Couverture de RIED_238

Article de revue

Introduction : dépossessions foncières en milieu rural

Acteurs et processus entre pression et oppression

Pages 7 à 29

Notes

  • [1]
    Parmi les nombreuses publications de la BM à ce sujet, voir par exemple Deininger et al. (2011).
  • [2]
    Dans cette introduction, nous attirons l’attention des lecteurs sur certains aspects de chaque article de ce dossier, sans épuiser tous les thèmes traités par chacun d’eux.
  • [3]
    L’ejido est une terre appropriée collectivement par un ensemble d’agriculteurs. Les ejidos furent créés à la suite de la révolution mexicaine de 1910. Jusqu’en 1992, ils étaient inaliénables.
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1Depuis les années 1980, dans un contexte mondial de libéralisation des mouvements internationaux de capitaux et de marchandises, la crise économique, sociale et environnementale qui sévit dans de nombreuses régions rurales du monde s’est approfondie (Roudart et Mazoyer, 2012; Akram-Lodhi et Kay, 2009). La pauvreté et la sous-alimentation, particulièrement répandues chez les agriculteurs, contribuent fortement à entretenir un exode rural massif vers les villes. Cet exode, conjugué à la croissance démographique, conduit à une forte accumulation de population dans les milieux urbains lesquels, souvent, ne disposent pas des infrastructures nécessaires pour accueillir correctement toutes ces personnes et leur proposer tous les emplois nécessaires à l’obtention de moyens d’existence corrects (Losch et al., 2012).

2Du fait de la croissance de la population humaine et de ses besoins en espace et en produits issus de la terre, du fait aussi de la libéralisation de l’accès aux ressources, la concurrence pour l’accès à la terre est devenue très aiguë en de nombreux lieux, les conflits fonciers se sont multipliés et intensifiés au point de contribuer parfois à de violents affrontements civils (Chauveau et al., 2015). Ces conflits fonciers relèvent d’une gamme de situations très diverses qui va bien au-delà de la vague d’acquisitions foncières à grande échelle ayant suivi la flambée des prix des matières premières agricoles sur les marchés internationaux et la crise financière de 2007-2008 (Gironde et al., 2015; Nolte et al., 2016; White et al., 2012). Ainsi, selon Peluso et Lund (2011), la forte concurrence pour l’accès à la terre mène à l’institution de nouvelles formes d’enclosures et de possession de la terre, avec le concours de moyens violents, légaux ou non, qui conduisent à déposséder les ayants droit préalables d’une partie – au moins – de ces droits. Levien (2015) invite à analyser les « régimes de dépossession » ainsi que les structures économiques, sociales et idéologiques qui les sous-tendent.

3Les conflits fonciers sont variés aussi de par leur localisation: en milieu rural et en milieu urbain, au Sud, au Nord, à l’Est et à l’Ouest. Ils sont diversifiés encore par les utilisations des terres préalablement aux conflits et par les usages envisagés: production d’aliments, d’agrocarburants ou d’autres matières premières agricoles, conservation de la biodiversité ou de la vie sauvage, séquestration de carbone ou limitation de ses émissions pour atténuer le changement climatique, production d’énergie renouvelable (éolienne, hydraulique, solaire), extraction de minerais, construction de complexes résidentiels, touristiques ou industriels, installation de zones économiques spéciales (Borras, 2016).

1. Insécurité foncière et dépossessions malgré le leitmotiv de la sécurisation des droits

4Quel que soit le contexte écologique et social, la terre est l’objet d’un faisceau de droits multiples pouvant être détenus par des ayants droit variés, individuels ou collectifs, qui renvoient à différentes autorités. Un détenteur de droits sur une terre, reconnu comme légitime dans une sphère sociale donnée, est en situation d’insécurité foncière dès lors qu’il n’est pas certain de pouvoir exercer ces droits tout au long de la durée prévue: ces droits peuvent être remis en cause, car aucune autorité ne les garantit. L’insécurité foncière peut exister dans des contextes institutionnels de droits informels, mais aussi dans des contextes où les droits sont formalisés et légalisés (Colin et al., 2010).

5Dans les situations de « dépossession foncière », des usagers d’une terre perdent, sous la pression de circonstances très contraignantes et donc contre leur plein gré, tout ou partie de leurs droits sur cette terre. Dépossession pour l’un ou les uns signifie appropriation par un autre ou d’autres, sans pour autant nécessairement aboutir à l’exercice d’un droit de propriété exclusif et aliénable.

