1Cet ouvrage aborde, dans une perspective féministe, la problématique des effets des évolutions du capitalisme sur la place des femmes dans les sociétés du Sud. Il analyse en particulier leur « mise au travail », sous les effets de la mondialisation néolibérale, en se basant sur des exemples d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique.
2Le néolibéralisme a redéfini les formes de séparation, d’expansion et d’appropriation du travail et de la nature pour garantir ainsi de nouveaux espaces d’exploitation et de marchandisation. On est donc face à de nouvelles dynamiques et formes de spoliation capitaliste qui mettent en concurrence des territoires selon les ressources sociales, culturelles et économiques, dépossèdent les femmes et les hommes de leurs moyens d’existence et avivent les conflits socio-environnementaux.
3Face à ce « devenir-monde du capitalisme » (p. 9), l’ouvrage nous invite à réfléchir sur les résistances et les marges de manœuvre dont les femmes disposent, dans différents contextes, pour arriver à obtenir un statut d’autonomisation, d’indépendance ou encore d’émancipation. Pour cela, il mobilise une perspective théorique qui redéfinit les notions de genre et de travail et qui repose essentiellement sur l’écoféminisme et l’intersectionnalité.
4La première partie, « Exploitation des femmes et des ressources naturelles » (p. 31), part du constat que les femmes sont tour à tour envisagées comme les responsables des dégradations environnementales, les protectrices de la nature et comme les victimes des atteintes à l’environnement, et met l’accent sur les résistances des femmes et des mouvements féministes face à l’exploitation liée des femmes et de la nature, avec un regard critique sur la naturalisation/ essentialisation du rapport femme-nature. Ce lien est révélé en puisant dans les contributions de la pensée féministe à la critique écologiste (Jackson, 1993 ; Mies et Shiva, 1998 ; Agarwal, 1992, 2000, 2002 ; Puleo, 2008 ; Gandon, 2009 ; Marris, 2009 ; Larrère, 2012, 2015 ; Mellor, 2013 ; Laugier, Falquet et Molinier, 2015) et en se basant sur différentes enquêtes de terrain au Brésil, au Sénégal et au Mexique, allant de la place des femmes dans les nouvelles pressions touristiques jusqu’au défi de la gestion des « communs ».
5Les auteurs rappellent que différentes approches de l’écoféminisme coexistent et sont mises en œuvre. D’un côté, on peut distinguer trois approches développées dans un contexte de luttes écoféministes d’Amérique latine et d’Asie du Sud, qui s’inscrivent dans une lutte anti-impérialiste, une justice environnementale et une forte critique coloniale : « classique », « spiritualiste » et « constructiviste ». D’un autre côté, fruit de la reconnaissance politique mondiale de l’écoféminisme, on retrouve « l’analyse intersectionelle » et « l’écoféminisme institué ».
6L’élément de discorde central entre ces différentes approches reste la perception de la relation femme/nature, oscillant entre « réaffirmation de la bicatégorisation femme/nature-homme/culture » (p. 53) et une approche non-essentialiste d’« écoféminisme éclairé » (p. 56), qui recherche l’égalité et l’autonomie des femmes par des luttes politiques et écologiques. Cependant, toutes ces approches ont le trait commun de questionner le modèle de développement hégémonique et de condamner « l’imposition d’un modèle capitaliste, patriarcal et colonial ainsi que ses effets » (p. 52). Le problème qui se pose est l’application « gagnant-gagnant » de l’écoféminisme de la part des organismes internationaux et des agences de développement, « basée sur des valeurs individualistes, selon la position du féminisme libéral, vidée de la critique anticapitaliste et anticoloniale » (p. 60).
7L’analyse intersectionnelle met en lumière le lien entre domination de genre, de classe et domination de la nature (Grenshaw, 1989 ; Agarwal, 1992 ; Jackson, 1993). Cette analyse est particulièrement présente en Amérique latine, comme c’est le cas au Brésil et en Bolivie, où la lutte contre le machisme s’ajoute à celle contre le racisme et où les femmes sont situées à la fois par rapport aux hommes et par rapport à la nature (p. 54, 60-68, 110- 114). Mais elle émerge aussi en Afrique pour montrer que la place des femmes dans le monde du travail – et dans l’économie en général – est conditionnée par des barrières sociales, culturelles et économiques. À l’instar des Latino-Américaines, les femmes africaines doivent également composer avec de multiples discriminations intersectionnées (genre, classe sociale, âge, statut familial, etc.), les privant de l’accès à des ressources clés et les cantonnant donc dans des secteurs comme l’agriculture urbaine informelle.
