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Article de revue

Produire et se nourrir dans les monarchies du Golfe

Une économie politique des approvisionnements agricoles et alimentaires

Pages 65 à 87

Notes

  • [1]
    Entre 2000 et 2018, la population totale de l’Arabie saoudite, des EAU et du Qatar a été multipliée par 1,8.
  • [2]
    Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un pays est en pénurie dès lors que la disponibilité d’eau douce par habitant et par an est inférieure à 1 000 m3.
  • [3]
    FAOSTAT/AQUASTAT, 2018.
  • [4]
    Les prélèvements d’eau à des fins agricoles représentent 87 % en Arabie saoudite, 60 % au Qatar et 80 % aux EAU (AQUASTAT, 2018).
  • [5]
    Selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), les six monarchies du Golfe importent chaque année environ 27 millions de tonnes de nourriture, ce qui représente près de 70 % des besoins alimentaires.
  • [6]
    Au niveau des ménages, l’hypothèse de l’absence d’insécurité alimentaire doit être discutée dans la mesure où il existe de grands écarts de richesse au sein de la population, notamment chez les populations expatriées dont une partie ne touche que de faibles salaires les exposant à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle.
  • [7]
    Nous utilisons le terme de « souveraineté alimentaire » en tant que capacité à concevoir des politiques publiques agricoles et alimentaires.
  • [8]
    Le choix de ces pays est lié à l’actualité ainsi qu’à une utilisation de la comparaison par contraste. Les données présentées par l’auteur sont issues de recherches précédentes et d’une enquête de terrain en Arabie saoudite réalisée en décembre 2015.
  • [9]
    Le barrage d’Assouan est achevé en 1970 et permet à l’Égypte de contrôler les crues du Nil et d’accroître ses capacités agricoles.
  • [10]
    À l’image du ministre de l’Industrie et de l’Électricité et premier président de SABIC Ghazi Abdul Rahman Al Gosaibi.
  • [11]
    Voir à ce sujet les travaux de Steffen Hertog sur les controverses de la modernisation saoudienne et la concurrence sous fond de conflits entre grandes familles, entrepreneurs et clans de la famille royale (Hertog, 2008).
  • [12]
    En intégrant l’ensemble des subventions directes et indirectes, entre 1984 et 2000, le coût de production en Arabie saoudite d’une tonne de blé avoisine les 1 000 USD (chiffres recalculés par Elhadj, 2004).
  • [13]
    Il faut en moyenne dans le Golfe deux à trois fois plus d’eau pour arroser un hectare que dans les zones tempérées et Elhadj (2004) estime qu’entre 1980 et 2000, plus de 300 milliards de m3 ont été mobilisés pour l’agriculture irriguée.
  • [14]
    C’est le cas par exemple du Vietnam, deuxième exportateur de riz, qui en interdit les exportations au printemps 2008.
  • [15]
    D’autres pays et firmes se sont projetés à l’international pour sécuriser leurs approvisionnements alimentaires comme la Chine.
  • [16]
    Pour une analyse détaillée des investissements fonciers, voir les travaux de la coalition internationale de recherche Land Matrix.
  • [17]
    « Pluie », en arabe.
  • [18]
    Entretien avec des hommes d’affaires et hauts fonctionnaires rencontrés à Riyad en décembre 2015.
  • [19]
    NADEC possède six fermes, avec environ 75 000 vaches, et produit 1,5 million de litres de lait par jour.
  • [20]
    Pour rappel, depuis le règne de Saoud ben Abdelaziz (1953-1964), le titre de roi se transmet non pas entre père et fils, mais entre frères et demi-frères (succession adelphique), par rang d’âge à la suite d’un conseil de famille (Mouline, 2010). Cela a conduit à une forme de gérontocratie bloquant l’évolution du royaume. En 2015, Mohamed Ben Nayef, premier de la génération des petits-fils est désigné comme prince héritier avant d’être évincé au profit de son cousin et fils du roi Salman, MBS.

Introduction

1« Donnez-moi les moyens de l’agriculture et je vous donnerai en retour une civilisation. » En 1946, déjà, Sheikh Zayed ben Sultan Al-Nahyan, père fondateur des Émirats arabes unis (EAU), rappelle la dimension politique de l’agriculture et de l’alimentation, en particulier dans une des régions les plus inhospitalières du monde. Soixante-dix ans plus tard, l’équation agricole et alimentaire s’est aggravée. Il s’agit de nourrir une population croissante [1] avec des modes de vie profondément bouleversés et de faire face à la volatilité des prix des matières premières, au changement climatique et à la grande rareté des ressources en eau et en terre. Ce dernier point est certainement celui qui pèse le plus sur les agricultures des trois pétromonarchies qui seront traitées plus bas : l’Arabie saoudite, le Qatar et les EAU. Ces dernières sont pauvres en terres arables (elles ne représentent que 1,6 % de la superficie de l’Arabie saoudite, 0,4 % aux EAU et 1,1 % au Qatar) et en eau (les ressources en eaux renouvelables par an et par habitant sont de 76 m3 en Arabie saoudite, 16 m3 aux EAU et 26 m3 au Qatar [2]) [3]. Le peu d’eau disponible va d’ailleurs presque exclusivement à l’agriculture [4]. Le fait de nourrir et de se nourrir est alors, dans ces monarchies autoritaires, un enjeu stratégique de sécurité nationale dans un contexte de très grande dépendance aux marchés internationaux [5]. Il ne semble cependant pas que ces pétromonarchies soient en situation d’insécurité alimentaire (Spiess, 2011) puisque les risques qui pèsent sur l’accès, la stabilité et la disponibilité sont limités, à condition bien entendu de n’apprécier que leur capacité à financer des importations alimentaires [6]. Il s’agit, en effet, de considérer les enjeux d’approvisionnements, et donc de sécurité ou de souveraineté alimentaire [7], à l’aune des choix politiques et des rivalités de puissance portées dans l’espace (Blanc, 2012).