6Depuis une dizaine d’années, une littérature abondante atteste que, dans de nombreuses régions du monde contemporain, il n’y a pas de sécurité de la tenure foncière et que les dépossessions sont très répandues (White et al., 2012; Li, 2010). D’après le Haut-Commissariat aux droits de l’homme, « chaque année, 15 millions de personnes sont contraintes de quitter leur habitation et leurs terres en raison de l’implantation de grands projets de développement ou d’activités commerciales » (Monsalve Suárez, 2015). Cette situation peut paraître paradoxale dans la mesure où l’importance du foncier, notamment la sécurisation des droits fonciers des pauvres, semble faire l’objet d’un consensus politique à l’échelle internationale. Ainsi, les Objectifs du développement durable (ODD) mentionnent à trois reprises l’accès à la terre comme une nécessité « pour tous les hommes et les femmes, en particulier les pauvres et les personnes vulnérables » (cible 1.4). Ils parlent même d’assurer « l’égalité d’accès aux terres » (cible 2.3) (ONU, 2015). Plus de cent vingt pays ont adopté les Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers (Comité de la sécurité alimentaire mondiale/FAO, 2012), fondées sur les droits humains. En septembre 2018, le Conseil des droits de l’homme a adopté une résolution en faveur du Projet de déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et autres personnes travaillant dans les zones rurales. Dans son article 17, cette déclaration stipule notamment:

7

Les États prendront des mesures appropriées pour veiller à la reconnaissance juridique des droits fonciers, y compris les droits fonciers coutumiers actuellement dépourvus de protection légale […]. Les États protégeront les formes d’occupation légitimes et veilleront à ce que les paysans et les autres personnes travaillant dans les zones rurales ne fassent pas l’objet d’expulsions arbitraires ou illégales et à ce que leurs droits ne soient pas éteints ni bafoués de quelque autre manière. (ONU, 2018)

8De fait, depuis les années 1990, de nombreux pays ont été confrontés à l’inefficacité des législations foncières postcoloniales pour gérer les conflits issus de la concurrence grandissante pour l’accès à la terre et aux ressources qu’elle porte, ainsi que pour allouer la terre de manière à favoriser la croissance de la production, agricole notamment (Lavigne Delville, 1998). Dès lors, beaucoup de gouvernements ont entrepris des programmes de formalisation des droits fonciers en vue de les sécuriser, avec l’appui de la Banque mondiale (BM) et d’autres organisations de développement. En effet, selon la BM, la reconnaissance juridique des droits fonciers favorise les investissements et les gains de productivité, via l’accès au crédit le cas échéant. Elle aide en outre à éviter les conflits. De plus, elle facilite le jeu des marchés fonciers, qui permettent d’allouer la terre aux agents les plus productifs [1]. Mais de tels marchés supposent que la terre est un bien marchand aliénable. Ainsi, une bonne partie des programmes de formalisation des droits fonciers promeut la propriété privée, exclusive, de la terre. D’autres programmes, en revanche, ambitionnent d’identifier les différents droits sur la terre ainsi que leurs divers ayants droit, de les cartographier et de leur donner une existence juridique en délivrant des certificats fonciers (Colin et al., 2010). Pourtant, après une trentaine d’années de mise en œuvre, il s’avère que ces programmes sont souvent sources de dépossession, d’exclusion et d’exacerbation des conflits, cela étant vrai surtout pour les programmes qui promeuvent la propriété privée (Comité technique « Foncier & Développement », 2015). Il n’en demeure pas moins que la BM prépare actuellement un partenariat mondial sur le foncier afin d’« atteindre des objectifs ambitieux en matière de droits fonciers et de propriété d’ici à 2030 » (Banque mondiale, 2017).

9Les promoteurs des dépossessions foncières justifient fréquemment ces dernières au nom de catégories mentales bien établies (à défaut d’être clairement définies) dans l’esprit de l’opinion publique, de l’expertise et de la recherche académique. Ainsi, pour désarmer les oppositions, leurs discours mettent souvent en avant des termes tels que « développement », « investissement », « productivité », « rentabilité », « environnement ». De plus, ils omettent sciemment les faits les moins acceptables et organisent la désinformation quand cela est jugé nécessaire (Leclerc-Olive, 2017). Notons que cet adossement des dépossessions foncières à des discours justificateurs reprenant des catégories de pensée bien établies n’est pas propre à la période contemporaine, comme le montre l’analyse de plusieurs mouvements historiques de dépossession foncière à grande échelle. Ainsi, pour justifier leurs accaparements de terre, les dirigeants de la Rome antique invoquaient des conquêtes « préventives » pour contrer de prétendues menaces d’agression. Les colonisateurs européens avançaient la nécessité de civiliser et d’évangéliser les populations indigènes aux xvie et xviie siècles. Les nobles et les bourgeois britanniques parlaient d’exploitation rationnelle des ressources et d’accroissement de la productivité pour légitimer les enclosures parlementaires aux xviiie et xixe siècles. Les membres du parti communiste de l’Union soviétique arguaient du nécessaire développement économique et de l’édification du socialisme au temps de la collectivisation dans les années 1930 (Roudart et Mazoyer, 2015).

