Couverture de RIED_241

Article de revue

Énoncer la qualité dans les ONG

Étude empirique de la mise en place d’outils « qualité »

Pages 113 à 139

Notes

  • [1]
    Citation d’ouverture d’une formation Qualité inter-ONG (septembre 2015).
  • [2]
    Bien qu’il y ait une gradation théorique des dispositifs qualité (approches, référentiels, politiques, systèmes, assurances, dans cet ordre croissant ; Yon, 2006), les notions sont indifféremment employées en ONGI. Nous dénommons l’ensemble sous le terme « démarches Qualité » (DQ).
  • [3]
    Telle qu’énoncée statutairement pour toute ONG (objet social de l’association), mais aussi telle que matérialisée par les effets socio-économiques et politiques réels de ses actions sur le terrain.
  • [4]
    Notamment dans leurs positionnements critiques différenciés vis-à-vis de la gestion.
  • [5]
    Du type Action contre la faim, CARE, Caritas, Handicap international, Médecins du monde, Oxfam, Save the Children…
  • [6]
    L’étude de leur mise en œuvre sur le terrain serait d’une grande pertinence aussi (et correspond à une recherche actuellement en cours), mais nous nous concentrons ici sur les enjeux normatifs et d’arbitrage en siège.
  • [7]
    L’acteur est engagé dans l’action, mais il cherche néanmoins à opérer une distanciation réflexive, c’est-à-dire à une prise de recul dans l’analyse de l’objet étudié.
  • [8]
    Le nom de l’ONGI est fictif, car, à la demande des personnes enquêtées, les noms des ONGI étudiées ne sont pas communiqués.
  • [9]
    Outil de cartographie et d’optimisation des processus, présenté et analysé dans la section suivante.
  • [10]
    L’Union européenne, par exemple, donne des notes aux réponses d’appel à subventions, qu’elle communique aux ONG.
  • [11]
    Unités géographiques et thématiques, responsables au siège du suivi des projets.
  • [12]
    À l’initiative et sous la coordination d’une plateforme des ONG françaises, Coordination SUD, et d’une structure dédiée à la qualité des actions de coopération internationale, le F3E.
  • [13]
    Voir le Guide méthodologique : modèle d’autodiagnostic et d’amélioration continue – Madac (Coordination Sud/F3E, 2015).
  • [14]
    Fondation européenne créée en 1988 à l’initiative de quatorze chefs de grandes entreprises.
  • [15]
    Pour les détails du modèle, l’historique complet de la transposition du EFQM aux ONG et d’autres études de cas, voir Coordination Sud/F3E (2015).
  • [16]
    Comme en témoigne la certification, déjà existante, par le CHS Verification scheme.

Introduction

1Il ne suffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire. » Reprenant à leur compte [1] le célèbre adage de Denis Diderot, nombre d’organisations non gouvernementales (ONG) de solidarité internationale ont connu ces dix dernières années le développement de nouvelles approches dites « démarches Qualité » (DQ). Que sont ces DQ et où trouvent-elles leurs origines ? Le mot émerge dans le monde des ONG internationales (ONGI) dès le début des années 1990, à la suite d’une première vague de chartes et de principes d’actions (Interaction standards, aux États-Unis, charte Bond, en Grande-Bretagne), qui n’en font cependant pas une démarche [2] à part entière. Les années 2000 voient le début d’une formalisation de ces approches (initiative internationale Sphere pour les actions humanitaires, ou Compas Qualité en France), puis lors de la décennie suivante, leur consolidation par des « référentiels qualité » sectoriels, comme les Normes humanitaires fondamentales (pour un historique plus détaillé des DQ, voir Yon, 2006 ; De Leener et al., 2011 ; pour les liens entre DQ et redevabilité, Hilhorst, 2002 ; Ebrahim, 2003). Enfin, l’ultime étape de l’essor de la qualité s’est située au niveau interne des ONGI puisque nombre d’entre elles ont développé, ces toutes dernières années, leurs propres approches au sein des organisations, évolution peu étudiée dans la littérature. Ces DQ constituent pourtant aujourd’hui un enjeu significatif pour les principales ONGI et, en écho aux inquiétudes des bailleurs et de l’opinion publique sur l’efficacité de l’aide, pour l’ensemble du secteur de la solidarité internationale.

2Les DQ sont définies de manières diverses par les ONGI, englobant l’évaluation d’impact, le respect de procédures, l’accountability ou la gestion des connaissances. Le secteur n’est cependant pas pionnier sur le sujet puisque la « qualité » a été largement étudiée sous un angle pratique, dans de nombreux autres secteurs professionnels, ou plus théorique (voir partie 1). Dans le champ des organisations, les questions de qualité ont été le plus souvent comprises dans leur acception managériale, faisant suite à la réappropriation du terme effectuée par les sciences de gestion, avec ses applications opérationnelles (Juran, 1995) : le contrôle et l’assurance qualité, les normes de qualité (type ISO), le total quality management, etc. D’abord circonscrits à l’entreprise privée, ces dispositifs se sont ensuite étendus à d’autres types d’organisations, comme les institutions publiques (Hood, 1983 ; Lascoumes et Le Galès, 2004) puis les associations (Avare et Sponem, 2008).