2Cet article examine, avec une approche de géopolitique économique et de géostratégie, l’économie politique des approvisionnements alimentaires en situation d’autoritarisme, de rareté de l’eau et du foncier, et de dépendance à la rente des hydrocarbures. L’objectif est d’analyser, avec une perspective historique, les mises à l’agenda successives de la question agricole et alimentaire au Qatar et dans les EAU [8] en insistant sur les relations entre la puissance publique et les entreprises. Nous interrogeons la manière dont les catégories politiques de l’approvisionnement alimentaire, c’est-à-dire le développement d’une agriculture nationale, le recours aux marchés internationaux, les investissements fonciers et agricoles à l’étranger sont le produit d’alliances, d’arrangements et de concurrences entre États et avec le secteur privé, à de multiples échelles.

1. Les performances historiques d’une stratégie agricole et entrepreneuriale visant l’autosuffisance alimentaire sélective

3Avant le milieu du xxe siècle, les activités agricoles dans la péninsule arabique se limitent à la culture du palmier dattier dans les oasis, à la pêche et au commerce de la perle, ainsi qu’à l’élevage nomade. À partir des années 1940, l’agriculture domestique connaît une profonde révolution. Sur le plan historique, mais aussi en termes de moyens investis, l’Arabie saoudite est la première à concevoir une politique ambitieuse d’indépendance agricole et alimentaire. Cette première section revient, à partir du cas saoudien, sur les soubassements géopolitiques de la stratégie d’autosuffisance et de la puissance agricole de la monarchie.

1.1. Nourrir la population pour se produire comme État

4En Arabie saoudite, c’est par un « fait du Prince », celui du roi Abdelaziz, que le royaume connaît la première étape de sa modernisation agricole dans les années 1940, dix ans après l’unification de ce grand royaume, sous la bannière des Al Saoud. Après un voyage aux États-Unis en 1947, le roi souhaite transférer dans le royaume les méthodes agricoles qui prévalent dans les zones arides de l’Arizona. Puis, à partir des années 1960, dans le contexte de la croissance des revenus pétroliers, de grands programmes de développement, notamment agricoles, sont mis en œuvre en Arabie saoudite. Ils répondent à l’échelle du territoire national à trois objectifs.

5Le premier objectif est d’institutionnaliser la dynastie Al Saoud par la création d’institutions politico-administratives. Comme c’est le cas pour d’autres secteurs productifs, les ressources financières issues de l’exploitation des hydrocarbures sont utilisées pour réaliser de grands programmes en agriculture, notamment via le ministère de l’Agriculture, créé en 1953, le fonds de développement agricole, l’Organisation d’État des silos à céréales et des minoteries (Grain Silos and Flour Mills Organisation – GSFMO) ou encore la Banque agricole saoudienne, fondée en 1973, qui subventionne l’achat de motopompes ou la réalisation de grandes infrastructures (barrages, canaux d’irrigation, routes…).

6Le deuxième objectif est le contrôle du vaste territoire sur lequel règne le clan Al Saoud. La modernisation agricole et plus précisément la distribution des terres en jachère (loi de 1968), notamment aux entreprises agricoles et à la population bédouine, y contribuent (Elhadj, 2004 ; Pouillon, 2017). La politique agricole participe ainsi à la sédentarisation des Bédouins (commencée par Ibn Saoud au début du siècle), qui voient dans la propriété foncière un moyen de s’enrichir en utilisant les subventions pour équiper la terre et produire progressivement des cultures spéculatives (pastèque, luzerne, tomates, etc.) (Bonnenfant, 1977).

7Enfin, le troisième objectif tient dans la nécessité pour le pouvoir saoudien d’offrir une alimentation bon marché à une population urbaine en pleine croissance. Il s’agit d’une part importante du contrat social liant la dynastie à sa population pour la mise en place de l’État-providence et la redistribution de la rente pétrolière.

8Au-delà de l’échelle nationale, il faut aussi considérer les résonances extérieures de cette modernisation agricole en termes de rapports de puissance sur la scène régionale, en particulier dans le contexte de la guerre froide. En effet, dans les années 1960 et 1970, le jeune État d’Israël mais aussi l’Égypte [9], parangon du nationalisme arabe antimonarchique, s’affirment comme des puissances agricoles de premier ordre capables de poursuivre des objectifs d’autosuffisance alimentaire. Pouvoir transformer le désert en jardin correspond alors pour Riyad à un moyen d’affirmer sa puissance et la modernité de ses infrastructures tout en repositionnant ainsi le royaume dans la géostratégie régionale. Cette stratégie s’inscrit d’ailleurs, au moins dans les discours, dans une recherche d’indépendance alimentaire. Ce cadrage de la question alimentaire est intimement lié aux souvenirs d’une pénurie évitée de justesse au cours de la Seconde Guerre mondiale grâce à la fourniture de denrées alimentaires par le Centre d’approvisionnements alliés au Moyen-Orient (Collingham, 2011). En outre, la menace de l’arme alimentaire, brandie notamment par Richard Nixon en 1973 dans la foulée du premier choc pétrolier, laisse une empreinte forte dans la conscience collective arabe, similaire à celle que « l’arme du pétrole » laisse sur celle des Occidentaux (Woertz, 2013).