10Quand les terres sont acquises avec des objectifs de production agricole, les discours justificateurs des dépossessions foncières sont souvent inspirés par une certaine vision du développement agricole s’inscrivant dans le paradigme de la modernisation, qui domine la pensée sur le développement des sociétés depuis les années 1950. Selon cette vision, les paysanneries, par trop traditionnelles et peu productives, doivent disparaître avec le progrès (Peemans, 2018). Une telle conception provient notamment du modèle de la deuxième révolution agricole des Temps modernes, un modèle qui a pris son essor dans les pays industrialisés après la Seconde Guerre mondiale et qui continue de servir de référence pour de nombreux professionnels du développement et décideurs politiques. Ce type d’agriculture est caractérisé par l’emploi de tracteurs et de machines puissantes, d’engrais minéraux et d’aliments pour le bétail d’origine industrielle, de produits de traitement des plantes et animaux d’origine industrielle également, de variétés de plantes et de races d’animaux issues d’une sélection génétique systématisée. Ce modèle se distingue aussi par la spécialisation des exploitations agricoles dans un petit nombre de productions, les plus rentables (Mazoyer et Roudart, 2002). La croyance dans la supériorité de cette forme d’agriculture par rapport à toutes les autres a incité de nombreux gouvernements, à partir des années 1990, à modifier leurs lois foncières: l’objectif était de faciliter l’accès à la terre pour des investisseurs, étrangers ou nationaux, susceptibles de mettre en œuvre ce parangon de la modernité.

2. Appréhender les dépossessions foncières et leurs conséquences : terrains et méthodes

11Le phénomène des dépossessions foncières, en particulier celui des acquisitions foncières à grande échelle, a donné matière à des interprétations très générales en termes de poursuite de l’expansion du capitalisme, d’accumulation par dépossession et d’évolution de l’ordre alimentaire dominé par des entreprises mondialisées (McMichael, 2013; Harvey, 2010). Ces analyses, pour intéressantes qu’elles soient, ne rendent pas compte de la diversité des formes que revêtent les processus et les aboutissants des dépossessions foncières en fonction des contextes écologiques et sociaux, géographiquement situés et historiquement constitués. Or, dans chaque cas, plusieurs questions peuvent être posées: quels sont les processus conduisant aux dépossessions foncières? Quels sont les facteurs concourant à les rendre possibles? Quelles réactions politiques suscitent-elles? Quels sont leurs effets socio-économiques?

12Instruire ces questions de manière spécifique requiert des observations conduites sur les lieux mêmes des dépossessions ainsi que des enquêtes menées auprès des différents acteurs concernés, en particulier auprès de ceux qui sont dépossédés. Cela afin d’analyser leurs discours, leurs actions, leurs interactions, leurs transactions ainsi que les divers rapports – de production, d’échange, de pouvoir – qui les relient, et de comprendre leurs points de vue sur les dépossessions foncières.

13Cependant, aussi compréhensive et processuelle soit-elle, l’analyse des stratégies d’acteurs sur les lieux des dépossessions ne suffit pas, tant s’en faut, pour appréhender tous les facteurs qui rendent ces dépossessions possibles. C’est pourquoi il est nécessaire de dépasser les frontières du local et du temps présent pour réfléchir sur les causes plus lointaines des dépossessions. Et pour analyser toutes leurs conséquences, il faut disposer d’un recul de plusieurs années au moins.

3. Processus multi-acteurs, réactions politiques et rapports de pouvoir

14Les dépossessions foncières sont des processus multi-acteurs. Par exemple, de nombreux cas d’acquisitions foncières à grande échelle impliquent des acquéreurs, des usagers préalables de la terre, des représentants de l’État, des autorités locales (non étatiques), des organisations non gouvernementales (ONG) et des médias. Certains de ces acteurs ont des représentants à différentes échelles géographiques, par exemple de l’échelon local à national pour l’État, de l’échelon local à international pour les ONG, les médias et les acquéreurs. Souvent encore, les frontières entre ces catégories sont poreuses. D’un autre côté, ces processus ne sont pas instantanés; ils s’étalent souvent sur des mois, voire des décennies.

3.1. Des États hétéroclites, au rôle ambigu

15Dans la littérature sur les dépossessions foncières, l’État est un acteur qui a spécialement attiré l’attention. En particulier, dans la première vague de publications qui a suivi de près la multiplication des acquisitions foncières à grande échelle à partir de 2008 (Oya, 2013), les États ont souvent été présentés comme des blocs monolithiques, facilitant les dépossessions foncières par faiblesse ou par corruption. Cependant, depuis plusieurs années, des travaux ont montré que les États sont des acteurs hétéroclites, qui peuvent utiliser les dépossessions foncières pour consolider ou étendre leur pouvoir (Wolford et al., 2013). Certains articles de ce numéro prolongent ce courant de recherche. Ainsi, l’article de Sina Schlimmer, « Negotiating Land Policies to Territorialise State Power: The Political Outcomes of Land Deals in Tanzania », révèle que le rôle de l’État dans les dépossessions foncières est loin de se limiter aux actions du gouvernement central et des personnalités politiques les plus en vue: les personnels étatiques des services déconcentrés jouent un rôle déterminant dans les négociations avec les acquéreurs de terres; ils déploient une grande variété de stratégies pour orienter le contenu des contrats, pour poser des conditions, ce qui revient à marquer et à étendre leur pouvoir sur les territoires concernés [2]. Ce renforcement du pouvoir de l’État ne laisse pas d’être paradoxal dans cette période où le gouvernement tanzanien paraît adhérer au néolibéralisme, après plusieurs décennies de socialisme proclamé. L’article de Hamdi Ahmedou, « Mobilisations citoyennes contre les accaparements fonciers en Mauritanie: le cas du Brakna », montre aussi que différentes opinions existent parmi les acteurs étatiques mauritaniens au sujet des concessions foncières suscitées par le gouvernement (voir infra).