3Il n’est donc ni surprenant, ni encore moins anodin, que l’enjeu de la qualité ait ainsi rattrapé les ONGI au tournant de transformations plus larges du secteur de l’aide ces trente dernières années : sa forte croissance – et la concurrence qui l’a accompagnée –, sa professionnalisation (Freyss, 2004) et, dans le cadre de cette dernière, l’adoption de pratiques et d’outils gestionnaires (Edwards et Hulme, 1996 ; Edwards et Fowler, 2002 ; Giovalucchi et Olivier de Sardan, 2009). C’est précisément à la lumière de cette « managérialisation » des ONGI qu’il nous semble essentiel de comprendre le récent essor des DQ dans la solidarité internationale. Ces dernières permettent d’explorer l’un des principaux défis qui se pose aux acteurs de l’aide : trouver un équilibre, fragile car toujours en tension, entre mission solidaire [3] et logique gestionnaire. Dans cette perspective, les DQ représentent-elles une opportunité pour les ONGI de réaffirmer leur rôle socio-politique ? Ou illustrent-elles surtout le prolongement d’un processus prescrit de bureaucratisation (Hibou, 2012) dans le cadre de la professionnalisation du secteur ?

4Dès lors, comment saisir les dynamiques à l’œuvre dans la définition et l’adoption des DQ par les ONGI ? Quels enseignements tirer de leur instrumentation pratique par les professionnels de l’aide ? Les travaux critiques sur la circulation des idéologies par les outils de gestion (Gilbert, 1998 ; Chiapello et Fairclough, 2002 ; Chiapello et Gilbert, 2013 ; Hibou, 2012 ; Hibou, 2013 ; Hoarau et Laville, 2008 ; Jany-Catrice et al., 2014 ; Bernet et al., 2016) offrent des instruments analytiques précieux pour traiter ces questions. Bien qu’ils soient issus de disciplines et courants divers (sociologie des outils de gestion, économie politique de l’action publique, socio-économie du tiers-secteur), porteurs de spécificités [4], nous faisons le choix de les mobiliser conjointement. En effet, tous ces travaux ont en commun de porter une attention subtile à l’outil, mais en ne l’envisageant pas uniquement comme un objet technique neutre. Dans la lignée des traditions wébérienne et foucaldienne, l’outil est au contraire appréhendé à travers les dynamiques d’énonciation de représentations, valeurs et croyances – et donc d’idéologies – qui l’entourent, en le resituant dans le contexte socio-politique de l’action collective. Ils permettent de mettre en lumière les débats normatifs se cachant derrière les outils, ainsi que les tensions, arbitrages et compromis entre les acteurs sur les choix correspondants. Cela s’avère particulièrement utile pour déconstruire la « qualité », notion polysémique, et pour objectiver dans les pratiques l’objet-frontière (Star et Griesemer, 1989) que sont les DQ. Celles-ci se prêtent en effet à des acceptions différentes selon les acteurs de l’ONGI, tout en parvenant à les mobiliser de façon simultanée.

5La présente étude concerne les ONGI dans le domaine de la solidarité internationale. Nous nous intéressons en particulier aux plus grandes d’entre elles [5], agissant aussi bien dans l’aide au développement que dans la réponse aux urgences. Ces ONGI jouent en effet un rôle central dans la diffusion des pratiques managériales dans le secteur, par influence sur les ONG et sociétés civiles locales (Roberts et al., 2005). L’étude se concentre sur les sièges de quelques-unes de ces grandes ONGI (voir annexe 1), vus comme les lieux stratégiques d’énonciation de la qualité et d’arbitrage sur les choix des outils DQ [6] dans ces organisations.

6Au niveau méthodologique, l’étude associe recherche dans l’action et matériaux empiriques plus traditionnels. Assumant la position du praticien chercheur (dans la continuité de Lewin, 1946 ; Allard-Poesi et Perret, 2003 ; Albarello, 2004), avec ses avantages et ses limites, elle cherche à dépasser l’enjeu dual d’engagement-distanciation au terrain, tel que défini par Elias (1956). L’article repose ainsi, d’une part, sur une enquête de trois ans en « participation observante [7] » (Brewer, 2000 ; Albarello, 2004), en tant que salarié au siège d’Aide internationale (AI) [8], une des principales ONGI de solidarité internationale, dans le cadre de la mise en place d’un Plan Qualité. D’autre part, les observations et résultats de cette étude sont complétés par une enquête qualitative (entretiens ouverts) auprès de cinq autres ONGI engagées dans des processus similaires et d’acteurs influents du secteur, participants à des groupes de travail et d’échanges sur les DQ (vingt-cinq entretiens ; voir annexe 1 pour la méthodologie détaillée).

7Nous proposons, dans un premier temps, un cadre d’analyse théorique des DQ en ONGI, permettant une typologie de ces dispositifs. Nous l’utilisons ensuite pour étudier empiriquement les dynamiques expliquant l’émergence de ces DQ dans les ONGI. Enfin, nous analysons leur instrumentation (étude de deux outils qualité mis en œuvre en ONGI) et les débats que celle-ci provoque parmi les acteurs.

1. Un cadre d’analyse critique des DQ en ONGI par l’étude de leurs instruments

8Mobilisant les apports des travaux critiques sur la circulation des idéologies par les outils de gestion, nous prenons comme hypothèse théorique que les outils peuvent structurer l’action dans les organisations, amenant avec eux des rationalités spécifiques (Chiapello et Gilbert, 2013 ; Hibou, 2013). En effet, les instruments qualité délimitent par leur contenu le « domaine des possibles » et hiérarchisent, tacitement, les questions qui doivent être arbitrées au quotidien dans l’ONGI. Derrière l’apparente neutralité des objets techniques (outils qualité), peuvent se trouver des visions du monde et des valeurs qui s’entremêlent ou s’affrontent dans le secteur de l’aide. Cependant, malgré les caractéristiques intrinsèques des instruments, beaucoup se jouent aussi dans les représentations et les pratiques des acteurs (Bernet et al., 2016). Les choix des outils qualité doivent donc être également étudiés comme le résultat de confrontations, résistances, conflits et compromis, entre les acteurs au sein des ONGI, avec leurs rôles et pouvoirs respectifs.