1.2. Géographie politique de la modernisation agricole saoudienne : la naissance d’une classe d’entrepreneurs

9Au tournant des années 1970, certains groupes sociaux sont particulièrement ciblés par la monarchie saoudienne dans le partage de la rente afin qu’ils apportent au régime un soutien politique durable. Il s’agit des membres du clergé sunnite wahhabite, des chefs tribaux, des familles commerçantes et des militaires (Elhadj, 2004). Ils bénéficient des différentes mesures mises en place dans le cadre de la modernisation agricole et qui prennent la forme de dispositifs de subventions directes et indirectes. Ainsi, le GSFMO achète les productions agricoles à des prix garantis. Entre 1984 et 2000, le prix moyen de la tonne de blé payé aux producteurs saoudiens est d’environ 500 USD alors que, sur la même période, le prix moyen est de 120 USD la tonne sur le marché nord-américain (Elhadj, 2004). Les producteurs de blé, d’orge et d’autres commodités bénéficient de nombreuses subventions, notamment sur l’eau et l’énergie, essentielles pour le pompage dans les nappes, le transport et le stockage des marchandises. L’achat de motopompes, de machines agricoles, d’alimentation animale ou encore d’engrais est subventionné jusqu’à 50 % par le gouvernement. Ces derniers sont d’ailleurs produits dans le royaume, qui, dès le milieu des années 1970, encourage la fondation de grands empires industriels et pétrochimiques. En 1976, le roi Khaled signe un décret royal créant la compagnie publique Saudi Arabia Basic Industries Corporation (SABIC), un des premiers fabricants mondiaux d’engrais et de fertilisants. SABIC, qui catalyse et agrège à la fin des années 1970 un vaste ensemble d’activités industrielles et pétrochimiques, est née de la volonté du prince héritier Fahd d’industrialiser le royaume (Al-Zahrani et Elhag, 2003). Pour ce faire, il s’entoure et soutient un clan de technocrates et d’ingénieurs [10] issus de grandes familles saoudiennes qui militent pour réduire la dépendance à l’étranger et effectuer une modernisation du pays par et pour les Saoudiens [11].

10Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les bénéficiaires de ces subventions directes et indirectes ne sont pas des fermiers professionnels, mais bien des investisseurs qui ne sont là que pour les subventions (Woertz, 2013). Il s’agit de propriétaires absents, sans expérience en agriculture, qui importent massivement les technologies d’irrigation à pivot central ainsi que la force de travail, qualifiée ou non. L’économie politique saoudienne est historiquement marquée par un tropisme vers le secteur privé trouvant son origine dans l’existence d’une élite marchande qui existe bien avant l’exploitation du pétrole (Luciani, 2005 ; Hertog, 2013). Puis, jouissant d’une rente conséquente, la dynastie au pouvoir intègre, via des pratiques de clientélisme et de cooptation, cette élite marchande, créant ainsi une bourgeoisie issue des allégeances tribales ou familiales (Chaudhry, 1997). Cette dernière s’enrichit grâce aux largesses de la monarchie pour cultiver du blé, de l’orge et produire des légumes et du lait, et ne supporte pas le coût des investissements pharaoniques consentis par le gouvernement, grâce à la rente pétrolière [12]. L’utilisation de cette dernière permet à l’État développementaliste d’exercer un fort contrôle sur l’économie et de ne pas dépendre des entreprises dans la planification et la modernisation du pays qu’il dirige (Niblock et Malik, 2007).

11Ainsi, un grand nombre d’hommes d’affaires de premier plan bénéficient de ces mesures incitatives. Ils s’engagent financièrement dans le secteur agricole et basent une partie de leur développement capitalistique sur l’agriculture tout en diversifiant leur portefeuille d’investissements. La géographie des groupes qui émergent pour approvisionner le pays en denrées agricoles est intimement liée à la politique et à la géopolitique de la monarchie saoudienne. Il s’agit en effet d’assurer l’allégeance des clans alliés de la famille royale et des tribus disséminées sur l’ensemble du territoire. C’est le cas par exemple du Prince Sultan ben Mohammed ben Saoud Al Kabir, qui appartient à une branche de la famille royale et qui investit dès 1977 dans l’industrie laitière avec des partenaires irlandais. Il fonde la société Almarai, qui est aujourd’hui un fleuron de l’agro-industrie saoudienne (Brun et Calvary, 2016). On peut aussi citer le cas de la société Al Jouf Agricultural Development Company (JADCO), créée en 1988 au nord-est du pays et aujourd’hui présidée par Abdulaziz ben Mishaal ben Abdulaziz Al Saud. Elle produit, transforme et distribue des fruits et légumes ainsi que de la viande. Ces firmes saoudiennes, qui naissent avec la modernisation agricole du royaume, ainsi que leurs fournisseurs étrangers de matériel agricole, constituent une coalition hétéroclite d’acteurs dotés d’un pouvoir financier et symbolique capable d’influencer la formulation des politiques publiques (Brun et Calvary, 2016 ; Brun, 2017). La forme d’agriculture défendue par ces nouveaux investisseurs est d’ailleurs hautement capitalistique et très éloignée de l’agriculture familiale oasienne. Il s’agit d’une agriculture « de firme » inédite dans cette région (Purseigle et al., 2017 ; Blanc et Brun, 2013).

