Couverture de RIDE_342

Article de revue

Multilatéralisme et démocratie

Pages 139 à 154

Notes

  • [*]
    Cette recherche a été effectuée dans le cadre de la Chaire « Démocratie, Cultures et Engagement » financée par la Fondation Louvain (legs Pierre de Merre).
  • [1]
    Cette première écriture, dite cunéiforme, est également originaire du Sud de l’Irak actuel (civilisation de Sumer) et remonte à la fin du 4e millénaire avant J.C. Les premiers textes que nous possédons sont précisément des écritures comptables de biens. Les naissances de l’urbanisation, de l’écriture et des échanges entre ces nouvelles cités-États sont donc, grosso modo, concomitantes.
  • [2]
    Sur ce dernier point, cf. Ph. Beaujar, L. Berger et Ph. Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, éd. La Découverte, 2009.
  • [3]
    « If poverty is not the result of lack of ressources or opportunities, but of poor institutions, poor government and toxic politics, giving money to poor countries – particularly to the governments of poor countries – is likely to perpetuate and prolong poverty, not eliminate it », A. Deaton, The Great Escape, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 2013, p. 273.
  • [4]
    En avril 2013, à la suite de l’effondrement du Rana Plaza à Dacca, au Bangladesh, qui a fait plus de 1 100 morts, tout le monde a pourtant feint de découvrir que les victimes travaillaient dans des ateliers de confection pour de grandes marques européennes et américaines qui ne se souciaient guère des conditions de travail des salariés. Malgré tous les abus, le contrôle des sociétés transnationales n’est que très balbutiant et, comme souvent pour les problèmes compliqués, c’est sans doute une illusion des juristes que de croire que des règles juridiques et une nouvelle juridiction internationale pourraient les résoudre. La réputation de l’entreprise et les choix moraux des consommateurs sont, me semble-t-il, des leviers plus efficaces.
  • [5]
    Sur ce point, « It’s the End of the WTO as we Know it, and America Feels Fine », The Economist, November 30th-December 6th, pp. 61-63.
  • [6]
    Lire le discours d’adieu fort désabusé du juge P. Van den Bossche devant l’Organe d’appel, le 28 mai 2019, https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/farwellspeech_peter_van_den_bossche_f.htm.
  • [7]
    Pour une analyse critique du Programme de Doha, J. Stiglitz and A. Charlton, Fair Trade for All. How Trade Can Promote Development, Oxford, Oxford University Press, 2005.
  • [8]
  • [9]
    P. Samuelson, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalisation », Journal of Economic Perspectives, 2004, vol. 18, n° 3, pp. 135-146.
  • [10]
    L’Accord sur « les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » (Accord ADPIC) est une des annexes du Traité instituant l’OMC et il fixe cette durée à 20 ans (article 33).
  • [11]
    Le cas de la procédure initiée en 1998 par près de 40 firmes pharmaceutiques multinationales contre le gouvernement d’Afrique du Sud est paradigmatique de ce type de conflit. Les multinationales s’opposaient à une loi sud-africaine qui autorisait l’importation de la version générique de médicaments brevetés et destinés à combattre le virus HIV (le traitement du Sida). Elles considéraient que la législation sud-africaine violait clairement les droits de propriété intellectuelle prévus dans l’Accord ADPIC. Fallait-il faire prévaloir les droits de propriété intellectuelle des firmes multinationales ou rendre possible l’accès aux médicaments pour le plus grand nombre de malades ? Les enjeux moraux et financiers étaient considérables, mais l’image désastreuse des firmes pharmaceutiques dans les médias les a conduites à retirer leur plainte et à publier une déclaration commune avec le gouvernement d’Afrique du Sud en avril 2001. Certaines flexibilités ont été introduites, notamment par le biais de la reconnaissance de licences obligatoires (article 31 ADPIC). Mais l’Accord ADPIC n’interdit pas que des accords bilatéraux plus défavorables soient signés. Sur cette question, voy. H. Hestermeyer, Human Rights and the WTO, The Case of Patents and Access to Medicines, Oxford, Oxford University Press, 2007. Pour une présentation critique de l’Accord ADPIC, voy., par exemple, B. Remiche et V. Cassiers, Droit des brevets d’invention et du savoir-faire, Bruxelles, Larcier, 2010, chap. 4, pp. 56-80.
  • [12]
    Organe d’appel, États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits dérivés des crevettes, 12 octobre 1998, WT/DS58/AB/R, https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/58abr.pdf.
  • [13]
    Idem.
  • [14]
    Un exemple remarquable est l’ensemble de règles, connues sous les termes de « Consensus de Washington », que le FMI et la Banque mondiale ont imposé pendant plusieurs années aux pays emprunteurs. Il s’agissait d’un programme d’ajustement structurel visant à rassurer les investisseurs, notamment en dérégulant le marché, en favorisant le libre-échange et en libéralisant le droit du travail. L’idée assez naïve qui sous-tendait ces règles d’ajustement structurel était qu’elles ne faisaient qu’exprimer des lois universelles et qu’elles pouvaient donc s’appliquer indifféremment à tout pays, quelles que soient sa culture juridique, ses institutions ou sa situation économique et sociale. Une critique féroce de la politique menée par le FMI au nom du consensus de Washington se trouve dans J. Stiglitz, Globalization and its Discontents, New York, W.W. Norton, 2002 ; une critique plus mesurée, mais qui insiste tout autant sur la variabilité et la diversité des situations, se trouve chez F. Bourguignon, « Pauvreté et développement dans un monde globalisé », Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 3 avril 2014, disponible sur : https://books.openedition.org/cdf/4012?lang=fr.
  • [15]
    D. Rodrick, « What Do Trade Agreements Really Do », Journal of Economic Perspectives, 2018, vol. 32, issue 2, pp. 73-90 et D. Rodrick, Straight Talk on Trade, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2018.
  • [16]
    Voy., par exemple, l’article 1er de l’Accord commercial entre l’Union européenne et ses États membres, la Colombie et le Pérou, signé le 26 juin 2012 : « Le respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux de l’homme, tels qu’inscrits dans la déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que des principes de l’État de droit, sous-tend les politiques intérieures et internationales des parties. Le respect de ces principes constitue un élément essentiel du présent accord ». Par ailleurs, l’article 2, assez insolite dans un traité de libre-échange, est relatif au « désarmement et à la non-prolifération des armes de destruction de masse », disponible sur : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:22012A1221(01)&from=FR. Mais existe-t-il une volonté politique ferme de l’UE de soumettre effectivement les échanges économiques au respect de ces conditions ?
  • [17]
    C’est la raison principale pour laquelle il existe un décalage considérable entre les objectifs de la lutte contre le réchauffement climatique et les politiques environnementales mises en œuvre par les gouvernements.
  • [18]
    M. Friedman, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics », 1966, p. 4.
  • [19]
    R.A. Posner, The Problems of Jurisprudence, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 356.
  • [20]
    Ibid., p. 353 et p. 354.
  • [21]
    Cette conception a été consacrée par le célèbre arrêt Lochner de la Cour suprême américaine en 1905 (198 US 45) qui a déclaré inconstitutionnelle une loi de l’État de New York qui entendait limiter la durée de travail hebdomadaire. La Cour privilégiait donc la liberté contractuelle et l’idée que tout contrat exprime l’intérêt bien compris de chacun. On voit cependant aujourd’hui que les plans de relance économique, à la suite de la crise sanitaire causée par le coronavirus, adoptent une perspective radicalement différente. Les entreprises demandent aux États d’intervenir massivement dans les marchés pour les sauver de la faillite.
  • [22]
    Or, il apparaît clairement que des institutions juridiques stables et fonctionnelles sont des conditions nécessaires pour que les gains de la croissance mondiale puissent un jour arriver jusqu’aux plus pauvres. Comme le relève A. Deaton, qui a été récompensé par le prix Nobel pour ses travaux en économie du développement, « (…) it is only recently that mainstream development economics has focused on the importance of institutions, including political institutions and politics », A. Deaton, The Great Escape, op. cit.
  • [23]
    Il y a là encore une différence entre homo sapiens raisonnable et homo economicus rationnel : « Real people tend to judge their well-being relative to others, not in absolute terms; their actions depend on the way choices are presented, they face loss more than they crave gain. Such insights form the core of what is known as « prospect theory », D. Kahneman, The Economist, August 30th 2003.
  • [24]
    Il faut cependant noter que les travailleurs chinois et indiens grossissent ces chiffres d’une manière très disproportionnée par rapport aux pays africains.
  • [25]
    Voir, par exemple, le débat intéressant entre T. Li and Z. Jiang, Human Rights, « Justice, and Courts in IEL: A Critical Examination of Petersmann’s Constitutionalization Theory », JIEL, 2018, vol. 21, issue 1, pp. 193-211 et la réponse de E.U. Petersmann, « International Economics Law Without Human and Constitutional Rights? Legal Methodology Questions for My Chinese Critics », JIEL, 2018, vol. 21, issue 1, pp. 213-231.