9La perspective d’étude proposée vient prolonger les débats sur l’instrumentation des actions d’aide internationale, et les critiques sur son approche gestionnaire et techniciste. Ces travaux mettent en lumière une vision déterministe de l’aide (Long, 2001 ; Mosse et Lewis, 2005), dominante dans le secteur, qui réduit la solidarité internationale à des problèmes – et solutions – d’ordre technique, notamment de gestion, dans une optique positiviste de l’ingénierie du développement (Giovalucchi et Olivier de Sardan, 2009). Certaines critiques internalistes montrent d’ailleurs que les outils de gestion dominants dans le secteur sont « à contre-courant » (Lavigne Delville, 2012) des évolutions de la recherche en management, même de l’entreprise privée, champ dont ils sont issus. En effet, les travaux de référence sur la qualité en entreprise démontrent, dès les années 1980, que les DQ ne sont pertinentes que si elles sont systémiques, c’est-à-dire appliquées à toute l’organisation, et non dans une logique descendante (Deming, 1981). Elles doivent par ailleurs accorder une place centrale à la réflexivité et à l’apprentissage si elles concernent des domaines traitant de systèmes complexes (Nonaka et Takeuchi, 1995) comme l’innovation ou la recherche et développement. Enfin, cette complexité, que l’on retrouve dans les interventions d’aide, se traduit par la nécessité de devoir juger de la qualité de manière multidimensionnelle. Pourtant, la volonté de rationalisation gestionnaire abouti, dans beaucoup de secteurs, à privilégier la conformité sur la pertinence, en excluant d’autres dimensions, en particulier celles liées aux acteurs (pour les services de santé ou l’éducation, voir Gadrey, 2003 ; ou pour les limites des normes ISO, voir Cochoy et al., 1998).

10Il devient alors pertinent d’étudier si les débats sur les DQ permettent d’identifier, dans le cadre des ONGI également, les logiques dominantes. Bien que différentes dimensions cohabitent et s’entremêlent au sein des ONGI et que les caractéristiques des outils puissent être adaptées par les pratiques des acteurs, au final certaines logiques – et instruments – s’imposent bel et bien à d’autres. Elles illustrent la présence d’idéologies, même si le terme semble être proscrit dans le secteur (Fisher, 1997). À partir de ce cadre analytique et de ces hypothèses, nous proposons une typologie des DQ en ONGI. Nous les classifions par objectifs et dimensions qualité priorisés (trois principales identifiées : procédurale, technique ou de mission), par instrumentations (outils qualité présents dans les ONGI étudiées), par caractéristiques, et par logiques et rationalités sous-jacentes. Les différents concepts et catégorisations de cette typologie sont mobilisés et détaillés dans les sections empiriques suivantes (2 et 3).

Tableau 1 : Typologie des démarches Qualité en ONGI

Tableau 1 : Typologie des démarches Qualité en ONGI

Tableau 1 : Typologie des démarches Qualité en ONGI

* Outils spécifiquement étudiés dans les sections suivantes.
Source : élaboration de l’auteur (librement inspiré de Cook et al., 1995 ; Ebrahim, 2003 ; De Leener et al., 2011 ; Quéinnec, 2012 ; Núñez Regueiro, 2017).

2. Des dynamiques ambivalentes expliquant l’émergence des DQ dans les ONGI

11Quand et comment commence-t-on à parler de DQ dans les ONGI ? La participation observante réalisée au siège de l’ONGI Aide internationale (AI) a permis d’étudier empiriquement cette question. L’ensemble des observations et verbatim de cette section en sont issus. Chez AI, le basculement dans la formalisation d’une DQ, sous cette appellation, s’est produit par la création en juin 2014 d’une fonction « Point focal qualité » au sein du département Opérations (en charge, depuis le siège, de la coordination des activités de terrain et des relations avec les bailleurs). C’est une chargée de projet responsable du suivi des actions, qui a elle-même proposé de jouer cette nouvelle fonction qualité en plus de ses attributions précédentes, donc sans création de poste. Celle-ci s’accompagnait de la définition et du lancement d’un Plan qualité à mettre en œuvre par le département Opérations. Recrutée depuis moins de six mois (âgée de 32 ans, avec un profil généraliste en gestion et des expériences professionnelles exclusivement en ONG), elle avait travaillé, dans le cadre de son parcours, sur les questions d’évaluation-capitalisation. Elle trouvait que l’enjeu de qualité des actions de terrain était quasi absent chez AI et que l’attention était principalement portée aux aspects administratifs. Sa proposition fut accueillie de manière très positive. Elle répondait en effet à de nombreuses attentes, à la fois hétérogènes et convergentes. En s’appuyant sur notre typologie, celles-ci peuvent être classées en trois catégories principales, en fonction des objectifs assignés à la DQ par les acteurs du département (direction, managers, responsables techniques, chargés de projet).

12Premièrement, la formalisation d’une DQ était vue par la direction des opérations comme un prolongement de deux activités qui avaient été lancées, mais étaient peu suivies : la finalisation d’un workflow[9] et l’analyse de la qualité (entendue au sens des notes données par les bailleurs [10]) des propositions de projets déposées. Ces deux chantiers étaient considérés par le directeur du département (la quarantaine, formé en gestion, ayant fait la moitié de sa carrière dans le conseil en entreprise, avant de rejoindre une ONG) comme la base d’une DQ embryonnaire, privilégiant une vision gestionnaire (Hibou, 2012) de la qualité, qui la définissait par les « procédures ». Son objectif central était de répondre aux règles administratives et financières qui régissent l’ONGI. Celles-ci peuvent être imposées par son environnement, comme les conditions des contrats avec les bailleurs, ou définies par l’organisation elle-même, en particulier au sein des grandes ONGI de ce type : règles et accords entre membres de la confédération internationale, siège et terrain, départements organisationnels, etc.

