Couverture de RIED_237

Article de revue

Les distorsions des politiques d’alimentation de la « révolution bolivarienne »

Crise de l’approvisionnement et politisation des contrôles au Venezuela

Pages 191 à 210

Notes

  • [1]
    Avec la reconversion monétaire effectuée le 20 août 2018, cette somme équivaut à 0,13 bolivars souverains (Bs.S).
  • [2]
    En juillet 2017, au moment de mener cette enquête, le taux de change officiel était de 10 Bs.F par USD. Tandis que le taux de change au marché noir était de 3 250 Bs.F par USD. Le prix du dollar au marché noir est également nommé « dollar parallèle ».
  • [3]
    Le site officiel du ministère du Pouvoir populaire pour l’alimentation publie un guide pour l’exportation/importation, mais il offre peu de données sur la production et la distribution de nourriture. Les nouvelles mises à jour se présentent sous la forme de tweets de son activité. Voir http://www.minpal.gob.ve (consulté en octobre 2018).
  • [4]
    La Fédération des éleveurs vénézuéliens estime que plus de 5 millions d’hectares de terres ont été expropriés par la révolution bolivarienne depuis 2005 (Seijas Meneses, 2018).
  • [5]
    Ces cas ont fait, à plusieurs reprises, la une de la presse vénézuélienne. Voir par exemple Tineo (2015).
  • [6]
    La presse mexicaine a largement relayé ce scandale des « kits d’aliments mexicains vendus avec surprix au gouvernement de Maduro » (Solera, 2017).
  • [7]
    Bachaqueo vient de bachaco, « grosse fourmi ». Cela renvoie au fait de porter des marchandises sur son dos. Le verbe bachaquear vient de ce même terme.
  • [8]

Introduction

1Rosa Andreina habite Guatire, une ville périphérique de la zone métropolitaine de Caracas. En juillet 2017, elle a 30 ans, quatre enfants et elle travaille dans un pressing industriel de manière sporadique lorsque l’établissement reçoit des commandes. En juin 2017, elle gagne 13 000 bolivars forts (VEF ou Bs.F [1]), soit le prix d’un kilo de riz. Elle demande à être payée à la journée et en espèces, et à pouvoir quitter le travail dès 16 heures pour aller immédiatement acheter un kilo de riz. Elle en prépare la moitié pour le dîner et le reste pour le petit-déjeuner du lendemain. Elle achète ce riz, importé de Chine, dans une épicerie d’immigrants chinois, largement répandue sur l’ensemble du territoire vénézuélien et qui a progressivement remplacé les épiceries des commerçants locaux depuis une dizaine d’années. Rosa Andreina et sa famille font, lors du déroulement de l’enquête de terrain, en juillet 2017, deux repas par jour. À la question de savoir si elle peut parfois ajouter des portions d’œufs, de poulet, haricots secs, viande ou poisson, ou toute autre protéine, elle répond que cela arrive rarement. Le père des enfants passe à la maison une fois par semaine pour apporter des œufs et des haricots noirs. Même s’ils ne sont plus ensemble, « il tient à ses enfants ».

2En juin 2018, j’ai revu Rosa Andreina. Le travail au pressing est devenu rare, le père des enfants est retourné en Colombie, dans la ville de Barranquilla, d’où il est originaire. Lors de leurs conversations téléphoniques, il insiste pour que Rosa Andreina lui envoie leurs quatre enfants, car elle ne trouve presque plus rien pour les nourrir à Guatire. Les enfants continuent à perdre du poids et ont du mal à finir l’année scolaire, à cause de la multiplication des difficultés inhérentes à la crise profonde qui affecte le Venezuela : cessation du fonctionnement des transports en commun, pénurie d’argent en espèces pour payer les revendeurs de rue, pollution de l’eau distribuée par le réseau public à Guatire, etc. La diminution brutale de son pouvoir d’achat et la dégradation de tous les services publics (électricité, eau courante, gaz domestique, soins, etc.) mettent Rosa Andreina dans un dilemme quant à leur avenir : elle accepte finalement de les envoyer pour les vacances scolaires, mais l’idée qu’ils puissent rester définitivement à Barranquilla la tourmente.