Introduction

1La frontière est un concept fondamental de tout système juridique. Elle apparaît dans la première moitié du XIIIe siècle pour désigner la ligne de front à partir de laquelle une entité politique et militaire conquérait un autre territoire ou à partir de laquelle elle résistait à un ennemi extérieur. Mais la frontière n’a pris son sens politique et juridique actuel qu’avec la formation des États modernes au XVIe siècle. Ce n’est en effet qu’à cette époque qu’elle délimite l’espace à l’intérieur duquel une autorité centralisée exerce une souveraineté de juridiction. Dans les Six livres de la République, paru en 1576, Bodin soutient que la souveraineté est à la fois le pouvoir d’un État d’imposer sa loi sur son territoire et le principe selon lequel la loi des autres États ne peut lier un État souverain. C’est ce qu’on appelle encore aujourd’hui la relativité des ordres juridiques dans l’espace. Mais, à la même époque, Grotius contribuait à la création d’un droit nouveau en défendant l’idée que la souveraineté de chaque État n’empêchait pas qu’il existât un droit commun à tous les peuples. Le droit international naissait. Et ce sont finalement ces idées de frontière, de souveraineté et de bien commun entre les nations qui ont été reconnues par le Traité de Westphalie en 1648 qui a, grosso modo, gouverné les relations internationales jusqu’aujourd’hui.

2Cependant, même si le droit international a d’abord été pensé comme un instrument devant garantir la protection des frontières, les États savent mieux aujourd’hui que leur souveraineté réelle n’a de sens que dans l’interdépendance et la coopération. Les problèmes liés aux migrations, aux changements climatiques et à l’environnement, au terrorisme ou aux épidémies appellent tous des solutions coopératives entre les nations. Par ailleurs, l’émergence d’un devoir de protéger les peuples qui souffrent d’une carence de leur propre État est aussi apparue en droit international sous la notion, certes encore fort discutée, d’un « devoir » d’ingérence ou d’une responsabilité de protéger par humanité.

3Dans cet article, je souhaite analyser certaines difficultés que le droit économique international doit aujourd’hui affronter. Le multilatéralisme, un des fondements de l’organisation mondiale du commerce, est en sérieuse perte de vitesse et les règles du commerce mondial trouvent aujourd’hui leur origine dans des accords régionaux, bilatéraux ou plurilatéraux bien davantage que dans des négociations multilatérales. Le droit économique international devient donc aussi fragmenté que le droit international public, ce qui ne saurait a priori surprendre. Par ailleurs, après les travailleurs qui ont perdu leur emploi à la suite des délocalisations, les populations touchées par le coronavirus ont, elles aussi, largement désigné la mondialisation comme la première cause de la pandémie. La crise sanitaire a engendré une grave crise économique et sociale et ces crises ne seraient en définitive que le résultat assez prévisible d’une économie mondialisée non maîtrisée. Des aides financières massives et inédites sont apportées par les États et par l’Union européenne pour sauver des secteurs entiers de l’économie. Ces aides vont considérablement creuser la dette publique que les citoyens devront, bon gré mal gré, assumer pendant des dizaines d’années. Aussi, ces derniers souhaitent, à juste titre, soumettre l’octroi des aides au respect, par les bénéficiaires, de conditions d’une transition économique et écologique qui affectent toutes l’idée classique d’une mondialisation comprise d’abord comme croissance globale.

