Notes
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[1]
Cette recherche réalisée dans le cadre du projet ANR Effijie (ANR-13-SENV-0001) a bénéficié d’une aide financière de l’Agence nationale de la recherche au titre du programme Facing Societal, Climate and Environmental Changes (SOCENV 2013).
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[2]
L’indice de Gini, classant dans l’intervalle [0 ; 1] les inégalités de revenus, est de 0,32 en France métropolitaine, alors qu’il atteint 0,53 à La Réunion.
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[3]
Cette analyse prolonge la communication présentée aux XXXIIIe Journées du développement de l’Association Tiers Monde 2017, à Bruxelles.
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[4]
Deux missions, l’une en juin 2014 et l’autre en novembre 2016, nous ont permis de rencontrer les organismes suivants : Safer (5 acteurs), Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt – DAAF (2), conseil départemental (1), chambre d’agriculture (1), syndicats agricoles (3), industriel (1), expert agricole (1), (ancien) élu municipal (1), Association de défense du cadre de vie (1), Régie municipale des eaux (1).
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[5]
Multiplication par 2,8 du nombre d’habitants entre 1954 et 2004. Voir Sandron (2007).
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[6]
Agreste La Réunion no 97 et no 98, voir : www.odeadom.fr/ressources/publications-agreste/ (consulté en février 2019).
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[7]
Esclaves, engagés et petits blancs sont d’origines géographiques et donc culturelles et religieuses sensiblement différentes. Ces différences sont encore perceptibles aujourd’hui, voire revendiquées, sachant cependant qu’au fil des générations, les référents culturels et religieux se sont acculturés, hybridés et réinventés (Ghasarian, 2002). D’après nos enquêtes, ces différences jouent peu dans les relations de travail, écrasées en quelque sorte par les relations de dépendance économique des travailleurs de la terre.
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[8]
Les chiffres laissent penser que l’objectif de la réforme foncière a été atteint : alors qu’en 1958, 5 % des exploitations concentraient 70 % de la surface agricole utile (SAU), en 2000, les exploitations de plus de 100 ha n’occupaient plus que 13 % de la SAU. « Au total, plus de 40 % de la superficie a été réattribuée entre 1966 et 1996 pour installer 3 300 exploitants » (Safer-Réunion, 2015, p. 22-23).
-
[9]
En référence au titre de l’ouvrage de Benoist (1983).
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[10]
L’emphytéose ou bail emphytéotique est une convention de bail faite pour une durée de plus de dix-huit ans portant sur une terre rurale. La durée habituelle est de 99 ans.
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[11]
Le Groupe Bourbon possédait plus de 3 600 ha de terres autour de ses usines de sucre. En 2004, il a décidé de céder ses terres à une nouvelle société, CBo Territoria, chargée de la valorisation de ses terrains et des développements immobiliers. Voir : http://www.cboterritoria.com/fr/histoire (consulté en février 2019).
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[12]
Il y a deux principaux syndicats à La Réunion : la Fédération départementale des syndicats des exploitants agricoles (FDSEA), affiliée à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), rassemblant les gros producteurs de canne et de géranium, et la Confédération générale des planteurs et éleveurs de La Réunion (CGPER), regroupant majoritairement des petits planteurs. Depuis une dizaine d’années, ce clivage politique s’amoindrit.
-
[13]
Agri-PE8 : convention pour rendre anonyme le discours des agriculteurs rencontrés.
-
[14]
Une parcelle est considérée comme inculte si elle n’a pas été cultivée depuis plus de trois ans et sous-exploitée si plus de 20 % de sa surface n’est pas entretenue.
-
[15]
Fonds européen agricole pour le développement rural.
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[16]
L’association des Agriculteurs de Piton l’Ermitage (Agriper) a été reconnue comme GIEE par arrêté préfectoral. Voir : http://www.reunion.gouv.fr/IMG/pdf/2017-1826-1827-1828.pdf (consulté en février 2019).
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[17]
Par exemple, pour favoriser la biodiversité des exploitations, implanter des haies, réaliser des parcelles expérimentales intégrant des couvertures végétales ; pour lutter contre l’érosion des sols, aménager des barrières anti-érosives, gérer les écoulements pluviaux avec la mise en place de fossés, organiser des ateliers de compostage, ou encore pour favoriser la lutte biologique contre les ravageurs, installer des plantes de service et un système de piégeage en masse des mouches de fruits.
Introduction
1Sur l’île de La Réunion (océan Indien), des agriculteurs installés à la fin des années 1990 par les pouvoirs publics sur des terres agricoles appartenant à la société immobilière CBo Territoria (alors Groupe Bourbon), se sont trouvés confrontés à une série d’injonctions de la part de l’administration : injonctions à faire de la canne à sucre, à installer un système d’irrigation (coûteux), à ne pas faire de l’agriculture bio, puis à faire de l’environnement, etc. Ces injonctions ont entraîné leur précarisation foncière, que nous analyserons comme une forme de dépossession. En effet, si certains agriculteurs cultivent encore aujourd’hui les terres dans des situations de forte précarité sociale, d’autres ont fini par les céder, à changer de lieu, voire de métier, et l’un d’eux s’est même suicidé. Pourtant, cette initiative privé-public de distribution des terres aurait pu « corriger le dualisme foncier hérité des cultures coloniales » caractérisé par l’exclusion foncière et les rapports de domination (Depraz, 2017, p. 102). Sur cette île, l’accès au foncier agricole y est non seulement tendu (littoral très urbanisé, montagnes et ravines difficilement exploitables), mais l’héritage colonial y a laissé une société pauvre et très inégalitaire [2]. Nous montrerons que la situation précaire de ces agriculteurs résulte d’un affaiblissement de leurs capacités professionnelles et sociales, et défendons l’idée selon laquelle la dépossession foncière peut résulter d’un processus long, protéiforme et pluri-acteurs.
