Notes
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[1]
Ce travail de terrain, réalisé au printemps 2016, a été financé par la convention de recherche SAOATI (Sécurisation alimentaire : objets, acteurs et trajectoires d’innovation) associant le Groupe Nutriset et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, que nous remercions. Il ne cherchait pas à apprécier les relations entre insécurité alimentaire rurale et commercialisation céréalière, ni à mesurer la variabilité spatio-temporelle des prix d’achat et de vente, mais se plaçait plutôt du côté des acteurs marchands et de leur structuration collective.
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[2]
Les dispositifs d’aide alimentaire illustrent la prise en compte politique de cette limite des mécanismes marchands, les statistiques publiques objectivant d’ailleurs la « demande non solvable » (Ministère de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, 2015).
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[3]
Il faut tout de même noter des exceptions, voir notamment Grégoire et Labazée, (1993) ou Phélinas (1991a).
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[4]
Ce diagnostic est établi par le Comité de prévision de la situation alimentaire et nutritionnelle et sans que les normes de consommation retenues ne soient précisément spécifiées. Le rapport distingue les provinces déficitaires, en équilibre de celles excédentaires. La Gnagna se trouve dans la seconde catégorie, qui comprend les provinces au taux de couverture des besoins céréaliers compris entre 90 et 120 %. Notre propos n’est pas de discuter de la pertinence d’une telle représentation de la sécurité alimentaire centrée sur la question de l’offre (Janin, 2010 ; Alpha et Fouilleux, 2018), mais bien de souligner quelques enjeux spécifiques liés aux relations d’échange.
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[5]
Ce chiffre est établi à partir de l’Enquête permanente agricole (EPA) burkinabè. Il correspond à une moyenne calculée à partir des données concernant les deux régions de l’Est et du Sahel, la Gnagna se situant au nord de la province de l’Est, proche de la province du Sahel.
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[6]
Cette notion désigne couramment la période – de durée variable, quelle que soit la saison considérée – pendant laquelle la consommation de la population ne peut être prise en charge par la production de l’année ou les stocks domestiques.
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[7]
Dabat et al. (2012) soulignent que, dans certaines conditions, les difficultés logistiques peuvent avoir des effets positifs sur l’approvisionnement alimentaire local en raison des effets de rétention des surplus que peuvent occasionner les mauvaises conditions de transport.
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[8]
Ce que l’on appelle ici « domination » renvoie au respect des prix transmis par les commerçants ouagalais. On comprend donc ici ce terme dans le sens donné par Weber : « La chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé » (Weber, 2003 [1921], p. 95).
-
[9]
Comme suggéré ensuite, ces poids et mesures sont plus des « appellations » que des mesures standardisées. Le poids et le volume contenu dans un yoruba est variable comme ceux d’un « sac de 100 kg ». Yoruba et « sac de 100 kg » renvoient donc plus au contenant qu’à leur poids.
-
[10]
Dans le cas de collecteurs issus de la famille, le commerçant se trouve dans l’obligation morale d’ajouter à cette rémunération un appui financier en cas de « coup dur » ou d’événements importants (mariage notamment).
-
[11]
Nous connaissons la profession du père pour vingt-huit des quarante commerçants enquêtés.
-
[12]
Les commerçants ont en effet quasiment tous une activité de production à un moment donné ou à un autre de l’année. Ils diversifient aussi leur placement en investissant dans le bétail et l’immobilier.
-
[13]
C’est une activité également pratiquée par la frange de la population la plus aisée, notamment les fonctionnaires. Il s’agit pour ces personnes d’acheter des arachides au moment de la récolte pour les revendre en juin ou juillet avec une plus-value comprise entre 50 % et 100 %.
-
[14]
Littéralement, la traduction gourmantché signifie « tu prends combien [d’argent] et tu déposes [laisses de côté, stockes] pour vendre après ».
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[15]
Cette pratique de cloisonnement monétaire est classique, notamment dans la gestion de l’économie domestique (Weber, 2009).
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[16]
Concernant le jeu sur les unités de mesure, se reporter aux travaux historiques de Kula (1984).
-
[17]
Une telle erreur est souvent encore faite par les économistes lorsqu’ils analysent le fonctionnement des marchés africains en termes de « transmission de prix », ce qui appauvrit sensiblement l’analyse des marchés africains.
-
[18]
Ce chiffre correspond à la différence entre le prix d’achat (450 francs CFA) et le prix de vente (500 francs CFA) d’un yoruba de petit mil.
Introduction
1L’approvisionnement alimentaire des populations a toujours fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics en raison de sa relation étroite avec la subsistance des populations et la stabilité politique des sociétés (Polanyi, 2011 [1977]). Plus globalement, la place de l’État et des commerçants dans la distribution des besoins alimentaires est régulièrement discutée, cela au moins depuis le xviiie siècle, au Nord comme au Sud (Thompson, 1988 [1971] ; Clément, 1999, 2004 ; Bruegel, 2009).