4Or, il me semble qu’une des origines très profondes du changement actuel des perspectives vient de la relation ambiguë que le droit entretient avec l’économie. Et cette relation est ambiguë pour deux raisons principales.

5La première est que si les économistes considèrent très généralement que la croissance globale a fortement augmenté ces dernières décennies grâce à la fluidité des échanges internationaux, ils doivent aussi reconnaître que les richesses produites par cette croissance ont été très inégalement réparties entre les pays d’une part et entre les citoyens d’un même pays d’autre part. La croissance mondiale n’est donc plus synonyme d’un progrès sans nuance. Or, comme l’augmentation du PIB est, elle aussi, un indicateur indifférent aux inégalités, celle-ci n’est plus davantage le signe d’une égale prospérité pour tous. Pourquoi la croissance économique et le PIB jouent-ils alors un rôle si important comme indicateurs du développement ?

6Un des principaux arguments que j’avance est le désintérêt des économistes pour les questions de redistribution des richesses depuis que le courant néo-classique, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, a commencé à développer une épistémologie calquée sur les sciences physiques. Ce tournant épistémologique les a éloignés des questions d’égalité et de justice distributive et donc de deux des questions les plus fondamentales du droit. Pour les économistes néo-classiques, l’économie descriptive ne peut en effet reposer sur des jugements de valeur et doit s’éloigner de toute idée d’une science morale. Ce qui les différencie d’ailleurs fortement des convictions de Keynes dans la première moitié du XXe siècle et des travaux de Sen dans la seconde moitié.

7La seconde raison est la suivante : lorsqu’un agent économique achète et vend des biens, il achète et vend des droits bien davantage que des biens au sens de choses. De même, lorsqu’un pays importe et exporte des biens, il importe et exporte des droits et des libertés propres à l’ordre juridique dans lequel ces biens sont produits. Lorsque la France importe du textile chinois, elle importe aussi directement le droit du travail chinois et l’absence de liberté syndicale en Chine. Cela signifie en conséquence que le droit joue un rôle considérable dans l’économie internationale dès lors que les droits nationaux s’expriment dans les biens et les services échangés. Aussi, les fonctions respectives de l’État, du droit et des forces du marché dans le fonctionnement de l’économie doivent-elles être redessinées.

1 – Le dépassement des frontières et la mondialisation

8L’intérêt et les gains d’une coopération économique entre les États avaient trouvé, dès le début du XIXe siècle un fondement très sûr dans la théorie des avantages comparatifs, théorie que Ricardo avait soutenue dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817). Il y montrait que tous les États, quels qu’ils soient, pouvaient tirer un bénéfice en se spécialisant dans la production d’un bien pour lesquels ils étaient relativement les meilleurs par rapport à la production d’un autre bien qu’ils produisaient également. Chaque pays peut alors tirer un bénéfice des échanges internationaux même s’il n’a aucun avantage absolu dans la production d’un bien par rapport aux autres pays concurrents. Le commerce entre les nations n’a donc pas pour finalité d’exporter, comme le croyaient les mercantilistes, mais de pouvoir importer ce dont chaque nation a besoin. L’exportation du bien pour la production duquel on a un avantage comparatif est ainsi comprise comme la capacité de payer les importations.

9Cette théorie explique aussi pourquoi l’Organisation mondiale du commerce et les autres traités bilatéraux ou plurilatéraux de libre-échange ont pour première finalité d’assurer la libéralisation du commerce international. Comment ? Par des règles juridiques qui visent d’abord à supprimer des barrières tarifaires (les droits de douane) et des barrières non tarifaires (les quotas ou les obstacles techniques au commerce) pour faciliter et fluidifier les échanges internationaux. Pourquoi ? Parce que dès l’Empire romain et le très haut Moyen Âge, le franchissement d’une frontière par les marchands, ce qu’on appellerait aujourd’hui la circulation des biens, des services et des capitaux, a presque toujours signifié le paiement d’un péage, c’est-à-dire d’un impôt. Or, cet impôt à la frontière renchérit les prix de vente des biens et fait habituellement varier le volume des biens échangés à la baisse. Le droit économique international entend donc discipliner les usages de cet impôt, des quotas et des autres obstacles au commerce pour faciliter les échanges entre les nations.

10Le dépassement des frontières et les premiers échanges économiques « internationaux » se sont développés très tôt entre les cités-États de la Mésopotamie, le long du Tigre et de l’Euphrate jusqu’au nord du Croissant fertile et du Levant, à partir de 2700 avant J.-C. Ils se sont ensuite étendus vers l’Ouest, dans le bassin méditerranéen et vers l’Est, dans la vallée de l’Indus, puis jusqu’en Chine. Les routes de la soie, qui reliaient l’Extrême-Orient au Bassin méditerranéen, puis à toute l’Europe, ont également été ouvertes très tôt. Ces routes, comme d’autres, songeons à l’expansion romaine en Occident, ont permis à un grand nombre de peuples différents d’échanger des biens, c’est-à-dire en même temps leur droit, leur culture et leur langue. Le marché des biens a été traditionnellement le lieu des interactions culturelles et de la diffusion des innovations.

11Les premiers échanges sont donc presque aussi anciens que la première écriture connue [1]. Et, contrairement à ce qu’on pense souvent, leur première impulsion et la naissance du capitalisme ne sont pas nées en Europe occidentale, mais en Orient [2].

12Mais le commerce mondial s’est évidemment accéléré aujourd’hui par la réduction du temps des transports et des communications et le développement des technologies qui permettent de vendre et d’exécuter des services à distance, mais aussi de nous informer. En effet, nous apprenons presque en temps réel les événements du monde : la pauvreté de certaines populations entretenue par la spéculation sur les produits alimentaires de base comme le café ou le cacao ; l’obstacle que représente le prix des médicaments pour un nombre important de malades ; le détournement des aides au développement qui ne profitent pas aux populations à qui elles sont destinées [3]. Et nous ne pouvons plus ignorer qu’un nombre considérable de biens que nous achetons quotidiennement sont produits dans des conditions misérables [4].

