, avec l’adoption des ODD en 2015, un large consensus s’installe au niveau des institutions multilatérales d’aide au développement autour du fait que le secteur privé peut et doit contribuer à atteindre les nouveaux objectifs fixés. Dans le cadre de cette nouvelle vague de politiques visant l’accroissement de l’implication du secteur privé dans des domaines traditionnellement du ressort public (Bayliss & Van Waeyenberge, 2017), les pouvoirs publics cherchent à attirer les financements privés dans une logique de retour sur investissement positif et de promotion d’une approche win-win : le secteur privé comble un manque de financement chronique et, en échange, on garantit aux investisseurs potentiels des projets rentables avec, en plus, un supposé « impact sociétal » positif. Les activités évoluent avec pour objectif aussi bien la mobilisation directe du secteur privé, comme partenaire, pour travailler à atteindre les objectifs de développement, que la promotion du secteur privé, comme bénéficiaire, pour diminuer la pauvreté et créer de l’emploi (OCDE, 2016).
8Dans cette optique, les organisations internationales d’aide au développement se sont majoritairement tournées vers le développement des chaînes de valeur comme nouvel outil de réduction de la pauvreté et de croissance en faveur des pauvres (« pro-poor growth »). Les interventions dans le secteur agricole se font de moins en moins par la porte d’entrée « exploitation familiale » mais essaient de « viser plus gros » en ciblant plutôt les agrégateurs et les transformateurs et en insistant, via la structuration de filières de production et de chaînes de valeur, sur la professionnalisation et les liens contractuels. Au sein des différents programmes, la figure du – petit – entrepreneur a pris une place de plus en plus importante et les ambitions à son égard ont également été décuplées, misant chaque fois davantage sur le supposé « farouche esprit d’entreprise » des acteurs de l’économie informelle (Callebert, 2018: 239). Les services de conseil aux entreprises agricoles s’éloignent de plus en plus des conseils généraux (même s’ils sont encore dispensés) pour aller vers un conseil spécialisé et développé sur mesure par rapport à des enjeux spécifiques identifiés au niveau des chaînes de production, afin d’améliorer le fonctionnement des marchés et l’intégration des agriculteurs au sein de ceux-ci [4]. Dans ce cadre, des formations de soutien non financier en termes de « life skills », sont désormais également offertes :
Ce sont les compétences de vie courante. Nous avons développé des outils dans ce domaine-là pour accompagner la formation des jeunes en micro-entrepreneuriat parce qu’on s’est rendu compte aussi que, pour les jeunes d’une certaine catégorie, lorsqu’on dit « entrepreneuriat », il y a des compétences qui échappent au domaine de la formation technique professionnelle et au domaine pur de la gestion mais qu’ils n’ont pas pour pouvoir s’en sortir : ça, c’est les compétences de vie. Par exemple, quelqu’un qui manque d’estime de soi, quelqu’un qui a des problèmes de communication, […] quelqu’un qui ne sait pas comment résoudre un problème. Donc voilà autant de choses que nous avons combinées avec aussi l’éducation financière pour développer des outils en matière de formation en compétences de vie.
10Ces formations vont un pas plus loin dans la philosophie derrière l’offre de services non financiers en soutien à l’entrepreneuriat et la responsabilisation des bénéficiaires de l’aide. En effet, elles incluent véritablement l’attitude dans les compétences qui manqueraient aux plus pauvres pour se sortir de leur situation.
11Enfin, les termes utilisés dans les documents techniques des projets illustrent bien l’évolution de la manière dont sont approchés les bénéficiaires du secteur rural. Alors que jusque dans les années 1990, il est fait référence aux paysans ou aux artisans nécessitant un appui technique, la « révolution » du microcrédit amène une nouvelle syntaxe au sein de laquelle sont mentionnés, de plus en plus, les « micro-entrepreneurs » ayant besoin d’un appui « professionnalisant ». Aujourd’hui, dans le cadre d’un regain d’attention pour le secteur privé rural, l’attention est davantage portée sur les chaînes de valeurs, et les entrepreneurs, dans l’agriculture, sont désormais perçus plutôt comme des « maillons » en quête d’un appui spécialisé et culturel permettant d’améliorer l’efficacité économique des filières. Les petits entrepreneurs sont appréhendés « depuis le marché », à travers le rôle qu’ils jouent dans l’approvisionnement de celui-ci.
2. Vous avez dit entrepreneuriat ?
12Dans le contexte actuel, les politiques de promotion de l’entrepreneuriat autrefois presque exclusivement réservées au secteur informel urbain sont transposées au secteur agricole. Dans la littérature académique, un débat a lieu sur la pertinence à parler d’entreprises et d’entrepreneurs dans le contexte du secteur agricole africain (Hopkins, 1995 ; Haubert, 1999 ; Torrès, 2001). Pourtant, dans les documents opérationnels des organisations internationales, comme nous l’avons vu, les fermiers paysans sont souvent représentés comme des entrepreneurs et donnent ainsi l’illusion d’une masse homogène d’exploitations agricoles atomisées qui, si les bonnes conditions étaient réunies, devraient se comporter comme des entreprises compétitives (Oya, 2005).