2Dans les pays ouest-africains, le rôle du marché dans l’approvisionnement alimentaire a été revalorisé par la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel et de restructuration des marchés dans les années 1980-1990 (Hirsch, 1990 ; Phélinas, 1991b), quitte parfois à lier, de manière quelque peu mécanique, leur amélioration et la sécurité alimentaire des populations. Les analyses post-libéralisation menées ont porté plus spécifiquement sur l’efficacité des mécanismes marchands en place, notamment du point de vue de la capacité des marchés à approvisionner des centres urbains en pleine explosion démographique (Coussy et al., 1991). Elles ont insisté sur la capacité des commerçants et de leurs infrastructures à répondre aux besoins alimentaires en forte croissance (Vennetier, 1978 ; Guyer, 1987 ; MacGaffey, 1991 ; Goossens et al., 1994 ; Chaléard, 1996 ; Chaléard et al., 2002) et ont finement décrit les acteurs des circuits d’approvisionnement (Dembélé et al., 1986 ; Sherman et al., 1987 ; Phélinas, 1991a ; Grégoire et Labazée, 1993). Les politiques publiques sont allées dans le même sens en mettant l’accent sur les imperfections du marché, notamment en termes informationnel (Galtier et al., 2014) ou infrastructurel (Paulais et Wilhelm, 2000). La revalorisation de l’activité commerciale, opérée dans les années 1990, dans les travaux académiques ou les politiques publiques, s’est toutefois faite sans prendre en compte les limites propres à l’activité commerciale lorsqu’il est question de la participation à l’approvisionnement alimentaire des populations. D’abord, l’action des commerçants ne couvre que les seuls besoins légitimes dans le cadre d’échanges marchands : les besoins solvables. Cela laisse donc de côté la question de la couverture alimentaire des plus démunis [2]. En tant qu’acteurs intéressés par l’échange (recherche d’une différence entre le prix d’achat et le prix de vente), les commerçants sont, en outre, amenés à développer un ensemble de stratégies dont l’objectif est d’augmenter leur marge commerciale. Cette dernière est considérée ici comme la cristallisation, sous forme monétaire, des rapports de pouvoir dans les relations marchandes. Elle définit, en partie, la part de la valeur ajoutée qui revient aux producteurs, ce qui n’est pas sans conséquence sur leur sécurité alimentaire. Si le pouvoir politique des commerçants a été étudié jusqu’à récemment (Amin, 1969 ; Poussart-Vanier, 2005 ; Roy, 2010), peu de travaux documentent précisément les formes prises par le pouvoir de marché de ces acteurs [3].
3Cet article cherche à combler ce manque à partir d’un cadre d’analyse issu de la sociologie et de l’anthropologie économiques. Conformément à la définition de Max Weber selon laquelle le pouvoir renvoie à la « chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté » (Weber, 2003 [1921]), l’article souhaite décrire l’usage quotidien d’un pouvoir singulier, le pouvoir de marché. Cette notion renvoie ici à la capacité d’un acteur du marché à orienter les prix dans un sens qui lui permette de modifier, à son profit, les termes de l’échange, c’est-à-dire à augmenter sa marge commerciale. Il prolonge ainsi la tradition de sociologie économique du commerce et de l’entreprise qui cherche à comprendre les soubassements sociaux à la production d’une activité profitable (Sciardet, 2003 ; Zalio, 2009).
4L’article s’appuie sur une enquête empirique, menée au printemps 2016, auprès des commerçants-grossistes de cinq marchés ruraux de la province de la Gnagna, dans l’Est du Burkina Faso : Bogandé, Piéla, Guitanga, Kodjéna et Manni, organisés tous les trois jours. Il analyse l’origine, l’entretien et l’usage que les commerçants font quotidiennement de leur pouvoir de marché dans ce contexte singulier. Il montre que l’asymétrie existante dans la distribution de ce pouvoir tient à des conditions socio-écologiques singulières, à la distribution inégale des capitaux ainsi qu’à la structuration progressive des règles professionnelles organisant le commerce. Cela permet finalement de suggérer des liens causaux entre la distribution de ce pouvoir de marché et la sécurité alimentaire des populations.
5L’article décrit, dans un premier temps, l’influence de la structure socio-écologique du marché sur la distribution du pouvoir de marché dans la Gnagna. L’instabilité alimentaire de la région, la saisonnalité de la production et des normes sociales influencent le rythme annuel des dépenses monétaires et, in fine, la capacité des acteurs à tirer profit de l’échange. Dans un second temps, il analyse l’organisation collective des commerçants et montre comment celle-ci influe également sur le partage du profit commercial. Les stratégies commerciales sont décrites dans un troisième temps. Nous montrons que le pouvoir financier de chaque commerçant influe sur les types de stratégies mises en œuvre individuellement.
1. Conditions socio-écologiques de production et organisation des marchés agricoles
6Le bilan céréalier de la province de la Gnagna se trouve juste à l’équilibre selon les statistiques nationales (Ministère de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, 2015) [4]. Si l’approvisionnement alimentaire de la population repose encore très largement sur l’autoproduction vivrière, la part dévolue au marché est non négligeable, notamment les années de mauvaises récoltes (Janin, 2004). Le taux de commercialisation de la production annuelle de denrées alimentaires dans la province, entendu comme la part de la production mise en marché est, en effet, d’environ 5 %, alors que ce chiffre peut atteindre 30 % dans une province en excédent structurel comme la Boucle du Mouhoun (Dabat, et al., 2012 ; Sawadogo et al., 2010) [5]. Cette place du marché dans l’approvisionnement alimentaire des populations s’explique par des besoins monétaires non alimentaires (festifs, éducatifs, etc.) qui demandent une mise en marché rapide des récoltes au moment précis où ces besoins surviennent. Ensuite, et surtout, parce que les stocks familiaux ne suffisent pas toujours à couvrir la consommation alimentaire des ménages ruraux toute l’année (ces derniers devant donc acheter une partie de leur alimentation) et que, plus globalement, il existe des déséquilibres entre ménages excédentaires et déficitaires au sein de la province (Janin, 2008).
7Cette province est relativement isolée en raison de la qualité médiocre des infrastructures routières qui met la capitale provinciale, Bogandé, à environ six heures de la capitale nationale, alors que ces deux villes ne sont distantes que de 266 km. Les relations commerciales sont néanmoins denses, quotidiennes et fluides, si l’on excepte les difficultés lors de la saison des pluies qui peuvent rendre certains tronçons largement impraticables. La province reste, de fait, largement connectée aux principaux courants commerciaux du pays et de la sous-région grâce aux camions détenus par certains commerçants de la province (au moins un par commune) et ceux des commerçants d’autres localités souhaitant commercer avec cette province. Ouagadougou (à l’ouest) et Pouytenga (au sud) sont les deux principales localités de destination des commerçants-grossistes de la Gnagna, à la fois pour vendre les récoltes de la province, mais également pour acheter les aliments indispensables à la couverture des besoins alimentaires pendant la période de soudure [6].