13Si le développement du libre-échange requiert la conclusion d’accords internationaux, la tendance n’est certainement plus aujourd’hui aux négociations multilatérales. Celles-ci sont devenues extrêmement compliquées dans un contexte géopolitique instable et tendu dans lequel de nouvelles alliances se forment pour contrer les puissances occidentales qui pouvaient autrefois s’unir pour dominer. Le temps des négociations multilatérales était d’ailleurs déjà révolu bien avant l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump et son retour à une politique unilatéraliste. En réalité, depuis la signature de l’Accord multilatéral de Marrakech en 1994 créant l’OMC, on a assisté à la signature de plusieurs centaines de traités bilatéraux, plurilatéraux ou d’accords régionaux. Le traité entre l’UE, la Colombie et le Pérou est l’un de ces très nombreux accords qui témoignent de la paralysie institutionnelle que traverse actuellement l’OMC. Et cette paralysie est aujourd’hui d’autant plus forte que l’administration américaine refuse de renouveler les juges de l’Organe d’appel [5]. On se trouve donc dans une situation curieuse où une organisation internationale n’a plus assez de juges pour faire respecter les règles qui l’ont constituée [6].

14À dire vrai, le crépuscule du multilatéralisme comme mode de régulation de l’économie globalisée est clairement apparu dans l’échec cuisant du cycle de négociations multilatérales fixé à Doha en 2001, souvent appelé « Programme de Doha pour le développement ».

15Ce cycle de négociations avait pour finalité de promouvoir le développement économique des pays en voie de développement et de réduire la pauvreté dans le monde [7]. La déclaration ministérielle adoptée à Doha le 14 novembre 2001 disait en effet ceci :

16

« Le commerce international peut jouer un rôle majeur dans la promotion du développement économique et la réduction de la pauvreté. Nous reconnaissons la nécessité pour toutes nos populations de tirer parti des possibilités accrues et des gains de bien-être que le système multilatéral génère. La majorité des membres de l’OMC sont des pays en voie de développement. Nous visons à mettre leurs besoins et leurs intérêts au centre du Programme de travail adopté dans la présente déclaration. Rappelant le Préambule de l’Accord de Marrakech, nous continuerons à faire des efforts positifs pour que les pays en développement, et en particulier les moins avancés d’entre eux, s’assurent une part de la croissance du commerce mondial qui corresponde aux besoins de leur développement économique. Dans ce contexte, un meilleur accès aux marchés, des règles équilibrées, ainsi que des programmes d’assistance technique et de renforcement des capacités bien ciblés et disposant d’un financement durable ont des rôles importants à jouer » [8].

17Mais où en est-on après 19 ans de tentatives de négociation ? À une impasse totale, au grand dam des pays les plus pauvres qui en attendaient beaucoup. Cela ne fait que souligner la nécessité de repenser le système multilatéral. Car l’OMC était le résultat d’un accord obtenu dans une configuration géopolitique et géostratégique de l’ancien monde. Sa règle de fonctionnement reposait sur le consensus des États. Mais comment forcer un consensus dans un monde nouveau dans lequel la Chine est passée, en deux décennies, de l’état de pays émergent à celui de superpuissance rivale des États-Unis ? Quels intérêts communs partagent encore des pays émergents comme l’Inde, le Brésil, la Russie avec les États de l’Afrique sub-saharienne ? À dire vrai, plus personne ne peut prétendre écrire la Constitution du monde à partir du principe du libre-échange. La débâcle de la conférence ministérielle de l’OMC à Seattle en novembre-décembre 1999, qui marque aussi la naissance de l’altermondialisme, en était une des premières manifestations. Le monde commençait à changer, cinq ans seulement après la création de l’OMC. Il est d’ailleurs remarquable de noter que le traité multilatéral créant l’OMC a été conclu, et ce n’est pas un hasard, juste après l’effondrement de l’Union soviétique et juste avant que la Chine devienne la seconde superpuissance mondiale. La situation est devenue à présent tout autre. Et sans doute n’a-t-on guère d’autre alternative aujourd’hui que d’attendre une stabilisation du mouvement des « plaques tectoniques » du nouveau monde géopolitique. Et ensuite de reprendre des négociations dans lesquelles la Chine et l’Inde et, espérons-le, l’un ou l’autre pays d’Amérique latine et d’Afrique joueront un rôle central. L’OMC, telle qu’on l’a connu, semble à bout de souffle.

2 – Échanges de biens et conflits de droits

18Les économistes, qui défendent souvent des idées opposées, se sont toujours largement accordés sur le principe des avantages comparatifs [9]. Et les spécialistes de droit économique international les ont suivis sans trop s’y intéresser d’ailleurs, considérant qu’il devait s’agir là d’une idée de sens commun si l’on voulait assurer la croissance économique mondiale. Ils ont même si bien cru à la division du travail qu’ils ont fini par penser que leur rôle ne consistait qu’à traduire dans un langage juridique la parole des économistes. Cette position de retrait est d’autant plus curieuse qu’ils auraient dû être les premiers à comprendre que les nations échangent en réalité des droits lorsqu’ils transfèrent des biens et que, si le contenu des accords de libre-échange reflète des rapports de force entre les États, les producteurs et les consommateurs, il reflète aussi des combats entre des systèmes juridiques. Les juristes devraient donc d’abord analyser les traités de libre-échange comme des conflits entre des droits. Deux exemples peuvent le montrer.