13Pour les promoteurs de l’entrepreneuriat actifs dans le secteur rural au Bénin, « toute personne qui a (ou désire avoir) une activité génératrice de revenu » (Entretien avec Y, directeur d’une agence de soutien à l’entrepreneuriat, 29 septembre 2018) est qualifiée d’entrepreneur [5], quel que soit le secteur dans lequel l’activité est menée. Cette dernière posture fait écho à la définition « large » des entrepreneurs par Ellis et Fauré (1995: 16) comme « des agents exerçant des activités de production ou d’échange en vue d’obtenir un revenu », alors que les travaux de sociologie économique renvoient, eux, à l’entrepreneur comme un « individu pleinement socialisé dans un milieu et bénéficiant de ressources économiques autant que sociales » (Zalio, 2013: 627) étant « capable de participer à plusieurs mondes sociaux pour agir dans un contexte d’incertitude » (Zalio, 2013: 625). Cependant, à travers les programmes non financiers de soutien à l’entrepreneuriat promus par les institutions d’aide au développement, c’est l’image de l’entrepreneur « libéral » (Torrès, 2001) – caractérisé par son esprit d’indépendance, son intérêt pour l’innovation, son investissement et sa propension à la prise de risque – qui est véhiculée sur le terrain, non comme modèle pour définir les bénéficiaires de leurs services mais comme modèle vers lequel ils devraient tendre.
14Malgré la pénétration du marché jusque dans les villages les plus isolés du Sud, le processus de différenciation entre les fermes capitalistes et les petites exploitations familiales est très limité au Bénin, où la plupart des exploitations agricoles sont de très petite taille et l’agriculture très peu mécanisée. Les initiatives économiques qui ressemblent aux entreprises que les projets d’aide étudiés aimeraient promouvoir ne se trouvent pas localement, ce qui conduit à une dissonance entre les intentions affirmées des bailleurs et les possibilités effectives d’action sur le terrain, et à des situations où seulement quelques acteurs ruraux privés concentrent à eux seuls une grosse part de la rente du développement [6]. Comme le dit l’une des responsables de programme :
Dans chacune des filières, c’est dur de trouver plus de 5 « vraies » entreprises, des PME au sens où on l’entend en Europe et même pas avec les mêmes moyens technologiques… Donc il ne faut pas penser qu’on va en voir apparaître beaucoup, même sur un horizon de 5-10 ans.
16De plus, contrairement à des programmes d'aide plus traditionnels, les services de soutien promus aujourd’hui sont dispensés par des agences privées qui mobilisent (à travers des subsides ou comme sous-traitants) les organisations internationales, les ONG et les gouvernements. Tous jouent un rôle indirect de facilitateurs, favorables au développement de ces prestataires privés, leur permettant d’offrir des services commerciaux à des tarifs subventionnés [7]. Ces « courtiers du développement » (Bierschenk et al., 2000) se positionnent souvent comme des représentants (ou en tout cas plus proches) des bénéficiaires finaux (et donc plutôt des intérêts des petits producteurs), mais ils sont également un produit de l’idéologie économique libérale (Le Meur, 2000) et de la mondialisation. En concurrence dans leur fonction de relai des organisations internationales sur le terrain, ils doivent, pour survivre, adopter les idées globalisées véhiculées par les bailleurs (de manière à s’assurer leur financement) et les propager sur le terrain (pour justifier la pertinence de leurs actions) (Elyachar, 2005). Par ailleurs, les élites béninoises (aussi bien économiques que politiques) ont aussi pour la plupart intégré l’idéologie de l’entrepreneuriat libéral. On entend fréquemment des discours tels que :
Qu’on le veuille ou non, nos jeunes sont paresseux, ils ne sont pas dynamiques. Ils veulent des financements mais ils ne veulent pas innover, sortir des sentiers battus.
18Le clivage qui se creuse ne se limite pas à un face-à-face avec les partenaires du développement mais se développe aussi au sein de la société béninoise.
19Après trente années d’utilisation par les partenaires du développement, le terme d’« entrepreneur » a été adopté par les populations locales pour s’auto-qualifier et se reconnaître. De plus en plus d’acteurs locaux répondent à l’affirmative quand on leur demande s’ils se considèrent être des entrepreneurs. Toutefois, ce terme fait référence à une image réinterprétée et re-contextualisée de la figure de l’entrepreneur, qui ne correspond pas à celle promue par les services locaux de soutien non financier à l’entreprise. De l’analyse des données empiriques de la recherche (voir méthodologie décrite plus haut), se dégagent trois dimensions relatives à la manière dont les bénéficiaires locaux des programmes d’aide investissent le terme d’« entrepreneur », certaines contrastant avec la conception de l’entrepreneur libéral véhiculé par ces programmes.
2.1. Diversification et sécurisation du cadre de vie
20Dans les campagnes du Sud-Ouest béninois, les phénomènes conjoints de pression foncière et la nécessité croissante de générer un minimum de revenu monétaire, ainsi que plus généralement, les stratégies de minimisation des risques dans un environnement très imprévisible (on pense principalement aux aléas climatiques et à la fluctuation des prix) ont mené à des stratégies de diversification des sources de revenus quasi généralisées, surtout si on les considère du point de vue du ménage. Dans ce contexte, c’est la diversification réussie des sources de revenus qui est pointée comme un signe de réussite entrepreneuriale par les participants aux groupes de discussion.