16L’ambiguïté des actions étatiques apparaît encore quand les dépossessions foncières entraînent des dégradations environnementales dans des zones que l’État lui-même a déclarées comme étant « protégées », au nom de l’environnement.

3.2. Des réactions politiques diversifiées

17De même que l’analyse du rôle de l’État dans les dépossessions foncières s’est complexifiée, celle des réactions de la population concernée par ces dépossessions est devenue plus riche. Les interprétations de la population comme un ensemble de victimes démunies et passives, ou au contraire comme un ensemble de résistants engagés dans une lutte collective, ont cédé la place à des analyses plus nuancées. Celles-ci tiennent compte des différents positionnements par rapport aux dépossessions foncières selon la classe, le genre, la génération, l’ethnie, la nationalité, la religion ou toute autre catégorie pertinente dans le contexte social considéré. Elles prennent aussi en compte les contours flous de ces groupes, leurs recompositions permanentes ainsi que leurs alliances éventuelles avec des factions étatiques, d’autres pouvoirs locaux ou des agents extérieurs (ONG, médias) (Hall et al., 2015). Ainsi, les dépossessions foncières de certains peuvent résulter des choix opérés par d’autres dans la même population, prêts à céder des droits fonciers dans l’espoir que les acquéreurs investiront dans la construction d’infrastructures, créeront des emplois et d’autres opportunités économiques qui permettront d’améliorer les conditions de vie. De telles motivations peuvent également animer les autorités locales (non étatiques), qu’elles soient élues ou non. Celles-ci jouent souvent un rôle déterminant, mais qui peut être ambigu, dans l’acceptation, ou le rejet, ou la négociation des conditions des acquisitions foncières. D’un autre côté, il apparaît que les mobilisations et les actions collectives sont des entreprises fragiles, dans lesquelles des alliés extérieurs peuvent être des appuis fondamentaux.

18Dans ce dossier thématique, Ahmedou analyse le processus de structuration d’un mouvement pérenne de contestation de concessions foncières accordées par le gouvernement mauritanien. Il montre que les avis des populations directement concernées sont partagés, selon des lignes qui ne correspondent pas aux appartenances communautaires. L’émergence et la persistance de la contestation doivent beaucoup à l’implication de plusieurs personnalités charismatiques locales, à l’appui de certains acteurs étatiques ou étrangers, ainsi qu’à l’obtention de financements pour organiser des protestations visibles dans l’espace public.

19À travers leur article « Réactions paysannes aux investissements étrangers: entre adhésion et résistance dans la communauté Unidade Moçambique (Mozambique) », Étienne Verhaegen et Sandrine Kiala étudient l’évolution du positionnement d’une communauté paysanne de la région Nord du Mozambique vis-à-vis de l’implantation foncière d’une entreprise étrangère sur son territoire. Dans un premier temps, cette communauté a semblé accepter cette implantation et l’engagement dans du travail salarié à temps partiel dans l’espoir d’obtenir des revenus complémentaires et d’avoir accès à de nouvelles infrastructures. Cependant, peu à peu, une méfiance et une résistance cachée se sont développées, qui ont débouché sur une opposition ouverte et active. Celle-ci fut enclenchée à la suite d’une formation organisée par l’União Nacional de Camponeses portant sur les droits des paysans et sur les contestations mises en place ailleurs au Mozambique. La communauté a ainsi gagné une capacité à négocier les conditions de l’implantation de l’entreprise. Cette dernière, soumise par ailleurs à des pressions internationales, a finalement préféré se retirer.

20En Inde, les résistances ouvertes aux dépossessions foncières sont courantes. Bhuvaneswari Raman, dans sa contribution « Contesting Land Disposession in Chennai’s Periphery (India) », analyse le processus d’acquisition de terres à usage agricole par des organisations paraétatiques très puissantes dans cette zone économique spéciale. Elle montre que les enjeux de ces acquisitions sont bien différents selon la place que la terre occupe dans les moyens d’existence des agriculteurs et selon le montant des compensations financières proposées. Ces divergences conduisent à des réactions différenciées, qui vont de l’acceptation de la transaction en contrepartie de sommes d’argent, à son rejet, et qui se manifestent par diverses manières d’interagir avec l’État et avec les partis politiques locaux, ceux-ci jouant un rôle clé dans l’organisation de certaines actions collectives.