1.1. Temps des vivres, temps des besoins et rapport au marché des producteurs-consommateurs
8Dans cette petite province, la majorité de la population est donc à la fois vendeuse et acheteuse de denrées agricoles. La faible autonomie alimentaire des ménages ruraux de la région (Ministère de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, 2015) engendre un rapport au marché singulier : si les produits à vocation commerciale ne sont que très rarement consommés au sein du ménage producteur, la part des céréales achetée est plus variable et dépend en grande partie du niveau de la récolte de l’année précédente.
9Si, dans les régions excédentaires, le marché fournit des produits non directement indispensables pour la subsistance de la population, il en est donc autrement pour les régions en déficit. Dans ce dernier cas, le marché est quasiment l’unique source de fourniture d’aliments en période de soudure alimentaire. La population interagit donc avec les commerçants à une période où elle en est le plus dépendante pour son approvisionnement alimentaire. C’est l’inverse dans les zones excédentaires.
10Il faut toutefois complexifier en partie ce tableau et distinguer trois périodes de commercialisation des produits agricoles dont la durée et l’apparition oscillent fortement selon les années, les villages et les situations familiales : les mois « après récolte » (octobre, novembre décembre) ; la période de « soudure » (souvent dès juin-juillet et août, mais parfois très précoce) et une période intermédiaire entre les deux précédentes, caractérisée par des besoins monétaires ponctuels qui expliquent la mise en vente d’une partie de la production. En moyenne, sur l’ensemble du Burkina Faso, 59 % des produits mis en marché le sont durant la première période, 18,5 % durant la seconde et un peu plus de 20 % durant la troisième (Sawadogo et al., 2010). Ces données manquent évidemment de précision puisqu’aucune distinction n’est faite entre les différents produits et les différentes régions. Elles corroborent toutefois les informations recueillies sur le terrain, notamment l’étude de la rythmicité annuelle du travail des commerçants de la province (acheter aux producteurs après les récoltes avant que les flux ne s’inversent à partir de mai).
11Les sociabilités extra-économiques influencent également le rythme des dépenses monétaires et donc l’activité commerciale. Les obligations sociales de dépenses alimentaires à la période des fêtes de fin d’année expliquent, en effet, l’importance des volumes vendus à cette période, alors même que les prix y sont au plus bas du fait de l’arrivée massive de la production sur le marché. À cette période, le pouvoir de marché des producteurs n’est donc plus principalement fonction du niveau de production (cas de la période de soudure) mais également des obligations sociales. En effet, lorsque les producteurs ne peuvent répondre à ces obligations grâce à leur épargne monétaire, ils se trouvent dans l’obligation de vendre une partie de leur marchandise. Ce rapport contraint au marché – donc aux commerçants comme intermédiaires dans l’accès à la monnaie – se rejoue de la même manière en juillet-août – en période de soudure –, avant la nouvelle récolte. Le pouvoir de marché de la population est le plus faible au moment où elle a pourtant le plus besoin de se fournir par ce biais.
1.2. Rapport des commerçants au marché
12Si le rapport au marché des producteurs-consommateurs dépend fortement de leurs contraintes productives et sociales, celui des commerçants est tout autre. Pour ces derniers, les produits agricoles sont le support d’une activité profitable qui peut se résumer succinctement à vendre plus cher ce qu’on a acheté auparavant. Vu ainsi, le métier ne se distingue pas fondamentalement en fonction du produit considéré. Les denrées ne sont utiles pour le commerçant qu’en raison de leur valeur d’échange. La singularité de ce rapport des commerçants au marché a deux conséquences en termes de sécurité alimentaire : d’une part, ils mettent en concurrence des opportunités d’achat et de vente si bien que la sélection des clients s’effectue dans la limite du pouvoir d’achat des populations et non des besoins nutritionnels, comme cela peut être le cas dans d’autres formes d’approvisionnement alimentaire (aide alimentaire, par exemple). D’autre part, dans l’objectif de rechercher le maximum d’écart entre le prix d’achat et le prix de vente, ils développent tous, quoique dans des proportions différentes, des comportements spéculatifs qui peuvent avoir des effets néfastes sur le partage de la valeur ajoutée entre producteurs et commerçants et donc sur le pouvoir d’achat des producteurs-consommateurs de la province (voir infra).
13Ce rapport particulier aux denrées alimentaires, marqué par la recherche d’un profit commercial, engendre également une préférence pour les produits les plus commercialisés. De fait, les commerçants sont plus soucieux du commerce des produits non vivriers. Ils préfèrent également les années de mauvaise récolte parce que celle-ci engendre une augmentation des volumes achetés par les producteurs durant la période de soudure. Ces années-là, les commerçants cherchent d’ailleurs souvent à capter davantage de profit en allant vendre leur produit dans les zones les plus touchées par la sécheresse (région du Sahel, Niger). L’un des commerçants rencontrés a ainsi affirmé que si une route goudronnée était effectivement construite pour relier Bogandé à la capitale, cela l’inciterait à vendre davantage ses produits à l’extérieur de la province où la pénurie est la plus forte. On comprend ici qu’un meilleur fonctionnement physique des marchés n’entraînerait pas forcément un meilleur approvisionnement alimentaire des populations locales comme l’affirment les économistes raisonnant en termes d’imperfection de marché. Cela n’entraînerait qu’une reconfiguration de l’allocation des ressources sans pour autant répondre à l’ensemble des besoins [7].
14Il apparaît ainsi clairement que le niveau de production de l’année, le niveau d’organisation collective des producteurs et la spécialisation agricole de la région considérée sont des données structurelles qui influent directement sur les rapports de pouvoir dans l’approvisionnement alimentaire des populations rurales burkinabè.