Oui, il y a des entrepreneurs. Nous avons des exemples. C’est des gens qui ont plusieurs activités.
Ceux pour qui l’agriculture a marché investissent le profit dans d’autres activités telles que le commerce et l’élevage. Leur revenu provient de plusieurs activités. Lorsque l’argent vient de divers horizons, on peut saisir des opportunités d’affaires, par exemple acheter des terrains, payer la main-d’œuvre ou les machines.
23Il est en effet désormais établi dans la littérature que la diversification des sources de revenu, souvent vue comme un mécanisme de survie, devient une stratégie d’accumulation quand elle est poursuivie par des ménages plus aisés. Ces ménages jouissent, en effet, de davantage de ressources et génèrent donc de meilleurs rendements que les ménages pauvres, moins mobiles, dont les réseaux sont moins variés (Bryceson, 2007). De manière générale, comme le suggère Ellis (2004), la diversification semble être une stratégie bénéfique pour le bien-être socio-économique des ménages. Elle peut avoir une influence positive sur le capital humain en termes d'expérience et peut permettre de générer des fonds qui ouvrent le champ des options auxquelles font face les ménages en leur fournissant des ressources de trésorerie pouvant être déployées de façon flexible (Hillenkamp et al., 2013 ; Kervyn de Lettenhove & Lemaître, 2018). L’importance de la diversification, et donc de la multiplication des sources de revenus, plutôt que la concentration des efforts dans une seule et même activité, la plus rentable de toutes, doit aussi être comprise comme un mécanisme de résilience dans le contexte d’un environnement incertain où se mêlent des stratégies d’autosubsistance (production vivrière) et de génération de revenus monétaires. La logique qui sous-tend les activités génératrices de revenus reste dans ce cas, de manière prédominante, une logique de reproduction – améliorée – de l’entité domestique (Coraggio, 2013). La sécurisation du groupe et de ses conditions d’existence – aussi bien dans ses fonctions productives que reproductives – est plus importante que les objectifs de rentabilité (Haubert, 1999). Cette logique s’exprime bien dans l’extrait suivant :
Un entrepreneur, c’est toute personne qui exerce une activité pour laquelle elle a été formée ou qu’elle a apprise sur le tas et qui lui permet de régler ses problèmes comme se nourrir et se loger avec sa famille, se soigner et faire si possible d’autres réalisations comme avoir un moyen roulant ou construire une maison.
25Les valeurs et les processus véhiculés par les programmes de soutien non financiers à l’entrepreneuriat (les outils de gestion financière et comptable, par exemple, ainsi que les formats de plans d’affaires généralistes) s’adaptent mal à ces réalités. En effet, en s’éloignant de l’appui à l’exploitation familiale intégrée, c’est plutôt la spécialisation qui est promue (Achancho, 2012). Un exploitant agricole sera considéré plus efficace par les programmes s’il se concentre sur une seule culture et qu’elle ne rentre pas en concurrence avec d’autres cultures (même vivrières) pour l’allocation des ressources. Dans le contexte que nous avons décrit de promotion des chaînes de valeurs et d’un appui organisé par filière de production, la spécialisation des paysans dans une seule filière permet un meilleur contrôle de l’utilisation des intrants, des itinéraires techniques et donc aussi de la production, aussi bien en termes qualitatifs que quantitatifs. Mais la plus grande intégration dans le marché, à travers l’insertion dans les filières agricoles orientées vers les marchés régionaux et l’exportation, augmente la dépendance au marché, accroît les risques et diminue la résilience. Bien qu’un certain nombre d’exploitants agricoles jouent le jeu de l’entrepreneuriat tel qu’entendu par l’aide au développement, notamment parce qu’il permet d’accéder à cette rente, ils acceptent rarement de mettre en péril la reproduction du groupe. On n’observe donc pas une réelle spécialisation, pour la majorité des petits producteurs, dans les filières promues par la coopération.
2.2. Émergence d’activité et centralité de la création de travail au-delà du groupe domestique
26De manière transversale aux groupes de discussion, nous avons recoupé les différents mots utilisés, en langues locales, pour parler des entrepreneurs et, avec l’aide des animateurs, nous les avons traduits vers le français. Les différentes acceptions sont reprises dans le tableau ci-dessous. En langues locales, le mot entrepreneur renvoie à la notion d’entamer une activité, de commencer quelque chose.