3.3. Des représentations du monde incommensurables

21Les interactions entre acteurs dont les origines et les cultures sont très différentes conduisent à la confrontation de représentations du monde qui sont radicalement étrangères. Le Roy (2011) identifie cinq manières de représenter l’espace et montre qu’elles correspondent à des modes distincts d’appropriation de l’espace et de sécurisation foncière. En conséquence, les dispositifs juridiques qui visent à « sécuriser les acteurs pour concourir à la reproduction paisible de leurs conditions de vie en société » (Le Roy, 2011, p. 16) sont variés, et la propriété privée de la terre n’est qu’un mode parmi d’autres d’accès à des droits sur la terre et sur les ressources qu’elle porte. De plus, dans de nombreuses sociétés, « l’idée même de voir “notre” terre, de famille, de lignage, de clan […], sortir du groupe pour devenir “la chose de l’AUTRE” est difficilement concevable, surtout quand cette terre est le support des moyens de production, du culte des ancêtres » (Le Roy, 2011, p. 25). Et, pour une partie au moins de la population, c’est probablement d’autant plus difficile à concevoir si « l’autre » considère la terre comme un ensemble de ressources à exploiter afin d’en tirer un profit à court ou moyen terme, et non comme un patrimoine dont il faut faire bon usage afin que les générations futures puissent elles aussi en user. Au-delà du rapport à la ressource foncière, le rapport au temps relève aussi de représentations hétérogènes, selon la place de cette ressource dans les projets de vie des acteurs et selon leur culture. Les compensations financières en contrepartie de la cession de droits fonciers, quand il en existe, sont souvent sources d’incompréhensions: elles sont en général considérées comme un solde de tout compte par les acquéreurs qui les paient en pensant qu’ils acquièrent ainsi tous les droits sur la terre, mais elles peuvent être vues par les cédants comme une étape dans le développement de relations liées à l’usage des terres, ceux-ci considérant qu’ils cèdent une partie seulement des droits fonciers.

22À travers l’analyse de la judiciarisation de conflits fonciers, Anna Dessertine montre, dans sa contribution « Une justice foncièrement autre? Pouvoir et foncier en contexte minier aurifère (Guinée) », les contradictions entre deux modes d’appropriation de l’espace: le mode territorial et le mode coutumier, qui correspondent à deux modèles de représentation de l’espace – respectivement le modèle « géométrique » et le modèle « topocentrique », selon la terminologie établie par Le Roy (2011). En effet, le recours au droit « moderne », qui repose sur une conception territoriale de l’appropriation de l’espace, peut conduire à des décisions qui s’opposent aux droits coutumiers.

23Dans son article intitulé « Consultations communautaires et dépossessions foncières: une géographie du pouvoir au Nord du Mozambique », Nelly Leblond analyse minutieusement les interactions entre acteurs lors de sept séances formelles de consultation des populations à propos de projets d’acquisitions foncières par des investisseurs. Elle montre qu’il y a alors une confrontation brutale, sans aucun processus de traduction, entre l’univers de sens des habitants et celui des investisseurs, chaque camp ayant des visions et des attentes très différentes concernant la terre et l’investissement.

24Raman, quant à elle, s’interroge sur ce que peut être une compensation financière juste quand les modes d’accès à la terre sont très diversifiés.

3.4. Violences institutionnelles et autres

25Dans les contextes de dépossession foncière, les asymétries d’information, de ressources et de pouvoir sont sources de violence institutionnelle et aussi d’autres formes de violence déployées par les uns ou les autres pour parvenir à leurs fins: information inexistante ou incomplète des usagers préalables des terres sur les transactions foncières envisagées; pressions, intimidations et menaces exercées à l’encontre de ces usagers afin qu’ils cèdent leurs droits; manipulations, tromperies et malversations afin qu’ils cèdent leurs droits dans des conditions particulièrement avantageuses pour les acquéreurs; piétinement des droits coutumiers informels en contexte de pluralisme juridique; grande difficulté ou impossibilité d’exercer un recours judiciaire en cas de contentieux; exercice de violences physiques par des forces publiques ou privées, emprisonnements et meurtres. Selon plusieurs rapports de l’Organisation des Nations unies, parmi les défenseurs des droits humains, ceux qui travaillent sur le droit à la terre et aux autres ressources naturelles sont particulièrement visés par les violences (Monsalve Suárez, 2015). Ainsi, l’histoire des luttes contre les dépossessions foncières et pour l’accès à la terre est marquée par des violences extrêmes, incluant l’usage des armes par ceux qui en possèdent et l’élimination physique de leurs adversaires (Cramer et Richards, 2011).

26Leblond montre que la violence structurelle et la ruse sont au cœur du fonctionnement des consultations communautaires organisées au Nord du Mozambique (voir supra). Elle étudie les asymétries de pouvoir et de savoir à l’œuvre lors de ces consultations, qui aboutissent souvent – mais pas toujours – à l’implantation des investisseurs et à la dépossession des usagers préalables. Ces dépossessions prévoient fréquemment de porter sur des centaines d’hectares durant des dizaines d’années, ce dont les habitants n’ont pas forcément conscience au moment où ils donnent leur accord pour la transaction foncière. Cela étant, la ruse n’est pas l’apanage des acteurs dominants: les villageois aussi montent des subterfuges dans l’espoir de capter des ressources liées aux projets d’investissement et de les utiliser à leurs propres fins. En définitive, ces consultations apparaissent comme des mascarades, mais elles contribuent à justifier les dépossessions.