13Deuxièmement, l’observation a permis de constater que la perspective d’une DQ suscitait également l’enthousiasme parmi les responsables de desks[11] et les chargés de projet du département. Les personnes occupant ces postes avaient des profils techniques (diplômés en agronomie ou géologie, par exemple) ou plus généralistes, mais souvent avec une spécialisation dans l’aide internationale. Leurs parcours comptaient plusieurs expériences de terrain, en général, avant l’intégration au siège de l’ONGI. Elles voyaient dans la DQ une manière de répondre à plusieurs objectifs : « augmenter l’impact des projets », « perfectionner [leurs] outils méthodologiques », « améliorer l’évaluation ». La DQ était donc cette fois-ci vue au prisme des enjeux de savoir-faire dans les secteurs d’intervention (santé, accès à l’eau, éducation, insertion socio-économique…) ou des problématiques transversales de méthode pour la mesure des actions (méthodologies d’évaluation d’impact). Dans cette optique, il apparaissait que l’objectif était de répondre, principalement par la « technique », aux besoins des différentes thématiques et contextes d’action, traduits en problèmes méthodologiques ou scientifiques à résoudre (Lewis, 2003).

14Troisièmement, la perspective d’une DQ cristallisait un ensemble d’attentes plus disparates. Elles ne correspondaient pas à groupe socio-professionnel spécifique, mais aux personnes vues comme les plus « militantes » dans l’ONGI. « Faire de la capitalisation sur nos activités pour apprendre de nos erreurs et ne pas les reproduire », « s’engager réellement », voire « être cohérents entre ce que l’association dit et ce qu’elle fait » étaient certaines de ces attentes. Elles invitaient à « s’intéresser au fond et pas qu’à la forme », et renvoyaient, en grande partie, aux dimensions sociale et politique énoncées dans le projet de l’association : lutter contre la pauvreté, s’attaquer aux causes profondes des inégalités sociales et économiques, promouvoir l’autonomisation et l’émancipation des populations marginalisées. Bien que diverses, elles portaient sur la « mission » de l’ONGI, sa finalité, sur le sens de ses actions, leurs conséquences « en bout de chaîne » sur les populations dites « bénéficiaires », mais aussi aux questions sociétales au Nord comme aux Suds. Ces préoccupations étaient entendues par le directeur opérationnel, mais elles passaient pour lui clairement au second plan par rapport au respect des procédures, et cela était dit explicitement : « La base pour la qualité, c’est la gestion de projet. »

15Cette proposition de mise en œuvre d’une DQ du département Opérations fut présentée, dans un second temps, à la direction générale de l’ONGI pour validation avant son lancement. Elle reçut là aussi un accueil favorable : la démarche faisait écho à des questionnements sur le sujet de la part de fondations privées finançant l’ONGI, et elle devenait un sujet d’intérêt pour certains bailleurs publics. Le directeur général faisait ainsi remarquer « qu’AI ne [pouvait] pas se laisser distancier sur ce sujet, parce que [c’était] le futur ». Concrètement, son principal intérêt renvoyait à des préoccupations stratégiques en termes d’image, de communication et de positionnement vis-à-vis des ressources financières, notamment avec l’idée de chercher des financements qualité spécifiques. La DQ était avant tout une opportunité stratégique de mobilisation de fonds supplémentaires et de différenciation concurrentielle, par la simple utilisation du terme « qualité ».

3. Des enjeux idéologiques derrière le choix des outils ? Les cas du workflow et du Madac

16Afin de comprendre le passage des dynamiques d’émergence des DQ à leur instrumentation pratique dans les ONGI, nous avons fait le choix d’étudier deux outils qualité : le workflow et le Madac (Modèle d’autodiagnostic et d’amélioration continue). En effet, le premier est caractéristique des outils cherchant à améliorer la qualité des procédures au cœur de nombreuses DQ (dans cinq des six ONGI étudiées). C’est par ailleurs l’outil qui a généré le plus de débats internes lors de la participation observante chez AI, cristallisant les tensions entre visions divergentes de ce qui fait qualité dans l’ONGI. Le second outil, quant à lui, est représentatif des DQ en ce qu’il est le résultat d’un processus par co-élaboration et expérimentation participative de vingt-cinq ONG de solidarité internationale, concluant une série d’ateliers, groupes de travail et études sur la qualité en ONGI [12].

3.1. Objectifs et caractéristiques des deux outils étudiés

17Un workflow, anglicisme signifiant « flux de travaux », est la représentation d’un « processus administratif d’une organisation au cours duquel des tâches, des procédures et des informations sont traitées ou exécutées successivement, selon des règles prédéfinies, en vue de réaliser un produit ou de fournir un service » (Office québécois de la langue française, 2018). Dans une ONGI, il peut être schématisé sous la forme ci-contre (fig. 1).