1.3. Un agenda politique des approvisionnements alimentaires locaux non soutenable

12En raison des subventions, des investissements conséquents et des prix élevés garantis, la production agricole saoudienne connaît une hausse exponentielle à partir du milieu des années 1970. Les fluctuations des volumes de production du blé, de l’orge, des fruits et légumes s’expliquent ainsi par les choix politiques du royaume et les incitations financières à produire. Cela confirme que, sans les largesses du gouvernement, il n’y aurait ni agriculture à grande échelle ni grands groupes agricoles. Ainsi, le blé est, au début des années 1980, la production la plus subventionnée par le gouvernement. Elle passe de 180 000 tonnes en 1980 à plus de 4 millions de tonnes en 1992, ce qui correspond environ à la production de blé en Égypte, qui fait face à l’impératif de nourrir alors plus de 60 millions de personnes. La production de blé dépasse largement les besoins des 17 millions de Saoudiens tout autant que les capacités de stockage du GSFMO qui n’excèdent pas 2,4 millions de tonnes (MOP, 2003). Le royaume est alors le sixième exportateur mondial de blé. Dès l’année suivante, le soutien du gouvernement ne se porte plus sur le blé, dont la production chute à 1,2 million de tonnes en 1996, mais sur l’orge pour l’alimentation animale. Entre 1992 et 1994, les superficies mises en culture d’orge sont multipliées par 4 et la production passe de 416 000 à 2 millions de tonnes avant de rechuter à son niveau de 1992. Les autres productions connaissent des croissances similaires entre 1973 et 1992, celle de légumes croît de 520 %, celle de luzerne de 700 %. En vingt ans, la superficie totale équipée de systèmes d’irrigation en Arabie saoudite passe de 375 000 à 1,7 million d’ha (Abderrahman, 2001).

13L’année 1992 est une année charnière pour la production agricole en Arabie saoudite qui correspond au moment où progressivement les subventions sortent de l’agenda politique. Le gouvernement saoudien connaît alors une grave crise financière causée par la participation du royaume dans la guerre du Golfe. Riyad reporte ainsi le versement des subventions aux entreprises en l’absence de liquidités, ce qui entraîne un brusque recul des superficies en culture. Après le tarissement des subventions, la question des ressources en eau est portée à l’agenda à la fin des années 1990. La demande en eau est devenue trop importante et les ressources disponibles non renouvelables ont dramatiquement baissé [13]. La prise en compte du problème de la rareté ainsi que de la pollution due à la surexploitation des nappes se concrétise en 2003 à la suite de la parution du Plan national « Eau » du ministère de l’Eau et de l’Électricité. Il appelle à une révision de la politique saoudienne en matière de gestion de l’eau et se traduit par un moratoire de cinq ans sur l’allocation de terres pour l’agriculture. Puis, en 2008, les ministères de l’Agriculture et des Finances annoncent que sur une période de huit ans, les achats de blé produits localement vont diminuer afin que l’approvisionnement ne se fasse que via les importations. Il s’agit d’un très net virage de la politique agricole saoudienne et d’une nouvelle stratégie d’approvisionnement. Pour autant, cela ne veut pas dire que la production agricole s’arrête. Au contraire, comme le montre le tableau 1, l’usage des ressources en eau est strictement limité aux productions dont la valeur par goutte d’eau est plus élevée (fruits et légumes, produits laitiers, etc.).

Tableau 1 : Disponibilités de différentes productions agricoles et alimentaires en Arabie saoudite entre 1990 et 2013

Tableau 1 : Disponibilités de différentes productions agricoles et alimentaires en Arabie saoudite entre 1990 et 2013

Tableau 1 : Disponibilités de différentes productions agricoles et alimentaires en Arabie saoudite entre 1990 et 2013

* Les productions exportées sont retranchées des importations.
Source : FAOSTAT, ministère de l’Agriculture saoudien, calculs de l’auteur.

2. Les limites des reconfigurations changeantes du modèle d’extraversion de l’approvisionnement alimentaire

14Le registre de l’approvisionnement alimentaire extraterritorial des trois monarchies du Golfe est marqué, lui aussi, par l’impérieuse nécessité de sécuriser et de contrôler la fourniture de denrées alimentaires afin de garantir la stabilité des régimes politiques. D’acheteurs s’exposant aux instabilités des marchés, ces pays explorent également le rôle de producteur au-delà de leurs frontières via les investissements fonciers dans un contexte de « ruées sur les terres » (Oya, 2013) et de « crise alimentaire » (Janin, 2008).