27Clara Salazar, dans sa contribution « Decisiones políticas y entramados jurídicos en un régimen de despojo: el caso del ejido “Caleras de Ameche”, Guanajuato (México) », analyse la panoplie des moyens utilisés par l’État mexicain pour faciliter l’achat de terres autrefois ejidales[3] par des entreprises privées étrangères. En 1992, une nouvelle loi agraire a rendu possible la parcellisation des terres ejidales, le changement de statut des lots de terre vers la certification foncière puis la propriété privée, et donc l’échange marchand de ces lots. De plus, des mesures ont été prises pour promouvoir les investissements étrangers. Mais, au-delà de ces réformes, certains personnels de l’État jouent un rôle très actif pour favoriser ce type de transaction foncière. Dans le cas de l’ejido « Caleras de Ameche », dans l’État de Guanajuato, Salazar révèle tout un ensemble de pressions et de menaces exercées sur les usagers préalables de l’ejido pour les conduire à vendre leurs terres, ainsi que les violences physiques infligées aux plus récalcitrants. Elle met aussi à jour les malversations qui ont permis à certains intermédiaires de s’enrichir considérablement, notamment en achetant les anciennes terres ejidales à des prix inférieurs à ceux du marché. Raman fait également état de menaces subies par les usagers préalables des terres convoitées, et de manipulations des prix de ces terres.

28Dessertine explique comment, dans la commune de Kintinian, en Guinée, les compagnies minières constituent de véritables enclaves territoriales où elles règnent en maîtres absolus, en s’arrogeant des pouvoirs qui relèvent en général de l’État, notamment celui de l’exercice de la violence armée. Ahmedou illustre aussi la violence physique exercée par l’État, mauritanien en l’occurrence.

29Enfin, dans son article « Accès aux ressources naturelles et foncières en Amazonie péruvienne: entre agriculture et exploitation aurifère artisanale », Céline Delmotte montre à quel point la violence ravage la zone de la Réserve nationale Tambopata, dans le département de Madre de Dios (Pérou). Dans cette région de jungle riche en faune et en flore, censée être protégée, les dépossessions foncières sont liées au développement d’activités illégales d’orpaillage. Des réseaux criminels se sont installés, qui font désormais face à des escadrons de sécurité et de protection privée financés par les micro-entrepreneurs s’adonnant à l’orpaillage. L’État, en exerçant une répression policière et militaire, ajoute à la violence sans parvenir à la juguler.

4. Causes et conséquences économiques et sociales

30Au-delà de leurs causes immédiates, les dépossessions foncières contemporaines, en chaque lieu, résultent d’un écheveau de facteurs économiques, sociaux et politiques à différentes échelles d’espace (régionale, nationale, internationale) et de temps (quelques mois ou années, plusieurs décennies, des siècles). Jacqueline Candau et Anne Gassiat, dans leur article « Quand l’effort environnemental renforce la dépossession foncière: le cas des agriculteurs de Piton l’Ermitage (La Réunion, océan Indien) », s’intéressent à une forme particulière de dépossession foncière qui consiste à encadrer très strictement ce que les agriculteurs peuvent faire, ou pas, de leurs terres. En analysant le cas d’agriculteurs ayant bénéficié de l’attribution de parcelles lors des réformes foncières de 1999 et de 2005, elles montrent que tout un ensemble de rapports sociaux a conditionné l’usage que ces agriculteurs ont fait des terres reçues. Ainsi, ils ont été contraints d’aménager ces parcelles, en les irriguant notamment, et d’y cultiver de la canne à sucre durant plus de dix ans. Pour certains d’entre eux, ce processus a conduit au fil de nombreuses années à une mise en incapacité professionnelle et à l’abandon des parcelles. Elles montrent aussi comment de tels processus sont imposés par les acteurs dominants de la filière sucrière, avec l’appui plus ou moins intentionnel de l’administration, et s’inscrivent dans des mécanismes institutionnels de longue durée, dont certains sont hérités du colonialisme.

31Une perspective historique de longue durée est adoptée dans l’article d’Hélène Roux, « Des droits ciblés contre les dépossessions foncières: un paradoxe? Impasses conceptuelles et juridiques des dispositifs de défense des droits à la terre en Méso-Amérique ». L’auteure rappelle que, dans cette région du monde, lors de la conquête espagnole, les mécanismes d’assignation de terres à certains groupes ethniques, et la restriction concomitante de l’accès au foncier pour d’autres groupes, allaient de pair avec des rôles productifs spécifiques imposés à chacun de ces groupes. L’auteure interroge le paradoxe, aujourd’hui, de l’instauration de droits ciblés – sur les peuples indigènes, sur les paysans – pour résoudre les problèmes d’accès à la terre avec, en filigrane, l’utilisation des mêmes catégories identitaires qu’aux époques antérieures. Elle souligne la corrélation actuelle entre assignation spécifique de terres, rôle productif et normes juridiques nécessaires pour asseoir le processus de légitimation, délégitimation ou dépossession de certains groupes, par le biais de droits compartimentés pour chaque catégorie, qui ne résolvent pas les conflits en définitive.