18Chez AI, cet outil était la pierre angulaire de la DQ pour le directeur des opérations, qui l’avait utilisé par le passé dans le secteur privé et avait introduit le concept de workflow dans le département. Notons au passage la transposition d’un outil de l’ingénierie de gestion, de l’entreprise marchande à une association à but non lucratif, par le parcours professionnel d’un manager faisant jonction entre les deux secteurs. L’objectif premier de l’utilisation de cet outil était d’harmoniser les processus entre les différents desks du département (pour le suivi opérationnel, administratif et financier des projets) et de clarifier les procédures entre siège et terrain. Le but était celui de « réduire les risques ». Concrètement, de quels risques s’agissait-il ? Le workflow visait en priorité la maîtrise des risques financiers, liés aux projets, portés par l’organisation. Cette sécurisation financière était recherchée en amont, en maximisant les chances de gagner les appels à financement, et en aval, en réduisant les « coûts inéligibles », c’est-à-dire les montants prévus initialement dans le contrat, que le bailleur refuse de payer ou dont il demande le remboursement, car il considère que le contrat n’a pas été respecté.

19Dans cette optique, l’outil semblait présenter plusieurs avantages : clarifier les processus – en les représentant par des schémas faciles à lire –, simplifier la prise de décision – en réduisant les situations à des « arbres à options » figés, qui se lisent dans une logique linéaire, du haut vers le bas –, et limiter les interprétations divergentes des procédures (pour chaque processus, une procédure unique). Les bénéfices attendus pour l’organisation étaient de faire respecter des processus normés et systématiques, harmonisant les pratiques des acteurs. Cette standardisation souhaitée, gage de qualité dans une acception venant de l’industrie (Lavigne Delville, 2012), devait permettre son utilisation pour tout projet et, surtout, pour tout contrat de financement correspondant.

20Cependant, sous un autre angle, ces mêmes caractéristiques du workflow (simplification, linéarité, standardisation) peuvent être analysées comme des contraintes pour l’ONGI, révélatrices des limites de l’outil. En particulier, parce qu’il simplifie et fige les processus, il semble en faible adéquation avec la « complexité » des projets de solidarité internationale. Ces derniers se caractérisent en effet par une immense diversité de contextes sociaux, politiques, économiques, culturels, etc. Ils sont également profondément dynamiques par les évolutions des configurations d’acteurs, de leurs intérêts et motivations. Comme pour le cadre logique – et cette famille d’outils dont ils sont issus, aux limites déjà identifiées dans la littérature –, le workflow comporte les risques suivants : « le découpage en tâches élémentaires bride l’intelligibilité des finalités globales » ; « la focalisation excessive sur les objectifs et la planification paralysent la réactivité » ; « le postulat de l’organisation optimale interdit l’invention » (Génélot, 2001, cité dans Giovalucchi et Olivier de Sardan, 2009).

21L’outil présuppose l’existence d’un processus optimal universel qui maximiserait l’efficacité et la performance. Le workflow pourrait donc être appliqué mécaniquement (le terme est même parfois traduit par « automatisation des processus »), de manière indépendante des contextes et des spécificités des acteurs. Ainsi, cet outil s’inscrit dans une logique gestionnaire bureaucratique, qui se base sur une rationalité optimisatrice (Chiapello et Gilbert, 2013 ; Jany-Catrice et al., 2014), et les valeurs et représentations du monde qui l’accompagnent (Hibou, 2013). Appliqué aux ONGI, le workflow peut être analysé comme la matérialisation d’une vision déterministe dominante de l’aide (Long, 2001 ; Mosse et Lewis, 2005) qui la réduit à une dimension procédurale et à des enjeux de gestion.

Figure 1 : Séquence de workflow d’une ONGI (simplifié)

Figure 1 : Séquence de workflow d’une ONGI (simplifié)

Figure 1 : Séquence de workflow d’une ONGI (simplifié)

Source : Núñez Regueiro (exemple générique), 2019.

22La capacité à appréhender la multi-dimensionnalité de l’ONGI est, au contraire, l’ambition théorique affichée [13] d’un autre instrument qualité : le Madac. Partant du modèle d’EFQM (Excellence European Foundation for Quality Management) [14], c’est-à-dire d’un cadre méthodologique de management pour les entreprises, celui-ci a été intégralement réadapté pour donner naissance au Madac [15]. Il s’agit d’un outil qui vise à accompagner la réalisation d’un autodiagnostic par l’ONG. D’après le guide méthodologique, il se veut un instrument d’aide à la réflexion et à la décision, préconisant une démarche interne dite « d’amélioration continue ». Proposant d’analyser les pratiques et les résultats de l’ONG à l’aune de sa stratégie et de ses objectifs, le Madac cherche à identifier les marges de manœuvre et contraintes de l’ONG vis-à-vis de son environnement, défini par ses différentes parties prenantes : les destinataires des actions (insuffisamment pris en compte dans beaucoup de DQ), les ressources humaines internes, les soutiens de l’ONG (financeurs, adhérents, partenaires), et la société/collectivité.

Figure 2 : La multidimensionnalité du Madac

Figure 2 : La multidimensionnalité du Madac

Figure 2 : La multidimensionnalité du Madac

Source : Extrait du Guide méthodologique : modèle d’autodiagnostic et d’amélioration continue – Madac (adapté du modèle EFQM 2010), Coordination SUD/F3E (2015).

23Bien que n’ayant pas participé à la phase initiale d’élaboration collective du Madac, l’ONGI AI s’associa à la phase suivante (échanges entre pairs et poursuite des expérimentations), car l’outil semblait, pour la fonction « Point focal qualité », répondre aux attentes exprimées sur la DQ, en particulier à celles portant sur la mission sociale d’AI. Le Madac était vu comme permettant de questionner la qualité de l’ensemble de l’ONGI, sur la base d’une évaluation interne collective. Une place importante est ainsi donnée à la « réflexivité » des acteurs de l’ONGI, reconnus comme divers : bénévoles, salariés, direction, administrateurs. Ce sont ces acteurs qui sont censés être au cœur de l’autodiagnostic et qui définissent la façon dont les axes de progrès sont identifiés et suivis. La démarche se veut participative et permet, en théorie, d’interroger collectivement l’organisation de l’action (modes de gouvernance et management internes), ainsi que la cohérence entre le fonctionnement et le projet associatif de l’ONGI. D’autre part, le guide Madac préconise une vision systémique de l’ONGI, « l’approche 360° », qui cherche à intégrer « de façon équilibrée » toutes ses dimensions d’action. On entend par-là la capacité à répondre aux diverses attentes de son environnement : les exigences des bailleurs (notamment sur les respects des procédures), mais aussi les enjeux liés à la mission sociale et la dimension socio-politique de l’ONGI.

