Couverture de RIED_237

Article de revue

Analyse bibliographique

Pages 211 à 213

Notes

  • [1]
    Voir l’analyse bibliographique de l’ouvrage de Ch. Valentin, 2017, Trente ans de vie politique Léopold Sédar Senghor, Revue internationale des études du développement, vol. 4, no 232. DOI : 10.3917/ried.232.0195
  • [2]
    Marcel Griaule est un « personnage clé de la professionnalisation de l’ethnologie française ». Voir É. Jolly, « Griaule Marcel - (1898-1956) », Encyclopædia Universalis, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/marcel-griaule/ (consulté en novembre 2018).
  • [3]
    Voir D. Murphy, 2015, « Tirailleur, facteur, anticolonialiste : la courte vie militante de Lamine Senghor (1924-1927) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 126, http://journals.openedition.org/chrhc/4122 (consulté en novembre 2018).
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Pierre Bouvier. La longue marche des tirailleurs sénégalais. De la grande guerre aux indépendances. Paris, Belin, 2018, 264 pages, EAN : 9782410002096, 24 €

2Ce livre intimiste présente des portraits de tirailleurs sénégalais, ces centaines de milliers d’hommes qui sont montés au front, « recrutés » par l’armée française lors de la colonisation afin de répondre aux besoins militaires de la Métropole. En mettant l’accent sur leurs conditions de vie, l’auteur retrace les circonstances politiques et historiques de leur engagement dans les guerres entre puissances coloniales européennes, et plus particulièrement lors des deux guerres mondiales.

3Le livre est composé de deux parties : dans la première, l’auteur décrit leur enrôlement, de gré ou de force dans l’armée française, leurs conditions de vie, l’horreur de la guerre, les promesses de la France. La seconde partie met en avant leur démobilisation, avec la perte de leur environnement, le retour en Afrique où ils vivent avec des pensions de retraites misérables, et le racisme pour ceux qui restent en métropole.

4Ces conditions de vie difficiles, qui amènent les tirailleurs sénégalais à se rendre compte des injustices dont ils sont victimes, s’accompagnent de l’émergence de la conscience de leur « négritude », à travers le discours de certains intellectuels (comme Léopold Sédar Senghor au Sénégal), d’un appel à se révolter contre les injustices, et nourrit la marche vers les indépendances africaines [1].

5En 1914, les forces indigènes sont sollicitées pour faire partie du dispositif militaire français. La « force noire » intervient alors sur les champs de bataille pour plusieurs années. Le statut des soldats coloniaux, des tirailleurs, change : ils ne sont plus fils d’agriculteurs ou d’artisans, mais ce sont des soldats. Si, pour certains, l’engagement a été choisi pour échapper à leur milieu ou situation familiale, il n’y a toutefois pas de patriotisme, sinon celui inculqué par la propagande, « qui présente l’adversaire comme un barbare sanguinaire… » (p. 10). Après la guerre de 1914-1918, leur situation se modifie : les tirailleurs ont acquis une connaissance élargie de l’univers de la colonisation et ils peuvent affirmer des valeurs sanctionnées par des médailles et des promotions. Mais aux lendemains de la victoire, la présence des tirailleurs n’est plus indispensable. Le retour en Afrique est un choc : il faut quitter l’uniforme et ses valeurs, il faut revenir dans le village et faire face aux réalités matérielles. La République, qui prône dans un premier temps l’assimilation citoyenne, sera secouée lors de la Seconde Guerre mondiale par la question des autonomies et des indépendances.

6Les injustices au niveau des rapports humains, le déséquilibre entre la situation des blancs aux colonies et des soldats noirs en Métropole font émerger et renforcent les revendications des tirailleurs.

7L’ouvrage aborde également la question des relations entre hommes blancs et femmes noires : le mariage et le métissage pouvant avoir lieu dans les colonies (p. 77). Pendant leur service, certaines Françaises sont attirées par les tirailleurs, mais c’est par curiosité, car « Mademoiselle sérieuse, il n’y en a pas beaucoup pour les noirs. Voilà pourquoi un noir doit attendre d’être chez lui, pour se marier » (p. 81). Les autorités militaires et religieuses s’inquiètent des moeurs des soldats coloniaux, surtout de la polygamie.

8De retour en Afrique, de 1919 à 1923, en L’Afrique-Occidentale française (A.-O.F.), les réinsertions des indigènes sont difficiles, au niveau des emplois notamment : « Une minorité d’ex-tirailleurs qui maîtrise plus ou moins le français a accès à des emplois dans la petite administration : interprètes, petits techniciens, postier, ouvriers, gardes de cercle… » (p. 137). En témoigne l’histoire de Mozanga Siozanga, cultivateur au Soudan, qui effectue son service militaire de 1922 à 1925. À son retour, il reprend ses activités de modeste cultivateur pendant plusieurs années. Par la suite, en juin 1956, il est désigné représentant du Parti progressiste soudanais, par le biais d’une lettre de procuration. Après l’indépendance du Soudan français, devenu Mali, il adhère à l’Union soudanaise, créée en octobre 1946, sous la houlette du président Modibo Keïta (président du Mali en 1965).