3L’observation du quotidien de cette mère de famille, d’un milieu populaire de la banlieue de Caracas, montre comment se manifestent l’insécurité et l’incertitude alimentaires conjoncturelles et futures : la faim constitue désormais une réalité. À la différence des cas maliens et sénégalais étudiés par Pierre Janin (2008), la hantise de ne plus pouvoir se nourrir est une nouveauté pour les ménages pauvres urbains vénézuéliens qui subissent une pénurie de nourriture élargie et durable. Par exemple, une boîte de trente œufs (la boîte standard qu’on trouve dans les marchés, divisible par deux) coûte, en janvier 2018, 319 917 Bs.F, c’est-à-dire environ 40 % du salaire minimum fixé, à cette époque, à 797 510 Bs.F [2]. Même si la Banque centrale vénézuélienne ne publie plus les données officielles concernant l’inflation et l’évolution des prix depuis février 2016, des économistes estiment qu’en 2018 les prix doublent tous les vingt-six jours (Serrano, 2018). Le Fonds monétaire international (FMI) prévoit une inflation annuelle de 1 000 000 % pour 2018. Selon celui-ci, les prix devaient augmenter de 13 864 % en juillet 2018 (FMI, 2018).

4Cet article s’efforce de mettre en évidence, à partir de données plurielles obtenues à plusieurs échelles d’analyse, la traduction de certains dispositifs du gouvernement vénézuélien en relation à la production, la commercialisation, la distribution et l’approvisionnement de produits alimentaires ainsi que leur impact sur la vie quotidienne des habitants. Il s’agit de montrer le lien entre ces politiques publiques et certaines pratiques locales très spécifiques, comme la revente de rue, tout en relevant l’expérience subjective des personnes au cœur de cette pénurie sévère. Des données empiriques, obtenues à partir de l’observation directe, ainsi que l’examen rétrospectif des mesures économiques de la dernière décennie permettent de dresser un tableau actualisé et poignant des effets de la défaillance des politiques publiques étatiques comme des difficultés à gouverner la crise, ainsi que leur impact réel et souvent méconnu, voire minimisé, sur la population.

1. Distorsions politiques et alimentation : manne pétrolière, étatisation agricole et contrôle des prix

5La mise en lumière des éléments liant la pénurie à la gestion économique et sociale des gouvernements successifs dits « bolivariens » (Hugo Chávez – 1998-2013 – et Nicolas Maduro, depuis 2013) montre comment s’articule une série de mécanismes clairement défaillants pour garantir l’approvisionnement, la commercialisation et la distribution de nourriture, et dessinant le tableau de l’insécurité alimentaire qui affecte ce pays depuis 2014 (Howard-Hassmann, 2015). En effet, si la pénurie alimentaire se manifeste, depuis 2007, trois éléments se conjuguent pour en expliquer la recrudescence.

6Le premier concerne l’augmentation rapide du pouvoir d’achat et de la consommation à la suite de la hausse de la dépense publique et de la distribution d’allocations versées en argent liquide, grâce aux prix élevés du pétrole pendant plus d’une décennie. Cette politique d’allocations s’est mise en place à la marge des institutions de l’État (ministères, sécurité sociale, etc.) et se nomme les « missions sociales » (Maingon, 2016). Le volet de ces Missions, qui comportent des transferts monétaires, est alors complètement dépendant du revenu pétrolier. En effet, entre 1999 et 2015, les revenus de l’exportation pétrolière vénézuélienne atteignent les 879 000 millions de dollars (USD). Le prix du baril passe de 16 USD à 44,76 USD en 2017 ; le prix moyen du baril pendant les dix-huit dernières années s’élève à 50 USD. C’est dire que le Venezuela connaît, lors de la dernière décennie, un boom des produits pétroliers qui engendre une extraordinaire rente ayant surtout servi les intérêts des entreprises importatrices étroitement liées à l’État. Pour la seule année 2012, 92 milliards USD rentrent dans les caisses du Trésor vénézuélien. Aucun autre président de l’histoire vénézuélienne n’a eu une telle période de prospérité économique. Ceci a permis au président Chávez de mettre en œuvre, entre 2001 et 2013, des programmes de construction de logements, de soins primaires et, dans une moindre mesure, de la redistribution en argent liquide via des allocations monétaires dans le cadre des programmes sociaux (les missions sociales) financés directement par la compagnie nationale de pétrole, Petróleos de Venezuela (PDVSA).

