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Article de revue

Catherine A. Honeyman, The Orderly Entrepreneur. Youth, Education, and Governance in Rwanda, Stanford University Press, 2016, 320 pages, ISBN : 9780804799850, $30

Pages 248 à 250

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1Le Rwanda est souvent pris comme modèle par les bailleurs internationaux pour ses réformes pro-développement. En 2007, le président Paul Kagame est présenté comme un « président entrepreneur » lors d’une cérémonie de récompenses en Afrique, appellation qu’il doit notamment au lancement, la même année, d’une politique d’éducation à l’entrepreneuriat. Catherine Honeyman étudie le processus de création et de mise en place de cette politique ainsi que ses effets sur la première cohorte d’étudiants qui en a bénéficié. Elle l’analyse comme un processus d’apprentissage social négocié : la politique impulsée par le gouvernement va être modifiée à chaque niveau de création et de mise en œuvre.

2L’ouvrage, divisé en quatre parties, repose sur une enquête ethnographique fondée sur une observation participante de plusieurs années et sur de nombreux entretiens. Dans la première partie, l’auteure dresse une description du contexte national et international marqué par la mise en œuvre de politiques éducatives et entrepreneuriales. Ensuite, son propos est basé sur l’observation des salles de réunion dans lesquelles les nouveaux curriculums ont été établis. Puis, elle s’intéresse aux pratiques d’enseignants et d’élèves qui tentent de s’approprier les nouveaux cours d’entrepreneuriat. Enfin, elle retrace la vie et le parcours d’une centaine d’élèves après leurs études. L’auteure rend ainsi compte du point de vue de différents acteurs, des décideurs aux étudiants.

3Dans cet ouvrage, Honeyman qualifie le Rwanda d’État post-développemental, caractérisé à la fois par la croyance dans le libéralisme économique et par une volonté de conserver un État fort et régulateur. L’auteure prend alors le parti d’examiner la fabrique des politiques d’éducation à l’entrepreneuriat pour appréhender les tensions qui existent entre ces deux caractéristiques en matière de prise de décision par les autorités rwandaises. Elle montre qu’en cherchant à stimuler la créativité et la prise de risque chez les étudiants, tout en inculquant discipline et respect de l’autorité, le Rwanda serait à la recherche de l’« entrepreneur ordonné », incarnation du « citoyen idéal » (p. xiii).

4L’un des arguments phares du gouvernement pour justifier sa nouvelle politique éducative est l’inemploi chez les jeunes rwandais. Grâce aux cours d’entrepreneuriat, l’objectif serait de rompre avec ce qui s’apparente aux yeux des décideurs à une « culture de la dépendance » (p. 32), et ainsi pousser ces futurs travailleurs à être autonomes en créant leur propre emploi. À long terme, les créations d’entreprises qui en résulteraient permettraient au Rwanda d’engager une dynamique de développement et de se défaire des aides internationales.

5Selon l’auteure, les étudiants adhèrent majoritairement à ce rôle qui leur est attribué par l’État, adhésion pouvant être interprétée comme le résultat des technologies de pouvoir au sens de Michel Foucault (1991). Ils sont cependant moins enthousiastes concernant la méthode employée pour les pousser vers cet objectif. En effet, le gouvernement a créé un nouveau cours, dispensé sur six années et visant à donner aux étudiants les outils nécessaires pour devenir entrepreneur. Pour cela, les autorités tentent de mettre en place une approche pédagogique basée sur la pratique et dans laquelle l’élève est placé au centre du processus d’apprentissage. Cependant, du fait de leur habitus, qui implique, selon Pierre Bourdieu (1977) l’intériorisation de modèles de conduite et, ici spécifiquement, d’une manière de transmettre les savoirs, l’auteure observe une difficulté importante chez les enseignants dans la mise en œuvre de cette approche mais aussi chez les élèves dans la manière dont ils reçoivent l’enseignement. Pour ces derniers, la finalité principale de l’école est de leur fournir un diplôme. En dehors de cela, les cours d’entrepreneuriat ont peu d’intérêt à leurs yeux, car leur entourage leur transmet le savoir nécessaire. L’auteure observe, par exemple, un désintéressement pour la matière lorsque les étudiants apprennent que celle-ci ne sera pas évaluée pour l’examen national, cela malgré leur volonté de devenir entrepreneur.

6Honeyman révèle plusieurs paradoxes découlant de cette nouvelle politique. Premièrement, elle soutient l’idée que les étudiants ne vont pas à l’école pour devenir entrepreneurs, mais qu’ils sont forcés de devenir entrepreneurs pour pouvoir aller à l’école. En effet, il est nécessaire pour beaucoup de financer leur scolarité et donc de se créer un emploi d’appoint, souvent informel. Or les nouvelles réglementations pro-entrepreneuriat rendent plus difficiles la conduite d’affaires non déclarées et non assujetties à l’impôt.

7Deuxièmement, à la fin de la scolarité, une grande partie des diplômés, attirés par l’idée de créer une affaire, déclare devoir d’abord trouver un emploi afin de constituer un capital économique suffisant pour, plus tard, devenir entrepreneur. En effet, les entretiens menés par l’auteure révèlent que les jeunes ne font pas face à un manque de connaissances mais davantage à un manque de financement pour créer une entreprise. Ainsi, l’efficacité des cours d’entrepreneuriat dans la baisse de l’inemploi chez les jeunes est, selon la sociologue, largement remise en question. Si les étudiants semblent d’accord avec l’idée d’une réglementation et de taxes importantes, cela malgré l’effet dissuasif qu’elles peuvent générer sur leurs ambitions entrepreneuriales, l’auteure voit cette adhésion comme le fruit d’un travail de socialisation qui vise à sanctifier l’image du « citoyen idéal ».

8Enfin, le premier cycle de cours d’entrepreneuriat est centré sur l’apprentissage des réglementations et des taxes, tandis que le second cherche à stimuler les aspects créatifs. De concert, ces deux cycles sont censés donner naissance à un entrepreneur supposé être créatif mais soumis à de fortes contraintes. On retrouve ainsi les contradictions du gouvernement entre la volonté de conserver un État fort et l’adhésion au libéralisme économique dans la construction des curriculums.

9Pour l’auteure, le plus grand paradoxe qui résulte de cette recherche est que la gouvernance post-développementale peut avoir des effets adverses sur les plus désavantagés. Or, l’objectif des politiques mises en œuvre est le développement du pays, incompatible avec un appauvrissement des moins aisés ou un maintien de leur condition.

10Selon elle, le choix de se tourner vers l’entrepreneuriat relève à la fois des convictions personnelles des décideurs publics et d’une volonté de gagner en légitimité dans le contexte international en appliquant les recettes du néolibéralisme.

11Ainsi l’auteure prend le parti de suggérer des recommandations au gouvernement plutôt que de dresser la critique de la politique impulsée par l’État, voire plus largement de la gouvernance post-développement dont elle a mis en lumière plusieurs failles. Le temps passé à retranscrire des entretiens et interactions observées permet de se projeter dans le contexte. Cependant, la concision de certaines analyses et de certains liens avec la politique du pays au sens large laisse parfois le lecteur sur sa faim. On aurait aimé, par exemple, en savoir plus sur l’analyse de l’auteure au sujet des intérêts du gouvernement dans cette réforme.

12Cet ouvrage laisse finalement la liberté à chacun de tirer ses propres conclusions et d’étendre la réflexion sur la gouvernance post-développement à d’autres champs que la politique éducative.


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Date de mise en ligne : 01/04/2021

https://doi.org/10.3917/ried.245.0010

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