Tableau 1 : Définitions locales des termes véhiculés pour désigner les entrepreneurs, dans le Mono
Langue locale | Mot utilisé | Traduction littérale en français |
---|---|---|
Adja | Adé susu ato n’dé wawa | Celui qui pense ou réfléchit pour commencer quelque chose (adé = mener/faire ; susu = réfléchir ou penser ; ato = commencer ; n’dé = quelque chose) |
Kotafon | Houéto odanéton | Responsable ou initiateur d’un travail donné (houéto = chef ou responsable ; odan = travail ou lieu de travail) |
Watchi | Azonlintamèwato | Celui qui réfléchit et initie un travail (azon = travail ; lintamè = réfléchir, wato = qui fait) |
Tableau 1 : Définitions locales des termes véhiculés pour désigner les entrepreneurs, dans le Mono
27Dans ce processus, le facteur travail apparaît comme essentiel. La capacité à pouvoir payer pour la force de travail d’autrui, entendu comme au-delà du groupe domestique, fait, elle aussi, l’unanimité dans les discussions autour des caractéristiques des entrepreneurs locaux. C’est en ce sens que les entrepreneurs, sur le terrain, se différencient des autres exploitants agricoles : ces derniers n’utilisant que leur propre force de travail et la main-d’œuvre familiale. Les entrepreneurs sont à la tête d’organisations « pré-capitalistes » de par leur utilisation, contre rémunération, de la force de travail d’ouvriers agricoles externes au noyau familial. La pression sur la terre – et le nombre toujours plus élevé de « paysans sans terre » – a alimenté cette force de travail, et la réalité est désormais que peu de ménages tirent leurs revenus uniquement du fruit de leur labeur sur leurs propres champs.
Un entrepreneur, en plus des membres de sa famille qu’il peut mettre au travail, recrute des travailleurs dans son activité.
Ils [les entrepreneurs] arrivent à payer de la main-d’œuvre pour l’entretien du champ. Le cas du CV [chef de village] est un exemple, il a un vaste domaine qu’il a aménagé et aussi il a la chance que le site ne s’inonde jamais. Il passe beaucoup de temps dans l’activité avec les ouvriers, il est méticuleux.
30Les entrepreneurs locaux qui sont des « employeurs nets [9] » voient la création d’emplois comme une manière de redistribuer leur revenu pour que les autres « mangent mieux aussi » (Lokossa, 25 septembre 2018). Le capital et l’accumulation sont très peu mentionnés par les acteurs. On assiste donc plutôt à une forme d’accumulation extensive (Lautier, 2004), où l’investissement dans le facteur travail est encore toujours privilégié au capital. Ainsi, par exemple, le propriétaire d’une petite entreprise de production de jus d’ananas explique qu’il ne veut pas acheter une machine qui rendrait le processus de production plus efficace, car cela impliquerait la perte de travail pour certains de ses employés, ce qui n’est pas envisageable. Il faut, selon lui, toujours chercher à engager plus, pas moins.
31L’intégration croissante au marché et la nécessité de générer un minimum de revenus monétaires ont néanmoins généré une compétition – pour la main-d’œuvre – entre les cultures de rente et les cultures de denrées vivrières (Akram-Lodhi & Kay, 2010).
2.3. Normes traditionnelles, institutions collectives et innovation
32De manière générale, les échanges collectifs et les institutions jouent un rôle important dans les décisions économiques prises par les entrepreneurs ruraux du Mono. Le tissu social traditionnel reste très important et les préoccupations de type « coûts-bénéfices » ne sont pas toujours centrales dans les processus de prise de décision au sein des activités économiques (Achancho, 2012). Il ressort de nos groupes de discussion que l’opinion de la communauté, ou du moins celle des parents ou des anciens du village, exerce une forte influence sur les décisions « entrepreneuriales ».
33Il y a certes une tendance vers une individualisation plus marquée des acteurs. Quelques participants aux groupes de discussion ont souligné que, de plus en plus, les gens adoptent une attitude qui va dans le sens du « chacun pour soi » :
On tisse à l’ancienne corde la nouvelle. Aujourd’hui, le papa peut intervenir parfois, mais c’est de plus en plus chacun pour soi. […] Mais les conséquences sont fâcheuses car le vieux assis voit plus loin qu’un jeune debout.
35S’esquisse ainsi la tension qui existe entre une conception de plus en plus individualisée des institutions et de la société et l’importance indéfectible de la communauté et des liens de parenté (Marie et al., 2008). Avec des alliages divers, ceux-ci demeurent toutefois clés dans la décision d’entreprendre :
Pour entreprendre une activité, on va vers les anciens du village pour demander des conseils. On peut aller voir le grand-papa s’il vit encore ou aller vers le papa ou vers un oncle bien expérimenté.
Quand mon enfant décide de faire quelque chose, il vient me voir pour me parler de ça. Si moi-même je maîtrise l’activité, je lui donne des conseils sur l’activité. Si ce n’est pas possible, il laisse. Parfois, si moi-même je n’ai pas d’information sur l’activité, je demande conseil auprès des sages. Si ce que les sages ont dit montre que l’activité peut être menée alors l’enfant peut le faire. Dans le cas contraire, il laisse.
38L’entreprise s’inscrit dans un système où c’est la continuité qui tend à être davantage valorisée plutôt que l’innovation dans le sens où celle-ci entraînerait une rupture avec ce qui est connu et reconnu, notamment par les plus anciens.
3. Succès, liens avec les institutions d’aide et formalisation
39Les programmes de coopération et les services publics tendent à être vus comme aidant spécifiquement les personnes déjà bien établies, les grandes exploitations, et se préoccupant peu des petits agriculteurs dans les villages. Les « entrepreneurs » qui bénéficient des soutiens des projets sont identifiés localement aux entrepreneurs les plus prospères, souvent également actifs dans des organisations représentantes. Les entrepreneurs soutenus et reconnus comme « à succès » ne sont pas des jeunes dynamiques et innovants mais des « vieux » bien installés ou des « néoruraux » (Le Meur, 2000) qui, dotés de formes spécifiques de capital, peuvent jouer sur leur appartenance à différents registres et tirer parti de différents discours et appuis (Le Meur, 2000).