2. La structure sociale du pouvoir de marché des commerçants
2.1. L’encastrement social du commerce dans la Gnagna
15Les enquêtes effectuées dans la Gnagna ont été complétées par une étude spécifique des marchés de Pouytenga et Ouagadougou (celui de Sankariaré). L’ensemble montre une organisation commerciale burkinabè stratifiée et dominée par les commerçants ouagalais [8]. Trois marchés s’emboîtent : le marché de Ouagadougou, le marché de Pouytenga et le marché local ; celui de Ouagadougou servant de référence à celui de Pouytenga, et ce dernier aux marchés locaux de la Gnagna. Cette organisation est le signe de l’influence de la demande urbaine sur l’ensemble du commerce de produits alimentaires.
16Les marchés de Ouagadougou et de Pouytenga apparaissent comme les plus imbriqués. D’abord, parce que les prix à Ouagadougou servent de référence pour les transactions qui ont lieu à Pouytenga en raison de l’importance de la demande solvable dans la capitale. Ensuite, parce que le poids des relations familiales et financières, entre les commerçants de ces deux marchés, apparaît important. Emmanuel Grégoire et Pascal Labazée (1993) soulignent également cet entremêlement des dimensions économiques et sociales de l’activité commerciale. Le cas des commerçants de la Gnagna montre toutefois que ce niveau d’encastrement des relations marchandes varie également sur des échelles géographiques restreintes. Ceux-ci apparaissent, en effet, socialement plus détachés des commerçants des marchés de Ouagadougou ou Pouytenga en raison de leur plus grande autonomie financière et sociale.
17En revanche, des relations de dépendance sociale et financière se retrouvent au sein de la province, voire des marchés ruraux. Ces derniers abritent plusieurs commerçants de produits agricoles (mil, sorgho, arachide, haricot, sésame principalement). Chacun finance des collecteurs dont l’activité consiste à sillonner à vélo, plus rarement à moto, les campagnes environnant le marché et à demander dans chacune des concessions si les ménages producteurs souhaitent vendre une partie de leur production. Le « collecteur » achète ainsi des produits à l’aide d’un petit plat appelé « yoruba », d’une contenance d’environ 3,5 kg, et remplit des sacs de 100 kg [9] avant de les rapporter au commerçant de gros resté à la boutique située au marché.
18Les collecteurs sont généralement payés à la pièce, c’est-à-dire qu’ils gagnent une marge fixe par sac livré. Le commerçant-grossiste donne au collecteur le prix auquel il lui achètera le sac et ce dernier fixe le prix d’achat au producteur en fonction de ce prix de vente [10]. La dépendance économique est ici forte puisque, dans la grande majorité des cas, les collecteurs ne sont pas financièrement autonomes : leur activité dépend des avances monétaires du commerçant. L’autonomisation financière est toutefois courante au fil du temps et peut aboutir à une installation du collecteur à son compte. C’est le cas de deux commerçants rencontrés.
2.2. Carrières professionnelles et construction des réseaux commerciaux
19L’entrée dans le commerce par la pratique de la collecte est un rite de passage obligé. Aucun cas ne contredit cette règle. La collecte familiarise le jeune apprenti aux principales techniques commerciales qui rendent l’activité profitable : savoir négocier, peser et évaluer la qualité des produits. En effet, un yoruba mal pesé rogne d’autant le profit commercial (voir infra). Si tous les grossistes rencontrés dans la province ont commencé ainsi le commerce, trois situations typiques se distinguent selon l’origine commerçante ou non du père.
20Pour les fils de commerçants (n=7) [11], l’entrée dans le métier s’effectue en travaillant pour le compte de leur père ou d’un ami commerçant de ce dernier. L’apprentissage est rapide et s’opère en suivant un collecteur en activité qui peut ainsi transmettre les ficelles du métier (voir supra). L’installation dans une boutique ne tarde pas et s’effectue non pas uniquement grâce à l’épargne issue de l’argent de la collecte, mais surtout grâce à l’aide financière familiale. Le prêt familial peut aller jusqu’à une décapitalisation importante du commerce paternel. Le père s’appauvrit pour enrichir le fils, l’équilibre économique se rejouant au sein de l’économie domestique où le fils est celui qui subvient de plus en plus aux besoins du père et de la famille. Un commerçant précise ainsi qu’après s’être enrichi tout au long de sa carrière jusqu’à avoir 4 millions de francs CFA (environ 6 000 euros) pour son activité commerciale quotidienne, il ne lui reste plus que deux millions de francs CFA pour ce faire puisqu’il a cédé en prêt deux millions pour l’installation de son fils. De fait, le père ne sera plus un grossiste, il n’ira plus vendre sur le marché de gros de la région (Pouytenga), mais fera seulement de la vente au détail, peu rémunératrice, pour entretenir ses sociabilités professionnelles passées au sein du marché. Un autre cas d’installation confirme l’importance des montants mobilisés à l’ouverture du commerce du fils. Un jeune commerçant de 24 ans s’est, quant à lui, installé il y a sept ans à Manni (un département de la Gnagna) avec 700 000 francs CFA obtenus de son père. Il a commencé comme commerçants de ferraille, activité moins consommatrice de trésorerie. Il possède aujourd’hui trois petites entreprises (ferraille et produits agricoles) qu’il fait fonctionner avec plus de 5 millions de francs CFA de capital.