7L’information budgétaire officielle concernant l’assignation des ressources ainsi que la nature des dépenses n’est pas disponible et le peu de données disponibles ne coïncident pas systématiquement. Mais des rapports indépendants signalent que l’apport de PDVSA pour financer les Missions entre 2001 et 2013 aurait été de 51 377 millions USD investis dans les missions (Transparencia, 2014). Cependant, le manque de données ne permet pas d’évaluer l’impact de l’utilisation de ces ressources. En tout cas, depuis 2014, la chute du pouvoir d’achat est plus brutale, rapide et importante que son augmentation les années précédentes sans qu’aucune politique pour l’atténuer ne soit envisagée. Les ménages pauvres se trouvent ainsi démunis et dépourvus des transferts d’argent dans un contexte d’hyperinflation.

8Le deuxième élément concerne la mise en œuvre, depuis le début de la « révolution bolivarienne » en 1999, de manière autoritaire et peu concertée avec les agriculteurs, d’une politique d’étatisation et d’expropriation de fermes, plantations et d’entreprises d’importation de matières premières pour l’agro-industrie, sans pour autant mettre en place de manière cohérente et durable un modèle de production agricole alternatif. En effet, le nouveau cadre légal, statué en 1999 et confirmé en 2003, avec le clair objectif annoncé de la consolidation d’une économie socialiste, a généré de nombreux changements dans la politique économique des gouvernements dits « bolivariens », en particulier en ce qui concerne le contrôle des changes et des prix, ainsi que la décision de participer directement à l’importation des denrées et des marchandises (Morales Espinoza et al., 2013).

9Le troisième élément est la mise en place d’une politique sévère, mais très peu cohérente, de contrôle des prix. Depuis 2003, le gouvernement Chávez a émis un décret qui établit que les prix de vente au public, valables à partir de cette date, devront se maintenir jusqu’à ce que de nouveaux prix soient publiés dans le journal officiel. Les prix se sont ajustés, à nouveau en 2009, et le désapprovisionnement s’est aggravé jusqu’à devenir chronique. Ces mécanismes souvent contradictoires ont introduit des distorsions et des défaillances tant dans la production que dans la distribution.

2. Le contrôle « souverain » de l’approvisionnement

10Dans le discours officiel des gouvernements successifs d’Hugo Chávez, le principe de base des politiques alimentaires est que le Venezuela atteigne « la sécurité alimentaire et la souveraineté » (Parker, 2008). Au cours de la première décennie de la « révolution bolivarienne », entre 1999 et 2009, ce discours a favorisé l’idée de promotion de la production pour accéder à l’autosuffisance alimentaire tout en interdisant aux producteurs de recevoir des marges de profit. Cette rhétorique a même forgé le terme d’« aliments souverains » pour désigner une liste très variable, qui change selon les sources et sites officiels, de produits céréaliers et laitiers, fruits, légumes et viande [3].

11En effet, la loi de la sécurité et de la souveraineté alimentaire, promulguée en 2008, légitime toute mesure relative à l’expropriation et à l’occupation des installations privées au nom des besoins alimentaires de la population. Le président Chávez a ainsi promis la pénalisation et l’expropriation des grands propriétaires terriens [4]. Cette question complexe ne rentre toutefois pas dans notre propos, même si la question agraire a souvent été évoquée par Chávez (Enríquez et Newman, 2016).

12Depuis le début de la révolution, les gouvernements successifs de Chávez ont mis en pratique des dispositifs de contrôle de distribution et de commercialisation des produits alimentaires, notamment un panier de produits alimentaires à prix subventionnés, sans concertation avec les entreprises en charge de la distribution. Chávez s’est ainsi engagé à rendre accessible des produits agricoles nationaux aux milieux populaires via l’intervention directe de l’État dans le processus de production, de transformation, de distribution et de consommation des produits alimentaires. Les produits directement concernés par le premier décret de régulation des prix sont : le riz, l’avoine et les préparations dérivées, les préparations pour l’alimentation des nourrissons, la farine de maïs précuite (principal ingrédient pour préparer les arepas, aliment de base des Vénézuéliens), la farine de blé, les pâtes alimentaires, le pain de blé, le bœuf, le poulet, la dinde, la chèvre et le porc, le lait entier en poudre – UHT pasteurisé et stérilisé –, le lait de soja, les fromages blancs non affinés, les œufs de poule, les huiles alimentaires – sauf l’huile d’olive –, la margarine, les légumineuses, le sucre, la mayonnaise et le ketchup industriels, le café moulu et en grains, la mortadelle, le sel, les pommes de terre et, pour les poissons, le chinchard, le thon et les sardines.