2Nous qualifions ce processus de « mise en incapacité [3] », en continuité de l’approche par les capabilités d’Amartya Sen, telle que De Munck et Zimmermann (2008) l’ont introduite en sciences sociales. Différemment de ces auteurs cependant, nous retenons le vocable « capabilité » et non celui de « capacité » afin d’orienter le lecteur vers une notion analytique et de restreindre ainsi la polysémie du terme français. Par capabilité, il faut entendre « liberté d’accomplir » (Sen, 2000, p. 25), autrement dit la liberté effective dont les personnes jouissent pour mener leur vie selon leurs préférences, étant entendu qu’une telle liberté n’est pas accessible à tous avec la même amplitude et dans tous les domaines. Cette approche permet à Sen de porter un regard critique sur les théories utilitaristes de la justice sociale qui, de son point de vue, « ne se concentre[nt] que sur les accomplissements [de bien-être], […] n’accorde[nt] aucune attention directe à la liberté de rechercher [le] bien-être » (ibid., p. 27).
3Utilisant cette perspective, Zimmermann (2011) interroge le monde salarié aujourd’hui soumis à la flexsécurité où les personnes doivent maintenir, voire améliorer leurs capacités professionnelles – et pas simplement leurs compétences – afin de construire leur employabilité. Pour cette auteure, la capacité au sens de capabilité se différencie de la simple compétence en intégrant « à la fois ce qu’une personne est capable de faire – ses compétences –, les possibilités qui lui sont offertes pour développer ces compétences – les opportunités et les supports sociaux – et ses préférences » (Zimmermann, 2011, p. 110). Les supports sociaux renvoient notamment à une « politique des droits (au sens large) » mettant en jeu des institutions (De Munck et Zimmermann, 2008, p. 15). Bien que relative au marché du travail, cette analyse nous inspire une hypothèse concernant les exploitants agricoles, car elle considère le travail au-delà de l’emploi dans sa dimension plurielle (économique, humaine, sociale) : si certains agriculteurs sont contraints d’interrompre leur activité – pourtant libérale – au sein des territoires où les pressions sur le foncier sont fortes, notamment urbanistiques, c’est qu’ils seraient soumis à des processus de dévaluation de leurs capacités professionnelles (Candau et Gassiat, à paraître).
4La proposition théorique de Sen est critiquée pour sa difficile opérationnalisation, d’autant que les applications qu’il a pu mener font appel à des « indicateurs usuels tels que l’espérance de vie, le taux de mortalité infantile, le taux d’alphabétisation, etc. » (Bénicourt, 2007, p. 66). L’approche compréhensive et qualitative expérimentée par Zimmerman (2011) permettra ici de s’intéresser non seulement aux (non-)réalisations, mais également au pouvoir d’agir, apport essentiel de son approche. Ainsi, d’un point de vue méthodologique, nous identifions la privation ou la fragilisation de capabilités à partir des inégalités telles que subjectivement vécues par les personnes (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Dubet, 2005). On s’interrogera donc sur la privation, l’impermanence ou la fragilisation de la liberté d’initiative de certains agriculteurs, considérant que « la liberté n’est pas essence comme elle tend à l’être chez Sen, mais processus » (Zimmermann, 2011, p. 114), processus sociaux que l’analyse sociologique doit identifier. Ceci conduit à centrer notre enquête sur des témoignages d’agriculteurs. Nous en avons rencontré dix (dont deux avaient abandonné leurs terres) en novembre 2016 sur la commune de Saint-Paul, au lieu-dit de Piton l’Ermitage et continuons à échanger régulièrement avec cinq d’entre eux (entretiens téléphoniques semestriels). La participation à deux réunions, l’une organisée par la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), l’autre par le syndicat agricole FDSEA (Fédération départementale des syndicats des exploitants agricoles), nous a permis de mieux connaître leur environnement professionnel. Notre corpus se compose également d’une série d’entretiens effectués dès juin 2014 auprès des acteurs institutionnels réunionnais impliqués dans la gestion du foncier (N = 17) [4], ainsi que d’articles parus dans la presse locale et de rapports d’expertise et administratifs.
5Dans cet article, si nous faisons le choix de nous focaliser sur les agriculteurs, c’est pour questionner plus particulièrement, dans leur continuité, les processus de mise en incapacité auxquels certains sont confrontés encore aujourd’hui, mais selon des formes renouvelées. Les processus dévalorisant les travailleurs de la terre ne sont pas nouveaux. Ces « modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui constituent certaines personnes en êtres ne méritant pas le respect et l’estime » (Fraser, 2011) trouvent leur origine en France avec la loi du 4 février 1888, qui assimile les paysans à des incapables (Jas, 2005), dans ses colonies avec le code Noir puis la qualification des engagés (Lesage, 2007 ; Andoche et al., 2009), ou encore plus récemment lors de la réforme foncière des années 1970 et 1980 à La Réunion, avec la mise sous tutelle de la profession (Candau et Gassiat, à paraître). Après avoir présenté le contexte géohistorique de la culture de la canne à sucre à La Réunion et sur Piton l’Ermitage, nous analyserons les stratégies de la « plantocratie » (Benoist, 1989), qui continuent à imposer des modes spécifiques de production de sucre à la société réunionnaise et aux autorités publiques locales, nationales et européennes. Nous expliciterons cette continuité avec le cas des agriculteurs installés sur Piton l’Ermitage. Dans une seconde partie, nous déconstruirons le processus de mise en incapacité de ces agriculteurs ; nous montrerons qu’il permet de rendre certaines terres disponibles à d’autres usages et qu’il s’actualise très récemment à travers l’imposition d’un effort environnemental.
