Notes
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Bourdieu, P., & Sayad, A. (1964). Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Minuit.
1Le pari de cet ouvrage est de saisir les évolutions du travail dans les pays du Maghreb (Maroc, Algérie et Tunisie), à travers l’inscription croissante de leurs économies dans les échanges mondiaux. Du partenariat Euromed des années 1990 à la révolution tunisienne de jasmin en 2011, force est de constater que la recherche d’une internationalisation accrue de ces économies ne paraît pas avoir tenu ses promesses. Le développement d’un marché méditerranéen a perdu de son attrait en Europe, au profit d’une intégration des nouveaux États membres d’Europe centrale. Les coopérations entre les États du Maghreb n’ont pas décollé. Pour autant, l’élan initial se traduisant par une libéralisation des échanges avec l’Union européenne mais aussi par une ouverture sur les pays du Moyen-Orient, et un renforcement de la présence de la Chine n’ont pas laissé ces pays indemnes.
2Pour envisager ces effets, ces incises de la mondialisation sur le travail dans les sociétés du Maghreb, Yolande Benarrosh mobilise tout un ensemble d’études et d’enquêtes convoquant tour à tour des approches économiques, anthropologiques et sociologiques. Il en résulte un panorama de grande ampleur qui s’organise en six parties permettant tout à la fois de saisir l’ampleur de cette internationalisation (partie 1), l’évolution des pratiques migratoires (partie 2), les transformations du monde rural (partie 3), l’organisation du marché du travail au Maroc (partie 4), le « laboratoire tangérois » (partie 5), et l’attraction du salariat mondialisé sous le regard contrasté des hommes et des femmes (partie 6). Pour présenter cet ouvrage imposant, nous reviendrons sur les éléments les plus saillants, en partant du laboratoire tangérois.
3La situation du Maroc occupe une place centrale dans cet ensemble, en faisant de Tanger une situation emblématique – un « laboratoire » – de ce qui se joue aujourd’hui dans la région. Cela nous conduit à mettre l’accent sur la cinquième partie de l’ouvrage, s’ouvrant par un portrait historique de cette ville qui s’affirme comme zone internationale dans une colonisation disputée, avant de réintégrer le Maroc indépendant (Belkheiri, Benarrosh et Benmoussa, p. 299-329). La ville connaît une première industrialisation dans les années 1970-1980, principalement autour du textile dédié à l’exportation. Mais c’est à partir des années 2000 que s’affirme une orientation vers des industries plus intensives en technologies (automobile, aéronautique), à travers la réalisation d’infrastructures en mesure d’accueillir celles-ci avec la construction de terminaux portuaires (Tanger Med 1 et 2), la création d’une zone franche, l’accueil d’une usine Renault, ou encore l’implantation massive d’usines chinoises dans la Tanger City tech. De la cité attirant les artistes de multiples pays (on pense à Paul Bowles) à la métropole accueillant des expatriés du monde entier, Tanger subit maints bouleversements en intégrant également les populations rurales des territoires limitrophes (Benarrosh, p. 330-346). L’ouverture en 2012 d’une usine Renault (fruit d’une rencontre entre une stratégie industrielle de l’État et la recherche d’une main-d’œuvre peu qualifiée et peu coûteuse par la multinationale) s’est accompagnée de l’émergence d’un cluster autour de sous-traitants et d’autres constructeurs. Elle demeure cependant privée d’une vision à long terme, en restant centrée sur une production bas de gamme (Benabdeljlil, Lung et Piveteau, p. 365-384). Cette industrialisation foudroyante suscite une interrogation sur la difficulté d’articuler une politique volontariste de l’État à un développement humain et durable (Bouferrou, Cailleau, Mejias et Suberbie, p. 385-400). L’artificialisation des côtes et des sols se traduit par des conséquences écologiques incommensurables en matière de pollution, de ruissellement des eaux et de remise en cause de la biodiversité. Le développement humain des populations a certes progressé fortement de 1990 aux années 2010, mais semble passer au second plan à l’égard d’un développement économique à court terme incapable d’absorber la part la plus diplômée de la main-d’œuvre et répondant très partiellement aux aspirations d’une population mieux formée et en meilleure santé. Le regard frais de ces quatre jeunes chercheurs permet ainsi de s’interroger sur les dissonances du développement dans le contexte tangérois.
4La dynamique de développement – somme toute déséquilibrée – qui se dégage de l’analyse fine menée sur Tanger trouve un écho dans la première partie de l’ouvrage, dont on peut tirer de nombreux éléments de cadrage. En effet, dans le cas de Tanger, la relation Nord-Sud très présente, avec par exemple le Français Renault, doit être complétée par l’influence chinoise dans un monde multipolaire et la puissance financière des États du Golfe. On retrouve ici des formes plus générales d’internationalisation (Mouhoud, p. 33-76), même si la stratégie des pays de la région n’a obtenu que des résultats limités dans la division internationale du travail (en restant autour de 3 à 4 % du PIB mondial, 5 % des exportations mondiales). Le point de départ est un État rentier tourné vers le développement de la production intérieure, qui influe sur l’inscription dans les échanges internationaux actuels, avec la place prépondérante qu’y occupent l’exportation de richesses minières (en premier lieu le pétrole) et le tourisme, dans un tableau qui doit être complété par une émigration de main-d’œuvre importante vers l’Europe. Le développement de l’internationalisation reste finalement limité et incertain, sans dessiner les contours d’une véritable économie régionale entre les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Certes, la Tunisie et le Maroc appartiennent aux dix pays du monde ayant connu la plus forte progression de l’indice de développement humain entre 1970 et 2010. Pourtant, cela ne remet pas en cause la part importante de l’économie informelle (autour de 40 % du PIB) et s’accompagne également d’aspirations nouvelles dans la population qui expliquent, selon le « paradoxe de Tocqueville », l’émergence de mouvements sociaux de grande ampleur ayant abouti, dans le cas de la Tunisie, à la révolution de 2010.