21En ce qui concerne les commerçants qui ne sont pas issus d’une famille commerçante (n=21), l’ascension économique apparaît bien moins rapide. Ils ont également commencé leur activité commerciale comme collecteur, mais avec un petit capital de départ de l’ordre de 15 000 francs CFA. Dans ce cas, le passage par la collecte n’est pas seulement un temps de formation, il constitue également un temps d’« accumulation primitive » avant l’ouverture d’une boutique, cette activité s’effectuant au départ en parallèle d’une activité de production. Ces commerçants ont collecté de petites quantités de produits dans les concessions voisines de la famille pour ensuite aller les vendre à un grossiste. Il est également possible de distinguer une situation intermédiaire : le commerçant non issu d’une famille de commerçants est fortement appuyé financièrement au moment de l’installation par le commerçant chez qui il était collecteur/apprenti (n=3). Ce cas renvoie à des logiques corporatistes classiques, ce que d’autres ont caractérisé comme un « processus d’adoption » professionnel (Barthez, 1999) expliquant ce soutien financier.
22Dans tous les cas, la marge par sac est comprise entre 500 et 2 000 francs CFA selon les produits et la période. Au fur et à mesure que les relations commerciales se stabilisent entre le collecteur et l’acheteur (grossiste), ce dernier prête généralement au premier de l’argent pour renforcer ses capacités financières de collecte de produits, les achats aux producteurs s’effectuant toujours en liquide. Dans le même temps, les collecteurs utilisent une partie de leurs recettes pour leurs besoins personnels mais également pour acheter et stocker à leur compte, stratégie qui peut être très profitable selon les produits, mais très consommatrice de trésorerie. Dans un premier temps, le collecteur stocke dans sa propre concession, voire construit un espace de stockage en son sein, avant d’ouvrir sa propre boutique. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il arrête de collecter lui-même et sollicite à son tour des collecteurs.
23À mesure que le commerce croît, les réseaux interpersonnels s’étendent, localement d’abord via l’activité de collecte, puis régionalement (Pouytenga et la province du Sahel), voire nationalement (Ouagadougou, voire Bobo-Dioulasso pour acheter), lorsque les volumes rendent ces déplacements rentables.
24Finalement, l’activité commerciale dans la Gnagna apparaît moins structurée que le commerce au long cours que l’on observe à Pouytenga ou dans le Niger voisin (Grégoire et Labazée, 1993). L’origine agricole de nombre de commerçants, ainsi que l’importance de l’activité productive dans le quotidien des commerçants de la province de la Gnagna [12], souligne une différenciation sociale de l’activité commerciale vis-à-vis de la sphère de production non aboutie. Ceci est plus vrai encore pour un ensemble de producteurs qui « s’essaient » à des activités d’achat-revente intra-annuelle sans grande expérience ou compétences particulières. Cela peut expliquer l’ouverture prononcée de la profession vis-à-vis des personnes non spécifiquement issues d’une famille commerçante. Les cas rencontrés se distinguent donc en partie des trajectoires des grands commerçants étudiés par Grégoire et Labazée (1993), qui montrent une reproduction forte de la profession par la médiation des relations familiales.
2.3. La régulation d’un espace de profitabilité pour et par la profession
25L’activité commerciale ne s’opère pas sans règles collectives. L’apprentissage auprès des pairs en est une (voir supra), mais la principale est peut-être le respect des prix définis entre pairs. En effet, les commerçants d’une même localité se mettent d’accord pour acheter et vendre leur marchandise au même prix. Cela permet d’assurer à chacun une marge minimale. Ainsi, un commerçant qui s’installerait en ayant comme objectif de « casser les prix » pour gagner des parts de marché se trouverait tout de suite mis à l’écart du réseau de solidarité entre pairs. La solidarité entre commerçants prend deux formes : une mutualisation des coûts de transport et une aide financière. Il est en effet courant qu’un commerçant aille vendre la marchandise d’un collègue qui n’a pas les volumes nécessaires pour faire cette fois-ci le voyage. Les grossistes peuvent également se faire des prêts entre eux en cas de difficultés financières ou si l’un ou l’autre a des dépenses personnelles imprévues.
26Ces règles professionnelles structurent les modalités légitimes de production du profit commercial et régulent la concurrence. Celle-ci n’est pas exclue, mais elle ne s’effectue pas sur les prix. Elle se déplace sur la capacité d’approvisionnement des commerçants, c’est-à-dire sur le nombre de collecteurs que chaque commerçant a les moyens de financer. Sur ce point, les inégalités sont fortes puisque, selon les ressources financières du commerçant, chacun peut financer entre 2 et 30 collecteurs, la moyenne se situant plutôt entre 3 et 6 (12 commerçants sur les 19 pour lesquels nous avons ce renseignement).
3. Diversité des stratégies commerciales et leurs déterminants socio-économiques
27La commensurabilité des gains commerciaux est une question complexe. Si Weber qualifie l’activité capitaliste à partir de la recherche rationnelle d’une accumulation de profit (Weber, 1967 [1904-1905]), dans notre cas, celle-ci ne se donne pas à voir aisément du fait du manque de comptabilité structurée permettant d’objectiver les profits commerciaux. Les commerçants-grossistes connaissent la marge moyenne par transaction et le capital à leur disposition pour le commerce en début de saison. Les coûts fixes sont limités à la location de la boutique (autour de 5 000 francs CFA/mois), les impôts et la patente (environ 30 000 francs CFA/an) et les frais de téléphone (autour de 10 000 francs CFA/mois). Pour certains, ils ont également une liste de créances auprès de consommateurs. Ils sont en revanche incapables de donner une estimation de leur profit annuel si ce n’est en faisant la différence entre la trésorerie disponible à la fin de deux exercices (deux saisons). Cette section distingue quatre stratégies commerciales considérées comme autant d’actions illustrant l’élaboration quotidienne de la marge commerciale (Sciardet, 2003) et structurant, in fine, les rapports de pouvoir au sein des relations marchandes. Chacune joue plus ou moins sur les trois dimensions de tout accord commercial : le prix, le poids et la qualité.