1. La terre agricole entre hégémonie de la canne à sucre et pression urbaine
1.1. Mainmise de la plantocratie sur le foncier
6Inhabitée, l’île de La Réunion est peuplée dès le xvie siècle par des Européens qui, pour pouvoir mettre en valeur les terres, ont d’abord eu recours à des esclaves d’origine africaine, malgache, indienne et créole puis, après l’abolition de l’esclavage en 1848, à des engagés ou travailleurs sous contrats (Barbier, 2013). La fortune des grands propriétaires fonciers, les « gros blancs », repose alors sur l’exploitation des terres en mode de faire-valoir direct et sur la production et l’exportation de cultures de rente (coton, café, puis canne à sucre). Dès le xviiie siècle, tous les versants de l’île sont exploités, mis à part quelques terres vierges qui furent cultivées par des « petits blancs » prolétarisés en échange d’une redevance en nature. Cette forme locale du métayage, dénommée « colonat partiaire » ou « colonage », pratiquée par ces petits blancs, puis par les esclaves affranchis et les engagés, trouve son apogée à la fin du xixe siècle (Bourquin, 1998). Les « colons » (dénomination réunionnaise de ces métayers), contrairement à ceux qui louent les terres en fermage, doivent soumettre la plupart des décisions à leur propriétaire, à qui ils cèdent une partie de leur récolte. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la canne à sucre était produite sur des terres à 52 % en faire-valoir direct (emploi d’ouvriers agricoles) et à 48 % en colonat partiaire, témoignant du poids économique et social de ce mode de faire-valoir (Finch-Boyer, 2014). Les terres cannières ont tout d’abord occupé l’est et le sud de l’île, exposés au vent et largement arrosés. En revanche, sur la partie basse de la côte ouest, plus protégée des intempéries (à moins de 400 m) et moins arrosée, s’est développée une savane pastorale (Briffaud et al., 2017), aux sols reconnus comme médiocres car très pierreux (Bertile, 2013). C’est pourtant sur une partie de ces terres sèches et difficiles qu’est né un projet de « conquête de l’agriculture sur la savane » à la fin des années 2000, au lieu-dit de Piton l’Ermitage (fig. 1).
Figure 1 : Conquête de la savane par la canne à sucre à Piton l’Ermitage (Saint-Paul La Réunion)
Figure 1 : Conquête de la savane par la canne à sucre à Piton l’Ermitage (Saint-Paul La Réunion)
7Ce projet s’inscrit dans un contexte de pression urbaine qui s’est intensifiée à partir des années 1980, en raison d’une forte croissance démographique [5] et du développement du tourisme. Se dessine alors une double logique dans la destinée des terres, dont la vocation agricole, principalement cannière, est disputée. Certains grands propriétaires fonciers, également dirigeants des usines sucrières (Quartier Français et Groupe Bourbon notamment) ou anciens dirigeants, cessent de vendre leur foncier qui, jusque-là, permettait la mise en œuvre de la réforme foncière (voir infra) et se rendent compte de l’intérêt de conserver leurs terres à des fins de plus-value immobilière. En même temps, d’autres (parfois les mêmes) présentent, en enrôlant les organisations professionnelles agricoles et quelques élus, la diminution des terres agricoles comme problème public, qui devient central dans le Schéma d’aménagement régional (SAR) de 1995 et dans le Livre vert de la canne, publié par le conseil départemental de La Réunion en 1996. Dès lors, le foncier nécessaire à la production du volume de canne « indispensable » à la viabilité des usines, soit 30 000 ha requis, oriente les documents d’urbanisme. C’est cette quête de sole cannière qui a donné lieu au projet de conquête de l’agriculture sur la savane de la côte ouest. Il a nécessité – voire a été imposé par – un projet plus ambitieux encore : le projet d’irrigation du littoral ouest appelé « Basculement des eaux » (BDE), qui achemine l’eau depuis les cirques volcaniques situés au centre de l’île. Porté par une coalition formée par l’État (préfet et ingénieurs), les collectivités territoriales (Département et Région) et la filière de la canne (usiniers et syndicats agricoles), il parvient à capter d’importants moyens financiers et à déjouer les controverses environnementales. La Safer, la Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DAAF) et les organisations professionnelles agricoles (chambre d’agriculture, syndicats, Crédit agricole) y adhèrent d’autant plus facilement qu’il permet de poursuivre la réforme foncière lancée en 1966, en créant de nouvelles exploitations familiales à partir de 1999. Le BDE a permis de développer une agriculture irriguée quasi exclusivement cannière. En moins de dix ans, la zone de Piton l’Ermitage est passée d’une savane librement pâturée par des bœufs moka et des chèvres à des champs de canne irrigués. Les élus locaux et les propriétaires fonciers y ont vu la sécurisation de l’approvisionnement en eau potable des résidences et lotissements, de plus en plus nombreux sur cette côte prisée par les touristes et les habitants, et s’étendant sur les communes de Saint-Paul, Le Port, La Possession, Trois-Bassins et Saint-Leu. Même si, dès le départ, il était prévu que 20 % de l’eau acheminée serve à l’alimentation humaine, l’atout du BDE pour l’urbanisation de la côte ouest n’apparaît pas explicitement dans les justifications du projet, qualifié avant tout de projet agricole et financé pour moitié par l’Union européenne sur des fonds destinés à l’agriculture et aux espaces ruraux.
8D’après le recensement agricole de 2010, la canne occupe 57 % de la surface agricole, bien qu’elle ne contribue qu’à hauteur de 33 % à la valeur de la production agricole totale [6] et continue pourtant à être présentée comme le pivot de l’économie agricole. Les acteurs de la filière ont su maintenir l’hégémonie de la production de sucre lors des mutations importantes de l’île, hégémonie qui a continué à s’affirmer même après la départementalisation (1946) malgré – ou grâce à – de profondes restructurations (passage des plantations-sucreries aux usines, concentration des usines, émergence de syndicats agricoles). Le projet de Piton l’Ermitage montre donc que la mainmise de la plantocratie sur le foncier réunionnais est toujours d’actualité, même si la production de la canne est concurrencée aujourd’hui par une urbanisation croissante.
1.2. Une réforme foncière au profit des sucriers
9Déjà, dans l’entre-deux-guerres, les communistes réunionnais avaient dénoncé le colonage comme une « forme d’exploitation héritée de l’esclavage » (Finch-Boyer, 2014, p. 31). Le projet de départementalisation leur a donné le moyen d’appliquer dans l’île une législation métropolitaine, notamment en matière de fermage et de métayage, beaucoup plus avantageuse que le système du colonat partiaire (ibid.). À l’inverse, certains propriétaires fonciers et d’usines sucrières, et plus largement la droite conservatrice, étaient opposés à toute législation sociale en faveur des travailleurs et à toute modification des modes de faire-valoir. Malgré cette hostilité à la départementalisation, la plantocratie réussit « par son réseau social, dans chaque île comme en métropole, et souvent à travers le relais des élus, à se constituer en partenaires locaux principaux du pouvoir très puissant de la Préfecture » et ainsi à détourner le projet de départementalisation à son profit (Benoist, 1989, p. 12-13). Les politiques publiques censées répondre aux revendications d’égalité et de reconnaissance d’une différence culturelle se sont alors transformées en politiques d’assimilation, où se révèle « le mensonge d’une universalité qui masquait sa propre production de différenciations raciales » (Vergès, 2005, p. 19). C’est dans ce contexte que la plupart des politiques publiques à La Réunion ont été façonnées et appliquées (fig. 2).