13En effet, lorsque les missions sociales sont lancées, un réseau de distribution via des supermarchés est créé, vendant des aliments et des produits à des prix contrôlés. Entre 2003 et 2005, ce réseau d’établissements se développe rapidement, atteignant environ 14 000 points de commercialisation dans tout le pays (D’Elia, 2006). Le succès du réseau de supermarchés, constitué par MERCAL (Mercado de alimentos), PDVAL (Productora y Distribuidora Venezolana de Alimentos) et Bicentenario, entre 2000 et 2007, est garanti par la vente de produits à des prix inférieurs de 30 à 40 % par rapport à ceux des supermarchés privés. Ce réseau étatique bénéficie alors d’énormes avantages : les supermarchés sont exonérés de taxes et reçoivent d’énormes ressources financières tout en bénéficiant de devises attribuées à un taux préférentiel pour l’importation des produits. Leur structure de coûts et les prix bas du fonctionnement de leurs locaux rendent difficile toute concurrence. Cependant, le type de produits distribués à bas prix par le réseau étatique n’a jamais garanti l’accès à une alimentation équilibrée en protéines d’origine animale ou végétale, ni aux fruits et légumes. L’huile, la farine de maïs, le riz et, dans de rares cas, le poulet sont les produits les plus demandés – mais également les plus rares et les plus chers – par la population qui se rend aux supermarchés du réseau étatique. L’infrastructure même de ces établissements est un obstacle à une distribution réussie de produits de viande et laitiers, car ceux-ci ne possèdent pas de lieux de stockage réfrigérés. Les supermarchés sont bâtis comme des entrepôts industriels et souvent comme des hangars temporaires, sans possibilité de gérer la chaîne du froid ; la capacité de distribution des supermarchés du réseau étatique est et continue à être très réduite.

14Ainsi, le gouvernement oblige les supermarchés privés à assurer la distribution de produits dont le prix est préalablement fixé par le gouvernement lui-même, car le réseau public est largement insuffisant pour en assurer l’approvisionnement. Ceci explique en grande partie les énormes files d’attente qui se forment devant les supermarchés visibles dans les journaux télévisés du monde entier lorsque ces derniers évoquent la crise vénézuélienne. En effet, l’arrivée des camions contenant des produits « à prix régulés » est rare, ponctuelle, incertaine et défaillante. Cela a généré, depuis 2014, des situations extrêmement violentes dans des files d’attente où sont apparues des pratiques délictueuses, comme la revente des numéros de la file, et des extorsions de tout type. Les personnes qui souhaitent acheter des produits à prix régulés dorment sur place pour être les premiers dans les files et ainsi obtenir un numéro, car un marché illicite des numéros n’a pas tardé à se mettre en place. Les files d’attente sont ainsi surveillées par des militaires et il est très dangereux de les filmer ou d’effectuer des interviews. Le gouvernement a établi des mesures pour essayer d’y remédier, comme des jours de vente selon le numéro de carte d’identité. Par conséquent, les consommateurs doivent s’absenter de leur travail le jour où ils ont le droit d’acheter des produits à prix régulés. Rosa Andreina s’absente ainsi de son travail les jeudis, car sa carte d’identité termine par un 6.

15Déjà, en 2004, plus de 40 % de la nourriture consommée au Venezuela était distribuée par les réseaux de distribution gérés par le gouvernement (Penfold-Becerra, 2007). Les entreprises productrices d’aliments et les coopératives sont passées par ces réseaux étatiques pour distribuer leurs produits ; beaucoup de ces produits étaient emballés avec des étiquettes sur lesquelles figuraient des slogans politiques célébrant la révolution. Le réseau de supermarchés étatiques s’est constitué comme un instrument politique pour inciter les producteurs privés à rejoindre tous les mécanismes d’importation de matières premières gérés par l’État. Mais ces réseaux étatiques sont alors marqués par des mécanismes d’appel d’offres opaques et de la corruption dans l’attribution des devises étrangères pour l’importation. En effet, des faits irréguliers concernant la gestion des mesures de contrôle marquent l’actualité vénézuélienne en 2009, lors du dernier mandat de Chávez : la putréfaction de 122 000 tonnes d’aliments du réseau de distribution alimentaire lié à PDVSA, nommé « PDVAL » (PDVSA Alimentos), ont mis au jour des irrégularités très graves dans l’acquisition des denrées dans les marchés internationaux par des agents étroitement liés au gouvernement (El Nacional, 2013). Ainsi, 2,2 milliards USD auraient été attribués à des entreprises intermédiaires, dans le but d’acquérir des aliments devant être distribués par PDVAL, mais ayant été retrouvés en état de putréfaction dans des containers aux alentours des ports. Des containers fantômes, avec de la nourriture importée, ne cessaient alors de proliférer près des ports vénézuéliens [5]. Quelque 3 250 containers alimentaires, soit 122 millions de kilos de viande, poulet et lait, en état de dégradation avancée ont été retrouvés. Ce procès judiciaire, toujours non résolu, est devenu emblématique du détournement des fonds en devises pour l’importation des denrées alimentaires.