5Les rapports Sud-Sud sont au cœur d’une importante rhétorique politique au Maroc, à travers le souci d’intensifier les relations avec les pays d’Afrique de l’Ouest (Piveteau, p. 77-98). Il y a là une inflexion notable, eu égard au retrait de l’Organisation de l’unité africaine en 1984, au lendemain de l’annexion du Sahara occidental. Mais les résultats en paraissent très limités en comparaison du rôle pris par la Chine en Afrique et se ramènent souvent à placer le pays en position d’intermédiaire entre l’Europe et l’Afrique (Oubenal, p. 99-118).
6Les évolutions des migrations, envisagées dans une deuxième partie, font apparaître un maintien des relations entre émigrés et pays d’origine, à travers des transferts de fonds mais aussi d’initiatives entrepreneuriales et caritatives (pour l’Algérie : Nafa, p. 119-140 ; pour le Maroc : Ould Aoudia, p. 141-158). On peut noter, dans le cas du Maroc, l’émergence d’une immigration de transit et de destination (Sahraoui, p. 159-176).
7Dans cette dynamique d’internationalisation des économies nationales du Maghreb, l’action de l’État ne se limite pas à une politique d’attractivité par des investissements dans les infrastructures et la création de zones franches. Le développement d’une production agricole (envisagé dans une troisième partie) en mesure de satisfaire les besoins du pays conduit ainsi à une forme de rationalisation des pratiques paysannes. L’un des enjeux, au Maroc, est de transformer la vision que l’éleveur peut avoir de son troupeau, en passant du nombre de têtes vu comme un signe de puissance aux kilos de viande destinés au marché (Tozy, p. 179-198). En Algérie, le développement de la production laitière en Basse Kabylie, soutenu par d’importantes subventions publiques, intervient dans une région ayant déjà bénéficié de l’industrialisation des années Boumédiène qui prolonge la « dépaysanisation » et le bouleversement de la société traditionnelle engagés dans les années 1950 [1] (Chachoua, Kinzi et Tayeb, p. 199-216).
8Cette dynamique de rationalisation des activités matérielles, dans la perspective d’une production marchande et rentable, s’accompagne, du côté de l’État, d’une activité de « mise en forme » du travail inspirée des pays européens (partie 4 de l’ouvrage). Ainsi, la création de l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences (Anapec) en 2000, au Maroc, est rapprochée par les auteurs (Belkheiri et Benarrosh, p. 237-258) de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), en France. Cette institution balise ainsi en quelque sorte le parcours dans l’accès à un emploi, quoique de manière limitée dans un pays où le taux d’emploi formel ne dépasse pas les 40 %. De plus, l’obtention d’un contrat de travail après une période d’activité informelle représente un événement important pour le ou la salarié·e et donne fréquemment lieu à des festivités familiales (Labari, p. 403-418). Il y a là matière à retrouver ce processus de « découverte du travail » par le chômage et l’horizon du contrat de travail, analysé en son temps par Bourdieu et Sayad sur le terrain de l’Algérie en guerre.
9Une sixième partie éclaire le rapport au travail, en faisant apparaître des regards différents en fonction du genre et du profil des travailleurs, notamment pour le Maroc (Labari, p. 403-418 ; Benarrosh, p. 435-456, Trinidad Requena, Soriano Miras et Barros Rodriguez, p. 419-434), mais aussi de l’âge (pour la Tunisie : Ben Amor et Moussa, p. 457-472 et p. 473-498 ; pour l’Algérie : Meyer, p. 499-516).
10L’internationalisation du Maghreb demeure inscrite dans des courants économiques Nord-Sud, sans dessiner véritablement un processus de développement durable et cohérent. Mais l’action des États – cruciale dans le « laboratoire » tangérois – fait apparaître d’importantes « incises » de développement dans la vie sociale, tant à travers la rationalisation des pratiques agricoles que par le salariat qui accompagne l’accès à un emploi stable. Ainsi, au-delà des buts poursuivis par les politiques publiques – et de leurs réalisations les plus spectaculaires dans le cas tangérois –, cet ouvrage donne à voir des dynamiques sociales en profondeur et des processus de transformation dont l’histoire est loin d’être écrite.
11On peut regretter un déséquilibre important, dans cette grande fresque, au profit du Maroc et au détriment de la Tunisie, ainsi qu’une présence très indirecte de l’analyse de mouvements sociaux et identitaires, voire religieux. Pour autant, cet ouvrage présente le mérite de dégager les évolutions profondes de ces sociétés maghrébines, fournissant ainsi les bases d’une contextualisation des mobilisations collectives qui s’y font jour.
Notes
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Bourdieu, P., & Sayad, A. (1964). Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Minuit.