Figure 2 : La réforme foncière de la départementalisation à aujourd’hui
Figure 2 : La réforme foncière de la départementalisation à aujourd’hui
10Tout d’abord, les lois d’orientation agricole (1960 et 1962) d’envergure nationale ont eu, comme en métropole, l’objectif d’inscrire l’activité agricole dans l’économie de marché et de créer de nouvelles organisations (chambre d’agriculture, Safer…) et dispositifs d’action publique pour mener à bien cette transition. Cependant, ces organisations et dispositifs ont dû composer avec les rapports particuliers de dépendance économique entre les usiniers et les cultivateurs, qu’ils soient colons ou petits planteurs. Cette dépendance allait au-delà de l’achat de la canne : elle incluait aussi, pour certains, la location des terres et un complément de travail salarié (à la journée ou saisonnier) ainsi que, pour tous, le prêt et le dépôt d’argent provenant de la vente de la récolte. Elle s’articulait aussi à une domination culturelle, voire raciale, les colons et les petits planteurs étant majoritairement descendants d’esclaves, d’engagés ou de petits blancs [7].
11Ainsi, la réforme foncière à La Réunion cadrée par la loi du 2 août 1961 et mise en chantier dès 1966 surprend par « sa dépendance quasi exclusive […] à un dispositif administratif et bancaire et par sa rencontre avec les grands usiniers et propriétaires » (Baré, 1996, p. 135). Elle a pour objectif de « transformer les structures agricoles héritées de la période coloniale en exploitations agricoles familiales » (Safer-Réunion, 2015, p. 21) [8]. Le dispositif de morcellement et de distribution est ainsi initié par le Crédit agricole en 1963, puis poursuivi par la Safer à partir de 1966, d’après un modèle d’exploitation familiale fondé sur la culture de la canne et construit en concertation avec l’État et les organisations professionnelles. Ce modèle, toujours en vigueur aujourd’hui, se définit par une surface minimale de 5 à 7 ha attribuée à une personne « compétente ». Les terres viennent surtout des usiniers qui ont trouvé auprès de la Safer la garantie d’achat – via un prêt de l’État – de leurs parcelles. Contraints par l’État, dès les années 1970, de séparer leur activité cannière (production de canne) de leur activité sucrière (production de sucre), la plupart d’entre eux vendent leurs terres (en priorité les plus difficiles) parce que la culture de la canne, exigeante en main-d’œuvre, est moins rentable que l’industrie sucrière. Ces terres sont proposées en priorité aux colons et journaliers en place. Compte tenu des faibles ressources financières des prétendants, deux principaux outils sont élaborés par les autorités publiques, les collectivités territoriales, les organisations professionnelles et le Crédit agricole : l’achat avec emprunt bancaire (perçu comme obligatoire par certains agriculteurs) puis, plus tard, la location-achat via un groupement foncier agricole (GFA).
12Cette réforme foncière porte-t-elle la même ambiguïté que la départementalisation [9], à savoir instituer des changements législatifs majeurs sans pour autant modifier fondamentalement les rapports sociaux inégalitaires ? Ne peut-on pas présumer au contraire que les exploitations créées depuis 1966, compte tenu de leur nombre, rééquilibreraient leur dépendance vis-à-vis des industriels du sucre devenus entièrement tributaires d’elles pour l’approvisionnement en canne ? Cela suppose qu’elles puissent gagner en autonomie professionnelle de façon à avoir à leur tête de « vrais chefs d’exploitation ». La lecture de l’installation des agriculteurs sur Piton l’Ermitage à la fin des années 1990 montre un accès à la terre qui semble certes plus égalitaire, mais en revanche, en raison des pressions urbaine et sucrière, la terre agricole acquise semble bien plus difficile à garder.
1.3. Un accès au foncier sous conditions : le cas des agriculteurs de Piton l’Ermitage
13À la fin des années 1990, la Safer a mis en place un autre dispositif que le GFA : le bail emphytéotique (BE) [10]. Un BE permet au propriétaire de céder la plupart de ses droits à un emphytéote pour une durée déterminée et ne peut être reconduit. La Safer a ainsi pris en gestion locative une partie des terres de la savane à la demande de son propriétaire, le Groupe Bourbon, aujourd’hui CBo Territoria [11]. Elle les a divisées en lots de 3,50 à 10 ha conformément au modèle d’exploitation familiale tel que défini au moment de la réforme foncière. Ces lots ont été attribués à une quarantaine d’agriculteurs avec qui elle a signé des baux emphytéotiques, qui préservent les intérêts de deux acteurs forts : les propriétaires fonciers et l’industrie sucrière. La durée des baux signés en 1999 n’a été que de vingt-quatre ans (sur 502 ha) et de seulement dix-huit ans (sur 155 ha) pour ceux signés en 2005. Cette durée ne couvre pas la carrière d’un jeune agriculteur ; en revanche, elle assure au propriétaire de disposer de son foncier dans un délai assez court, sachant que les lots jouxtent deux quartiers gentrifiés de Saint-Paul situés en bord de lagon (l’Ermitage les Bains et Saint-Gilles-les-Bains) et en pleine expansion urbaine. Le Groupe Bourbon (puis CBo Territoria) s’assure également de récupérer un foncier libre de tout bâtiment en vertu d’une clause d’interdiction de construire inscrite dans le bail. Cette clause est pourtant illégale puisqu’elle est contraire à la délégation des droits de propriété qui fait la spécificité des baux emphytéotiques. En contrepartie, la Safer a favorisé l’accès des agriculteurs locataires à une parcelle constructible dans un hameau agricole, mais tous n’ont pas eu les moyens financiers d’y souscrire.