2.1. Une dépendance aux marchés internationaux qui inquiète

15D’un pays et d’un produit à l’autre, les taux de dépendance varient largement. Le Qatar (2,6 millions d’habitants, dont 80 % d’étrangers) dépend à 90 % de l’extérieur pour ses approvisionnements alimentaires (Baker, 2012) ; ce taux approche les 85 % aux EAU (9,2 millions d’habitants). Le blé, l’orge et le riz sont parmi les produits, en volume, les plus importés dans les trois pays étudiés. Après les changements de stratégies dans la monarchie saoudienne, les quantités de blé importées sont multipliées par 16 entre 2007 et 2008 (United States Department of Agriculture – USDA). Au contraire, le riz n’a jamais été cultivé dans le Golfe alors qu’il s’agit d’une denrée hautement stratégique, consommée à la fois par les nationaux et par les populations immigrées à bas salaire venant d’Asie ou d’Afrique. La consommation de riz n’a d’ailleurs cessé de croître, passant pour l’Arabie saoudite de 280 000 tonnes importées en 1990 à plus de 1,2 million en 2016. Cependant, pour les monarchies, la dépendance aux marchés internationaux ne doit pas être uniquement analysée au prisme de la quantité disponible. Si la pénurie de denrées alimentaires fait très souvent l’objet d’articles dans les différentes presses nationales, ce qui inquiète au plus haut point les décideurs politiques tient aux conséquences financières de la volatilité des prix et aux risques politiques de la dépendance. En effet, alors que le royaume saoudien démantèle sa production de céréales, les prix des matières premières sur les marchés internationaux sont à la hausse. Le paroxysme est atteint en 2008 et se traduit par des manifestations et émeutes contre la faim et la vie chère dans de nombreux pays en développement importateurs de denrées alimentaires. En même temps que les prix augmentent et que le cours du dollar chute, la facture des importations agricoles et alimentaires des trois monarchies du Golfe s’alourdit, passant de 15 à 22 milliards de dollars entre 2007 et 2008 pour atteindre, selon les projections, 47 milliards d’ici 2020 (Economist Intelligence Unit, 2010). Ainsi, en valeur, les importations d’orge du Qatar passent de 7,7 millions de dollars à 61,4 millions entre 2000 et 2008. Sur la même période, le montant des importations de riz aux EAU est multiplié par 9 pour atteindre 1,5 milliard de dollars. Ces denrées, venant de l’extérieur, apportent une inflation que les richesses dégagées par l’exploitation du sous-sol parviennent difficilement à contenir sur la durée. Les hausses des prix inquiètent d’autant plus les familles régnantes que, au travers des « émeutes du pain » de 2008 en Égypte et en Tunisie, s’expriment des revendications politiques contre l’autoritarisme et les régimes en place. L’enjeu pour les gouvernements du Golfe est donc de réguler et de limiter la hausse des prix des denrées alimentaires pour éviter des contestations sociales. Des mesures de contrôle des prix sont alors adoptées ainsi qu’une hausse des subventions sur l’électricité, l’eau ou le pétrole, et des augmentations de salaires pour les fonctionnaires. Lorsqu’en 2009, les prix internationaux des matières premières baissent, les gouvernements du Golfe instaurent des mécanismes pour contraindre les importateurs privés et les distributeurs à baisser les prix. Le gouvernement de la fédération des EAU impose ainsi une baisse de 50 % du prix des produits alimentaires en mars 2009.

16L’augmentation des prix des matières premières agricoles en 2008 est, entre autres, causée par la décision de grands pays exportateurs [14] de protéger leur marché domestique et de limiter leurs exportations face aux risques de pénurie et d’inflation. Ces mesures restrictives sont considérées par les monarchies comme des menaces directes sur leurs approvisionnements et génèrent un sentiment d’angoisse dans la population et chez les dirigeants, les poussant à contrôler la source de leurs approvisionnements et de limiter leur dépendance aux marchés. Cela se traduit par une accélération de la projection des firmes à l’international et la promotion des investissements dans l’agriculture à l’étranger.

2.2. Des investissements fonciers « à tout-va » : externaliser la sécurité alimentaire du Golfe

17Marquées par les défaillances des marchés internationaux et incapables de produire les capacités suffisantes de nourriture pour une population dont les besoins vont croissant, les monarchies du Golfe entreprennent de délocaliser leur autosuffisance alimentaire. Il s’agit, en 2008, d’acquérir des fermes et du foncier dans des pays mieux dotés en terres et en eau, et ce, en utilisant la rente des hydrocarbures (Blanc et Brun, 2013). L’Arabie saoudite, le Qatar et les EAU [15] sont largement montrés du doigt dans les médias pour les effets de leurs investissements agricoles [16] et leur implication dans ce qui est qualifié d’« accaparement foncier » (Zoomers, 2010 ; de Schutter, 2011).

18La vague d’investissements agricoles et fonciers des monarchies du Golfe est un cas emblématique témoignant de l’imbrication entre les dynamiques financières et spéculatives du secteur privé et les intérêts ou objectifs des pouvoirs publics dans la sécurisation des approvisionnements alimentaires (Brun, 2017). Le gouvernement de la fédération des EAU cherche ainsi à établir des relations de long terme avec le secteur privé, notamment pour l’alimentation animale. En 2005, les autorités annoncent que l’achat de production domestique de fourrage va cesser au profit d’un approvisionnement de l’étranger. L’Abu Dhabi Food Control Authority, dont les prérogatives dépassent la sécurité sanitaire, lance des appels d’offres et établit des contrats avec des firmes émiraties comme la compagnie Al Dahra, créée en 1995 par Hamdan ben Zayed ben Sultan Al Nahyan, le quatrième fils du fondateur des EAU. La firme est un partenaire stratégique des autorités pour mettre en œuvre la vision du gouvernement, c’est-à-dire préserver les ressources naturelles locales tout en assurant son autosuffisance en matières premières agricoles. Al Dahra participe au programme de renforcement des capacités de stockage et fournit plus de 50 % du fourrage importé de la fédération dont la production domestique est divisée par deux entre 2007 et 2010. Elle vient d’ailleurs de racheter, en 2018, le plus important producteur de céréales de Roumanie, Agricost, pour plus de 200 millions d’euros. Jenaan, une autre firme émiratie au statut semi-public, est lancée en 2007 pour produire à l’étranger des fourrages destinés à l’alimentation animale. Elle est présente en Égypte, au Pakistan, au Mozambique ainsi qu’au Soudan mais aussi en Europe de l’Est. Jenaan et le gouvernement soudanais de Khartoum exploitent via la joint-venture Amtaar [17] environ 8 000 ha non loin du barrage de Mérowé, au nord de la capitale. Cette exploitation produit en vingt-huit jours du fourrage qui, après un voyage de deux jours en plein désert, est chargé sur un porte-conteneurs à Port-Soudan pour rejoindre une fois par semaine le port Khalifa d’Abu Dhabi avant d’être revendu. Au Qatar, c’est le fonds d’investissement de l’émirat, le Qatar Investment Authority (QIA) qui pilote la quasi-totalité des investissements à l’étranger, notamment via Hassad Food, créée en 2008, avec un capital d’un milliard USD (Brun, 2013).