3.1. L’activité quotidienne du commerce de gros
28Si les collecteurs acheminent les denrées jusqu’à la boutique du grossiste, ce dernier prend ensuite la relève et organise le transport jusqu’au prochain point de vente, Ouagadougou, mais surtout jusqu’au marché de Pouytenga, qui se tient tous les trois jours. Selon la saison et le rythme de vente des producteurs, les commerçants vont à Pouytenga à chaque marché (cas de la période de décembre à février) ou plus rarement. Cette activité quotidienne de gros n’a pas un caractère spéculatif. Le commerçant va vendre ses produits à Pouytenga dès qu’un certain volume (généralement 20 sacs), couvrant convenablement les frais de transport (logement et nourriture), est atteint. La marge brute est dans ce cas généralement de 1 000 francs CFA par sac vendu. Les commerçants enquêtés vendent ainsi entre 1 000 et 14 000 sacs par an selon l’importance du commerçant.
29Dans certains cas, toutefois, selon sa disponibilité en trésorerie, le grossiste essaie de repousser le moment de la vente (d’une ou deux semaines par exemple) pour profiter du différentiel de prix dans le temps, c’est-à-dire spéculer. En effet, les prix augmentant généralement de manière constante entre novembre et juin de l’année suivante, il y a peu de risque à attendre deux à trois semaines supplémentaires pour aller vendre plus tard dans la saison au marché de gros. Cela permet d’augmenter la marge brute par sac de manière conséquente, jusqu’à la doubler. Dans ce cas, il est ainsi possible de parler de spéculation à court terme. C’est le besoin de liquidité au quotidien qui limite ce type de comportement et cela explique que ce soit les commerçants les plus fortunés qui usent de cette stratégie.
3.2. Le commerce spéculatif
30Spéculer est une activité légitime et largement développée dans la province de la Gnagna. Elle concerne principalement les produits non vivriers, en premier lieu les arachides [13]. Cette activité est très rémunératrice, la marge brute atteignant régulièrement 75 % selon les années. Cette stratégie commerciale est également fortement consommatrice de fonds de roulement. Trop spéculer, c’est prendre le risque de ne pas pouvoir fournir les liquidités demandées par les collecteurs et donc de perdre en quelque sorte des parts de marché sur le commerce de gros qui reste le cœur de métier.
31Tous les commerçants utilisent une partie de leur trésorerie pour spéculer en achetant des produits dans la période post-récolte. Pour ce faire, la part du capital mobilisé varie entre 30 et 80 % selon le pouvoir financier du commerçant et concerne des volumes compris entre 12 et plus de 600 sacs. Les moins riches (en dessous de 2 millions de francs CFA en début de saison) d’entre eux vendent ces produits en stock dès qu’ils ont besoin de liquidités pour leur activité quotidienne. La plupart des commerçants définissent, en début de saison, l’argent mobilisé pour spéculer [14] et différencient, dans les espaces de stockage, les produits à revendre en juin et ceux destinés à être rapidement vendus en gros. Cela permet aux commerçants de s’assurer de la continuité de l’activité en modérant la dimension spéculative de leur activité.
32Les commerçants les plus riches (au-dessus de 7 millions de francs CFA de capital en début de saison) ne font plus, pour certains, cette différenciation des capitaux selon leurs usages, le travail commercial apparaissant davantage comme un travail de gestion de capitaux (financiers) sans cloisonnement des activités [15]. Leur assise financière permet de prendre ce risque.
3.3. Le commerce de détail
33En parallèle de l’activité quotidienne de commerce de gros, tous les commerçants rencontrés développent une activité de vente au détail de denrées alimentaires (mil, sorgho, haricot).
34Les revenus de cette activité sont généralement attribués aux dépenses quotidiennes des commerçants pour les besoins familiaux. La vente au détail remplit également les temps morts d’une activité fortement liée à la saisonnalité et au rythme de vente des producteurs. Elle permet également de fidéliser une clientèle à la fois acheteuse et vendeuse selon la saison. S’élabore ainsi la confiance indispensable aux relations de crédit. C’est notamment le cas de crédits en nature contractés par certaines familles pour nourrir les personnes parties aux champs pendant la saison des pluies.
35Pour saisir davantage l’économie spécifique de cette stratégie, il est possible de comparer le prix d’achat d’un yoruba – outil de mesure utilisé à l’achat et à la vente au détail – de petit mil et son prix de vente. Lors de notre enquête à Piéla, les commerçants achetaient le yoruba de petit mil 450 francs CFA (correspondant au prix d’achat en gros du sac – 18 000 francs CFA –) et ils vendaient un plat de yoruba 500 francs CFA. Reste qu’il ne faut pas en conclure une marge de 50 francs CFA par yoruba puisque les céréales vendues ont pu être achetées à une période où le prix était moins élevé. De plus, la marge au détail dépend également des jeux sur les quantités et les qualités de produits (voir infra). Bref, si les différentes stratégies commerciales peuvent être analysées distinctement pour les besoins de l’étude, elles sont toujours entremêlées dans les faits.
3.4. Le jeu sur les quantités et sur les qualités
36Les commerçants ne jouent pas uniquement sur les différentiels de prix dans le temps et dans l’espace. Ils se permettent de jouer également sur les unités de mesure pour augmenter leur marge commerciale. Ainsi l’outil de mesure, le « plat » ou yoruba, peut être différent selon que le commerçant achète ou vend. Il utilise un plat un peu plus grand pour acheter que pour vendre.
37Dans le même objectif, les commerçants essaient de remplir au maximum le plat lorsqu’ils achètent, en s’aidant de la main ou du bras, ce qu’ils ne feront pas avec la même vigueur lorsqu’il s’agit de vendre (pratique courante également en situation d’achat bord-champ). Plusieurs commerçants affirment ainsi « gagner » régulièrement entre deux et trois yoruba par sac de 100 kg (contenant entre 35 et 40 yoruba selon les céréales). Cela peut ainsi doubler le profit par sac et s’ajouter au profit issu de la différence de prix entre achat et vente.