14L’installation des agriculteurs sur Piton l’Ermitage s’est déroulée selon des procédures normalisées, au moins en partie. Pour candidater, ils doivent alors faire valoir leur diplôme agricole ou leur expérience professionnelle, critère essentiel. Les moins de 40 ans (la majorité) doivent élaborer une étude prévisionnelle d’installation qui prouve la viabilité économique de leur projet au terme de cinq années d’activité. Leurs candidatures ont été examinées à la commission technique Safer pour l’attribution des terres ainsi qu’à la commission départementale d’orientation de l’agriculture (CDOA) pour les projets d’installation (qui donne accès à des aides publiques : dotation jeune agriculteur – DJA, prêts bonifiés, subventions pour installer l’irrigation et implanter la canne sur les parcelles). Ces deux instances sont composées de représentants de l’administration et d’organisations professionnelles. Les ressources relationnelles des candidats sont ici déterminantes et plusieurs agriculteurs rencontrés ont rejoint un syndicat [12] afin d’obtenir des terres, n’hésitant pas à en changer afin d’augmenter leurs chances :
Après mon BTA, j’arrive à la Safer, et je dis : « Bon, je veux m’installer ! » Ben finalement, ça ne marche pas comme ça. […] Il faut de l’argent pour commencer, […] et si vous n’avez pas de relations, si y’a pas un syndicat pour appuyer un peu votre dossier qui passe en commission… [vous n’avez aucune chance]. En plus, il faut choisir le bon syndicat. (Agri-PE8, entretien 2016) [13]
C’est des ententes entre syndicats pour donner les terrains aux personnes. […] C’est pour ça que je suis parti. Si un syndicat me défend pas, ça sert à rien ! (Agri-PE7, entretien 2016).
17Si les compétences sont valorisées (projet d’installation, formation) et les ressources relationnelles nécessaires, on ne doit cependant pas en déduire que les récents chefs d’exploitation sont libres de leurs choix. Les agriculteurs ayant signé un bail emphytéotique ont été contraints de faire de la canne pour préserver l’approvisionnement des usines de sucre. La machine administrative et financière a ainsi contribué à transformer Piton l’Ermitage en bassin cannier : « La banque nous prêtait en fonction de la canne » (Agri-PE2, entretien 2016), « si j’installais pas la canne, tous les organismes financiers et même la Safer ne me donnaient pas le terrain » (Agri-PE3, entretien 2016). « La Safer nous a dit : “Il faut mettre de la canne. De toute façon, s’il n’y a pas de canne, le défrichage n’aura pas lieu” » (Agri-PE1, entretien 2016). Les anciens éleveurs se sont ainsi retrouvés planteurs de canne : « C’était le grand projet du basculement de l’eau, ben nous [les éleveurs], on ne représentait rien à côté. […] Ils [« les dirigeants »] n’ont même pas pensé à réserver une partie pour l’élevage » (Agri-PE5, entretien 2016). Depuis 2016, la diversification est possible et encouragée par le département de La Réunion afin de développer une production locale de fruits et légumes à destination de la population réunionnaise. Certains agriculteurs ont anticipé cette décision, au point que l’un d’eux précise que « maintenant on n’est plus ce bassin cannier » (Agri-PE3, entretien 2016). Cependant, l’abandon de l’élevage et l’obligation de faire de la canne durant plus de dix ans peuvent être considérés comme des injonctions fortes qui ont participé à la mise en incapacité des agriculteurs.
2. Processus de mise en incapacité et précarisation foncière
18Les critères officiels d’installation appliqués pour allouer les terres de Piton l’Ermitage engagent un processus qui sélectionne des compétents. Ce sont des compétents et non des capables dans la mesure où cette sélection tend à satisfaire avant tout les objectifs de la filière sucrière et du département (produire de la canne en consommant de l’eau du BDE) et, aujourd’hui, comme nous allons le voir, ceux d’acteurs immobiliers et touristiques (produire des légumes et des fruits locaux, si possible bio, à destination des habitants et des touristes). Ces objectifs, construits selon des impératifs économiques, font fi des projets et aspirations des agriculteurs qui ont alors du mal à se projeter dans l’avenir : « On nous a pris même ce qu’on n’avait pas en nous obligeant à faire de la canne à sucre ici » (Agri-PE3, entretien 2016).
19En effet, malgré plusieurs tentatives de mobilisation, leurs compétences professionnelles ont régulièrement été niées et ces agriculteurs ont pu être l’objet de décisions administratives arbitraires. Ils dénoncent même un projet agro-environnemental aujourd’hui en cours de définition, car ils estiment que ce projet les instrumentalise.
2.1. Compétences professionnelles niées, actions collectives vaines
20Dépourvus de leur liberté d’entreprendre, les agriculteurs n’ont pas réussi à faire reconnaître leurs compétences professionnelles auprès des institutions. Au moment de leur installation, ils se rendent vite compte que le sol n’est pas approprié à la culture de la canne, que les rendements prévisionnels sont impossibles à atteindre et que la facture d’eau est bien plus élevée que prévue. Leur expertise défend l’idée que la terre est bonne pour l’agriculture, mais pas pour la canne. Afin de se faire entendre, ils créent l’Association des irrigants des Tamarins et interpellent la DAAF, le conseil régional, la chambre d’agriculture, la société chargée de la distribution de l’eau d’irrigation. Que ce soit par voie de presse ou par courrier, leur appel reste alors sans réponse, si ce n’est la réalisation d’études (dont une par la chambre d’agriculture en 2010-2011).
21Le mutisme des institutions révèle combien leur expertise est inaudible dans la controverse foncière qui oppose urbanistes et sucriers. Cette controverse transparaît lorsque le Groupe Bourbon dépose une demande de construction de lotissement sur la zone basse de Piton l’Ermitage qui lui est accordée en 1995, soutenue par la mairie de Saint-Paul, alors que la zone est classée zone agricole par le SAR. En effet, les urbanistes interprètent que les terres sont mauvaises et peuvent donc être déclassées, tandis que les sucriers retiennent qu’elles sont bonnes et donc adaptées à la culture de la canne. Ces deux voix assourdissantes ne laissent aucune place à une rentabilité agricole permise par d’autres cultures que celle de la canne.