8Les chapitres de la première partie considèrent essentiellement la façon dont « la mise au travail » des femmes est étroitement liée aux ressources naturelles dont elles dépendent et dévoile comment cette mise au travail ouvre des voies d’autonomisation, mais renforce des inégalités de genre qui persistent sous de nouvelles formes.
9La deuxième partie, « Mise au travail des femmes : quelles marges d’émancipation ? », se centre, quant à elle, sur les effets des politiques économiques et sociales sur les femmes, et si l’émancipation des femmes est bien réelle ou si celle-ci reste au service de la mondialisation et du capitalisme global. Des questions actuelles telles que la reproduction sociale, le vieillissement de la population et le soin aux personnes âgées, le patriarcat et les effets du tourisme nous éclairent sur les différentes dimensions et perspectives de l’émancipation féminine.
10Dans cette partie, deux questions soulevées par les auteurs sont particulièrement cruciales et intéressantes pour le débat féministe. D’une part, les tensions et risques signalés pour l’égalité de genre que génèrent certaines propositions écoféministes et, d’autre part, le sens même de l’émancipation des femmes.
11La première s’exprime clairement dans l’approche de l’agroécologie féministe – développée à partir de l’expérience brésilienne –, conçue au-delà des pratiques agricoles comme une façon de construire des relations respectueuses entre les êtres humains et l’écosystème cultivé (Guétat-Bernard et Prévost, 2017, p. 60-68). Cette alternative, qui serait émancipatrice pour les femmes, comporte pour elles le risque de surcharge de leur travail à cause du manque de coresponsabilité publique et privée dans le travail reproductif et de la pénibilité de certaines pratiques agroécologiques qu’elles assurent. Elle fait face, en même temps, à une violence patriarcale et capitaliste qui continue à imposer des pratiques d’agriculture conventionnelle, inscrites dans une démarche qui utilise la nature comme ressource inépuisable exploitée au profit des hommes.
12La deuxième question concerne l’autonomie ou l’émancipation prétendue par l’accès des femmes à des emplois peu valorisés et précaires (Borgeaud-Garciandía, 2017 ; Georges, 2917 ; Santiago, 2017). Est-ce que l’activité économique des Maquila au Nicaragua, des travailleuses domestiques en Argentine, tout comme celle des artisanes brésiliennes du piaçava ou des agricultrices urbaines sénégalaises, permet à celles-ci d’atteindre une « autonomie financière » ? Est-ce que ce travail contribue à changer les rapports au sein du couple ? Est-ce qu’il favorise une répartition du travail domestique et de care, endossé par les femmes ?
13Une autonomie réelle implique la capacité à fonder ses choix sur ses propres valeurs et désirs. Quant à l’émancipation, elle doit être comprise comme l’action de s’affranchir d’un lien, d’un état de dépendance. Toutes deux sont donc deux dimensions d’un même processus. Malheureusement, on assiste à un regain d’intérêt pour une émancipation qui passe par l’accès des femmes au marché et prône le modèle de femmes entrepreneuses, à la fois bienveillantes vis-à-vis de la famille et de l’environnement. Une émancipation à forte dimension économique, étroitement liée au modèle de développement prépondérant qui, à un certain moment, a eu besoin de la main-d’œuvre féminine pour s’étendre.
14L’intérêt pour les questions de genre et d’émancipation des femmes dans les politiques de développement et dans différents pays s’inscrit dans une préoccupation internationale pour la durabilité environnementale. De par leur association historique à la nature, les femmes se retrouvent otages de ces préoccupations et instrumentalisées à des fins qui ne visent pas en priorité leur propre émancipation.
15En somme, malgré la diversité des situations, on assiste à une tendance d’émancipation féminine promue par des intérêts économiques, qui repose sur une conception très libérale et individualiste. Toutefois, il s’agit d’une opportunité que les militantes et les courants féministes saisissent pour mettre sur la scène globale leurs revendications.