38Les commerçants réussissent également à augmenter leur profit en jouant plus directement sur la variabilité de la qualité des produits. Pour comprendre cette stratégie commerciale, il faut prendre en compte que les achats aux producteurs se font au volume (yoruba ou sac), alors que les ventes à Pouytenga ou Ouagadougou se font généralement au poids. De ce fait, les commerçants doivent savoir évaluer la maturité des produits, notamment des arachides, lorsqu’elles sont vendues non décortiquées. En effet, de cette maturité dépendent la densité des sacs et donc le poids qu’ils pourront en retirer. Les commerçants réalisent cette évaluation en soupesant les sacs, à la main, ce qui leur permet de juger si les graines sont bien « développées » dans leurs coques. Ils peuvent également broyer doucement les coques, le son indiquant le niveau de maturité (coques plus ou moins creuses). Cet « effet qualité » se retrouve sur d’autres produits comme le sorgho ou les arachides décortiquées pour lesquelles il existe également différents prix selon que chaque graine a encore, ou non, le son.
39Ces différentes stratégies rappellent les résultats de Jane Guyer sur les stratégies de « gains marginaux » dans les économies faiblement industrialisées (Guyer, 2004). Dans les économies fortement industrialisées, la qualité et les volumes des produits sont souvent fixes. La concurrence peut s’effectuer par les prix ou par différenciation via la qualité, mais, dans tous les cas, le rapport qualité-prix est généralement standardisé.
40Les logiques marchandes sont plus labiles dans un contexte où les « standards de commensuration » (systèmes métriques, normes de qualité, crédit et calcul assurantiel…) sont peu stabilisés par une bureaucratie respectée [16]. Dans un tel contexte, les stratégies commerciales prennent des formes multiples qu’une simple analyse par les prix ne permet pas de saisir [17]. Le commerce de denrées alimentaires dans la Gnagna en est une parfaite illustration.
Conclusion
41L’origine des profits commerciaux est un angle mort de la littérature sur les marchés agricoles ouest-africains de la période post-libéralisation. Les travaux économétriques s’intéressant à la dynamique des prix dominent le sujet sans pour autant décrire la construction concrète de ces derniers. Ils supposent que la concurrence entre acteurs dilue le pouvoir de marché de chacun d’entre eux, à moins que des asymétries d’information (Maître d’Hôtel et al., 2018) ne viennent distordre l’effet de modération des profits attendu de la concurrence.
42L’article montre que la concurrence entre commerçants de denrées agricoles de la Gnagna n’est pas aussi prégnante que le supposent les travaux économétriques. Si elle n’est pas inexistante, elle est socialement régulée par les commerçants pour éviter une guerre trop féroce sur les prix qui en ferait disparaître certains. La concurrence prend une autre forme : une lutte pour étendre les réseaux d’approvisionnement via le financement des collecteurs (de trois à trente selon les commerçants). En outre, l’article montre que le pouvoir de marché des commerçants ne se limite pas à un avantage informationnel. Ce pouvoir s’ancre dans un contexte socio-écologique favorable aux commerçants puisqu’il oblige les producteurs à vendre leurs produits lorsque les prix sont au plus bas et à acheter les denrées manquantes lorsqu’ils sont au plus haut, faute d’épargne. Le capital financier des commerçants leur permet de ne pas être sous l’emprise des rythmes sociaux et écologiques qu’ils retournent à leur avantage, par les capacités de stockage qu’il permet. S’il existe des asymétries d’information sur l’évolution des prix ou la qualité des produits, elles restent, selon les dires d’acteurs, très relatives, notamment avec la généralisation de l’usage du téléphone portable. C’est bien plutôt la distribution inégale des ressources monétaires – et la capacité réelle à faire appliquer ces prix lors d’une transaction concrète – qui explique pourquoi les commerçants réussissent à capter une partie de la valeur ajoutée de la production agricole au détriment des producteurs-consommateurs de la Gnagna. Rappelons que, sur les produits non vivriers achetés en décembre, la stratégie de spéculation permet à certains commerçants de se faire une marge correspondant régulièrement à 75 % du prix d’achat. Sur les produits vivriers, si la différence entre les prix d’achat et les prix de vente permettent de conclure à une marge d’environ 10 % [18], n’oublions pas que les jeux sur l’outil de mesure permettent de doubler cette dernière.
43Au dire des commerçants, les capitaux mobilisés pour se lancer dans le commerce sont de plus en plus importants. Ceci pose la question de la reproduction future de ce groupe social, de l’évolution des stratégies commerciales et donc de l’évolution des rapports sociaux entre les différents protagonistes des marchés agricoles. La capitalisation croissante du commerce ne va-t-elle pas renforcer le cloisonnement croissant de cette profession ? Dans ce cas, il est peut-être à craindre que la modération observée dans la recherche du profit ne s’atténue au détriment de la sécurité alimentaire. Comment les futurs commerçants useront-ils de leur pouvoir financier croissant ? Quelle place donneront-ils à la spéculation dans leur mix stratégique ? Nos enquêtes suggèrent que, plus les commerçants sont riches, plus ces derniers réservent une part importante de leur capital à la spéculation. Certes, dans le cas de la Gnagna, les pratiques spéculatives peuvent avoir, dans certains cas, un effet nul sur le pouvoir d’achat puisque les consommateurs sont aussi souvent des producteurs et que ces derniers pourraient profiter d’une augmentation générale des prix. Mais, pour profiter pleinement de l’augmentation des prix, notamment lorsque celle-ci est passagère, encore faut-il pouvoir stocker sa marchandise pour la revendre ultérieurement. L’effet négatif sur la sécurité alimentaire serait, dans ce cas, le plus fort sur la partie de la population qui n’est pas également productrice et sur celle qui n’est pas alimentairement autonome sur l’ensemble de l’année (plus de 50 % pour la Gnagna – Ministère de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, 2015).