22En conséquence, contraints de cultiver de la canne irriguée, beaucoup d’agriculteurs se sont endettés et, de cette précarisation financière, a rapidement suivi une précarisation sociale :
Sur les quarante qui se sont installés, il en reste plus beaucoup, de ce côté ici, douze abandons sur seize ! […] Parmi les douze, deux sont décédés, dont un qui était tellement endetté, qu’il s’est suicidé, il n’avait pas 40 ans (Agri-PE5, entretien 2016).
24Pourtant, tous voient à l’époque dans cette mise en valeur de la savane un moyen de sortir de la précarité et de pouvoir s’accomplir dans un métier. Force est de constater qu’au bout de quinze ans, peu d’entre eux ont résisté aux multiples pressions (administratives, sociales, techniques, météorologiques…). Encore récemment, la procédure dite de « terres incultes [14] », outil permettant de reconquérir les parcelles en friche pour préserver le foncier agricole de La Réunion, réactivée en 2016, vient s’ajouter à ces pressions. Les agriculteurs ont reçu par courrier un avertissement de la DAAF les sommant de mettre en culture la totalité de leur exploitation, au risque de se faire exproprier. L’incompréhension avec l’administration est totale :
Au lieu de dire : « Vous avez passé ici tant de temps, c’est complètement difficile, vous avez laissé des plumes… », ils nous envoient ce courrier […]. Je trouve que l’État devrait trouver une solution pour nous aider, trouver une solution pour garder nos terres. Pas nous inciter à vendre nos terres ! Pas nous inciter à louer nos terres ! (Agri-PE3, entretien 2016)
26En effet, si les agriculteurs regrettent que des parcelles soient abandonnées, nombreuses sur le secteur et parfois sur leur propre exploitation, ils n’attribuent pas la cause à un défaut de compétence ou de motivation, mais aux conditions dans lesquelles ils ont été contraints de s’installer (voir supra). Le nombre d’abandons, la pauvreté de la très grande majorité de ceux qui ont quand même persisté en est la preuve.
2.2. Des décisions administratives et politiques arbitraires
27Si les agriculteurs n’ont pas eu le choix des cultures, ils n’ont pas eu la possibilité non plus d’intervenir pendant les travaux d’amélioration foncière prévus dans le projet de mise en culture de la savane : défrichage, épierrage, ouverture de chemin d’accès, apport de terre arable, canalisations pour acheminer l’eau d’irrigation. Ces travaux réalisés sur leurs parcelles par la Safer ou la régie départementale (Redetar) ont été entrepris en leur nom pour pouvoir être financés par des aides européennes (Feader [15]) :
L’amélioration foncière de la Safer, ça a été zéro ! […] On a été obligé de faire plein de choses, on a dû faire l’épierrage fin, on a dû finir à la main, c’était pénible […]. Ils ont fait n’importe quoi ! (Agri-PE4, entretien 2016)
29De plus, au moment de déclarer leurs parcelles cultivées à la politique agricole commune (PAC), certains se sont aperçus que la superficie inscrite sur leur bail était supérieure (d’un tiers parfois) à celle inscrite dans leur dossier PAC (registre parcellaire graphique). Ils en viennent ainsi à suspecter qu’il ait pu y avoir détournement d’argent par certains au détriment de la qualité des travaux. Cette méfiance envers les institutions publiques (Safer et DAAF en particulier) et la perception d’une collusion d’intérêts entre politiques et privés (élus et CBo) nourrissent aujourd’hui le sentiment chez les agriculteurs d’être manipulés et impuissants. À cette impression s’ajoutent des sentiments d’injustice suite à des décisions administratives arbitraires. Nous en avons identifié deux principales.
30Le premier motif d’injustice identifié est la difficulté d’obtenir un permis de construire : « La Safer a dit : “CBo est propriétaire et CBo ne veut pas de construction” […]. Y’a que la loi pour CBo. Y’a pas de loi pour les agriculteurs ? » (Agri-PE6, entretien 2016). Tous les agriculteurs déplorent la clause de non-construction incluse dans leur bail emphytéotique, sans forcément savoir qu’elle est non réglementaire. En revanche, des permis de construire ont été accordés par la mairie de Saint-Paul à un agriculteur qui a récemment racheté un BE – et plus surprenant encore – à CBo sur des terres louées par un agriculteur (novembre 2015). Ce dernier a fait valoir sa situation auprès du service d’urbanisme, qui lui a adressé cette réponse (mars 2016) : « Nous ne pouvons donner suite à votre requête ; en effet, nous ne pouvons nous immiscer dans les litiges d’ordre privé », niant ainsi leurs compétences en matière de délivrance de permis de construire.
31De même, le non-versement des aides à l’installation génère de profonds sentiments d’injustice chez les agriculteurs. L’un d’eux s’est vu attribuer un lot inférieur à la surface minimale d’installation. Son dossier a cependant été validé en commissions (technique Safer et CDOA), avec l’engagement de la Safer de lui octroyer un lot complémentaire dès que possible, ce qui n’a pas été fait, bien que des parcelles attenantes aux siennes aient été disponibles. Le second versement de sa dotation jeune agriculteur (DJA) lui a été refusé au motif qu’il n’avait pas agrandi son exploitation et donc pas atteint l’objectif de revenu prévu dans son étude prévisionnelle. Suite à un recours formulé par l’agriculteur, cette décision a été confirmée par le cabinet du ministre de l’Agriculture, et ce, en dépit des courriers prouvant ses demandes de foncier auprès de la Safer et du Groupe Bourbon. Le motif de revenu insuffisant a également été invoqué à l’encontre d’un autre agriculteur, qui s’est retrouvé sans foncier à la suite des expropriations menées pour construire la route des Tamarins, trois ans après son installation. Pourtant, ce projet autoroutier qui coupe la savane en deux avait été imaginé dans les années 1980 et sa réalisation était imminente au moment de l’attribution des lots à Piton l’Ermitage. Ne pas atteindre le revenu prévisionnel est un motif de non-versement de la DJA prévu dans la procédure d’installation que l’administration de l’agriculture a donc appliqué, sans tenir compte de la situation foncière des agriculteurs concernés, situation résultant de décisions auxquelles elle a participé.