32Les dépossessions foncières ont des conséquences qui prennent place dans des contextes socio-écologiques en transformation, où les facteurs de changement sont multiples et ne peuvent être réduits aux seules dépossessions, comme l’illustre l’article de Christophe Gironde et Andres Torrico Ramirez « Dépossession foncière, transition agraire et capacité d’adaptation: devenir des populations autochtones de Ratanakiri (Cambodge) ». À partir d’enquêtes quantitatives et qualitatives, les auteurs mesurent les transactions foncières sur plusieurs années (2011-2016) dans deux communes de la province de Ratanakiri. Ils prennent en compte tout à la fois les concessions foncières économiques, de grande et moyenne taille, promues par le gouvernement, ainsi que les achats-ventes volontaires, de plus petite taille en général et qui peuvent être très contraints par les circonstances économiques. Puis ils examinent les conséquences de ces transactions sur les moyens d’existence de différentes catégories d’agriculteurs familiaux, sachant que d’autres facteurs influencent la dynamique de ces moyens d’existence: boom de l’hévéa puis du manioc, immigration khmère massive, développement de nouveaux modes de vie et de nouvelles aspirations. Pour ce qui est des moyens d’existence, les auteurs portent une attention particulière à la superficie cultivée, au choix des cultures, aux activités non agricoles et à l’emprunt d’argent. Ils attirent l’attention sur les ménages qui ont dû vendre leur terre pour rembourser leur emprunt, en alertant sur le fait que « les capacités d’adaptation atteignent là leurs limites ». Dans le cas analysé par Raman, les conséquences différenciées des dépossessions sur les moyens d’existence des catégories sociales concernées ont renforcé les inégalités. En effet, les agriculteurs les plus pauvres n’ont pas bénéficié de compensations financières en raison du statut des terres qu’ils utilisaient, et se sont retrouvés simples ouvriers agricoles, sans accès un tant soit peu autonome à une terre. En revanche, les plus riches ont reçu des indemnités financières élevées, qu’ils ont investies dans différents biens durables en vue de les louer.

33Delmotte montre comment le développement de l’orpaillage dans le département de Madre de Dios, au Pérou, contraint une partie des agriculteurs à céder des droits sur certaines de leurs parcelles aux orpailleurs illégaux. À travers l’analyse de ces « arrangements mutuels tissés entre acteurs », elle porte un regard sur les nouvelles relations qui se nouent entre agriculteurs et orpailleurs.

34Dessertine, quant à elle, montre qu’en Guinée, des individus et des collectivités ont recours au système judiciaire fondé sur le droit « moderne » pour contester des appropriations foncières régies par la coutume et, en conséquence, remettre en cause les hiérarchies sociales coutumières. Dans certains cas, des individus en position subalterne parviennent ainsi à récupérer des droits fonciers. L’auteure analyse notamment le cas d’une femme, dépossédée d’une parcelle à la suite d’une décision du chef coutumier de résidence, et qui en a repris possession après avoir intenté et gagné un procès.

35Les articles présentés dans ce dossier analysent donc des cas de dépossessions foncières dont les causes sont plus ou moins manifestes et les différents acteurs relativement bien identifiés. Mais cela ne doit pas masquer le fait qu’une des causes majeures de renoncement forcé à des droits fonciers dans les mondes ruraux contemporains est la pauvreté agricole, sans cesse nourrie par la dynamique économique et la politique mondiale, porteuse de concurrence et de guerre des prix entre des exploitants agricoles dont les conditions de production et les niveaux de productivité ne sont pas comparables (Mazoyer et Roudart, 2002; Weis, 2007). Les responsables de cette dynamique globale sont multiples, dispersés et, pour certains, difficiles à identifier.

Conclusion

36Ce dossier de la Revue internationale des études du développement présente une série d’études de cas de dépossession foncière reposant sur des enquêtes de terrain auprès des différents acteurs concernés. Les auteurs éclairent leurs données de terrain en mobilisant des perspectives théoriques et des méthodes qui relèvent principalement de quatre disciplines: la socio-anthropologie, la science politique, l’économie et, dans une moindre mesure, le droit pour l’analyse des textes législatifs et juridiques et leur application par les personnels administratifs ou judiciaires. Les cas étudiés sont très diversifiés du point de vue géographique puisqu’ils se répartissent entre la Tanzanie, la Mauritanie, le Mozambique, la Guinée, l’Inde, le Cambodge, le Mexique, le Pérou, le Honduras et l’île de La Réunion, en France. Les cas sont variés aussi par les types de dépossession analysés: plusieurs relèvent d’acquisitions foncières à grande échelle par des entreprises étrangères, mais les autres correspondent à des situations différentes: ventes de détresse, imposées par la pauvreté ou par la nécessité de rembourser un emprunt; ventes sous la pression de menaces et de violences physiques; cession de droits fonciers suite à des occupations de fait; confiscation de tous les droits sur la terre par une société minière détentrice d’un permis d’exploitation et de recherche et appuyée par la force publique; imposition d’obligations particulièrement lourdes quant à l’usage du sol. Les cas sont divers encore par l’usage des terres envisagé suite aux dépossessions: cultures annuelles (blé, maïs, soja, haricot, coton, légumes), cultures pérennes (hévéa, anacardier, poivrier, palmier à huile, canne à sucre, jatropha, pin, eucalyptus), installation d’entreprises, exploitation de minerais.