19Les firmes pharmaceutiques, dont le lobby est considérable, ont un intérêt évident à ce qu’un traité leur assure des droits de propriété intellectuelle (les brevets) qui les rémunèrent le plus longtemps possible [10]. En revanche, les malades, singulièrement les plus pauvres d’entre eux, ont un intérêt à disposer le plus rapidement possible de médicaments génériques les moins chers possibles. C’est un des cas typiques où le droit doit trancher entre des parties opposées qui invoquent cependant toutes les deux un principe de justice pour fonder leurs droits subjectifs. Les firmes pharmaceutiques considèrent qu’il est juste qu’elles soient rémunérées pour amortir leurs coûts de recherche et de développement. Les malades ne nient pas qu’une rémunération juste soit nécessaire, notamment parce qu’ils attendent d’autres investissements pour la recherche et le développement de médicaments plus performants. Mais ils attendent aussi que cette rémunération ne soit pas à ce point élevée qu’elle leur interdit d’y avoir accès. C’est, en réalité, un conflit entre un droit protégé par un brevet dans le cadre du Traité de l’OMC et un droit fondamental d’accéder aux médicaments pour préserver sa vie ou sa santé. Ou encore un conflit entre un droit qui, potentiellement, reconnaît un monopole mondial à une firme pharmaceutique et la volonté affirmée dans le Préambule de l’Accord instituant l’OMC de toujours penser le libre-échange dans la perspective du développement économique et social des pays en développement [11]. On peut cependant noter que l’OMC est plus attentive depuis quelques années à certaines attentes légitimes des citoyens, par exemple en matière de protection de l’environnement. Le Préambule de l’Accord OMC, comme bon nombre d’accords de libre-échange récents, fait aussi référence au développement durable en indiquant que l’utilisation optimale des ressources naturelles doit rencontrer l’objectif du développement durable. Certes ce Préambule n’a pas de force juridique obligatoire, mais, dans une affaire importante, l’Organe d’appel de l’OMC a retenu le principe du développement durable pour soutenir que des ressources naturelles (en l’occurrence une espèce de tortue marine) pouvaient être épuisables au sens de l’article XX g) de l’Accord GATT même si elles étaient renouvelables[12]. Cela semble assez évident au regard de la diminution inquiétante de la biodiversité et de l’extinction d’espèces vivantes. Mais la juridiction de l’OMC (l’Organe de règlement des différends) aurait pu décider, comme elle l’avait fait dans le passé, qu’elle ne devait s’intéresser qu’aux biens produits (le contenu de la boîte de conserve par exemple) et non à leur mode de production (le type de filets de pêche utilisé pour prélever les ressources halieutiques) [13].

20Second exemple à présent. Les accords récents de libre-échange obligent souvent certains États à accepter une culture juridique nouvelle. En effet, ces nouveaux accords ne sont plus seulement des traités purement économiques. Ils servent aussi souvent de levier pour obliger les États à transformer leurs règles et leurs institutions [14]. Mais les destinataires des normes, les citoyens qui ne profitent pas des gains des échanges alors qu’ils en attendaient une juste répartition, posent alors à juste titre la question de la représentation de leurs intérêts propres dans les négociations qui précèdent ces accords. Une des questions cruciales qui apparaît est de déterminer si et dans quelle mesure les traités de libre-échange peuvent porter un projet démocratique dans lequel les normes internationales expriment des volontés réellement partagées. Certes, l’OMC soutient que tous les citoyens participent à l’édiction des normes puisque l’organisation n’exprime que la volonté des États membres et que tous les citoyens sont membres d’un État. Mais ce n’est pas un point de vue très convaincant. Car l’égalité des États en droit international est plus formelle que réelle et les citoyens et les entreprises, même ceux d’États puissants, ne sont en général persuadés du bien-fondé de ces traités que si leurs intérêts y sont rencontrés. Les autres, par exemple les ouvriers des entreprises textiles européennes ou les producteurs de coton des pays membres de l’UEMOA, n’ont pas seulement l’impression qu’on leur impose des solutions qu’ils n’ont pas démocratiquement choisies. Ils savent aussi que les traités internationaux ne prévoient aucune forme de redistribution des richesses créées par le libre-échange et qu’en conséquence les pertes qu’ils subissent ne seront pas compensées.

21Dans cette perspective, une première difficulté consiste à réévaluer le libre-échange par rapport au protectionnisme. À dire vrai, il serait plus exact, comme le suggère D. Rodrik, d’évaluer certains accords de libre-échange par rapport à certaines formes de protectionnisme [15]. Car, comme on l’a déjà souligné, une des particularités de plusieurs accords récents est qu’ils ne se limitent plus seulement à libéraliser et faciliter le commerce et les investissements en créant de nouvelles zones de libre-échange. Ils englobent un champ beaucoup plus large en imposant des obligations en matière de respect des droits de l’homme, de développement durable, de protection de l’environnement, de marchés publics ou même de désarmement [16]. Pour louable que puisse être cette volonté d’utiliser les accords commerciaux comme levier pour une transition démocratique ou écologique, ces nouvelles obligations posent aussi la question du respect des souverainetés nationales et de l’acceptabilité pratique de ces traités par les citoyens. Car une mesure peut être rationnellement acceptable en théorie, mais inacceptable en pratique. Or, si elle est inacceptable, elle ne pourra s’intégrer utilement dans l’ordre juridique puisqu’elle ne rencontrera pas l’adhésion des destinataires des normes [17]. C’est aussi ce que l’économie comportementale a mis en évidence dans sa critique de la théorie du choix rationnel : les acteurs ont des biais cognitifs et émotionnels (individuels ou collectifs) qui les éloignent de la solution rationnelle prédite par la théorie. Ou, pourrait-on sans doute dire plus justement, la théorie du choix rationnel a construit un modèle d’agent économique tellement rationnel qu’aucun comportement humain ne lui correspond.

3 – Homme rationnel et homme raisonnable

22La difficulté pour un économiste de donner une signification positive au concept d’État souverain et aux institutions juridiques a deux raisons principales.

23La première raison vient du privilège épistémologique que la théorie économique néo-classique donne aux individus stratégiquement isolés. En conséquence, elle ne reconnaît qu’un rôle secondaire à la dynamique intersubjective des actions collectives, aux institutions sociales qui soutiennent l’économie ou aux cultures particulières, notamment juridiques, dans lesquelles un modèle économique est appelé à s’intégrer. Les agents économiques sont censés être sans épaisseur ni durée anthropologique, habités par des intérêts égoïstes, mais dotés d’une capacité de calcul importante pour effectuer des choix rationnels. En conséquence, l’espace étatique est d’abord compris comme un lieu institué où des choix individuels se rencontrent, s’opposent et s’agrègent pour se transformer, de manière non délibérée et comme guidée par une main invisible, en une décision collective qui exprime le meilleur intérêt de tous. Le rapport entre les individus et le collectif ne doit donc pas être médiatisé par l’État. À cela s’ajoute une seconde difficulté qui devrait être surmontée pour que l’économie et le droit puissent à nouveau se rencontrer.