Il y a assez d’entrepreneurs. Ils sont dans l’agriculture. On peut citer A., président régional des maraîchers, B., C., D., etc. […] Certains parmi eux ont reçu l’appui des programmes.
Les projets-là, souvent ils ne sont pas justes. C’est ce que nous sommes en train de dire. Quand on fait les appels d’offres aujourd’hui, on laisse les jeunes dynamiques et on va choisir les vieux qui sont déjà nantis, qui ont déjà de l’argent. Ceux qui ont déjà vécu et qui ont déjà tout. C’est parce que les gens des projets aussi trouvent à manger là-dedans. C’est parce que le vieux, pour être sélectionné, il peut amener une enveloppe de 500 000 FCFA. Moi, jeune, je n’ai rien. On va me financer comment ? Quelle que soit la qualité de mon dossier, il ne passera pas.
42Quant à la formalisation, lorsque nous avons interrogé les groupes de discussion sur ce que signifiait être entrepreneur, les conditions formelles d’existence d’une entreprise n’ont jamais été évoquées. L’enregistrement, le paiement de taxes, la tenue d’une comptabilité sont autant de caractéristiques qui n’ont à aucun moment été mises en avant. Les incitations mises en place par le gouvernement et par les projets d’aide au développement ne touchent qu’une toute petite partie de la population. L’enregistrement des activités est presque anecdotique et très peu de taxes sont prélevées en dehors des contributions locales et celles collectées à l’entrée des marchés.
Depuis que je suis dans l’agriculture, je n’ai jamais payé d’impôt à qui que ce soit. Peut-être des taxes quand on amène les produits sur le marché, ce qui est encore rare. Sinon on a des gens qui viennent payer directement sur le champ. […] Sinon moi, quand je travaillais avec mon papa dans l’enfance, il ne m’a jamais parlé de trucs comme ça [enregistrement]. C’est pour cette raison que moi, je ne m’intéresse pas à ces choses. On n’a pas l’information, c’est tout.
On opère dans l’informel car parfois on dit qu’avant de déclarer son activité à l’État, il faut appartenir obligatoirement à un groupement. Or, affaire de groupement, ici, est un problème d’argent. Et c’est les agents du Carder qui nous ont dit ça. C’est pourquoi moi, principalement, j’opère dans l’informel. Je n’ai pas d’argent pour ça.
45La formalisation est toujours officiellement encouragée par l’État et par les projets de coopération au développement. En cas d’obtention de crédit auprès d’une institution de microcrédit, par exemple, les institutions de financement ont comme obligation de lever, sur le montant du prêt accordé, une quote-part qui servira à la formalisation de l’entreprise. Mais la loi ne les oblige plus à aller voir un notaire pour établir des statuts et, comme nous l’a dit un responsable d’une agence qui offre des services non financiers de soutien à l’entrepreneuriat :
Mais eux, de toute façon, ne s’intéressent pas à la distinction formelle/informelle. Pour eux, ce qui compte, c’est que l’entrepreneur soit en activité, et la grande majorité ne répond à aucun impératif légal. Ils font la promotion de la formalisation mais le fait qu’ils soient enregistrés… On ne peut pas les pousser à… C’est leur décision.
47Comme nous l’avons vu en première partie d’article, l’objectif de l’aide est désormais moins, dans un premier temps en tout cas, de formaliser l’informel que la création d’entreprises. Le « défi de l’emploi » (Marguerie, 2017) est désormais envisagé majoritairement à partir de la promotion de la « culture entrepreneuriale » et l’augmentation de la productivité des micro-entreprises existantes par le biais d’une meilleure organisation des chaînes de valeur, une meilleure utilisation d’outils de gestion adaptés à la flexibilité entrepreneuriale et aux réalités spécifiques des différentes filières, et une éducation aux valeurs (ou « life skills ») liées à l’entrepreneuriat tel que conçu dans son acception dominante. Il s’agit de transformer, au sein même de l’économie informelle rurale, des logiques non marchandes en logiques marchandes pour favoriser l’intégration au marché.
Conclusion
48Il y a certes une certaine appropriation, par les acteurs locaux, du discours sur l’entrepreneuriat véhiculé par les partenaires du développement. Toutefois, les caractéristiques prêtées par la population locale dans le secteur agricole aux entrepreneurs à succès pointent vers un certain prestige social qui correspond à d’autres normes que celles promues à travers l’idéal globalisé de l’entrepreneur libéral. Elles témoignent plutôt de l’importance de la prise en compte de l’encastrement social de l’économie (Polanyi, 1944 ; Lemaître, 2009). Les discours autour de la figure de l’entrepreneur indiquent que la grande majorité des petits producteurs informels sont avant tout acteurs de leur « société » locale, pris entre une nouvelle modernité qui permet et justifie les stratégies individualistes et les valeurs héritées liées aux appartenances locales et communautaires. L’analyse développée dans cet article est, d’un côté, ancrée dans une approche historique et, de l’autre, une étude empirique du champ des programmes de soutien à l’entrepreneuriat dans le secteur rural au sud-ouest du Bénin. Ces deux approches ont permis de mettre en lumière l’aspect problématique de la tendance actuelle de l’aide en milieu agricole, qui a évolué d’une philosophie universaliste d’offre de conseils de type vulgarisation technique vers une offre de services privés professionnalisants et intégrés, le plus possible, au développement des filières agricoles. La conception du micro-entrepreneur qui transparaît à travers ces évolutions est chaque fois plus étroite, tournée vers une définition d’un entrepreneur de type « orienté vers le marché » (Berner et al. 2012) et de plus en plus éloignée des réalités du terrain.