24Ces mêmes caractéristiques induisent, pour cet outil aussi, des limites et des inconvénients. Son caractère systémique peut ainsi être analysé comme difficile à mettre en place (comment mesurer et juger les impacts sociétaux ?), trop lourd au niveau opérationnel – puisqu’il concerne l’ensemble de l’organisation –, donc irréaliste dans la pratique. La place donnée à la réflexivité des acteurs pose, quant à elle, des questions pratiques redoutables. Comment traduire une diversité d’opinions, et donc de subjectivés, en outils concrets, quand l’objectivité utilitaire est au contraire recherchée ? Enfin, le dispositif implique que tout le monde joue le jeu dans l’organisation, avec son fonctionnement et sa hiérarchie propre. Non seulement cela n’est pas facile à obtenir, mais cela peut aussi révéler, voire générer des conflits, des remises en question des légitimités et, in fine, produire de l’instabilité dans l’ONGI.

25Bien qu’ancré originellement dans une logique managériale, l’outil a été rendu hybride par l’introduction des dimensions sociales et politiques, propres aux ONG, lors de son adaptation pour le secteur. Comme indiqué dans le Guide, le Madac se veut autant un « outil de management » qu’un « cadre de questionnement » du projet associatif et des « impacts de l’ONG sur l’environnement politique, social et économique au-delà des objectifs directs des actions », en bref, de son utilité dans la société. Cet outil peut donc être analysé comme le résultat d’un compromis – que Laville (2009) nomme « gestion sociale », ou « gestion plurielle » pour Bernet et al. (2016) – entre différentes dimensions de la qualité dans une ONG et des logiques qu’elles traduisent.

3.2. Des usages théoriques à l’adoption des outils : des conflits entre les acteurs et des relations de pouvoir dans l’ONGI

26L’imposition par la direction des opérations d’AI du workflow comme première étape « non négociable » de la DQ a suscité des frustrations auprès des personnels des desks. « Pour moi, bien cocher les cases d’une check-list contrat, ça n’a rien à voir avec la qualité d’une ONG », se plaignait une chargée de projet, spécialiste « genre ». Les critiques portaient sur le temps passé quotidiennement à répondre à la « conformité » (respect des procédures) plutôt qu’à réfléchir à la « pertinence » des actions (finalité des activités et capacité à répondre à la mission de l’ONGI). Par ailleurs, étaient mis en avant les projets d’AI (appui à la société civile en Haïti, par exemple) qui avaient bien respecté les règles administratives, opérationnelles et financières de l’ONGI, mais qui étaient considérés par les équipes de piètre qualité en termes d’impact pour les destinataires. Ces débats et discussions aboutirent à un compromis : celui d’adopter le workflow comme première étape de la DQ, mais après l’avoir adapté. La responsable du « Point focal qualité » se faisait le porte-voix de revendications sur la nécessité d’intégrer dans l’outil d’autres enjeux que les procédures administratives et financières : ressources méthodologiques sur le cycle de projet et les différentes thématiques ; gestion des connaissances (évaluation, capitalisation et liens avec la recherche) ; principes et approches d’action (mission, vision et valeurs de l’ONGI).

27Les enseignements empiriques concernant le Madac sont d’un autre ordre puisqu’ils découlent du constat du renoncement à l’outil dans l’ONGI, et illustrent les tensions liées aux relations de pouvoir en son sein. La décision de ne pas utiliser le Madac chez AI, prise par la direction des opérations, est à mettre en regard avec l’intérêt initial suscité par l’outil (partagé, au moins dans le discours, par les différents acteurs internes) et avec les investissements réalisés par AI : frais des formations externes, temps mobilisé par les différentes présentations et formations internes, etc. Le directeur du département argumentait que la mise en place de l’outil n’était pas prioritaire par rapport aux « urgences opérationnelles », à savoir le suivi des contrats et projets après une phase de croissance importante, et les risques liés à l’ouverture de nouveaux « bureaux pays ». Il la voyait comme « chronophage » et « pas assez pragmatique », ce qui voulait également dire coûteuse, en particulier si l’ONGI n’obtenait pas un financement dédié. La direction générale appuya cette position, décidant que l’ONGI ne mettrait pas des ressources propres dans ce chantier et que le Madac serait envisagé uniquement en cas de financement ad hoc. Une forte frustration fut ensuite observée parmi certains personnels des desks, comme lors de l’imposition du workflow. Ils voyaient dans la position de la direction une « manière de garder la main sur les sujets stratégiques » et d’étouffer les débats, et certaines critiques, sur les modes de management et gouvernance internes. L’argument financier n’était pas convaincant pour eux, certains ironisant sur la facilité de l’ONGI à mobiliser des fonds propres pour « créer des postes à l’audit ou à la com’ ».