16Cependant, les cas de corruption dans les réseaux de supermarchés ne sont que la pointe de l’iceberg d’une série de mécanismes qui affectent sévèrement tant la production que la distribution d’aliments dans ce pays. En effet, le contrôle des changes et les formes de son implémentation ont eu un impact extrêmement négatif sur la production et la transformation locales d’aliments. L’industrie alimentaire vénézuélienne a subi une grande limitation de sa croissance dans la mesure où les entrepreneurs ont été pénalisés pour importer des produits et des fournitures. D’une part, ces contrôles non négociés avec les producteurs ont directement pénalisé leur entreprise et, d’autre part, les niveaux de salaires et de rémunération de la main-d’œuvre sont restés constants en dépit de l’inflation galopante (Suárez Niño et Morillo Moreno, 2007). Ces mécanismes, ajoutés à d’autres facteurs tels que l’incertitude et l’inflation, ont produit des effets délétères, de type cercle vicieux, qui sont à la fois la cause et la conséquence d’une pénurie devenue chronique. En limitant l’utilisation de financements externes des industriels et en favorisant celui des entreprises importatrices, corrompues ou pas, les gouvernements vénézuéliens ont largement limité la capacité des industriels locaux de faire des investissements et de se renouveler.

3. L’économie pétrolière, l’État communal et l’alimentation

17Étant donné les caractéristiques structurelles de son économie (un pays pétrolier dépendant d’une rente issue de l’exportation des hydrocarbures sur les marchés mondiaux), le Venezuela reste un pays importateur (Karl, 1997). Et si des modèles sociopolitiques ayant essayé de réinvestir la rente dans l’économie non pétrolière, voire des politiques dites de diversification de l’économie de cette période ont été mises en œuvre entre 1958 et 1998, elles sont restées fort critiquables. En effet, d’un point de vue macroéconomique, le capitalisme rentier est à la base de distorsions que les administrations successives de la « révolution bolivarienne » ont sans doute exacerbées. Mieux, des analyses détaillées montrent comment le gouvernement vénézuélien est devenu le principal investisseur dans tous les domaines de l’économie, sans pour autant avoir réussi à surmonter son héritage historique du capitalisme rentier (Purcell, 2013, 2017). Les réseaux de supermarchés étatiques se fournissent via des entreprises importatrices qui bénéficient du contrôle des changes. Ces entreprises ont mis en place des mécanismes corruptifs extrêmement lucratifs, en bénéficiant des devises octroyées par la Banque centrale ainsi que par d’autres fonds étatiques, avec un taux très favorable pour importer des denrées avec surprix, voire en mauvais état, et souvent même inexistantes. En quinze ans, trente-cinq taux de change différents ont conduit à la création de mécanismes frauduleux pour générer de l’argent en jouant avec les taux, offrant des marges significatives à ceux qui y ont accès et peuvent ensuite spéculer sur le marché noir. Ainsi, en septembre 2018, le taux de change officiel est de 61,09 Bs.S par USD quand, sur le marché noir, il se situe à 100 Bs.S par USD, à moins d’un mois de la création de la nouvelle monnaie (Tele Sur, 2018).