19Riyad annonce également une série de mesures et de soutiens aux agro-investisseurs afin d’augmenter la part de son autosuffisance délocalisée à l’étranger. En janvier 2009, le roi Abdallah baptise de son propre nom un programme de soutien aux agrifirmes. L’objectif de l’Initiative du roi Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud pour les investissements agricoles saoudiens à l’étranger est de favoriser les partenariats publics-privés entre les acteurs saoudiens et de leur offrir un soutien diplomatique et financier. Cette annonce donne lieu à un véritable engouement chez les hommes d’affaires saoudiens qui voient dans ce programme une nouvelle opportunité de s’enrichir en obtenant de nouvelles subventions alors que les dispositifs d’aide pour l’agriculture domestique ne cessent de diminuer. De l’initiative royale sont par exemple nés deux consortiums : la Saudi Company for Agricultural Investment and Animal Production (SCAIAP), qui est gérée par le fonds public d’investissement saoudien (PIF) avec un capital de 800 millions de dollars pour l’attribution de crédits aux agrifirmes et la construction d’infrastructures (Sambidge, 2009) ; et le consortium d’agrifirmes Jannat Agriculture Investment Company, composé notamment d’Al Rahji, de JADCO, d’Almarai et de trois autres firmes saoudiennes, qui a investi en Égypte, au Soudan, en Éthiopie, et qui prévoit dès 2009 de cibler des pays asiatiques (Philippines et Indonésie). Ces différents exemples montrent bien la nature polymorphe des investisseurs et la frontière difficile à déterminer entre acteurs privés et publics, étatiques et non étatiques. Les gouvernements du Golfe mettent ainsi en œuvre un ensemble de stratégies pour sécuriser leurs approvisionnements alimentaires en jouant à la fois sur le registre de leur influence (State influence) et sur les firmes et fonds qu’ils contrôlent (State ownership) (Cotula, 2009).

20À partir de 2008, les pays ciblés par les investissements fonciers en provenance du Golfe appartiennent à des territoires très divers. Cependant, ces choix semblent sous-tendus par des mobiles géopolitiques qui tiennent à des dimensions historique, culturelle, religieuse et géographique (Anseeuw et al., 2012 ; Blanc et Brun, 2013). C’est le cas notamment de l’Égypte, du Soudan, de l’Éthiopie, du Pakistan ou de pays asiatiques. En Éthiopie, les investissements agricoles « saoudiens » sont le fait d’une seule entité, MIDROC (Mohammed International Development Research and Organization Companies), dirigée par le milliardaire saoudo-éthiopien Mohammed Al Amoudi. Ce dernier est loin d’être un étranger dans le pays puisqu’il est le premier employeur privé dans une économie dominée par les entreprises publiques et était très proche de l’ancien Premier ministre Meles Zenawi (Calvary, 2014). En mars 2009, au cours d’une cérémonie solennelle, le roi Abdallah accueille d’ailleurs la première livraison de riz produit par un investisseur saoudien, M. Al Amoudi. Si le roi Abdallah soutenait l’homme d’affaires éthiopien, ce n’est plus le cas de l’actuel roi Salman, ni de son fils Mohamed ben Salman, qui l’a fait arrêter lors de la grande purge anti-corruption dans le royaume en novembre 2017. Si les raisons de son arrestation demeurent encore incertaines, on peut s’interroger sur les conséquences de son soutien dans la construction du barrage hydroélectrique éthiopien qui menace directement l’approvisionnement en eau de l’Égypte, dont l’actuel président Abdel Fattah al-Sissi est un allié du pouvoir saoudien.

2.3. Changement de stratégies : verticalité et intégration

21Les stratégies des trois pays du Golfe en matière d’investissement ont largement évolué depuis 2008. Alors que les annonces de projets étaient nombreuses et que les superficies concernées étaient immenses, on observe que, dans la phase de mises en œuvre, peu se sont concrétisés ou que les superficies sont bien moindres du fait des coûts de transaction trop élevés, du manque d’infrastructures de transport, de difficultés techniques et politiques, etc. Face à ces difficultés, les investisseurs saoudiens se retirent de nombreux grands projets, n’ayant d’ailleurs pas bénéficié des avantages pourtant annoncés dans le cadre de l’initiative royale décrite plus haut [18] du roi Abdallah.

22L’attrait des monarchies, étudiées ici, pour des terres décrites comme sous-exploitées et éloignées se porte majoritairement aujourd’hui sur des régions plus densément peuplées, plus facilement accessibles et plus sécurisées, comme la Russie et les Balkans, l’Australie ou l’Amérique du Sud. D’un placement financier dans le foncier, valeur refuge lors de la crise de 2008 (Puel, 2012), les firmes du Golfe prennent de plus en plus de participations dans des entreprises agricoles étrangères, tout au long de la chaîne de valeur (Keulertz et Woertz, 2015), afin de sécuriser l’ensemble de la filière d’approvisionnement. La firme qatarie Hassad Food qui possède trente-huit fermes en Australie (céréales et élevage de moutons) investit de plus en plus dans l’industrie agroalimentaire et dans les infrastructures d’exportation dans un objectif d’intégration et d’agrégation des firmes. La Saudi Agricultural and Livestock Investment Company (SALIC), créée en 2011 et contrôlée par le PIF, s’associe avec le géant américain du négoce de matières premières Bunge pour prendre le contrôle en 2015 de la plus importante société coopérative de manutention de grain au Canada, le Canadian Wheat Board, pour former une nouvelle entité baptisée G3. Depuis 2015, SALIC augmente ses parts dans la firme qui est l’un des plus gros vendeurs mondiaux de blé et d’orge renforçant d’autant plus son pouvoir de décision et sécurisant d’autant plus l’acheminement des matières premières vers le Golfe. On note aussi que certaines entreprises se tournent vers l’approvisionnement des marchés locaux. C’est le cas de Jenaan, installée au sud de l’Égypte, près du canal de Toshka, qui vend sa production de blé en Égypte à la fois pour des questions de rentabilité (ne pas payer la taxe à l’exportation) et pour des enjeux géopolitiques du fait des injonctions du gouvernement émirati de participer à la sécurité alimentaire du pays.