24Une grande partie de l’épistémologie de l’économie néo-classique repose en effet sur la distinction entre l’économie positive et l’économie normative, entre les propositions descriptives relatives aux faits économiques et les propositions normatives relatives aux valeurs. Dans cette perspective, les questions de justice distributive ne relèvent plus à proprement parler de l’analyse économique puisqu’elles ne peuvent être résolues qu’au moyen de propositions évaluatives et normatives. Or ces dernières, soutient-on, ne pourraient pas prétendre à la vérité. Les jugements pratiques, contrairement aux jugements descriptifs de l’économie positive, ne seraient ni vrais ni faux. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : en voulant se constituer comme une science similaire à la physique à la fin du XIXe siècle, l’économie a voulu changer son rapport à la vérité. Pour ce faire, elle a privilégié l’étude des quantités au détriment d’une analyse des relations intersubjectives entre les agents économiques.

25Dans un texte classique, s’inspirant largement d’un ouvrage publié en 1890 par John N. Keynes (le père de l’économiste John M. Keynes) – The Scope and Method of Political Economy – M. Friedman, écrit par exemple ceci :

26

« Positive economics is in principle independent of any particular ethical position or normative judgment. As Keynes says, it deals with “what is”, not with “what ought to be” (…) In short, positive economics is, or can be, an “objective” science, in precisely the same sense as any of the physical sciences » [18].

27La volonté de « physicaliser » l’économie a largement contribué à la séparer du droit. Ou même à imposer au droit l’épistémologie sur laquelle elle, l’économie, voulait se fonder. Ainsi, la fonction juridictionnelle (à tout le moins en common law) a été décrite par le célèbre juge américain Richard Posner sous la forme suivante :

28

« It is as if the judges wanted to adopt the rules, procedures, and case outcomes that would maximize society’s wealth » [19].

29On pourrait croire que ce as if est une fiction, mais, comme en témoigne le passage qui suit, ce serait une erreur :

30

« The basic assumption of economics that guides the version of economic analysis of law that I shall be presenting is that people are rational maximizers of their satisfactions – all people (with the exception of small children and the profoundly retarded) in all of their activities (except when under the influence of psychosis or similarly deranged through drug or alcohol abuse) that involve choice. (…) I assume that legislators are rational maximizers of their satisfactions just like everyone else. Thus nothing they do is motivated by the public interest as such » [20].

31Pendant longtemps, le droit n’a donc reçu d’autres rôles que :

  1. de déterminer les droits de propriété, car la question de savoir qui est propriétaire de quoi est en effet un préalable nécessaire pour déterminer qui peut échanger quoi ;
  2. d’assurer l’exécution des conventions en cas de litige (obliger chacun à accomplir ses promesses) ;
  3. de faire respecter des règles de concurrence minimale pour que le marché puisse, sans distorsion, fixer un prix d’équilibre des transactions.

32Les différentes politiques publiques apparaissaient alors comme des facteurs de perturbation du marché et le droit ne pouvait intervenir pour limiter la liberté des acteurs économiques [21] ni d’ailleurs pour stabiliser des attentes de comportement des acteurs économiques [22].

33Depuis la fin du XIXe siècle, l’économie s’est donc progressivement séparée du droit parce que les acteurs économiques, qui transigent sur les marchés, ont été conçus comme des êtres rationnels atomisés sans dimension morale intersubjective alors que les sujets de droit sont traditionnellement compris comme des êtres relationnels dont le comportement doit être raisonnable même si cela suppose qu’il ne soit pas toujours rationnel au sens de l’économie. Car les droits subjectifs qu’ils échangent en opérant sur les marchés des biens et des services reposent toujours sur des relations intersubjectives qui exigent que le sujet de droit soit non seulement un agent économique, mais aussi un agent moral.

34Enfin, que le droit puisse interroger les fins en même temps que l’économie calcule les moyens nous paraît d’une grande importance. Car, en interrogeant les fins, on entre dans un domaine où une action ne peut être réputée conforme à une règle que si la règle et l’action sont comprises comme un fait social politique non réductible à la somme des préférences individuelles. À nouveau, ce fait social n’est pas accessible à une analyse de l’agir humain en termes d’action rationnelle instrumentale. Un fait social est toujours constitué par des croyances et des représentations. L’importance des comparaisons intersubjectives lors des choix des acteurs économiques n’a cessé d’être soulignée ces dernières années. Et nous avons aussi tous tendance à juger notre niveau de bien-être non pas de manière absolue et atomisée, mais de manière relative en comparant notre situation à celle des autres [23].

Conclusions

35Les notions de frontière et de souveraineté de l’État renvoient à une difficulté spécifique du droit économique international : comment en effet concilier le droit et l’économie lorsque le premier n’assure la légitimité de l’ordre juridique et de sa souveraineté qu’à l’intérieur de frontières internationalement reconnues tandis que l’économie internationale tente au contraire de les effacer pour augmenter la fluidité des échanges et diminuer les coûts de transaction ? D’un point de vue économique, les frontières juridiques sont en effet d’abord analysées comme des obstacles juridiques à la mobilité des biens, des services et des capitaux, obstacles qui ont pour conséquence de distordre les prix du marché en renchérissant le coût des biens pour le consommateur. Mais en quel sens une économie capitaliste mondialisée est-elle alors compatible avec l’exercice effectif de la démocratie qui doit toujours tenter de rendre compatible les idéaux de liberté et d’égalité ?

36La thèse selon laquelle le libre-échange a accru les richesses mondiales et a sorti des millions de gens de la pauvreté n’est plus guère contestée [24]. Mais une seconde thèse, qui lui est souvent liée comme une conséquence naturelle, est que l’augmentation des richesses mondiales crée à terme de nouvelles classes moyennes qui, s’élargissant, font pression pour démocratiser les institutions et réduire les inégalités. Or cette seconde thèse semble aujourd’hui contredite par le développement d’un capitalisme autoritaire en Chine et en Russie, par la politique nationaliste hindoue, par le développement des populismes dans plusieurs pays occidentaux, et par l’accroissement alarmant des inégalités dans les démocraties délibératives américaines et européennes.