18PDVSA est déclaré en cessation de paiements en novembre 2017 (Wigglesworth, 2017). Entre 2004 et 2008, les revenus du pétrole atteignent des montants particulièrement importants du fait de la hausse des prix des hydrocarbures sur le marché mondial. De 1999 à 2011, les exportations pétrolières rapportent 608 milliards USD au Venezuela ; au vu du prix du baril de pétrole en 2012 (103 USD), le pays reçoit 92 milliards USD au cours de l’année. Les prix du pétrole passent de 16 à 101,06 USD le baril de 1999 à 2011. Le prix moyen du pétrole vendu par le Venezuela est de 49,30 USD pendant les douze années de la présidence Chávez (Puente, 2012). Ces prix élevés compensent partiellement le déclin de la production nationale. En 2014, la situation économique de l’industrie pétrolière vénézuélienne devient critique à la suite de la chute du prix du baril. Or, la production vénézuélienne de pétrole est en déclin depuis 2002. PDVSA est, en 2018, au plus bas niveau de sa production des quinze dernières années. Si, en 1999, PDVSA produisait 3,5 millions de barils par jour, elle ne produit en 2013 que 2,6 millions de barils par jour. Le déclin de la production pétrolière vénézuélienne le plus significatif de la décennie a lieu pendant le mois de mai 2016. La production se situe en juin 2016 à 2,37 millions de barils par jour, soit une chute de 120 000 barils par jours en un mois (Casey et Krauss, 2016).

19Le gouvernement de Nicolás Maduro met en place une carte d’alimentation appelée le « carnet de la patrie » en décembre 2016. Cette carte est exigée par les institutions, en particulier par les conseils communaux et par les réseaux de commercialisation étatiques. L’objectif du carnet de la patrie est de rationner les aliments pour assurer à chaque citoyen vénézuélien le minimum vital. Avec cette carte, on peut acheter des CLAP (de « comités locaux d’alimentation et production »), c’est-à-dire des cartons de nourriture à prix subventionnés. Même si la composition des cartons est très variable, il s’agit majoritairement de produits importés, surtout de la farine de maïs et de l’huile. Le gouvernement de Maduro promeut l’utilisation de cette carte pour le paiement des cartons CLAP. Ces cartons sont distribués par les « conseils communaux » et ceux qui veulent en acheter doivent être inscrits dans cette instance.

20En effet, à partir de 2006, le projet « bolivarien » s’est fixé comme objectif de réaliser le « socialisme du xxie siècle » à travers un « État communal ». Il s’agit d’une radicalisation de la révolution qui, à bien des égards, contredit et même viole les principes de la Constitution dite « bolivarienne » approuvée en 1999, car il s’agit d’un changement de toute la structure de l’État. En 2006, le président Chávez favorise un projet censé être fondé sur la « participation », mais, dans la mise en pratique de l’État communal, en lieu et place de cette participation, des organisations politiques, profondément verticales et administrativement très opaques, voient le jour. La loi organisant les conseils communaux, approuvée en 2009, jettent alors les bases de la création d’un nouvel État qui s’avère être une entreprise de distribution de biens et de services, avec une forte présence dans les milieux populaires. Ces conseils sont conçus comme des « organisations populaires » chargées non seulement du diagnostic des principaux problèmes locaux, mais aussi de la planification et de la gestion de projets destinés à résoudre ceux-ci. Ces conseils jouent, aujourd’hui, le rôle de distributeurs des cartons CLAP.

21Il est possible d’affirmer, à partir d’une analyse des produits qui composent les cartons CLAP qu’ils sont le résultat final d’une politique publique fondée sur l’importation de produits alimentaires, achetés au prix fort, et dont l’objectif est de fidéliser une clientèle électorale. En 2017, mes informateurs du quartier de Guatire affirment sans hésiter que la pénurie va empirer et que, tôt ou tard, ils devront tous se munir du carnet de la patrie pour obtenir les aliments fournis par le conseil communal. Ainsi, l’approvisionnement alimentaire subventionné se révèle être un mécanisme de contrôle étatique exercé, très souvent, par des militaires qui assurent la distribution des CLAP, car les Forces armées doivent garantir « la distribution et la commercialisation correctes des produits alimentaires de base » (PROVEA, 2016).

22Le produit phare du régime alimentaire des Vénézuéliens est la farine de maïs précuite pour faire la pâte des arepas, des galettes de maïs cuites, grillées ou frites, qui se mangent farcies de fromage, de viande, d’œufs, etc. Cependant, la farine distribuée dans les cartons CLAP est fabriquée au Mexique et permet de réaliser des tortillas mexicaines et pas des arepas. En effet, même si le maïs est la céréale de base de ces deux produits, la préparation et le goût diffèrent énormément : la farine des tortillas mexicaines comporte de l’hydroxyde de calcium qui donne un goût particulier et permet de faire une galette très fine et très souple. Les deux farines donnent donc des résultats très différents.