3. Des modèles et des stratégies d’approvisionnement confrontés au principe de réalité

23Dix ans après la crise alimentaire de 2008, les politiques et stratégies des pays du Golfe en matière d’approvisionnements alimentaires ont beaucoup évolué. Elles se trouvent aujourd’hui au cœur des plans de transformation économique des pétromonarchies dans un contexte de compétition et de tensions régionales.

3.1. L’agriculture et l’alimentation au cœur des « visions » nationales

24En définissant des plans spécifiques ou en inscrivant l’agriculture et la sécurité alimentaire au cœur des « visions » pour le futur, le Qatar, l’Arabie saoudite et les EAU réaffirment l’importance politique de la sécurisation des approvisionnements alimentaires. Ils projettent de cultiver sur place autant que possible leur alimentation et de contrôler les filières. C’est le cas du Qatar qui, en 2008, définit un programme national de sécurité alimentaire (Qatar National Food Security Programme – QNFSP) sur décision de l’actuel Émir, alors prince héritier. Le plan prévoit pour l’émirat un taux d’autosuffisance de 70 % à atteindre à l’horizon 2023. Trop ambitieux, l’objectif affiché est aujourd’hui de 40 %, avec des efforts concentrés sur certains produits, comme le poulet, dont l’autosuffisance atteint 98 % en 2017. La volonté politique est affichée également par la fédération des EAU dans son plan de diversification économique « Vision 2030 ». Depuis octobre 2017, le gouvernement compte une ministre d’État en charge de « la future sécurité alimentaire », Mariam Mohammed Saeed Hareb Al Mehairi. Dans les trois pays, l’accent est mis sur une optimisation des ressources en eau et sur le soutien aux acteurs nationaux qui sont les plus performants. C’est le cas en Arabie saoudite des producteurs de produits laitiers, comme les firmes leaders sur le marché Almarai et la National Agricultural Development Company (NADEC), qui s’illustrent par leur intégration verticale dans le secteur laitier [19]. Dans le royaume, la nouvelle stratégie agricole et alimentaire s’inscrit dans « Horizon 2030 », l’ambitieux plan de transformation porté par le prince héritier [20] et homme fort du royaume, Mohammed ben Salman (MBS). Déterminé à transformer la société saoudienne et à consolider son pouvoir, il écarte les princes rivaux, notamment via la purge anti-corruption de novembre 2017, et s’entoure de technocrates dans le gouvernement à l’image du ministre de l’Agriculture et ancien PDG d’Almarai. MBS a commandé à ce dernier une nouvelle stratégie agricole dans laquelle les entreprises auront un rôle primordial pour atteindre les objectifs de production et de transformation agroalimentaire.

3.2. Interdépendance entre les pays du Golfe : quand la désunion fait aussi la force

25À l’échelle régionale, alors que les objectifs et les enjeux de sécurisation des approvisionnements sont similaires, les tentatives de coopération et de mutualisation des moyens entre pays du Golfe sont restées infructueuses. Que ce soit au travers du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ou des initiatives nationales de recherche et d’investissement, comme l’Alliance globale des pays désertiques lancée par le Qatar en 2012 (Brun, 2013), la compétition entre les pays ne cesse de s’accroître, notamment sur les questions logistiques (Brun, 2014). En effet, les trois pays poursuivent l’objectif d’être des hubs régionaux et des plaques tournantes du commerce mondial agroalimentaire (Bin et Al-Attiya, 2014). Dubaï et les EAU ont d’ailleurs une avance nette grâce aux investissements consentis dans les infrastructures portuaires dès les années 1970 et l’ouverture en 2020 de la plus grande zone franche dédiée au secteur agroalimentaire (Dubai Food Park).

26La désunion dans le Golfe a atteint son paroxysme sur le plan politique avec le blocus imposé au Qatar en juin 2017 par une coalition formée de l’Arabie saoudite, des EAU, du Yémen, du Bahreïn et de l’Égypte. Dans cette crise diplomatique, la problématique alimentaire ressurgit très rapidement et, avec elle, le spectre des pénuries alimentaires (Almohamadi, 2017) d’autant plus que la seule frontière terrestre entre l’Arabie saoudite et le Qatar – par laquelle transitent 40 % des importations alimentaires – est fermée. Très vite après l’annonce de cette mesure, les supermarchés au Qatar sont pris d’assaut. Cependant, à défaut d’avoir asphyxié le Qatar, il semble que le blocus et la crise diplomatique participent à rebattre les cartes des alliances régionales. Dans une géopolitique en totale redéfinition, les ennemis de la coalition anti-Qatar prêtent main-forte à l’émirat pour assurer les approvisionnements alimentaires via les mers et les airs. Ainsi la Russie (Valentini, 2018) et surtout l’Iran envoient plusieurs avions remplis de denrées alimentaires (BBC News, 2017). La Turquie, dont les positions sur la Syrie et d’autres dossiers politiques au Moyen-Orient rejoignent celles de Doha, dépêche plus de cent avions-cargos de ravitaillement. En plus des vivres, ce sont des soldats (en faible nombre) et du matériel militaire qui rallient la première base turque dans le monde arabe installée sur la péninsule. Cette crise montre ainsi le pouvoir des approvisionnements alimentaires comme un instrument politique au service de la puissance et son rôle dans l’affirmation de nouvelles alliances au Moyen-Orient.