37Or, il nous importe peu, en général, de savoir que le commerce international accroît les richesses mondiales s’il n’a pas d’effets positifs hic et nunc pour nous et nos proches, notre famille, nos communautés, notre région, notre pays. Un des problèmes cruciaux de la mondialisation économique est bien celui du temps dans lequel nous sommes contraints de la vivre. Et le temps moral de l’homme raisonnable n’est pas le temps physique de l’économie néo-classique. Quel peut être alors la légitimité du droit économique international pour des populations à qui on annonce qu’elles pourront profiter un jour de la globalisation de l’économie ? Il ne leur est sans doute pas très utile de leur apprendre que la théorie économique du ruissellement (trickle down theory) leur assurera un jour une juste part de la croissance globale. Cette promesse rédemptrice ne les convainc plus.

38Enfin, on a assisté ces dernières années à la signature d’accords économiques d’un nouveau genre. Ils ne se contentent plus seulement de baisser les barrières tarifaires ou de limiter les barrières non tarifaires. Ils entendent aussi servir de levier pour transformer parfois profondément le droit national des États partenaires. L’Accord commercial entre l’UE, la Colombie et le Pérou, auquel on a déjà fait référence, est révélateur de cette nouvelle tendance. L’article 1er de cet Accord vise à peu près tout ce qu’on est en droit d’attendre d’une démocratie libérale. Il requiert le respect des principes démocratiques, mais aussi des droits fondamentaux visés par la Déclaration universelle des droits de l’homme et des principes de l’État de droit. Mais la force de cet article 1er est aussi très ambiguë. Car, d’une part, le respect de ces principes est proclamé comme un élément essentiel de l’Accord alors que, d’autre part, les grandes tensions qui caractérisent la situation politique colombienne depuis des décennies rendent plus qu’improbable leur respect effectif.

39La globalisation économique est-elle alors un levier crédible de la démocratisation des régimes politiques ou les souverainetés nationales sont-elles abusivement contraintes par les accords de libre-échange ?

40Le droit contemporain des relations économiques internationales manifeste clairement les conflits entre des ordres juridiques qui entendent imposer leur propre conception du droit. L’argument sans doute le plus convaincant pour imposer ses propres normes dans la société internationale est de soutenir qu’elles sont universelles. Car quelle culture juridique particulière pourrait contester la validité d’une norme si elle était rationnellement justifiée ? Au-delà des diversités culturelles, l’idée s’est imposée que, si une norme était justifiée en raison, elle devait alors être nécessairement partagée par tous. C’est la même idée, notons-le, qui avait été défendue par le FMI et la Banque mondiale lorsqu’ils soumettaient les pays emprunteurs à des règles telles qu’ils en venaient pratiquement à contrôler le droit fiscal et le droit social de ces pays, c’est-à-dire aussi les deux droits qui permettent de réduire les inégalités entre les citoyens.

41L’universalisme des normes juridiques internationales s’est imposé au nom de la raison. Les juristes de l’École de droit naturel comme Grotius, Pufendorf ou Vattel ont fait reposer le droit international sur le principe de la droite raison plutôt que sur la croyance en un Dieu chrétien qui serait omnipotent et omniscient. Or le principe de raison occidental n’est certainement pas le pilier central du confucianisme. Là, c’est la bienveillance, le souci de l’autre (ren), sur lequel la pensée pratique semble reposer. On est donc loin de l’idée d’une raison subjective et d’un droit fondamental subjectif tel que nous le connaissons dans les démocraties occidentales.

42Ce n’est évidemment pas anodin qu’au moment où la Chine émerge comme première puissance économique mondiale, elle remette en cause le fondement philosophique du droit international traditionnel [25].


Mots-clés éditeurs : relativisme culturel, OMC, démocratie, légitimité, multilatéralisme, universalisme des normes

