1Cet ouvrage collectif s’intéresse aux mobilités en provenance des pays du Nord vers ceux du Sud, mouvements de population qui occupent jusqu’ici une place négligeable en socio-anthropologie des migrations. Ces mobilités banalisées recouvrent en réalité un large éventail de figures, de pratiques et de modes de présence ou d’installation que les coordinateurs de cet ouvrage ont voulu prendre comme objet d’étude. Dans l’introduction de l’ouvrage, une limite méthodologique est d’emblée mentionnée : l’absence de statistiques sur ces mobilités qui ne sont peu ou pas comptabilisées par les États « émetteurs et récepteurs » (p. 7) de ces individus. Face à cette « opacité statistique et sociale », le cadrage ethnographique permet de décrire les expériences de cette « population migrante au départ du Nord global » (p. 7). Car tel est le choix et le parti pris assumé par les contributeurs de cet ouvrage : mobiliser le vocabulaire de la migration afin de donner à voir les écarts qui marquent les parcours de mobilités mais aussi le « brouillage » des catégories et des définitions entre « tourisme »« déplacement », « mobilité » et « migration », ou encore entre « Nord » et « Sud ».
2Ces catégories reflètent des tensions liées à deux phénomènes : l’histoire du champ d’étude des migrations marquée par un « imaginaire problématique » et portant le sceau de la surdétermination des rapports de force entre États (avec la figure emblématique du travailleur immigré Algérien – Sayad 1999), mais aussi le présent, avec la surpolitisation de certains déplacements d’acteurs dont les conditions de vie se sont détériorées au fil des années : « Ainsi, le mobile [issu du « Nord »] et le migrant [issu du « Sud »] ne sauraient partager les mêmes mondes ni donc relever du même espace conceptuel. En un mot, ils ne sauraient être les mêmes » (p. 15). C’est cette hiérarchie des inégalités, des privilèges et des vulnérabilités que les auteurs ont aussi voulu questionner.
3Les douze articles sont répartis dans trois parties intitulées « Life-style, tourisme, expatriation : quelles catégories, quels biais ? » (partie 1), « Retours/ Détours » (partie 2), « Frontières et ancrages » (partie 3) et « Migrations et religions » (partie 4). Les enquêtes ont été menées auprès de publics aux sexes, âges, statuts et projets très diversifiés, qui, au-delà d’être « migrants », sont aussi définis par les chercheurs comme étant des retraités, des hivernants, des backpackers, des épouses occidentales ou femmes d’expatriés, des humanitaires ou des jeunes travailleurs occidentaux, des (auto-) entrepreneurs et des commerçants, des jeunes radicalisés ou djihadistes, ou encore des néo-pentecôtistes. Leurs expériences sont saisies via des ethnographies réalisées dans près de dix pays différents : Mexique, Maroc, Thaïlande, Arabie saoudite, Algérie, Sénégal, Palestine, Chine et Afrique du Sud.
4Que retenir de la première partie ? Au Mexique, la présence de nombreux Américains, souvent retraités recherchant des opportunités économiques et/ou exprimant un désaccord politique, illustre pour Eve Bantman-Masum une tendance à la marchandisation de la souveraineté nationale et à la montée d’une vision contractuelle de la citoyenneté, avec des individus qui sont captés par des pays cherchant à profiter de leurs revenus. À la rencontre de backpackers et d’hivernants, Brenda Le Bigot décèle une ambivalence dans l’appropriation temporaire d’hébergements touristiques. Les « chez soi » temporaires ressemblent plus à des « entre soi » qu’à des espaces de sociabilités cosmopolites pourtant initialement recherchés par ces migrants. Une plongée « critique » dans une communauté fermée d’« expats » en Arabie saoudite désenchante le mode de vie confortable dans lequel les épouses se sentent parfois prisonnières, avec une injonction au travail domestique et communautaire pour le bon fonctionnement du compound et le rayonnement de l’entreprise (Le Renard). En Palestine, les « travailleurs diplômés internationaux », bien que favorisés sur plusieurs aspects (salaires, mobilités, loisirs) rencontrent deux obstacles à leur installation durable dans les territoires occupés : d’une part, le stress, la fatigue nerveuse et l’anxiété liées à un contexte coercitif et une proximité à la cause politique et, d’autre part, l’impossibilité d’obtenir un visa israélien (Chaveneau).