44Le manque d’études sur le groupe social des commerçants, pourtant au cœur du capitalisme commercial sahélien, permet de comprendre en partie pourquoi les rapports marchands sont peu pris en compte dans les préconisations et l’action publique concernant la sécurité alimentaire. En effet, celles-ci se focalisent principalement sur l’amont ou l’aval de l’échange marchand soit par une action sur la production (Alpha et Fouilleux, 2018), soit par une action sur la demande non solvable par une politique d’aide alimentaire et de stocks publics pour pallier les crises alimentaires. Pourtant, les commerçants sont bien au cœur de la relation entre l’offre et la demande alimentaire. Par leur action sur les prix, ils influent en partie sur les producteurs. Par la concurrence qu’ils font jouer entre les consommateurs, ils déplacent la frontière entre demande solvable et insolvable, notamment en période de crise alimentaire. Bref, les étudier est indispensable pour comprendre la distribution de la valeur ajoutée de la production agricole dans les zones rurales sahéliennes. En donnant à penser la dimension politique des relations marchandes, cet article réactualise des réflexions anciennes qui ont été au cœur de celles sur les greniers villageois ou les banques de céréales (Reusse et al. 2002), ou celles plus récentes sur les expériences de warrantage.
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Mots-clés éditeurs : marchés agricoles, commerçants, Burkina Faso, sécurité alimentaire, profit
Date de mise en ligne : 19/02/2019
https://doi.org/10.3917/ried.237.0165Notes
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[1]
Ce travail de terrain, réalisé au printemps 2016, a été financé par la convention de recherche SAOATI (Sécurisation alimentaire : objets, acteurs et trajectoires d’innovation) associant le Groupe Nutriset et l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, que nous remercions. Il ne cherchait pas à apprécier les relations entre insécurité alimentaire rurale et commercialisation céréalière, ni à mesurer la variabilité spatio-temporelle des prix d’achat et de vente, mais se plaçait plutôt du côté des acteurs marchands et de leur structuration collective.
-
[2]
Les dispositifs d’aide alimentaire illustrent la prise en compte politique de cette limite des mécanismes marchands, les statistiques publiques objectivant d’ailleurs la « demande non solvable » (Ministère de l’Agriculture et de la Sécurité alimentaire, 2015).
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[3]
Il faut tout de même noter des exceptions, voir notamment Grégoire et Labazée, (1993) ou Phélinas (1991a).
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[4]
Ce diagnostic est établi par le Comité de prévision de la situation alimentaire et nutritionnelle et sans que les normes de consommation retenues ne soient précisément spécifiées. Le rapport distingue les provinces déficitaires, en équilibre de celles excédentaires. La Gnagna se trouve dans la seconde catégorie, qui comprend les provinces au taux de couverture des besoins céréaliers compris entre 90 et 120 %. Notre propos n’est pas de discuter de la pertinence d’une telle représentation de la sécurité alimentaire centrée sur la question de l’offre (Janin, 2010 ; Alpha et Fouilleux, 2018), mais bien de souligner quelques enjeux spécifiques liés aux relations d’échange.
-
[5]
Ce chiffre est établi à partir de l’Enquête permanente agricole (EPA) burkinabè. Il correspond à une moyenne calculée à partir des données concernant les deux régions de l’Est et du Sahel, la Gnagna se situant au nord de la province de l’Est, proche de la province du Sahel.
-
[6]
Cette notion désigne couramment la période – de durée variable, quelle que soit la saison considérée – pendant laquelle la consommation de la population ne peut être prise en charge par la production de l’année ou les stocks domestiques.
-
[7]
Dabat et al. (2012) soulignent que, dans certaines conditions, les difficultés logistiques peuvent avoir des effets positifs sur l’approvisionnement alimentaire local en raison des effets de rétention des surplus que peuvent occasionner les mauvaises conditions de transport.
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[8]
Ce que l’on appelle ici « domination » renvoie au respect des prix transmis par les commerçants ouagalais. On comprend donc ici ce terme dans le sens donné par Weber : « La chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé » (Weber, 2003 [1921], p. 95).
-
[9]
Comme suggéré ensuite, ces poids et mesures sont plus des « appellations » que des mesures standardisées. Le poids et le volume contenu dans un yoruba est variable comme ceux d’un « sac de 100 kg ». Yoruba et « sac de 100 kg » renvoient donc plus au contenant qu’à leur poids.
-
[10]
Dans le cas de collecteurs issus de la famille, le commerçant se trouve dans l’obligation morale d’ajouter à cette rémunération un appui financier en cas de « coup dur » ou d’événements importants (mariage notamment).
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[11]
Nous connaissons la profession du père pour vingt-huit des quarante commerçants enquêtés.
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[12]
Les commerçants ont en effet quasiment tous une activité de production à un moment donné ou à un autre de l’année. Ils diversifient aussi leur placement en investissant dans le bétail et l’immobilier.
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[13]
C’est une activité également pratiquée par la frange de la population la plus aisée, notamment les fonctionnaires. Il s’agit pour ces personnes d’acheter des arachides au moment de la récolte pour les revendre en juin ou juillet avec une plus-value comprise entre 50 % et 100 %.
-
[14]
Littéralement, la traduction gourmantché signifie « tu prends combien [d’argent] et tu déposes [laisses de côté, stockes] pour vendre après ».
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[15]
Cette pratique de cloisonnement monétaire est classique, notamment dans la gestion de l’économie domestique (Weber, 2009).
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[16]
Concernant le jeu sur les unités de mesure, se reporter aux travaux historiques de Kula (1984).
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[17]
Une telle erreur est souvent encore faite par les économistes lorsqu’ils analysent le fonctionnement des marchés africains en termes de « transmission de prix », ce qui appauvrit sensiblement l’analyse des marchés africains.
-
[18]
Ce chiffre correspond à la différence entre le prix d’achat (450 francs CFA) et le prix de vente (500 francs CFA) d’un yoruba de petit mil.