Date de mise en ligne : 04/03/2021

https://doi.org/10.3917/ride.342.0139

Notes

  • [*]
    Cette recherche a été effectuée dans le cadre de la Chaire « Démocratie, Cultures et Engagement » financée par la Fondation Louvain (legs Pierre de Merre).
  • [1]
    Cette première écriture, dite cunéiforme, est également originaire du Sud de l’Irak actuel (civilisation de Sumer) et remonte à la fin du 4e millénaire avant J.C. Les premiers textes que nous possédons sont précisément des écritures comptables de biens. Les naissances de l’urbanisation, de l’écriture et des échanges entre ces nouvelles cités-États sont donc, grosso modo, concomitantes.
  • [2]
    Sur ce dernier point, cf. Ph. Beaujar, L. Berger et Ph. Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, éd. La Découverte, 2009.
  • [3]
    « If poverty is not the result of lack of ressources or opportunities, but of poor institutions, poor government and toxic politics, giving money to poor countries – particularly to the governments of poor countries – is likely to perpetuate and prolong poverty, not eliminate it », A. Deaton, The Great Escape, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 2013, p. 273.
  • [4]
    En avril 2013, à la suite de l’effondrement du Rana Plaza à Dacca, au Bangladesh, qui a fait plus de 1 100 morts, tout le monde a pourtant feint de découvrir que les victimes travaillaient dans des ateliers de confection pour de grandes marques européennes et américaines qui ne se souciaient guère des conditions de travail des salariés. Malgré tous les abus, le contrôle des sociétés transnationales n’est que très balbutiant et, comme souvent pour les problèmes compliqués, c’est sans doute une illusion des juristes que de croire que des règles juridiques et une nouvelle juridiction internationale pourraient les résoudre. La réputation de l’entreprise et les choix moraux des consommateurs sont, me semble-t-il, des leviers plus efficaces.
  • [5]
    Sur ce point, « It’s the End of the WTO as we Know it, and America Feels Fine », The Economist, November 30th-December 6th, pp. 61-63.
  • [6]
    Lire le discours d’adieu fort désabusé du juge P. Van den Bossche devant l’Organe d’appel, le 28 mai 2019, https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/farwellspeech_peter_van_den_bossche_f.htm.
  • [7]
    Pour une analyse critique du Programme de Doha, J. Stiglitz and A. Charlton, Fair Trade for All. How Trade Can Promote Development, Oxford, Oxford University Press, 2005.
  • [8]
  • [9]
    P. Samuelson, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalisation », Journal of Economic Perspectives, 2004, vol. 18, n° 3, pp. 135-146.
  • [10]
    L’Accord sur « les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » (Accord ADPIC) est une des annexes du Traité instituant l’OMC et il fixe cette durée à 20 ans (article 33).
  • [11]
    Le cas de la procédure initiée en 1998 par près de 40 firmes pharmaceutiques multinationales contre le gouvernement d’Afrique du Sud est paradigmatique de ce type de conflit. Les multinationales s’opposaient à une loi sud-africaine qui autorisait l’importation de la version générique de médicaments brevetés et destinés à combattre le virus HIV (le traitement du Sida). Elles considéraient que la législation sud-africaine violait clairement les droits de propriété intellectuelle prévus dans l’Accord ADPIC. Fallait-il faire prévaloir les droits de propriété intellectuelle des firmes multinationales ou rendre possible l’accès aux médicaments pour le plus grand nombre de malades ? Les enjeux moraux et financiers étaient considérables, mais l’image désastreuse des firmes pharmaceutiques dans les médias les a conduites à retirer leur plainte et à publier une déclaration commune avec le gouvernement d’Afrique du Sud en avril 2001. Certaines flexibilités ont été introduites, notamment par le biais de la reconnaissance de licences obligatoires (article 31 ADPIC). Mais l’Accord ADPIC n’interdit pas que des accords bilatéraux plus défavorables soient signés. Sur cette question, voy. H. Hestermeyer, Human Rights and the WTO, The Case of Patents and Access to Medicines, Oxford, Oxford University Press, 2007. Pour une présentation critique de l’Accord ADPIC, voy., par exemple, B. Remiche et V. Cassiers, Droit des brevets d’invention et du savoir-faire, Bruxelles, Larcier, 2010, chap. 4, pp. 56-80.
  • [12]
    Organe d’appel, États-Unis – Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits dérivés des crevettes, 12 octobre 1998, WT/DS58/AB/R, https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/58abr.pdf.
  • [13]
    Idem.
  • [14]
    Un exemple remarquable est l’ensemble de règles, connues sous les termes de « Consensus de Washington », que le FMI et la Banque mondiale ont imposé pendant plusieurs années aux pays emprunteurs. Il s’agissait d’un programme d’ajustement structurel visant à rassurer les investisseurs, notamment en dérégulant le marché, en favorisant le libre-échange et en libéralisant le droit du travail. L’idée assez naïve qui sous-tendait ces règles d’ajustement structurel était qu’elles ne faisaient qu’exprimer des lois universelles et qu’elles pouvaient donc s’appliquer indifféremment à tout pays, quelles que soient sa culture juridique, ses institutions ou sa situation économique et sociale. Une critique féroce de la politique menée par le FMI au nom du consensus de Washington se trouve dans J. Stiglitz, Globalization and its Discontents, New York, W.W. Norton, 2002 ; une critique plus mesurée, mais qui insiste tout autant sur la variabilité et la diversité des situations, se trouve chez F. Bourguignon, « Pauvreté et développement dans un monde globalisé », Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 3 avril 2014, disponible sur : https://books.openedition.org/cdf/4012?lang=fr.
  • [15]
    D. Rodrick, « What Do Trade Agreements Really Do », Journal of Economic Perspectives, 2018, vol. 32, issue 2, pp. 73-90 et D. Rodrick, Straight Talk on Trade, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2018.
  • [16]
    Voy., par exemple, l’article 1er de l’Accord commercial entre l’Union européenne et ses États membres, la Colombie et le Pérou, signé le 26 juin 2012 : « Le respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux de l’homme, tels qu’inscrits dans la déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que des principes de l’État de droit, sous-tend les politiques intérieures et internationales des parties. Le respect de ces principes constitue un élément essentiel du présent accord ». Par ailleurs, l’article 2, assez insolite dans un traité de libre-échange, est relatif au « désarmement et à la non-prolifération des armes de destruction de masse », disponible sur : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:22012A1221(01)&from=FR. Mais existe-t-il une volonté politique ferme de l’UE de soumettre effectivement les échanges économiques au respect de ces conditions ?
  • [17]
    C’est la raison principale pour laquelle il existe un décalage considérable entre les objectifs de la lutte contre le réchauffement climatique et les politiques environnementales mises en œuvre par les gouvernements.
  • [18]
    M. Friedman, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics », 1966, p. 4.
  • [19]
    R.A. Posner, The Problems of Jurisprudence, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 356.
  • [20]
    Ibid., p. 353 et p. 354.
  • [21]
    Cette conception a été consacrée par le célèbre arrêt Lochner de la Cour suprême américaine en 1905 (198 US 45) qui a déclaré inconstitutionnelle une loi de l’État de New York qui entendait limiter la durée de travail hebdomadaire. La Cour privilégiait donc la liberté contractuelle et l’idée que tout contrat exprime l’intérêt bien compris de chacun. On voit cependant aujourd’hui que les plans de relance économique, à la suite de la crise sanitaire causée par le coronavirus, adoptent une perspective radicalement différente. Les entreprises demandent aux États d’intervenir massivement dans les marchés pour les sauver de la faillite.
  • [22]
    Or, il apparaît clairement que des institutions juridiques stables et fonctionnelles sont des conditions nécessaires pour que les gains de la croissance mondiale puissent un jour arriver jusqu’aux plus pauvres. Comme le relève A. Deaton, qui a été récompensé par le prix Nobel pour ses travaux en économie du développement, « (…) it is only recently that mainstream development economics has focused on the importance of institutions, including political institutions and politics », A. Deaton, The Great Escape, op. cit.
  • [23]
    Il y a là encore une différence entre homo sapiens raisonnable et homo economicus rationnel : « Real people tend to judge their well-being relative to others, not in absolute terms; their actions depend on the way choices are presented, they face loss more than they crave gain. Such insights form the core of what is known as « prospect theory », D. Kahneman, The Economist, August 30th 2003.
  • [24]
    Il faut cependant noter que les travailleurs chinois et indiens grossissent ces chiffres d’une manière très disproportionnée par rapport aux pays africains.
  • [25]
    Voir, par exemple, le débat intéressant entre T. Li and Z. Jiang, Human Rights, « Justice, and Courts in IEL: A Critical Examination of Petersmann’s Constitutionalization Theory », JIEL, 2018, vol. 21, issue 1, pp. 193-211 et la réponse de E.U. Petersmann, « International Economics Law Without Human and Constitutional Rights? Legal Methodology Questions for My Chinese Critics », JIEL, 2018, vol. 21, issue 1, pp. 213-231.

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