49L’analyse empirique nous incite à remettre en question l’hypothèse de l’existence d’un « entrepreneurial spirit » universel qui s’illustrerait dans la manière qu’ont « les Africains » de générer des revenus de manière ingénieuse dans des contextes a priori défavorables. Bien que nos résultats montrent que les « entrepreneurs » locaux opèrent dans des logiques fort différentes que celles promues par les programmes de soutien à l’entrepreneuriat, ce n’est pas non plus comme s’ils suivaient une logique intrinsèque imperméable à toute influence externe. Les acteurs s’approprient jusqu’à un certain point le langage des projets et réinterprètent les images véhiculées par les partenaires du développement. Les pratiques évoluent et construisent, en quelque sorte, une nouvelle modernité. De nouvelles conceptions émergent qui, dans un monde globalisé, présentent une certaine universalité mais sont également spécifiques à chaque contexte.
50Nos résultats illustrent que, bien que la grande majorité des acteurs dans le monde rural développe des activités entrepreneuriales et atteste d’une certaine capacité à générer des revenus propres dans un paysage économique où le salariat est presque inexistant, peu d’entre eux correspondent à l’image formelle d’une entreprise. En particulier, dans le Mono, être entrepreneur signifie avant tout être capable de sécuriser son groupe domestique de manière à assurer sa reproduction et créer de l’emploi pour d’autres, en dehors du groupe domestique. Au sein des micro-entreprises rurales, les normes traditionnelles sont combinées à une certaine logique entrepreneuriale et le but poursuivi est celui de la reproduction de la « socialité » plutôt que l’accumulation capitaliste ou l’introduction d’un changement social.
51Les entrepreneurs les plus prospères, connus et reconnus par tous, sont soumis aux mêmes normes locales et aux mêmes contraintes que les plus petits. Ils semblent néanmoins correspondre à la définition de l’entrepreneur retenue par Zalio (2013) et présentée précédemment. Ils profitent de leur participation « à plusieurs mondes sociaux », ce qui leur permet, dans certains cas, de jouir de la rente du développement et de s’insérer dans les discours véhiculés par les « partenaires du développement », tout en adoptant également des attitudes et des discours qui permettent de rendre acceptable, localement, leur réussite économique. Ils maintiennent, de cette manière, des logiques de poursuite d’objectifs de réussite sociale déterminés par des normes locales de prestige autant que par des normes modernes de réussite individuelle. L’organisation actuelle des services de soutien à l’entrepreneuriat à travers des agences privées, en forte concurrence entre elles mais aussi avec les ONG locales, contribue à la diffusion d’un discours centré autour de l’image de l’entrepreneur libéral et favorise également l’accès à la rente du développement aux acteurs locaux les mieux « connectés » – et non pas les plus dynamiques et les plus innovants tels que mis en avant par le discours.
52Une meilleure prise en compte de ces réalités et, plus généralement, une connaissance approfondie des bénéficiaires des interventions de soutien au secteur privé rural, de leurs représentations et des défis auxquels ils font face, permettrait de développer des outils d'accompagnement plus adéquats et moins inégaux. Cet article questionne l’efficacité et l’équité de l’aide en milieu rural béninois, beaucoup de temps et de ressources semblant, en effet, inutilement gaspillées dans le cadre d’interventions idéologiques mal adaptées et relevant in fine d’intérêts autres que le réel soutien aux dynamiques locales de sécurisation des cadres de vie.
Bibliographie
- Achancho, V. (2012). Le rôle des organisations paysannes dans la professionnalisation de l’agriculture en Afrique subsaharienne : le cas du Cameroun. Thèse de doctorat en sociologie. AgroParisTech. https://tel.archives-ouvertes.fr/pastel-00935522
- Akram-Lodhi, H., & Kay, C. (2010). Surveying the Agrarian Question (Part 2): Current Debates and Beyond. The Journal of Peasant Studies, 37(2), 255-284. https://doi.org/10.1080/03066151003594906
- Badou, A., & Bierschenk, T. (2019). Les défis du secteur privé au Bénin et les paradoxes de sa promotion. Working paper of the Institut für Ethnologie und Afrikastudien, Johannes Gutenberg-Universität.
- Banque mondiale (2016, juin). Note de politiques pour la nouvelle administration béninoise. Banque mondiale.