23En Amérique latine, il existe une grande variété de farines de maïs précuites, principalement agro-industrielles, adaptées aux recettes, préparations et goûts locaux, et, pour les Vénézuéliens qui dépendent des distributions de nourriture à prix régulés, devoir faire des arepas avec de la farine mexicaine constitue un véritable choc. Cette plainte était récurrente chez mes informateurs. Ils déploraient avec amertume ce système frauduleux qui les privait de leur aliment préféré. En effet, en 2017, tant au Mexique qu’au Venezuela, la presse vénézuélienne a largement évoqué cette affaire de farine achetée avec un surcoût. Un rapport a révélé que ce surcoût représentait environ 206 millions USD cette année-là. En effet, chaque carton CLAP est acheté à 42 USD, alors que son coût réel n’est que de 13 USD [6].

24La revente dans la rue des produits à prix régulés a été une forme de ravitaillement très courante jusqu’en 2018, lorsque la pénurie l’a tarie. Ainsi en est-il du bachaqueo[7] (Pons et Ramírez, 2017) – dénomination vénézuélienne de la revente illégale de produits détaillés de rues qui génère des marges importantes puisque le revendeur les acquiert à très bas prix avant de les revendre. Depuis 2013, du fait de l’hyperinflation et du manque de disponibilités monétaires, cette pratique s’est transformée : progressivement, les quantités fournies par les bachaqueros ont diminué, tandis que la variété des produits a été réduite et la revente reconfigurée en doses ou en petites portions, appelées « teticas » (« petits seins »), de lait en poudre, de café ou d’huile, emballées dans des sacs de plastique transparents par les propres bachaqueros.

25La perte de référence monétaire pour établir la valeur d’un produit est un phénomène général dans ce contexte de pénurie, à l’instar d’autres pays en crise structurelle (Blanc-Pamard, 1998). Dans les groupes d’amis ou de voisins, souvent organisés à partir des applications téléphoniques des réseaux sociaux, l’échange n’est pas basé sur la valeur monétaire des produits, mais sur la difficulté pour les acquérir. Un produit à prix régulé est échangeable sur le marché noir, tandis que d’autres, plus coûteux et difficile d’accès, le sont par troc ménager.

Conclusion

26Le caractère « autoritaire » ou « démocratique » du régime bolivarien instauré par le président Hugo Chávez en 1999 a occupé un grand nombre de chercheurs et reste marqué par une grande polarisation politique. De nombreux auteurs soulignent que les missions sociales avaient une nature inclusive qui confirme la vocation démocratique, populaire et progressiste de ce processus politique (Weisbrot et Sandoval, 2007 ; Fernandes, 2007). Au contraire, d’autres auteurs ont fait valoir que le chavisme représente un nouveau modèle d’autoritarisme latino-américain qui a profité de l’utilisation des nouvelles technologies et des revenus élevés du pétrole pour tirer parti des institutions démocratiques et miner en permanence la séparation des pouvoirs (Corrales, 2006). Dans cet article sur les modes de contrôle de la production et l’approvisionnement de nourriture à partir de cas spécifiques, la démocratie et ses formes (électorale, constitutionnelle, voire citoyenne) n’étaient pas centrales, même si de tels mécanismes institutionnels y jouent un grand rôle : ils se sont révélés non seulement inefficaces, mais ils sont également à l’origine d’une crise de grande ampleur.

27Le contrôle autoritaire de l’approvisionnement alimentaire mis en place par les gouvernements de Chávez et de Maduro, étudié ici, n’implique cependant, de ma part, aucune idéalisation de la période précédente, c’est-à-dire avant 1999. Au Venezuela, pays pétrolier et urbanisé, la production de nourriture est fondamentalement agro-industrielle. Avec cette urbanisation, les modes de consommation alimentaire ont évolué, avec une prédominance des produits transformés, souvent importés. Le panier alimentaire auquel avaient accès les Vénézuéliens pauvres, en particulier les urbains, avant l’arrivée de Chávez au pouvoir, n’était certes pas idéal. Ce constat était partagé par les experts et par les institutions concernées par la santé nutritionnelle des milieux populaires vénézuéliens. Le problème du modèle agroalimentaire était largement étudié, les diagnostics de ces défaillances étaient établis et connus (Jaffé Carbonell et Rothman, 1977). Ainsi, depuis les années 1970, la population urbaine à faible revenu consomme des produits transformés industrialisés, de faible valeur nutritionnelle (farine de maïs pour les arepas, pâtes, conserves, café, sucre et sodas), au détriment des produits moins transformés et de plus grande qualité nutritionnelle (œufs, fruits et légumes, céréales et légumes secs).