37À travers ces études de cas, ce dossier contribue à instruire plusieurs courants de recherche relatifs aux dépossessions foncières. Il analyse le rôle ambigu des États dans ces dépossessions, les différents acteurs étatiques agissant pour les favoriser, pour les empêcher ou pour les réorienter en fonction de leurs objectifs, et ce, en renforçant le pouvoir de l’État. Il étudie aussi comment différents groupes à l’intérieur des populations directement concernées par les dépossessions foncières se positionnent, là encore pour les favoriser, pour les empêcher ou pour les réorienter en fonction de leurs intérêts. Ce dossier instruit encore les rapports de pouvoir qui se déploient entre les acteurs au cours des processus de dépossession: toute une panoplie de moyens sont mobilisés du côté des dépossesseurs – allant des promesses de gratifications jusqu’à la violence physique et au meurtre en passant par différentes sortes de contraintes – et du côté des dépossédés – allant de la résistance cachée à différentes formes de mobilisations sociales ouvertes et pouvant aller jusqu’au meurtre. Certaines contributions examinent les conséquences des dépossessions foncières sur les moyens d’existence de diverses catégories sociales: elles concluent à un appauvrissement grave d’une partie au moins des dépossédés, qui ne peuvent plus vivre qu’à crédit ou dans un dénuement total.

38Quel que soit l’angle d’analyse privilégié, les études présentées dans ce dossier font ressortir le recul temporel nécessaire pour comprendre les processus de dépossession, qui durent souvent plusieurs années, pour appréhender les opinions et les actions des différents acteurs, qui évoluent au fil du temps et des circonstances, et pour analyser les conséquences, qui mettent plusieurs années à se matérialiser. Un recul temporel plus long encore serait nécessaire pour évaluer les effets écologiques des dépossessions foncières. L’appel à contributions de ce dossier invitait à faire des propositions d’articles sur ce thème, mais presque aucune n’a été reçue. Compte tenu de la paucité de la littérature scientifique dans ce domaine, il est certainement nécessaire de développer les recherches à ce sujet.

39Enfin, ce dossier contribue à illustrer la diversité des processus de dépossessions foncières et de leurs aboutissants: dépossession de tout ou partie des droits des usagers préalables; dépossession concernant tout ou partie de la superficie prévue au départ, ou finalement inexistante; dépossession effective mais durant un temps très limité, les usagers préalables récupérant ensuite leurs droits; nouvel usage des terres conforme aux intentions annoncées par les acquéreurs, autre usage ou pas d’usage du tout.

40Cependant, par-delà cette diversité, il reste que les dépossessions foncières ont très généralement des effets catastrophiques sur les ménages ruraux pauvres dont les moyens d’existence dépendent entièrement ou partiellement de l’accès à la terre. En effet, même pour les ménages qui combinent diverses activités, agricoles et non agricoles, l’accès à la terre est très souvent un élément crucial de leur stratégie de survie. Et, quand ils perdent cet accès, ils ont rarement la possibilité de compenser cela en accédant à d’autres moyens d’existence, notamment à des emplois salariés. De fait, dans la plupart des régions du monde, les possibilités d’emploi salarié sont beaucoup moins nombreuses que les personnes prêtes à travailler, et toute une partie de la population est en « surplus » par rapport aux besoins du capital en main-d’œuvre (Bernstein, 2003; Li, 2009).

41En Asie, les populations dont les moyens d’existence dépendent en partie au moins de l’activité agricole représentent environ 1,3 milliard de personnes. Dans les régions rurales d’Afrique sub-saharienne, l’agriculture est toujours la principale activité des ménages, les opportunités d’emplois non agricoles y sont très rares et les quelques activités non agricoles génèrent le plus souvent de très bas revenus: elles s’inscrivent bien davantage dans des stratégies de survie extrêmement précaires que dans des stratégies positives de diversification (Losch et al., 2012).

42Dans ces conditions, l’effectivité du droit à la terre est une question de survie pour des centaines de millions de travailleurs ruraux et leurs familles, et les dépossessions foncières, quelle que soit leur nature, aggravent fortement la crise multiforme qui sévit dans les milieux ruraux du monde contemporain.

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Date de mise en ligne : 17/05/2019

https://doi.org/10.3917/ried.238.0007

Notes

  • [1]
    Parmi les nombreuses publications de la BM à ce sujet, voir par exemple Deininger et al. (2011).
  • [2]
    Dans cette introduction, nous attirons l’attention des lecteurs sur certains aspects de chaque article de ce dossier, sans épuiser tous les thèmes traités par chacun d’eux.
  • [3]
    L’ejido est une terre appropriée collectivement par un ensemble d’agriculteurs. Les ejidos furent créés à la suite de la révolution mexicaine de 1910. Jusqu’en 1992, ils étaient inaliénables.

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