9L’auteur montre ainsi qu’à la fin de la Grande Guerre, les options, pour les soldats coloniaux, sont limitées : la majorité retourne au travail de la terre, certains entrent dans l’administration coloniale ou continuent une carrière militaire (p. 136). Les anciens soldats coloniaux ont bien accès à un certain type d’emplois : tirailleursinterprètes, au service du colonisateur qui connaît mal les langues vernaculaires africaines ; ou aides-ethnologues, mais tous ces emplois restent au service du blanc, du colonisateur, et induisent des relations de maître et de sujet (p. 146-152). Au début des années 1930, lors de l’exposition Dakar-Djibouti, conduite à l’initiative de Marcel Griaule [2], les interprètes seront encore d’anciens soldats coloniaux (p. 143).

10À la fin de la Première Guerre mondiale, au moment de l’armistice, des troupes coloniales sont envoyées pour occuper la Rhénanie. L’arrêt des combats sur le front franco-prussien ne met donc pas fin à l’engagement des soldats coloniaux. La « Force noire » est mise en oeuvre par les Français au détriment des Allemands. Ces soldats noirs sont stigmatisés : le racisme des Allemands frappe les tirailleurs, cantonnés au-delà du Rhin, en 1918. Ce racisme s’exprime ouvertement, dans la presse, par des interpellations au niveau international : les troupes coloniales sont accusées de viol des femmes (p. 155). Le IIIe Reich utilisera ces attaques virulentes contre une France « négrifiée » et Hitler se souviendra, lors de la Seconde Guerre mondiale, de ces « soldats noirs » qui ont occupé l’Allemagne (p. 156).

11Le travail forcé est également abordé, à travers l’histoire de la construction du chemin de fer Congo-Océan entre 1921 et 1931 : ce chantier fut surnommé « le mangeur d’hommes » (p. 157). Car en parallèle à leur mobilisation dans l’armée, le syndicalisme commence à intéresser les travailleurs d’origine africaine, qui occupent, en France, des postes relevant du prolétariat, au contact d’organisations ouvrières comme la CGT. En 1938, un militant syndicaliste, K. B. G. Ponoukoun, s’engage dans la Marine nationale et participe à la mise en place d’un syndicat, dans le service des douanes, avec un soldat du régiment. Ici encore, inégalité de traitement : l’administration coloniale exige des dirigeants autochtones la possession d’un certificat d’études primaires élémentaires, or rien de tel n’est demandé aux Européens ! (p. 171).

12En 1924, Lamine Senghor [3], tirailleur sénégalais démobilisé, va jouer un rôle important dans l’émergence du mécontentement latent, en mettant en avant les inégalités de traitement entre les « Nègres », et les blancs, concernant le montant des pensions accordées aux tirailleurs. Au premier Congrès de la ligue anti-impérialiste (1927), Senghor prononce un discours qui traite du contentieux que les hommes de couleur subissent du fait du système colonial (p. 179).

13En 1927, des blancs, comme Albert Londres, journaliste d’investigation, vont critiquer le colonialisme, l’esclavage, le travail forcé, l’attitude des tirailleurs sénégalais. En parcourant l’Afrique, le journaliste ne trouve pas une grande trace de l’oeuvre civilisatrice de la colonisation (p. 183).

14L’utilisation de ces « soldats noirs » lors des deux guerres mondiales a mis en évidence les injustices du système colonial : les revendications d’autonomie et d’indépendance ont émergées. Les attentes des tirailleurs sénégalais, étaient plus que légitimes : il est normal pour le continent africain d’occuper la place qui lui revient. Chaque peuple, chaque citoyen doit pouvoir prendre son destin en main et répondre à ses aspirations.

15Ce livre, très riche au niveau sociologique, relate « les histoires humaines » de plusieurs tirailleurs sénégalais : la mise en parallèle d’histoires individuelles et de l’histoire de la colonisation, puis de la décolonisation, constitue la richesse de cet ouvrage et permet à chaque lecteur de s’interroger sur les enjeux sociétaux actuels.

16Pierre Bouvier est professeur émérite à Paris-Nanterre, fondateur de Socioanthropologie, une revue interdisciplinaire, et auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont Aimé Césaire et Frantz Fanon. Portraits de (dé)colonisés, Paris, Les Belles Lettres (2010).


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Date de mise en ligne : 19/02/2019

https://doi.org/10.3917/ried.237.0211

Notes

  • [1]
    Voir l’analyse bibliographique de l’ouvrage de Ch. Valentin, 2017, Trente ans de vie politique Léopold Sédar Senghor, Revue internationale des études du développement, vol. 4, no 232. DOI : 10.3917/ried.232.0195
  • [2]
    Marcel Griaule est un « personnage clé de la professionnalisation de l’ethnologie française ». Voir É. Jolly, « Griaule Marcel - (1898-1956) », Encyclopædia Universalis, http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/marcel-griaule/ (consulté en novembre 2018).
  • [3]
    Voir D. Murphy, 2015, « Tirailleur, facteur, anticolonialiste : la courte vie militante de Lamine Senghor (1924-1927) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 126, http://journals.openedition.org/chrhc/4122 (consulté en novembre 2018).

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