- Bayliss, K., & Van Waeyenberghe, E. (2018). Unpacking the Public Private Partnership Revival. The Journal of Development Studies, 54(4), 577-593. https://doi.org/10.1080/00220388.2017.1303671
- Berner, E., Gomez, G. M., & Knorringa, P. (2012). ‘Helping a Large Number of People Become a Little Less Poor’: The Logic of Survival Entrepreneurs. The European Journal of Development Research, 24(3), 382-396. https://doi.org/10.1057/ejdr.2011.61
- Berrou, J.-Ph. (2014). Entrepreneurs du secteur informel. In Chauvin, P.-M., Grossetti, M., & Zalio, P.-P. (Eds.). Dictionnaire sociologique de l’entrepreneuriat (227-243). Presses de Sciences Po.
- Bierschenk, T., Chauveau, J.-P., & Olivier de Sardan, J.-P. (2000). Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets. Apad/Karthala.
- Boon, A., Mongbo, R. L., Vodouhe, D. S., & Cino, B. (1997). Interventions et participation paysanne. In Daane, J.R.V., Breusers, M., & Frederiks, E. (Eds.). Dynamique paysanne sur le plateau Adja du Bénin. (264-287). Karthala.
- Bryceson, D. F. (2007). African Rural Labour, Income Diversification and Livelihood Approaches: A Long-Term Development Perspective. Review of African Political Economy, 26(80), 171-189. https://doi.org/10.1080/03056249908704377
- Callebert, R. (2018). Transcending Dual Economies: Reflections on ‘Popular Economies in South Africa’. Africa, 84(1), 119-134. https://doi.org/10.1017/S0001972013000636
- Coraggio, J. L. (2013). De Polanyi à l’économie sociale et solidaire en Amérique latine. In Hillenkamp, I., & Laville, J.-L. (Eds.). Socioéconomie et démocratie. L’actualité de Karl Polanyi (169-183). Erès. https://doi.org/10.3917/eres.lavil.2013.01.0169
- CTB-BTC (Coopération technique belge) (2003). Projet d’appui au monde rural dans le Mono : rapport final. Coopération bénino-belge/ MAEP & CTB.
- Dorward, A., Kydd, J., Morrison, J., & Urey, I. (2001). A Policy Agenda for Pro-poor Agricultural Growth. World Development, 32(1), 73-89. https://doi.org/10.1016/j.worlddev.2003.06.012
- Duchesne, S., & Haegel, F. (2004). L’enquête et ses méthodes: les entretiens collectifs. Nathan.
- Ellis, F. (2004). Occupational Diversification in Developing Countries and Implications for Agricultural Policy. Hot Topic Paper. Programme of Advisory and Support Services to DFID (PASS), Project n° WB0207. https://citeseerx.ist.psu.edu/viewdoc/download?doi=10.1.1.133.1344&rep=rep1&type=pdf
- Ellis, S., & Fauré, Y.-A. (Eds.) (1995). Entreprises et entrepreneurs africains. Karthala/Orstom. https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/b_fdi_03_02/41037.pdf
- Elyachar, J. (2005). Markets of Dispossession: NCOs, Economic Development, and the State in Cairo. Duke University Press.
- FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) (2019). Stratégie Nationale pour l’e-agriculture au Bénin 2020-2024. Ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et de la Pêche/Ministère de l’Économie numérique de la Communication, République du Bénin. http://assets.fsnforum.fao.org.s3-eu-west-1.amazonaws.com/public/discussions/contributions/Strat%C3%A9gie%20nationale%20e-Agriculture%20Benin%2025-08-2019.pdf
- FIDA (Fonds international de développement agricole) (2018). Projet d’appui au développement agricole et à l’accès au marché. PADAAM 2019-2024. Rapport de conception de projet – version finale. N°4841-BJ. https://www.procarbenin.org/wp-content/uploads/2020/02/2_PADAAM-DCP-FINAL.pdf
- Haubert, M. (1999). L’application des politiques libérales dans le secteur agraire et le rôle des paysans comme entrepreneurs. Revue Tiers Monde, 157(40), 87-106. https://doi.org/10.3406/tiers.1999.5368
- Hillenkamp, I., Lapeyre, F., & Lemaître, A. (Eds.) (2013). Securing Livelihoods. Informal Economic Practices and Institutions. Oxford University Press.
- Hopkins, A. G. (1995). Les entrepreneurs africains et le développement de l’Afrique : une perspective historique. In Ellis, S., & Fauré, Y.-A. (Eds.). Entreprises et entrepreneurs africains (37-51). Karthala/Orstom.
- Igué, J. O., & Soulé, B. G. (1992). L’État-entrepôt au Bénin. Commerce informel ou solution à la crise ?. Karthala.
- Kervyn de Lettenhove, M., & Lemaître, A. (2018). Micro-entreprises du secteur informel dans le Mono (Bénin) : vers un approfondissement à travers une approche d’économie populaire. Mondes en Développement, 181(1), 11-25. https://doi.org/10.3917/med.181.0011
- Kervyn de Lettenhove, M., Lemaître, A., & Brolis, O. (à paraître). Looking for Rural Entrepreneurs in South-West Benin: An Elusive Quest?.
- Lautier, B. (2004). L’économie informelle dans le tiers monde. La Découverte.
- Lemaître, A. (2009). Organisations d’économie sociale et solidaire : lectures de réalités Nord et Sud à travers l’encastrement politique et une approche plurielle de l’économie. Presses universitaires de Louvain.