28Pourquoi une direction serait-elle moins portée sur la qualité de la mission sociale de l’association que les opérationnels ou d’autres groupes au sein d’une ONGI ? Notre étude permet d’identifier deux hypothèses. La première porte sur les profils professionnels : les diplômes, expertises et expériences des personnels de direction (principalement la gestion et le marketing pour AI) peuvent les amener à orienter la qualité sur ces champs, pour lesquels leur légitimité est plus forte. La seconde, qui nous semble plus structurante, tient au fait que les postes de direction seraient ceux où les contraintes systémiques, c’est-à-dire résultant du système de l’aide international, se font le plus sentir. En témoigne la remarque impérieuse « no margin, no mission! » de la directrice adjointe d’une des ONGI, répondant aux critiques sur la dérive de l’organisation, qui « s’éloign[ait] de ses valeurs et dev[enait] une machine à fric » (propos d’un référent Qualité et Apprentissage du département technique). Le débat interne, provoqué par l’orientation procédurale de la DQ choisie, n’allait pas au-delà de cet argument financier de la hiérarchie, traduisant les contraintes externes subies par les ONGI.

29En raison des modes de financements (appels à subventions concurrentiels, compétition pour les dons individuels), les ONGI sont poussées à renforcer leur visibilité institutionnelle (Pérouse de Montclos, 2009, 2013), à viser la croissance de l’organisation et à assurer leur sécurité financière en priorité (Cooley et Ron, 2002). Ces enjeux apparaissent à première vue éloignés du projet socio-politique de l’association, mais s’imposent à elle.

Conclusion

30Le caractère polysémique de la « qualité » semble expliquer le consensus originel, entre les différents acteurs au sein des ONGI, qui amène à l’apparition des DQ. Pourtant, nous avons vu que, derrière les avis unanimes sur l’intérêt de ces démarches, se trouvent des dynamiques très diverses, aussi bien internes (motivations et attentes différenciées des acteurs) qu’externes (exigences des bailleurs et contraintes systémiques). L’analyse de l’instrumentation des DQ, par la conception et le choix d’outils, se révèle d’autant plus fertile qu’elle permet de lever ces ambiguïtés initiales, faisant apparaître la multi-dimensionnalité de la qualité en solidarité internationale, d’une part, et les relations de pouvoir entre les acteurs, d’autre part. Les instruments peuvent être imposés aux ONGI, comme pourrait l’être par les bailleurs une certification qualité obligatoire dans un avenir proche [16], autant qu’induits, copiés, adaptés et réappropriés (ou pas, selon les cas) par celles-ci. Entre les outils possibles, certains s’imposent à d’autres dans l’ONGI et révèlent les logiques dominantes dans le secteur de l’aide.

31Les résultats de l’étude apportent ainsi des éléments complémentaires aux réflexions sur l’aide internationale et ses acteurs, notamment les apports critiques traditionnels (Ferguson, 1990 ; Escobar, 1995 ; Rist, 1996) et en particulier sur la professionnalisation des ONG internationales (Dauvin et Siméant, 2002 ; Cumming, 2008 ; Mosse, 2013). Ils permettent d’en prolonger les réflexions à plusieurs niveaux. L’étude illustre, en premier lieu, la subordination de la dimension socio-politique (la mission) de l’ONGI aux dimensions technique et procédurale (en particulier par une bureaucratisation). À cet égard, il est intéressant de noter l’hétérogénéité des projets politiques des six ONGI étudiées, aux histoires et identités associatives diverses, certaines affichant haut leur caractère « apolitique », alors que d’autres insistent sur leur « militantisme » et leur « engagement ». Pourtant, l’analyse des DQ a montré, au contraire, la prédominance des dimensions procédurale et technique, qui se traduit par les instruments priorisés : outils managériaux issus de l’entreprise (type workflow), application de normes et standards sectoriels, « bonnes pratiques » de gestion. Le caractère dépolitisé, voir le rôle « dépolitisant » des acteurs de l’aide n’est pas nouveau (dénommé « anti-politics machine » par Ferguson, 1990 ; pour les ONGI, voir Fisher, 1997), mais notre étude, en interrogeant « ce qui fait “qualité” » dans les ONGI, en permet une mise en débat renouvelée. Explicitant comment les outils traduisent la présence d’idéologies, devenues invisibles aux acteurs par leur évidence, elle invite à les questionner et à re-politiser les réflexions sur les DQ et, de manière plus générale, sur l’action de ces organisations.

32L’existence même des ONGI de solidarité internationale répond à une volonté de changement social, tel qu’elles l’énoncent dans leurs missions, donc éminemment politique. Par ailleurs, les caractéristiques qui justifient leur rôle dans le secteur de l’aide (engagement, indépendance, représentation de la société civile) les rendent spécifiques. Pourtant, beaucoup de ces ONGI sont aujourd’hui régies par des outils et des logiques qui leur sont extérieurs, souvent issus de l’entreprise privée, et dont la pertinence pour le secteur devrait être davantage questionnée. Ce paradoxe, illustré par les DQ dominantes, interroge sur les capacités des ONGI à mener à bien leurs missions si elles ne dépassent pas cette hétéronomie. Pour cela, il semble indispensable, d’une part, que la logique managériale soit réencastrée dans la mission sociale de l’ONGI, comme un moyen pour atteindre une fin, et non une fin en soi. D’autre part, les individus dans l’ONGI devraient assumer la dimension socio-politique de leur projet en tant qu’action collective. Ce positionnement à des implications organisationnelles (modes de gouvernance et de fonctionnement internes) et socio-politiques que l’ONGI doit défendre dans son environnement, en explicitant les conflits et asymétries du système de l’aide internationale – et la dimension conflictuelle indissociable du changement social –, et non en les ignorant. Cela implique également de reconnaître la « complexité » inhérente aux projets qu’elle met en œuvre et le caractère incertain des résultats correspondants, même si cela écorne son image d’« expert » et dissone avec un discours déterministe dominant dans le secteur.