32Ces décisions administratives, tout en amplifiant la précarisation foncière, ont créé de la défiance vis-à-vis des institutions, qui sont restées silencieuses aux interpellations collectives ou individuelles des agriculteurs.
2.3. L’effort environnemental, un nouvel argument de précarisation foncière ?
33La promotion de l’agro-écologie incite à des changements de pratiques productives que nous définissons comme un effort environnemental. Ce dernier peut revêtir d’autres modalités (paiement de taxes, expositions à des risques, moindre accès aux ressources ou aux aménités) selon les dispositifs d’action publique (Deldrève et Candau, 2014). Le groupement d’intérêt économique et environnemental (GIEE) fait partie de ces dispositifs. Instauré par la loi d’avenir agricole (2014), il permet une reconnaissance officielle par l’État de l’engagement collectif d’agriculteurs dans la modification ou la consolidation de leurs pratiques, en visant une performance économique, environnementale et sociale. La zone de Piton l’Ermitage répond aux critères d’éligibilité d’un GIEE en raison de son périmètre délimité et de la création d’une association d’agriculteurs. Construit à l’initiative de la Safer – et sous le contrôle de CBo – qui a mis à disposition un ingénieur pour son animation, ce GIEE a été validé en septembre 2017 [16]. Il s’articule autour de neuf objectifs allant de pratiques plus respectueuses de l’environnement [17] (no 1 à 5) à l’amélioration des conditions de vie (no 6 à 9). Le président du GIEE a rappelé par courrier (mars 2017) à l’animateur de la Safer un dixième objectif agro-touristique qui a été curieusement omis lors du dépôt du projet GIEE, car il entrait en concurrence avec le projet éco-touristique de CBo Territoria. Ce projet immobilier prévoit en effet la construction d’écolodges, l’aménagement de chemins de randonnée en continuité du golf et du Jardin des plantes endémiques existants, et vise à « détendre la pression [touristique] sur le littoral » (Latournerie, 2010). Il s’appuie sur une production locale de fruits et légumes, bio de préférence, issue principalement de la zone agricole de Piton l’Ermitage, mais sans l’avoir discuté avec les agriculteurs, comme en témoigne l’un d’entre eux : « Il faut diversifier maintenant parce qu’il y a des projets touristiques, des hôtels… » (Agri-PE2, entretien 2016).
34Les agriculteurs doivent encore faire face à CBo, avec « son projet, qui n’est pas notre projet » (Agri-PE7, entretien 2016). Pourtant, l’association trouve un bon écho auprès des agriculteurs dans la mesure où « c’est un moyen pour nous de valoriser notre savoir-faire » (Agri-PE3, entretien 2016), même si ceux-ci se sentent une nouvelle fois manipulés. En effet, certains agriculteurs ont témoigné de propos tenus lors de la constitution du GIEE : ils seraient obligés d’y adhérer, au risque de se voir dépossédés de leurs terres, c’est-à-dire qu’à l’échéance de leur BE (2023), aucun bail à ferme ne leur serait proposé.
35L’effort environnemental va au-delà des pratiques respectueuses de l’environnement, il conditionne ici l’accès au foncier. Tout en étant au service du projet immobilier privé de CBo, il est imposé aux plus précaires. Si la plupart des agriculteurs rencontrés pratiquent aujourd’hui une agriculture déjà largement raisonnée, souvent pour des raisons économiques (prix des intrants agricoles) ou par conscience de la dangerosité des produits, ils n’ont pas toujours été soutenus par les institutions étatiques : l’un d’eux pratiquant l’agriculture biologique a été sanctionné en 2006 par la DAAF au motif que cette orientation n’avait pas été précisée dans son projet d’installation.
36L’injonction à « faire de l’environnement » cache ainsi d’autres raisons qui fragilisent la pérennisation des exploitations existant sur la zone. Les agriculteurs s’inquiètent, car ils n’ont aucune assurance écrite quant au renouvellement de leur bail : « A priori la Safer va être obligée de faire des baux à ferme, mais si elle ne nous reloue pas nos terres, elle va les louer avec tout le travail que, nous, on a fait dessus ! » (Agri-PE3, entretien 2018). Aussi condamnent-ils l’arrivée de ceux « qui ont de l’argent », « qui ont les moyens » de racheter le bail emphytéotique aux personnes en faillite, car ils estiment que ne sont reconnus ni les efforts ni les sacrifices et l’opiniâtreté qu’ils ont dû déployer pour survivre depuis bientôt vingt ans.
Conclusion
37Il est délicat de généraliser la situation de Piton l’Ermitage à l’ensemble de La Réunion ou aux départements et régions d’outre-mer. Cependant, de telles tensions se sont concentrées sur ce petit espace, depuis le début des années 2000, que cela permet d’analyser la fragilisation de la capabilité des agriculteurs, comprise en tant que liberté d’initiative. L’approche proposée par Sen invite à interroger les processus à l’œuvre dans leur dimension sociale et surtout institutionnelle (De Munck et Zimmermann, 2008) afin de comprendre la production de situations précaires ou d’inégalités spécifiques, et pas simplement d’en faire le constat. L’inégalité la plus fondamentale serait, pour le philosophe, celle relative à la liberté de choix et au pouvoir d’agir. La précarisation foncière d’une quarantaine d’agriculteurs concernés permet aux propriétaires (anciens sucriers) de réserver leur foncier afin de réaliser des plus-values immobilières sur une île où l’économie tertiaire – dont le tourisme – et l’urbanisation concurrencent la production de sucre depuis les années 1980. Cette précarité foncière se double d’une précarité financière et sociale plus profonde, qui fait dire à certains d’entre eux qu’ils sont privés de liberté comme l’étaient les colons, voire les esclaves. Elle résulte de procédures administratives (attribution ou non d’aides publiques, expropriation, terres incultes, etc.) qui se cumulent et contrarient les projets des agriculteurs, sans que ce soit intentionnel de la part des agents de l’administration qui y contribuent en mettant en œuvre ces procédures. Elle résulte aussi de privation de droits parfois formels (comme le droit de construction aux emphytéotes) ou informels (comme l’obligation de cultiver de la canne à sucre). Elle résulte enfin de l’impossibilité à participer aux décisions qui les concernent, que ce soit par le mutisme des institutions censées les représenter (DAAF, chambre d’agriculture) ou par la déconsidération de leur expertise. Elle se rejoue encore aujourd’hui en dépit du recul du lobby sucrier et d’une diversification productive par la définition de l’effort environnemental, tel que proposé par la société immobilière CBo Territoria, qui s’appuie sur la vague de la transition agro-écologique et sur les institutions agricoles (création du GIEE). Si accéder à la terre a été difficile pour les agriculteurs, la garder et en vivre décemment l’est plus encore.