Conclusion

27Cet article analyse, dans une région du monde méconnue pour ses vulnérabilités alimentaires, les différentes catégories politiques de l’approvisionnement, entre autosuffisance fantasmée et extraversion assumée. En proposant une lecture de l’évolution des modes de production et des politiques qui visent à fournir des denrées alimentaires à la population, nous montrons comment l’alimentation constitue à la fois un impératif de sécurité et de stabilité politique ainsi qu’une ressource et un facteur de déstabilisation dans les rapports de force à plusieurs échelles. Cette contribution interroge également les liens patrimoniaux qui existent entre les gouvernements et les entreprises du secteur agroalimentaire. La nature polymorphe de ces firmes, entre privé et public, permet aux gouvernements de les contraindre et de les contrôler tout en faisant reposer sur elles une partie importante de l’équation alimentaire.

28Cependant, il ne faut pas restreindre la sécurité alimentaire dans le Golfe à la quantité de produits disponibles, mais il faut aussi s’interroger sur les pratiques de consommation. Paradoxalement, les habitants de ces trois pays connaissent des phénomènes de surconsommation et de déficit en micronutriments. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), près de 70 % des habitants des EAU sont en situation de surpoids et un tiers des Saoudiennes et des Qatariennes de plus de quinze ans sont obèses. La qualité nutritionnelle des aliments et la lutte contre les maladies cardiovasculaires et le diabète constituent le nouveau défi pour les politiques publiques et les systèmes de protection sociale du Golfe, inscrivant définitivement ces pays dans une transition alimentaire et nutritionnelle qui renouvelle peu à peu le visage de la sécurité alimentaire et nutritionnelle.

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Mots-clés éditeurs : Golfe, géopolitique, alimentation, agriculture, agrifirme

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Date de mise en ligne : 19/02/2019

https://doi.org/10.3917/ried.237.0065

Notes

  • [1]
    Entre 2000 et 2018, la population totale de l’Arabie saoudite, des EAU et du Qatar a été multipliée par 1,8.
  • [2]
    Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un pays est en pénurie dès lors que la disponibilité d’eau douce par habitant et par an est inférieure à 1 000 m3.
  • [3]
    FAOSTAT/AQUASTAT, 2018.
  • [4]
    Les prélèvements d’eau à des fins agricoles représentent 87 % en Arabie saoudite, 60 % au Qatar et 80 % aux EAU (AQUASTAT, 2018).
  • [5]
    Selon l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), les six monarchies du Golfe importent chaque année environ 27 millions de tonnes de nourriture, ce qui représente près de 70 % des besoins alimentaires.
  • [6]
    Au niveau des ménages, l’hypothèse de l’absence d’insécurité alimentaire doit être discutée dans la mesure où il existe de grands écarts de richesse au sein de la population, notamment chez les populations expatriées dont une partie ne touche que de faibles salaires les exposant à l’insécurité alimentaire et nutritionnelle.
  • [7]
    Nous utilisons le terme de « souveraineté alimentaire » en tant que capacité à concevoir des politiques publiques agricoles et alimentaires.
  • [8]
    Le choix de ces pays est lié à l’actualité ainsi qu’à une utilisation de la comparaison par contraste. Les données présentées par l’auteur sont issues de recherches précédentes et d’une enquête de terrain en Arabie saoudite réalisée en décembre 2015.
  • [9]
    Le barrage d’Assouan est achevé en 1970 et permet à l’Égypte de contrôler les crues du Nil et d’accroître ses capacités agricoles.
  • [10]
    À l’image du ministre de l’Industrie et de l’Électricité et premier président de SABIC Ghazi Abdul Rahman Al Gosaibi.
  • [11]
    Voir à ce sujet les travaux de Steffen Hertog sur les controverses de la modernisation saoudienne et la concurrence sous fond de conflits entre grandes familles, entrepreneurs et clans de la famille royale (Hertog, 2008).
  • [12]
    En intégrant l’ensemble des subventions directes et indirectes, entre 1984 et 2000, le coût de production en Arabie saoudite d’une tonne de blé avoisine les 1 000 USD (chiffres recalculés par Elhadj, 2004).
  • [13]
    Il faut en moyenne dans le Golfe deux à trois fois plus d’eau pour arroser un hectare que dans les zones tempérées et Elhadj (2004) estime qu’entre 1980 et 2000, plus de 300 milliards de m3 ont été mobilisés pour l’agriculture irriguée.
  • [14]
    C’est le cas par exemple du Vietnam, deuxième exportateur de riz, qui en interdit les exportations au printemps 2008.
  • [15]
    D’autres pays et firmes se sont projetés à l’international pour sécuriser leurs approvisionnements alimentaires comme la Chine.
  • [16]
    Pour une analyse détaillée des investissements fonciers, voir les travaux de la coalition internationale de recherche Land Matrix.
  • [17]
    « Pluie », en arabe.
  • [18]
    Entretien avec des hommes d’affaires et hauts fonctionnaires rencontrés à Riyad en décembre 2015.
  • [19]
    NADEC possède six fermes, avec environ 75 000 vaches, et produit 1,5 million de litres de lait par jour.
  • [20]
    Pour rappel, depuis le règne de Saoud ben Abdelaziz (1953-1964), le titre de roi se transmet non pas entre père et fils, mais entre frères et demi-frères (succession adelphique), par rang d’âge à la suite d’un conseil de famille (Mouline, 2010). Cela a conduit à une forme de gérontocratie bloquant l’évolution du royaume. En 2015, Mohamed Ben Nayef, premier de la génération des petits-fils est désigné comme prince héritier avant d’être évincé au profit de son cousin et fils du roi Salman, MBS.

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