5Dans une deuxième partie, une réflexion importante sur les mobilités de Français d’origine chinoise, en Chine, est impulsée par Simeng Wang. Pour justifier leurs déplacements en Chine, ces jeunes mettent en avant de façon rationnelle l’acquisition de ressources valorisantes mais aussi, de façon plus subjective, la réalisation d’un travail sur eux-mêmes et sur leur identité en lien avec des relations intergénérationnelles. Certains en ressortent troublés, mettant en avant un « double sentiment d’étrangeté » (p. 113) à l’égard du pays d’origine et de la famille. D’autres en ressortent « grandis » car réconciliés avec leur passé, parvenant peu à peu à sociologiser leur propre histoire familiale. On retrouve une même oscillation (entre « raisons d’opportunité », « raisons émotionnelles » et « raisons de nécessité ») dans les motivations très hétérogènes affichées par la diaspora algérienne (Nafa et Meyer). Leurs déplacements en Algérie pour le « business » se rapprochent plus de la circulation transnationale que d’une « migration de retour » physique et définitive. De façon originale et sensible, Chantal Crenn peint les tribulations de retraités sénégalais qui vivent entre Dakar et Bordeaux en prenant pour objet les négociations quotidiennes autour de leurs pratiques alimentaires à Dakar. L’étude du monde ordinaire de l’alimentation est liée à une attention portée par la chercheuse à leurs corps qui peu à peu deviennent l’objet d’une « ultime lecture de leurs destinées singulières vécues dans deux villes à la fois » (p. 140). L’absence des émigrés ne se justifie pas uniquement par la redistribution financière qu’elle entraîne (vérité évoquée par Sayad en 1999) mais aussi par la générosité de l’accueil des visiteurs qui passent chez soi et qu’il faut sustenter, notamment au Sénégal. C’est ainsi que ces « retraités transhumants » déploient des techniques et des ruses en oscillant entre devoirs de solidarité et aspirations personnelles, notamment au regard de leurs goûts alimentaires qui se sont occidentalisés. On y perçoit aussi leur difficulté à se « réaffilier », à acquérir un statut d’aîné, mais aussi leur consternation face à « une inversion inédite des flux d’entraide et de soutien entre les générations » (p. 145), avec les âpres difficultés économiques des jeunes dakarois. Ici aussi, les frontières se brouillent avec ces retraités « sénégalais » mobiles, entre rapports hiérarchiques et positions sociales au sein des familles sénégalaises et entre pays d’immigration et pays de migration.
6Une troisième partie « Frontières et ancrages » se penche sur deux types de migration : celle de Français « établis » à Marrakech et celle de Polonais émigrés au Cap, dont la pluralité des récits d’identification aux lieux et aux imaginaires en lien avec l’empreinte du passé colonial est explicitée. Les Français au Maroc sont décrits par Patrick Perez comme une communauté de circonstance et non de destin dont les statuts maritaux jouent un rôle important dans l’ouverture ou non à la société marocaine. Les brèches dans la société d’accueil sont principalement le fait de Françaises qui circulent et convertissent l’expérience cumulée de l’exogamie et de l’apprentissage de langues étrangères avec habileté pour s’intégrer à la société marocaine.
7La quatrième partie invite le lecteur à s’interroger sur un enjeu brûlant du moment, celui des jeunes Français radicalisés. Peut-on penser le djihadisme comme une forme de migration, avec cette dimension idéologique qui la différencie des autres formes de mobilités étudiées ? Frédéric Louveau décrit l’émergence de pratiques religieuses inédites qui connectent des espaces reliant l’Asie, l’Europe et l’Afrique. De sa plume mordante, Pamela Millet décrit, quant à elle, les aspirations de jeunes de la diaspora africaine qui veulent retourner dans leurs pays d’origine et dont les ambitions sont caressées par leur fréquentation d’une église néo-pentecôtiste francilienne. Pour le pasteur de cette Église, qui s’inscrit dans une matrice néolibérale, la réussite sociale et matérielle y est un gage de l’élection divine (que Millet qualifie de « culture de la gagne », p. 229). Les arguments pragmatico-utilitaristes des jeunes sont déconstruits par la chercheuse qui y décèle un vocabulaire d’expansion et de conquête mêlant à la soif de prospérer économiquement une logique d’expansion de leur Église. Le continent africain serait in fine spirituellement et économiquement renouvelé par le « retour » aux sources de ces fidèles.
8Ces contributions aux apports originaux et tout à fait inédits nous montrent que l’étude des migrations est à la fois riche et inépuisable. Elle révèle les aspirations des êtres humains à découvrir, à circuler, à « se chercher » et à se mêler aux autres, mais aussi, dans une dimension plus pragmatique et rationnelle, à subvenir à leurs besoins et à rechercher des opportunités économiques en dehors de pays occidentaux frappés par la crise économique. Malgré la nécessité de dépasser l’orientation analytique du « problème de la migration », le poids des déterminations des rapports de force entre États reste frappant. En effet, du nord vers le sud, les mobilités, bien que recoupant des expériences très diversifiées, restent encouragées et accompagnées de droits et de privilèges. Mais du « sud » vers le « nord », les déplacements sont criminalisés et réprimés avec la banalisation des disparitions en mer Méditerranée (20000 morts depuis 2014, selon l’OIM en mars 2020). L’inégalité de traitement des vies humaines (Fassin, 2019) reste donc plus que frappante à l’échelle des migrations internationales. Puisse ce champ de recherche en construction ouvrir nos yeux sur le décalage de traitements entre migrants du Nord et migrants du Sud et interroger nos représentations.