38Une telle mise en incapacité témoigne de la permanence de rapports sociaux inégalitaires inscrits dans plusieurs institutions et d’une connivence entre organismes publics et privés, en dépit de réformes législatives. Elle se révèle dans le discours des agriculteurs sous la forme de sentiments qui passent de l’impuissance à la manipulation, de l’injustice à la précarité foncière. Elle dévoile un profond paradoxe. Si l’administration a mis en place des procédures pour faciliter l’accès à la terre des agriculteurs, elle est aussi à l’origine des contraintes qu’elle leur impose ou qu’elle se fait imposer par les acteurs forts de La Réunion, issus de la plantocratie. Or, ces contraintes provoquent un mouvement de disponibilité des terres pour des usages autres qu’agricoles, sous prétexte d’incapacité des agriculteurs, alors même que cette incapacité est socialement construite.
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Mots-clés éditeurs : effort environnemental, mise en incapacité, précarisation, foncier agricole, La Réunion
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Date de mise en ligne : 17/05/2019
https://doi.org/10.3917/ried.238.0245Notes
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[1]
Cette recherche réalisée dans le cadre du projet ANR Effijie (ANR-13-SENV-0001) a bénéficié d’une aide financière de l’Agence nationale de la recherche au titre du programme Facing Societal, Climate and Environmental Changes (SOCENV 2013).
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[2]
L’indice de Gini, classant dans l’intervalle [0 ; 1] les inégalités de revenus, est de 0,32 en France métropolitaine, alors qu’il atteint 0,53 à La Réunion.
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[3]
Cette analyse prolonge la communication présentée aux XXXIIIe Journées du développement de l’Association Tiers Monde 2017, à Bruxelles.
-
[4]
Deux missions, l’une en juin 2014 et l’autre en novembre 2016, nous ont permis de rencontrer les organismes suivants : Safer (5 acteurs), Direction de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt – DAAF (2), conseil départemental (1), chambre d’agriculture (1), syndicats agricoles (3), industriel (1), expert agricole (1), (ancien) élu municipal (1), Association de défense du cadre de vie (1), Régie municipale des eaux (1).
-
[5]
Multiplication par 2,8 du nombre d’habitants entre 1954 et 2004. Voir Sandron (2007).
-
[6]
Agreste La Réunion no 97 et no 98, voir : www.odeadom.fr/ressources/publications-agreste/ (consulté en février 2019).
-
[7]
Esclaves, engagés et petits blancs sont d’origines géographiques et donc culturelles et religieuses sensiblement différentes. Ces différences sont encore perceptibles aujourd’hui, voire revendiquées, sachant cependant qu’au fil des générations, les référents culturels et religieux se sont acculturés, hybridés et réinventés (Ghasarian, 2002). D’après nos enquêtes, ces différences jouent peu dans les relations de travail, écrasées en quelque sorte par les relations de dépendance économique des travailleurs de la terre.
-
[8]
Les chiffres laissent penser que l’objectif de la réforme foncière a été atteint : alors qu’en 1958, 5 % des exploitations concentraient 70 % de la surface agricole utile (SAU), en 2000, les exploitations de plus de 100 ha n’occupaient plus que 13 % de la SAU. « Au total, plus de 40 % de la superficie a été réattribuée entre 1966 et 1996 pour installer 3 300 exploitants » (Safer-Réunion, 2015, p. 22-23).
-
[9]
En référence au titre de l’ouvrage de Benoist (1983).
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[10]
L’emphytéose ou bail emphytéotique est une convention de bail faite pour une durée de plus de dix-huit ans portant sur une terre rurale. La durée habituelle est de 99 ans.
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[11]
Le Groupe Bourbon possédait plus de 3 600 ha de terres autour de ses usines de sucre. En 2004, il a décidé de céder ses terres à une nouvelle société, CBo Territoria, chargée de la valorisation de ses terrains et des développements immobiliers. Voir : http://www.cboterritoria.com/fr/histoire (consulté en février 2019).
-
[12]
Il y a deux principaux syndicats à La Réunion : la Fédération départementale des syndicats des exploitants agricoles (FDSEA), affiliée à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), rassemblant les gros producteurs de canne et de géranium, et la Confédération générale des planteurs et éleveurs de La Réunion (CGPER), regroupant majoritairement des petits planteurs. Depuis une dizaine d’années, ce clivage politique s’amoindrit.
-
[13]
Agri-PE8 : convention pour rendre anonyme le discours des agriculteurs rencontrés.
-
[14]
Une parcelle est considérée comme inculte si elle n’a pas été cultivée depuis plus de trois ans et sous-exploitée si plus de 20 % de sa surface n’est pas entretenue.
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[15]
Fonds européen agricole pour le développement rural.
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[16]
L’association des Agriculteurs de Piton l’Ermitage (Agriper) a été reconnue comme GIEE par arrêté préfectoral. Voir : http://www.reunion.gouv.fr/IMG/pdf/2017-1826-1827-1828.pdf (consulté en février 2019).
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[17]
Par exemple, pour favoriser la biodiversité des exploitations, implanter des haies, réaliser des parcelles expérimentales intégrant des couvertures végétales ; pour lutter contre l’érosion des sols, aménager des barrières anti-érosives, gérer les écoulements pluviaux avec la mise en place de fossés, organiser des ateliers de compostage, ou encore pour favoriser la lutte biologique contre les ravageurs, installer des plantes de service et un système de piégeage en masse des mouches de fruits.