33La difficulté à pouvoir effectuer ce basculement pour les acteurs, dans les représentations et pratiques, s’explique par des déterminants structurels au sein des ONGI, notamment les contraintes financières et systémiques auxquelles elles sont soumises. Il ne s’agit pas de le nier, mais au contraire de le reconnaître, formellement, et de le questionner davantage au prisme de la mission sociale défendue, avant d’arbitrer sur les décisions. Ces contraintes ne dépendent évidemment pas que des ONGI, mais de l’ensemble des acteurs (décideurs politiques, agences de coopération, organisations internationales, financeurs publics et privés, opinion publique), et dépassent le secteur. D’ailleurs, le phénomène décrit ici (logique de bureaucratisation portée par une idéologie souvent néolibérale) n’est nullement circonscrit à l’aide internationale. Les débats sur les conséquences du New Public Management dans les administrations nationales et les secteurs de la santé, ou de la recherche (Hibou, 2013), le prouvent.


Annexe 1 : Compléments de méthodologie

1. Organisations non gouvernementales internationales (ONGI) étudiées

34À la demande des personnes enquêtées, les noms des ONGI de solidarité internationale étudiées ne sont pas communiqués. Néanmoins, afin d’informer sur le type d’organisation concerné, nous fournissons ci-dessous un tableau caractérisant ces ONGI (les chiffres sont volontairement peu précis afin de donner un ordre de grandeur, mais sans permettre l’identification de la structure). Il s’agit de grandes ONGI dans le domaine de la solidarité internationale, mettant en œuvre des projets aussi bien d’aide au développement que de réponse aux urgences. Ces ONGI se caractérisent d’ailleurs plus par leurs modes de fonctionnement que par les thématiques d’intervention, étant souvent généralistes (malgré certaines spécialisations théoriques). Ces organisations sont internationales au sens où elles interviennent dans des dizaines de pays et sont organisées en réseau mondial ou confédération. Elles comptent des milliers de salariés et gèrent des budgets globaux annuels de plusieurs centaines de millions d’euros.

Organisations non gouvernementales internationales (ONGI) étudiées

Organisations non gouvernementales internationales (ONGI) étudiées

Organisations non gouvernementales internationales (ONGI) étudiées

2. Personnes interviewées

35De la même manière, les profils des personnes interviewées (vingt-cinq entretiens ouverts) sont présentés dans le tableau ci-dessous, mais de manière globale, afin de préserver le respect de l’anonymat.

Sexe

HommeFemmeTotal
141125
56 %44 %100 %

Sexe

Âge

< 25 ans25-49> 50Total
121325
4 %84 %12 %100 %

Âge

Éducation/Diplôme

BacBac + 3Bac + 5> Bac + 5Total
1715225
4 %28 %60 %8 %100 %

Éducation/Diplôme

Catégorie socio-professionnelle

Employés qualifiésCadres
(dont postes de direction)
Information non disponibleTotal
913325

Catégorie socio-professionnelle

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : bureaucratisation, aide internationale, qualité, ONG, outils de gestion

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Date de mise en ligne : 17/02/2020

https://doi.org/10.3917/ried.241.0113

Notes

  • [1]
    Citation d’ouverture d’une formation Qualité inter-ONG (septembre 2015).
  • [2]
    Bien qu’il y ait une gradation théorique des dispositifs qualité (approches, référentiels, politiques, systèmes, assurances, dans cet ordre croissant ; Yon, 2006), les notions sont indifféremment employées en ONGI. Nous dénommons l’ensemble sous le terme « démarches Qualité » (DQ).
  • [3]
    Telle qu’énoncée statutairement pour toute ONG (objet social de l’association), mais aussi telle que matérialisée par les effets socio-économiques et politiques réels de ses actions sur le terrain.
  • [4]
    Notamment dans leurs positionnements critiques différenciés vis-à-vis de la gestion.
  • [5]
    Du type Action contre la faim, CARE, Caritas, Handicap international, Médecins du monde, Oxfam, Save the Children…
  • [6]
    L’étude de leur mise en œuvre sur le terrain serait d’une grande pertinence aussi (et correspond à une recherche actuellement en cours), mais nous nous concentrons ici sur les enjeux normatifs et d’arbitrage en siège.
  • [7]
    L’acteur est engagé dans l’action, mais il cherche néanmoins à opérer une distanciation réflexive, c’est-à-dire à une prise de recul dans l’analyse de l’objet étudié.
  • [8]
    Le nom de l’ONGI est fictif, car, à la demande des personnes enquêtées, les noms des ONGI étudiées ne sont pas communiqués.
  • [9]
    Outil de cartographie et d’optimisation des processus, présenté et analysé dans la section suivante.
  • [10]
    L’Union européenne, par exemple, donne des notes aux réponses d’appel à subventions, qu’elle communique aux ONG.
  • [11]
    Unités géographiques et thématiques, responsables au siège du suivi des projets.
  • [12]
    À l’initiative et sous la coordination d’une plateforme des ONG françaises, Coordination SUD, et d’une structure dédiée à la qualité des actions de coopération internationale, le F3E.
  • [13]
    Voir le Guide méthodologique : modèle d’autodiagnostic et d’amélioration continue – Madac (Coordination Sud/F3E, 2015).
  • [14]
    Fondation européenne créée en 1988 à l’initiative de quatorze chefs de grandes entreprises.
  • [15]
    Pour les détails du modèle, l’historique complet de la transposition du EFQM aux ONG et d’autres études de cas, voir Coordination Sud/F3E (2015).
  • [16]
    Comme en témoigne la certification, déjà existante, par le CHS Verification scheme.

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