- Le Meur, P.-Y. (2000). Logiques paysannes au Bénin : courtage, associations, réseaux et marchés. Autrepart, 13, 91-108. https://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/autrepart/010021210.pdf
- Marguerie, A. (2017). Étude de capitalisation : impact et mise en œuvre de programmes de soutien à l’entrepreneuriat en Afrique subsaharienne. Notes techniques 37, AFD. https://www.afd.fr/fr/ressources/etude-de-capitalisation-impact-et-mise-en-oeuvre-de-programmes-de-soutien-lentrepreneuriat-en-afrique-subsaharienne
- Marie, A., Vuarin, R., Leimdorfer, F., Werner, J., Gérard, E., & Tiékoura, O. (2008). L’Afrique des individus. Itinéraires citadins dans l’Afrique contemporaine (Abidjan, Bamako, Dakar, Niamey). Karthala.
- OCDE (Organisation de coopération et de développement économique) (2016). Private Sector Engagement for Sustainable Development: Lessons from the DAC. Éditions OCDE.
- Olivier de Sardan, J.-P., & Bierschenk, T. (1993). Les courtiers locaux du développement. Bulletin de l’APAD, 5, 1-7. https://doi.org/10.4000/apad.3233
- Oya, C. (2005). Sticks and Carrots for farmers in developing countries: Agrarian neoliberalism in theory and practice. In Saad-Filho, A., & Johnston, D. (Eds.). Neoliberalism: A Critical Reader (127-134). Pluto Press.
- Pfeiffer, V. (1998). Agriculture au Sud-Bénin : passé et perspectives. L’Harmattan.
- PNUD (Programme des Nations unies pour le développement) (2015). Rapport national sur le développement humain : Agriculture, sécurité alimentaire et développement humain au Bénin. PNUD. https://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/RNDH_2015_B%C3%A9nin.pdf
- Polanyi, K. (1944). The Great Transformation: The Political and Economic Origins of our Times. Beacon Press.
- Prospect C&S. (2002, février). Rapport d’évaluation environnementale du Projet d’appui au monde rural dans le Mono/Couffo (PADMOC). CTB-BTC.
- Swindell, K. (1985). Farm labour. CUP Archive.
- Torrès, O. (2001). Les divers types d’entrepreneuriat et de PME dans le monde. Management International, 6(1), 1-19.
- Zalio, P.-P. (2013). 16. Sociologie économique des entrepreneurs. In Steiner, P. (Ed.). Traité de sociologie économique (601-634). PUF. https://doi.org/10.3917/puf.stein.2013.01.0601
Mots-clés éditeurs : Bénin, entrepreneuriat, accompagnement soft, agriculture, Mono, développement
Date de mise en ligne : 01/04/2021
https://doi.org/10.3917/ried.245.0069Notes
-
[1]
La recherche a été réalisée dans le cadre de la Chaire d'économie sociale et solidaire au Sud, en collaboration avec l'ONG Louvain Coopération.
-
[2]
Dans le sens entendu par Olivier de Sardan et Bierschenk (1993: 1), la rente du développement renvoie à l’aide extérieure dont dépendent fortement les pays africains. Les auteurs affirment que l’aide extérieure doit être qualifiée de rente « même si cette rente opère dans un contexte de misère et se fonde, à la différence des rentes minières, sur la mobilisation de ressources externes ». Ils soulignent par ailleurs que la rente n’est pas le monopole de l’État et qu’elle transite par un nombre important d’intermédiaires locaux.
-
[3]
Dans la lignée des travaux de De Soto et de l’approche « néolibérale » du secteur informel et de ses acteurs, dont « l’esprit d’entreprise » est universel et se déploie le mieux dans un contexte de marchés libres de toute contrainte, en marge de l’État (Berrou, 2014).
-
[4]
Dans beaucoup de contextes, néanmoins, cette évolution se situe surtout au niveau des intentions (Badou & Bierschenk, 2019).
-
[5]
Toute personne qui se présente avec une idée de plan d’affaires est, dans la plupart des cas, considérée comme un « entrepreneur » cible des interventions d’aide à l’entrepreneuriat : « Notre cible ? Les entrepreneurs. Ceux qui sont déjà en activité, ceux qui ne sont pas encore en activité mais qui désirent aller en activité. » (Entretien avec Y, 29 septembre 2018).
-
[6]
Effectivement, d’après un chargé de programme d’un bailleur européen rencontré à Cotonou : « Des entreprises dans la région… C’est difficile à trouver. Il n’y a pas vraiment d’esprit d’entreprise. Avec les partenaires techniques et financiers, on est quand même assez nombreux dans la région, donc il y a souvent des appels à intérêt et on tombe souvent sur les mêmes. » (Entretien avec W, responsable de programme, 24 septembre 2018)
-
[7]
Les tarifs proposés aux producteurs pour bénéficier des services de soutien à l’entreprise offerts par ces agences privées sont particulièrement bas (en dessous du prix du marché) car subventionnés par les bailleurs.
-
[8]
Les références utilisées pour les citations issues des « groupes focus » sont le village où a eu lieu la rencontre et la date de celle-ci.
-
[9]
Dans le sens qu’ils emploient d’autres personnes mais ne vendent pas leur propre force de travail (Swindell, 1985). Ce sont les entrepreneurs « pré-capitalistes » dont nous parlons plus haut.