28La « guerre économique » et, depuis 2017, les « sanctions économiques » sont les arguments souvent invoqués par les gouvernements de Chávez d’abord, de Maduro ensuite, pour se disculper de la crise. Mais les sanctions venant des États-Unis, du Canada et de Panama à l’égard des fonctionnaires du gouvernement vénézuélien présentent deux volets distincts. Le premier concerne le gel, voire la confiscation, des avoirs d’investisseurs étroitement liés au gouvernement de Maduro. Ce sont des sanctions individuelles contre des investisseurs dans le cadre des investigations criminelles menées aux États-Unis [8]. Un second volet de sanctions, d’un autre ordre, a également été annoncé, avec des conséquences plus sévères pour l’économie pétrolière : le gouvernement des États-Unis a ainsi proclamé l’interdiction de spéculer sur les bons de dette (émis après septembre 2017) par le gouvernement vénézuélien ou par PDVSA, la compagnie nationale pétrolière. Ce second volet ne concerne en rien le commerce de l’importation, notamment de nourriture ou médicaments, mais vise la spéculation financière directement liée aux transactions pétrolières à l’étranger.

29Le modèle ici décrit, issu de cette série de politiques et de mécanismes institutionnels qui ont fonctionné tout au long des vingt dernières années, a eu pour effet de décourager, voire d’annihiler toute production locale, et l’investissement dans des entreprises pouvant innover en matière de production agricole durable et de réseaux accessibles est resté très faible. Mieux, ces politiques ont stimulé la spéculation financière et la création d’entreprises fantômes, notamment importatrices. C’est le grand paradoxe de la « révolution bolivarienne » en 2018 : l’endettement spéculateur et consumériste a été pensé, depuis le ministère des Finances vénézuélien au cours des vingt dernières années ; il a servi à enrichir une nouvelle classe sociale via la spéculation avec des devises octroyées à des taux préférentiels. Les Vénézuéliens sont définitivement rentrés dans la spirale de la faim.


Mots-clés éditeurs : approvisionnement, Venezuela, crise alimentaire, corruption, politiques publiques, économie pétrolière

Logo cc-by-nc-nd

Date de mise en ligne : 19/02/2019

https://doi.org/10.3917/ried.237.0191

Notes

  • [1]
    Avec la reconversion monétaire effectuée le 20 août 2018, cette somme équivaut à 0,13 bolivars souverains (Bs.S).
  • [2]
    En juillet 2017, au moment de mener cette enquête, le taux de change officiel était de 10 Bs.F par USD. Tandis que le taux de change au marché noir était de 3 250 Bs.F par USD. Le prix du dollar au marché noir est également nommé « dollar parallèle ».
  • [3]
    Le site officiel du ministère du Pouvoir populaire pour l’alimentation publie un guide pour l’exportation/importation, mais il offre peu de données sur la production et la distribution de nourriture. Les nouvelles mises à jour se présentent sous la forme de tweets de son activité. Voir http://www.minpal.gob.ve (consulté en octobre 2018).
  • [4]
    La Fédération des éleveurs vénézuéliens estime que plus de 5 millions d’hectares de terres ont été expropriés par la révolution bolivarienne depuis 2005 (Seijas Meneses, 2018).
  • [5]
    Ces cas ont fait, à plusieurs reprises, la une de la presse vénézuélienne. Voir par exemple Tineo (2015).
  • [6]
    La presse mexicaine a largement relayé ce scandale des « kits d’aliments mexicains vendus avec surprix au gouvernement de Maduro » (Solera, 2017).
  • [7]
    Bachaqueo vient de bachaco, « grosse fourmi ». Cela renvoie au fait de porter des marchandises sur son dos. Le verbe bachaquear vient de ce même terme.
  • [8]

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions