Notes
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[1]
Une relation juridique ne se noue pas systématiquement entre les usagers. Voy. Q. Cordier, « L’économie de plateforme : description d’un phénomène d’intermédiation », in J. Clesse et F. Kéfer (dir.), Enjeux et défis juridiques de l’économie de plateforme, C.U.P, Liège, Anthemis, 2019, pp. 8-33.
-
[2]
Ainsi, quand AirBnB veut ajouter des chambres, elle ne doit pas investir dans la construction ou l’acquisition de chambres d’hôtel. Il suffit que quelqu’un décide d’offrir son logement sur le site.
-
[3]
J.-Ch. Rochet et J. Tirole, « Two-sided Markets: a Progress Report », 37 The Rand Journal of Economics, 2006, pp. 645-667.
-
[4]
Les plateformes se démarquent des organisations issues des acteurs établis qui investissent dans les actifs physiques (hôtellerie, transport, distribution…) et qui font appel à des modes d’organisation traditionnels du travail (salariat) ou de la collecte fiscale.
-
[5]
Dans le cas Uber, le prix de la course est fixé par l’opérateur de plateforme.
-
[6]
Tels que différents moyens de paiement (Paypal), de garantie (Booking.com), service de support après-vente, utilisation de son réseau de livraison (Amazon, AlloResto), des options ou fonctionnalités payantes (2main.be).
-
[7]
C’est cet objectif de maximisation de la valeur de la plateforme (basée sur l’exploitation de droits de propriété intellectuelle et l’utilisation de prix de marché) qui, selon nous, distingue l’économie de plateforme de l’économie collaborative. Dans ce dernier cas, la plateforme est gérée collectivement dans un objectif de partage des ressources au profit des utilisateurs de la plateforme. Dans le premier cas, la plateforme est gérée au profit de son propriétaire.
-
[8]
C’est ainsi que les utilisateurs, qui génèrent des effets indirects significatifs, bénéficieront de droits d’accès faibles, voire négatifs, tenant compte de leur impact sur la valeur de la plateforme pour d’autres groupes d’utilisateurs. Contrairement à une rue commerçante, un opérateur de centre commercial peut intégrer ces effets externes directs et indirects dans sa tarification des espaces commerciaux. Ainsi un Ikea ou un Primark, qui génère un flux important de consommateurs, se verra proposer un tarif locatif faible ; celui-ci sera compensé par des perceptions plus élevées sur les commerces à proximité qui tableront sur l’attractivité accrue du centre commercial.
-
[9]
L’offre d’un système d’évaluation des acteurs, qui réalisent des transactions sur sa plateforme, peut réduire les effets négatifs résultant de l’absence d’information sur la fiabilité du partenaire.
-
[10]
Voy. la contribution de J. Charpenet qui examine, entre autres, comment cette activité contribue au pouvoir économique des opérateurs de plateformes.
-
[11]
Voir A. Hagiu et J. Wright, « Marketplace or Reseller », 61 (1) Management Science, 2015, pp. 184-203, qui, dans leur introduction, comparent l’évolution de Amazon et de Zappos.
-
[12]
S. Keulian, « 9 raisons qui poussent Amazon à ouvrir des magasins physiques », 2016, disponible sur : https://stephanekeulian.com/, consulté le 8 avril 2019.
-
[13]
D. Spulberg, « Discovering the Role of the Firm: The Separation Criterion and Corporate Law », Berkeley Business Law Journal, 6(2), 2006, pp. 3-4.
-
[14]
Voy. B. Baudry, Économie de la firme, coll. « Repères », Paris, La Découverte, 2003.
-
[15]
R. Coase, The Nature of the Firm, 4 (16), Paris, Economica, 1937, pp. 386-405.
-
[16]
H. Demsetz, L’économie de la firme. Sept commentaires critiques, Paris, Management et Société, 1998, p. 24.
-
[17]
Risk Uncertainty and Profit, New York, Harpe & Row, 1965 (first published in 1921).
-
[18]
The Nature of the Firm, op. cit.
-
[19]
D. Spulberg, « The Intermediation Theory of the Firm: Integrating Economic and Management Approaches to Strategy », 24 Managerial and Decision Economics, 24, 2003, pp. 253-266.
-
[20]
La notion d’intermédiation a été développée en micro-économie financière dès les années 1970. Les banques « font » le marché et gagnent leur vie en lissant les décalages temporaires entre offre et demande et en se rémunérant sur la différence entre le prix d’achat et de vente des titres, entre le taux d’intérêt payé aux épargnants et celui demandé aux emprunteurs. Voir C. Curchod, « De la notion d’intermédiaire à celle de stratégie d’intermédiation », présentation à la 13e conférence de l’AIMS, juin 2004.
-
[21]
L’avantage concurrentiel réside dans le fait que les biens/services vendus ne peuvent pas être parfaitement imités par les concurrents.
-
[22]
Les acheteurs et vendeurs font face à divers coûts à chacun des stades de la transaction : de l’identification du partenaire à la négociation des conditions de la transaction et à sa mise en œuvre. Songeons, par exemple, aux coûts de recherche précédant la transaction, aux coûts d’évaluation de la qualité du bien faisant l’objet de l’échange ainsi qu’à ceux résultant de la mesure de fiabilité du partenaire dans un contexte d’incertitude et/ou d’information asymétrique.
-
[23]
Notons que, même en présence d’une information parfaite, les échanges directs peuvent nécessiter un mécanisme de coordination centralisée lorsque les produits sont différenciés.
-
[24]
Ces économies se font sur les coûts fixes de recherche et d’évaluation de la qualité qui peuvent être répartis sur l’ensemble des transactions.
-
[25]
P. Belleflamme et M. Peitz, Industrial Organisation: Markets and Strategies, 2nd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 2015, Partie IX.
-
[26]
La notion de commerçant est, ici, entendue au sens économique du terme, telle qu’elle apparaît dans la théorie de la firme comme intermédiaire.
-
[27]
J. Cohen, « Law for the Platform Economy », 51 UC David L. Rev, 2017, p. 144.
-
[28]
A. Hagiu et J. Wright, « Multi-sided Platforms », 43 International Journal of Industrial Organisation, 2015, pp. 162-174.
-
[29]
M. Munger, « Coase and the Sharing Economy », in C. Veljanovski (ed.), Forever Contemporary: The Economics of Ronald Coase, The Institute of Economic Affairs, London, 2015, pp. 187-204.
-
[30]
Ibidem, p. 195.
-
[31]
Ibidem, p. 207.
- [32]
-
[33]
P. Belleflamme souligne que les transactions sur les données s’organisent essentiellement par le mode hiérarchique ou le mode hybride. Le recours au mode hybride se justifierait lorsque les économies de gamme ou d’envergure donnent un avantage comparatif aux intermédiaires spécialisés dans la collecte et le traitement des données et dans les cas, comme celui du développement de la voiture autonome, où le partage des données permet de mieux coordonner l’activité des intervenants. Voir « Modèles économiques des données : une relation complexe entre demande et offre », Enjeux numériques, n° 2, 2018, pp. 9-13.
-
[34]
Dans leur article, « Marketplace or Reseller » (op. cit., note 11), A. Hagiu et J. Wright mentionnent que 50 % des livres en vente sur sa plateforme sont offerts par Amazon tandis que 99 % des produits électroniques sont vendus par des prestataires tiers.
-
[35]
Voy. J. Tomassetti, « Does Uber Redefine the Firm? The Postindustrial Corporation and Advances Information Technology », 34, Hofstra Labor and Employment Law Journal, 2016, pp. 1-78, consultable sur : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2763797.
-
[36]
Q. Cordier, « L’économie de plateforme : description d’un phénomène d’intermédiation », op. cit., p. 9.
Introduction
1Un opérateur de « plateforme » est un opérateur, public ou privé, qui investit dans une infrastructure, physique ou virtuelle, permettant à des utilisateurs d’interagir entre eux, moyennant le respect de conditions d’accès et d’usage [1]. Le phénomène des plateformes n’est pas neuf : il est aussi ancien que le commerce lui-même. Au Moyen Âge, déjà, les halles marchandes organisaient la rencontre entre des échangeurs de biens et de services. La principale différence entre les plateformes physiques et les plateformes virtuelles réside dans l’importance des investissements en actifs physiques ainsi que dans le caractère géographiquement situé de ces derniers. Les opérateurs de plateforme digitale n’investissent que limitativement dans l’infrastructure matérielle [2] ; ils se concentrent sur le développement des fonctionnalités de l’algorithme de gestion de leur interface. Ils ne lient pas leurs activités à une localisation – leur plateforme étant accessible à tout moment via PC, mobiles, tablettes – ce qui permet d’atteindre rapidement une échelle globale d’activités. La numérisation permet, en outre, une collecte massive de données que l’opérateur peut vendre et/ou exploiter de manière créative pour générer de nouveaux produits et services et accroître, de la sorte, la valeur de la plateforme.
2La théorie des « marchés bifaces » ou « multi-faces » chère à J.-Ch. Rochet et J. Tirole [3] laissait déjà augurer, il y a quelques années, que la plateforme est un choix organisationnel plutôt qu’une caractéristique de marché. Ce choix est, en outre, disruptif par rapport aux modèles traditionnels [4] de l’entreprise intégrée.
3Notre contribution s’inscrit dans le prolongement de cette réflexion. Elle apporte des éléments de réponse à la double question suivante. Comment les théories économiques de la firme expliquent-elles l’émergence et le développement d’opérateurs de plateforme digitale ? En quoi les opérateurs de plateforme digitale diffèrent-ils des entreprises traditionnelles ? Pour y répondre, nous identifions, d’abord, les spécificités des opérateurs de plateforme par rapport aux firmes « classiques »/« traditionnelles » (1). Ensuite, nous présentons les théories économiques qui s’attachent à expliquer la nature, le rôle et les contours de la firme, avec un accent particulier sur la conception de la firme comme intermédiaire (2). Nous nous demandons, enfin, si et dans quelle mesure ces théories permettent d’expliquer l’émergence et le développement des opérateurs de plateforme digitale (3). Nous tirons, alors, quelques conclusions relatives à la nécessité – ou non – de forger un nouveau cadre explicatif. Nous évoquons les conséquences régulatoires qui en découlent.
1 – Les spécificités des opérateurs de plateforme digitale
4Conceptuellement et empiriquement, la littérature économique tend à distinguer les opérateurs de plateforme purs des opérateurs de plateformes hybrides.
5Les opérateurs de plateformes purs facilitent l’interaction entre groupes distincts d’utilisateurs sans intervenir directement dans la détermination du contenu des transactions réalisées sur plateforme.
6Les opérateurs de plateformes hybrides, quant à eux, facilitent l’interaction directe entre individus, mais exercent également des fonctions d’intermédiation classique. Il en va ainsi de l’encadrement des conditions des accords contractuels passés sur la plateforme [5] et du développement de services additionnels destinés à faciliter les transactions [6] ou à accroître la valeur de la plateforme aux yeux des utilisateurs.
1.1 – L’opérateur de plateforme pur
1.1.1 – L’opérateur de plateforme comme facilitateur des interactions
7L’opérateur de plateforme digitale crée de la valeur en facilitant l’interaction entre différents groupes d’acteurs qui doivent coordonner leurs besoins. Il cherche à suppléer, voire à remplacer, le marché en créant une infrastructure permettant aux utilisateurs d’interagir et de conclure, éventuellement, des transactions. Il se démarque de la firme traditionnelle qui, elle, dispose d’actifs en vue de produire des biens ou des services à destination des acheteurs et qui, pour ce faire, réalise des transactions marchandes avec différents acteurs externes, tout en coordonnant les activités des acteurs internes (salariés, actionnaires, managers, etc.). L’opérateur de plateforme détermine les conditions d’accès et d’usage de son interface, de sorte à en maximiser la valeur [7]. Dans cette optique, le choix entre transactions internes ou transactions externes perd de sa pertinence, l’opérateur n’étant pas impliqué dans la production des biens et services offerts sur sa plateforme. Il en va de même des questions relatives au mode d’organisation interne. Cela n’invalide néanmoins pas les enseignements des théories classiques, comme nous le verrons dans la section 2. Celles-ci permettent de comprendre les motifs pour lesquels les opérateurs de plateforme digitale font le choix de faciliter les transactions entre utilisateurs (enable) plutôt que de réaliser ces transactions eux-mêmes (employ). L’économiste cherche, en effet, à analyser pourquoi et quand la stratégie de « connexion » d’usagers est plus rentable que la détention d’actifs. Il s’intéresse aussi à la question de savoir pourquoi les utilisateurs préfèrent se rencontrer et transiger via une plateforme plutôt que via des contacts directs.
Comparaison de la firme classique insérée dans une chaîne de valeurs ajoutées linéaire et de l’opérateur de plateforme qui facilite les interactions directes entre utilisateurs affiliés à sa plateforme
Comparaison de la firme classique insérée dans une chaîne de valeurs ajoutées linéaire et de l’opérateur de plateforme qui facilite les interactions directes entre utilisateurs affiliés à sa plateforme
8C’est principalement l’existence d’effets de réseau croisés et d’effets de réseau indirects qui préside à l’organisation des plateformes. En effet, celles-ci connectent plusieurs groupes d’utilisateurs distincts qui bénéficient de services différents, mais inter-reliés puisque la valeur retirée par au moins un de ces groupes dépend de la présence des autres groupes d’utilisateurs sur la plateforme (effets de réseau croisés) et/ou de la richesse des offres complémentaires offertes par d’autres groupes (effets de réseau indirects). Ainsi, l’attractivité d’une console de jeux – telle que Nintendo – dépend tant du nombre de joueurs inscrits que de la diversité des jeux disponibles. Pour les développeurs, l’incitant à innover est proportionnée au nombre d’utilisateurs de cette plateforme. Et, pour les joueurs, c’est la variété des jeux qui rend la plateforme séduisante.
9La numérisation a permis le développement d’une multitude d’infrastructures sur laquelle les échanges décentralisés entre différents groupes d’utilisateurs peuvent se réaliser de manière plus efficiente que sur le marché externe. L’exemple de AirBnB est illustratif. Des individus souhaitent mettre en location un logement et d’autres désirent en louer. Ces deux groupes ont intérêt à s’inscrire sur la plateforme plutôt que de se rencontrer en direct, dès lors que la taille des membres de l’autre groupe (nombre de locataires potentiels/nombre de logements proposés) est importante et qu’il est loisible aux acteurs de s’apparier vertueusement, à coûts de recherche réduits.
10L’opérateur de plateforme tient compte de ces effets externes indirects entre les différents groupes : il tend à adopter une politique d’accès et d’usage du système qui assure la présence des groupes et qui maximise les chances d’appariement, de manière à accroître l’attractivité pour les utilisateurs [8]. Par ailleurs, l’opérateur développe des outils et services destinés à faciliter les transactions et à définir les règles et des standards de confiance [9] qui permettront de réduire les phénomènes de sélection adverse et de passager clandestin.
11Suivant la nature de la plateforme, les facteurs déterminants dans l’adoption – ou non – d’une structure de plateforme sont les suivants : la diminution des coûts de recherche (eBay), l’augmentation de la probabilité d’un mariage ou d’un contrat réussi (les plateformes de rencontre), la réduction des coûts de mise en œuvre de la transaction (MasterCard).
1.1.2 – L’opérateur de plateforme comme agrégateur de données
12Dans sa phase d’émergence, la plateforme doit impérativement attirer les utilisateurs. Tant qu’une masse critique n’est pas atteinte dans les différents groupes, la plateforme présente peu de valeur aux yeux des agents qui préféreront alors les contacts directs.
13Dans une deuxième phase, liée à sa pérennisation, l’opérateur, qui a réussi à se créer une base d’utilisateurs, est confronté à un double objectif : augmenter les revenus générés par les utilisateurs et fidéliser ces derniers en différenciant la plateforme par rapport à celle des concurrents éventuels (par une augmentation de la qualité et de la variété des services offerts). Les informations collectées auprès des utilisateurs de sa plateforme peuvent, à cet égard, jouer un rôle déterminant. Elles peuvent être vendues à des tiers ou exploitées en interne pour développer de nouvelles fonctionnalités [10]. Nous reviendrons, dans la section 3, sur les facteurs explicatifs de ce choix classique entre make or buy/sell.
1.2 – L’opérateur de plateforme hybride
14Jusqu’à présent, nous nous sommes focalisés sur les opérateurs de plateforme « purs » qui ont, dès le départ, fait le choix exclusif d’un tel modèle organisationnel. La réalité est, cependant, plus nuancée : bon nombre d’opérateurs évoluent vers des modèles hybrides [11]. Parfois, la forme hybride est adoptée dès le démarrage de l’activité.
15Ainsi, une société comme Amazon a commencé par distribuer des livres en ligne dans la tradition classique d’un opérateur inséré dans une chaîne de valeur ajoutée linéaire. En innovant par la création de sa librairie virtuelle et en jouant la carte de l’efficacité logistique, elle a réussi à se doter d’une large base de clients. Elle a, alors, fidélisé ces derniers par la fourniture d’une gamme de services en ligne (historique des commandes, suggestions d’achats) rendue possible par la numérisation des informations de comportement recensées sur le site. En lançant Amazon MarketPlace, Amazon a, ensuite, choisi de devenir opérateur de plateforme : elle a permis à des vendeurs tiers d’entrer directement en contact avec la base de clientèle du site. Cette stratégie est motivée par la recherche de nouvelles sources de revenus (comportant des marges plus élevées) ainsi que par l’objectif de renforcement du taux d’utilisation du système de distribution logistique. Plus récemment, la société a opté pour l’ouverture de magasins physiques, dans un contexte d’expansion de l’écosystème de la marque Amazon [12]. Il s’agit là d’un exemple paradigmatique de choix progressif en faveur d’un modèle hybride combinant les avantages de deux systèmes organisationnels. Le système linéaire assure à la firme un avantage compétitif dans la logistique, via un contrôle de la qualité et du prix. Le système de plateforme, quant à lui, élargit la base d’utilisateurs, dans une visée d’augmentation du revenu par utilisateur.
16L’économie de plateforme est susceptible de faire naître diverses questions dans l’esprit du théoricien de la firme. Parmi celles-ci, une interrogation apparaît de manière plus saillante : pourquoi les acteurs du marché choisissent-ils de créer une plateforme plutôt que de vendre un produit/un service à des tiers ou de produire ce dernier en interne ? Les développements suivants puisent des éléments de réponse dans les théories classiques de la firme.
2 – Les apports de la théorie de la firme et particulièrement la théorie de la firme comme intermédiaire
17L’économie de la firme constitue un courant de recherche dont le périmètre exact est sujet à interprétation. Comme le relève D. Spulberg, il n’existe aucun consensus arrêté quant à la définition économique de la firme [13]. Néanmoins, on observe que l’économie de la firme traite de trois grandes questions [14], mises originairement en exergue par R. Coase [15]. Pourquoi la firme existe-t-elle ? Quelle est la nature de la firme (par rapport au marché) ? Quels mécanismes de coordination la caractérisent ?
18Un auteur comme H. Demsetz rappelle opportunément le point de départ qu’est la théorie néoclassique qui, selon lui, demeure « le cœur de la théorie économique » [16]. Cette dernière contient un modèle simplifié de la firme lié à l’exploitation du mécanisme des prix de marché dont la tâche consiste à réguler les interdépendances entre acteurs économiques décentralisés. Le modèle des prix est pensé comme fonctionnant sur la base de deux boîtes noires : les ménages qui vendent des ressources et achètent des biens & services et les firmes qui louent ou achètent des ressources et produisent des biens & services sur cette base. La firme est donc une unité de production décentralisée qui produit pour autrui, c’est-à-dire à destination des consommateurs ou des autres firmes (la production à destination exclusive du propriétaire ou des employés est exclue dans le modèle) et le mécanisme des prix coordonne et ajuste la production avec la consommation.
19Il a fallu attendre les travaux de F.H. Knight [17], suivis de ceux de R. Coase [18], pour que le double problème de l’« organisation » et de la « coordination dirigée » soit thématisé.
20Différentes théories économiques de la firme se sont, alors, développées au fil de la doctrine, mettant l’accent sur un aspect spécifique de l’activité externe ou de l’organisation interne des entreprises. L’économie néoclassique aborde l’entreprise comme étant un acteur de market clearing ; l’approche d’économie industrielle se focalise sur la firme comme acteur stratégique dans son marché, le modèle des coûts de transaction voit la firme comme un acteur engagé dans des relations contractuelles tandis que la théorie des incitants basée sur les relations entre principal et agent examine l’organisation interne de l’entreprise.
21Ainsi que l’observe D. Spulberg [19], ces différentes théories offrent une vision très stylisée de l’entreprise, axée sur l’entreprise manufacturière traditionnelle, acheteuse de biens et services, transformatrice, puis vendeuse de produits finis aux utilisateurs finaux. De plus, elles n’offrent pas vraiment de cadre intégré de la vision externe (la firme acteur dans le marché) et interne (la firme organisateur de ressources) de l’entreprise. Pour pallier cela, D. Spulberg propose une théorie générale de la firme en tant qu’intermédiaire entre acheteurs et fournisseurs [20]. Il y conceptualise la firme comme étant investie de deux rôles cumulatifs : réduire les coûts de transaction et créer des marchés. L’avantage compétitif des entreprises est lié aux ressources uniques de ces dernières, à leurs connaissances/expertises, à leur capacité à rationaliser les coûts d’organisation ainsi qu’à la réplicabilité imparfaite des produits/services vendus [21], le tout dans un contexte de rationalité limitée [22]. En mettant l’accent sur les institutions de l’échange, dénommées « microstructures de marché », cette approche met en évidence des mécanismes alternatifs au marché. En effet, les entreprises sont créatrices de transactions/mécanismes innovants qui tirent avantage des opportunités de marché tout en faisant appel aux ressources organisationnelles.
22Par conséquent, avec D. Spulberg, l’analyse traditionnelle de l’entreprise manufacturière focalisée sur le dilemme make or buy s’enrichit d’une analyse de l’entreprise comme « intermédiaire ».
23Quels sont les gains d’efficacité générés par ce processus d’intermédiation ?
24Sous l’hypothèse d’information parfaite, les échanges directs de produits homogènes donnent un résultat efficient [23]. L’information imparfaite et la recherche d’information coûteuse constituent des freins aux échanges directs. Les firmes peuvent, dans ce cas, fluidifier les échanges en fournissant des services de communication, ou des signaux de prix. Elles peuvent agréger les demandes et les offres en fournissant un lieu centralisé pour les échanges.
25Par ailleurs, en traitant avec un grand nombre d’acheteurs et de fournisseurs, la firme-intermédiaire bénéficie d’économies d’échelle [24], mais aussi d’une centralisation avantageuse des risques et des informations. Les acheteurs et vendeurs ont intérêt à travailler avec un intermédiaire (c’est-à-dire à payer une commission correspondant à l’écart entre le prix de gros et le prix de détail), dès lors que ce dernier peut leur offrir des gages de qualité et de fiabilité, et leur assurer une probabilité accrue de réalisation des transactions via une réduction des coûts de recherche ainsi que des conséquences du hasard moral, de la sélection adverse et de l’opportunisme contractuel.
26Divers types d’intermédiaires peuvent être répertoriés. P. Belleflamme et M. Peitz [25] distinguent le rôle de commerçant [26], d’opérateur de plateforme, de médiateur de l’information et d’agent certificateur, suivant les coûts de transaction en cause.
- Le commerçant agrège les demandes et les offres. Il se tient prêt à acheter et revendre des biens/services en assurant le paiement de la transaction et, dans certains cas, le service après-vente. Il contribue, de ce fait, à la liquidité du marché. Il se finance via une prise sur le prix de détail. L’activité du commerçant ne peut porter que sur des biens/services susceptibles d’être revendus, ce qui exclut de ce fait les services intellectuels.
- L’opérateur de plateforme construit une infrastructure sur laquelle peuvent se concentrer et s’agréger les demandes de différents groupes d’utilisateurs qui interagissent directement entre eux.
- Le médiateur de l’information centralise, valide et fait circuler l’information qu’il met à disposition de tiers, permettant de réduire les coûts de recherche et d’assurer la qualité de l’information.
- L’agent certificateur contribue à la réduction des problèmes résultant de l’asymétrie d’information en développant des services qui garantissent la qualité de la prestation ou du prestataire.
27Les firmes intermédiaires peuvent, donc, se spécialiser dans l’un ou l’autre de ces rôles ; d’autres combinent différentes fonctions. Ainsi, l’entreprise Nielsen est un intermédiaire spécialisé dans la collecte et l’analyse d’informations à destination des producteurs des industries de produits de grande consommation. L’entreprise Vinçotte, quant à elle, est un intermédiaire spécialisé dans la fourniture de services d’inspection, de contrôle, de certification et d’analyses.
28Appliquons, à présent, cette approche de la firme-intermédiaire au développement des plateformes digitales et à l’évolution de certaines d’entre elles vers l’agrégation de données.
3 – L’opérateur de plateforme et la théorie de la firme comme intermédiaire
29Nous examinons successivement le cas de l’opérateur de plateforme comme facilitateur des interactions et celui de l’opérateur de plateforme agrégateur de données.
3.1 – L’opérateur de plateforme comme facilitateur des interactions
30Nous avons vu dans la section 1 que les opérateurs de plateformes purs ne s’interposent pas entre les vendeurs et les acheteurs, comme le font les firmes traditionnelles et les commerçants. Ceux-ci développent une infrastructure sur laquelle différents groupes d’utilisateurs interagissent en direct.
31Dans le langage de la théorie de la firme, il s’agit de comprendre pourquoi et quand les agents canalisent leurs échanges via une infrastructure particulière qui est concurrente du marché externe (contrats), d’une part, et de la hiérarchie, d’autre part (la firme).
32Dans la ligne de ce que nous avons développé dans la section 2, la firme, en tant qu’intermédiaire, peut accroître les bénéfices de l’échange en réduisant les coûts de transaction quand les agents sont séparés par la distance, le temps et l’incertitude. Les firmes créent des micromarchés qui fournissent des mécanismes centralisés permettant d’apparier les agents plus efficacement que ne le feraient des échanges décentralisés. Devenir opérateur de plateforme est un choix organisationnel qui est opéré sur la base d’une évaluation par l’entreprise de ce que les coûts de transaction sont plus faibles lorsque l’échange se réalise sur une plateforme plutôt que sur un marché externe (comme le fait un commerçant) ou en interne au sein de l’entreprise. Comme le souligne J. Cohen, « Platform is not (just) a network: it operates with the goal of making cluster of transactions and relationships stickier-sticky enough to adhere to the platform despite participants theoretical ability to exit and look elsewhere for other intermediation options » [27].
3.1.1 – La comparaison des coûts de transaction lors d’échanges sur le marché et lors d’échanges sur une plateforme
33Les utilisateurs préfèrent recourir à la plateforme plutôt que d’interagir sur un marché externe, car cette plateforme, au même titre qu’une firme traditionnelle, réduit les coûts de recherche en centralisant les offres et les demandes. Déconnectées de toute localisation physique, les plateformes digitales sont ouvertes à un ensemble beaucoup plus vaste d’utilisateurs, ce qui augmente la probabilité d’un appariement réussi. Par ailleurs, l’opérateur gère le problème de coordination et de gestion de la qualité des différents groupes à travers les conditions d’accès et d’usage de la plateforme.
34Les différents types de plateformes digitales répondent aux spécificités des biens et services échangés et dès lors des coûts de transaction qui y sont attachés : transactions répétées (B2B) ou uniques (recherche d’emploi, immobilier, sites de rencontres), spécificités des actifs échangés ou non, hétérogénéité ou homogénéité des biens.
35C’est ainsi que, dans le cas des transactions répétées, l’automatisation des procédures sur la plateforme virtuelle réduit les coûts de négociation et de mise en œuvre de la transaction tandis que, dans le cas des transactions uniques, l’augmentation de la taille et/ou de la composition des différents groupes, ainsi que la facilité d’accès à l’information sur l’interface digitale numérique, réduisent non seulement les coûts de recherche, mais augmentent également la probabilité de trouver la contrepartie qui maximise la valeur espérée de l’échange.
3.1.2 – La comparaison des coûts de transaction lors d’échanges internes à l’entreprise et lors d’échanges décentralisés sur une plateforme développée par l’entreprise
36Dans certains cas, les bénéfices de la coordination interne propre à la firme classique sont jugés plus élevés que ceux résultant du modèle dans lequel les parties sont les bénéficiaires résiduels de leur interaction sur une plateforme. A. Hagiu et J. Wright [28] ont, dans cette veine, développé un modèle portant sur les services intellectuels, non susceptibles de revente. Selon eux, la demande pour ce type de services dépend de l’existence de deux facteurs : une action transférable entre le prestataire et l’entreprise (investissements en qualité et activités marketing spécifiques) et une action non transférable choisie par le prestataire (l’effort individuel). Le niveau de l’action transférable peut être choisi par l’entreprise – qui coordonne les activités des prestataires engagés sous contrat d’emploi – ou par les prestataires eux-mêmes, dans le cas d’échanges décentralisés sur une plateforme. Le choix entre l’une ou l’autre option va dépendre de l’importance des externalités, d’une part, et des effets de passagers clandestins, d’autre part. Ainsi, une entreprise, qui investit dans une campagne de marketing ou de promotion de la qualité, va stimuler la demande pour les services fournis par l’ensemble des prestataires ; elle pourra en tirer un bénéfice de nature à compenser ses investissements. Par contre, dans l’hypothèse où un prestataire actif sur une plateforme doit effectuer lui-même ce type d’investissement, ce dernier ne pourra s’approprier que les effets positifs sur ses propres revenus, à l’exclusion, donc, des bénéfices retirés par les autres prestataires de ce même service via la plateforme.
37Du point de vue du choix économique, l’alternative suivante est de mise. Faut-il recruter des prestataires et les soumettre à une relation d’autorité permettant d’exploiter les bénéfices de la coordination en interne ? Faut-il, au contraire, développer une plateforme impliquant le maintien d’une relation d’autonomie, les prestataires étant les bénéficiaires résiduels de leur activité ? Le choix va dépendre de l’importance des effets externes générés par l’action transférable et appropriables par l’entreprise par rapport au coût des actions à mettre en œuvre pour contrer le hasard moral découlant de l’information privée détenue par les prestataires. Le modèle de coordination interne sera préféré dans l’hypothèse de clients ayant des besoins répétés et similaires, car il permet de faire des économies d’échelle et d’apprentissage. La plateforme sera privilégiée lorsque le capital humain est le principal déterminant du prix de réservation des clients. Par conséquent, dans l’approche de Hagiu et Wright, le recours à une plateforme dépend des spécificités des biens et services échangés en combinaison avec les opportunités de marché et les ressources propres à l’entreprise.
38Certains vont un pas plus loin. Prenant acte de la réduction des coûts de transaction qui se joue au sein des plateformes, un auteur comme M. Munger [29] voit dans ce phénomène la trace d’une troisième révolution, une révolution entrepreneuriale intitulée « transaction costs revolution », la première étant néolithique et la deuxième industrielle. Grâce à l’exploitation de la ressource « coûts de transaction », les nouveaux entrepreneurs vendent aux consommateurs une marchandise nouvelle : la réduction des coûts de transaction. Pourquoi vendre des produits/services quand on peut vendre des réductions de coûts de transaction ? En effet, un nombre inimaginable de nouvelles transactions vont être rendues possible via les innovations informatiques des plateformes et celles-ci résolvent trois types de problèmes : (i) l’information, (ii) le clearing des transactions et (iii) la confiance. « Being able to consummate complex transaction without fear of fraud or robbery is more than a change in “communications”, it is a reduction in the cost and risk of engaging in a wide variety of economic activities that have never before been possible » [30]. Dans ce modèle s’opère une dilution progressive de la firme qui tend à opérer plus comme un software que comme un lieu physique de rassemblement. « In the limit, firms themselves might simply become individuals or small teams that hire out for specific projects. Workers in this system would be private contractors, not employees in the traditional sense » [31]. Dans un essai sur le futur des firmes, E. Kilpi soutient, quant à lui, que du jour où, via la technologie, la coordination économique est réalisée à moindre coût en diminuant, voire en supprimant, les intermédiaires, le modèle coasien devient obsolète. « Today, we stand on the threshold of an economy where the familiar economic entities are becoming increasingly irrelevant. The Internet and new Internet-based firms, rather that the traditional organizations, are becoming the most efficient means to create and exchange value » [32]. En somme s’opérerait un affadissement progressif du modèle traditionnel à la suite de la mutation d’une série de relations typiques de l’entreprise : la relation hiérarchique de travail disparaît au profit des auto-entrepreneurs, le consommateur (ou client) devient simultanément vendeur, le pouvoir managérial réside dans la détention de l’algorithme, la capitalisation se décline au travers de techniques alternatives comme le crowdfunding ou le venture-capital, la gouvernance devient plus transparente et participative, etc.
39En pratique, toutefois, la troisième révolution n’a pas (encore) eu lieu. Un certain nombre d’opérateurs évoluent, au contraire, vers un modèle mixte qui combine le rôle de plateforme avec celui de créateur de marché, notamment dans le domaine de l’agrégation de données. Ils (re)basculent, ainsi, vers un choix organisationnel plus classique.
3.2 – L’opérateur de plateforme agrégateur de données
40Dès que l’opérateur réussit à atteindre le seuil critique d’utilisateurs, il peut se concentrer sur la maximisation de la valeur de sa plateforme. Garder les utilisateurs sur sa plateforme nécessite que les services offerts soient suffisamment attractifs et que les coûts d’utilisation soient compétitifs. Dans certains cas, cela amène l’opérateur à offrir des fonctionnalités et/ou des services qui réduisent ces coûts. Développer ces services en interne ou recourir à des contrats de collaboration avec des prestataires externes [33] va dépendre, classiquement, de l’impact sur le profit de ces deux options alternatives. Par ailleurs, l’opérateur va chercher à développer des avantages compétitifs basés sur les ressources propres de l’entreprise, en particulier les ressources informationnelles. L’agrégation des données laissées (volontairement ou involontairement) par les utilisateurs lui permet d’atteindre cet objectif. S’agissant de ces données, le choix entre l’exploitation en interne – pour améliorer l’algorithme de fonctionnement et pour développer de nouveaux services – ou la vente à des tiers va dépendre des caractéristiques de ces données (exclusives ou imitables), mais aussi des ressources internes de l’opérateur (capacité de traitement et d’innovation à partir de multiples sources de données). L’opérateur tendra à retenir le mode qui délivre la valorisation la plus élevée. L’utilisation en interne des données permettra d’augmenter la valeur de la plateforme et de renforcer son avantage compétitif dans les cas où ces données sont non duplicables et indispensables à la réalisation de ces nouveaux produits/services et ce, pour autant que l’évolution technologique ne permette pas à un concurrent de mettre sur le marché un service innovant vers lequel les utilisateurs de la plateforme seraient susceptibles de se tourner.
41Par conséquent, la théorie de la firme comme intermédiaire permet, également, d’expliquer quand et pourquoi une entreprise décide de modifier ou de compléter son mode d’organisation, en ayant à la fois des activités réalisées en interne (pour lesquelles l’entreprise contrôle les conditions de l’échange) et des activités de gestion de plateforme (sur laquelle s’effectuent des échanges décentralisés).
42Ainsi, Amazon utilise la coordination interne pour les biens dont la demande dépend de la qualité – en particulier pour les biens d’expérience – et pour lesquels elle dispose d’un avantage informationnel par rapport aux fournisseurs tiers. Elle recourt, dans le même temps, à des échanges décentralisés sur sa plateforme pour augmenter la variété des biens offerts dans l’écosystème Amazon ainsi que le taux d’utilisation de son infrastructure logistique [34].
Conclusion
43Le phénomène des plateformes numériques invite-t-il à remettre en question les enseignements de l’économie de la firme ? À nos yeux, la réponse est négative. Il s’agit d’une nouvelle technologie qui, comme toutes les innovations, permet d’économiser sur les coûts de transaction et donc de faire fonctionner le modèle coasien de manière plus fluide [35]. Le rapport coût-bénéfice entre le marché et l’intégration est légèrement altéré ; la firme comme « intermédiaire » est valorisée. Mais, le modèle théorique lui-même reste valable. Les plateformes sont des intermédiaires contractuels entre la hiérarchie et le marché, comme c’est le cas pour les organisations atypiques que sont les réseaux contractuels. Elles sont parfois aussi des coordinatrices de transactions internes lorsque se développent des activités mixtes et/ou des exploitations économiques de données agrégées. Elles peuvent prendre une variété de formes en fonction des bénéfices des utilisateurs, mais également des avantages compétitifs acquis par l’opérateur.
44Les questions régulatoires n’en restent pas moins nombreuses. En droit de la concurrence économique, par exemple, les positions dominantes liées à l’exploitation des effets de réseaux et au commerce des données sont étudiées à nouveaux frais. En droit social, la dualité entre le salarié et l’indépendant est réinterrogée. En droit civil, l’usage de certains droits et singulièrement des intangibles est discuté. En droit de la consommation, l’opposition traditionnelle entre le consommateur et l’entreprise trouve quelques limites. La protection des données entraîne des enjeux en termes de protection de la vie privée, notamment. Toutes ces problématiques juridiques se traitent tantôt par la jurisprudence, tantôt par la loi, tantôt au niveau national, tantôt au niveau européen. Leur nature et leur importance varient suivant le type de plateforme considéré, de sorte qu’il paraît hasardeux d’élaborer un cadre juridique général pour toutes les plateformes digitales [36].
45Gageons que, munis des enseignements de la théorie de la firme, les régulateurs enrichiront leur compréhension du phénomène pour ouvrir de nouvelles voies juridiques dans une matière en pleine effervescence.
Mots-clés éditeurs : la firme en tant qu’intermédiaire, coût de transaction, opérateur de plateforme digitale, hiérarchie, agrégateur de données numériques, plateforme, théorie économique de la firme
Date de mise en ligne : 06/01/2020.
https://doi.org/10.3917/ride.333.0275Notes
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[1]
Une relation juridique ne se noue pas systématiquement entre les usagers. Voy. Q. Cordier, « L’économie de plateforme : description d’un phénomène d’intermédiation », in J. Clesse et F. Kéfer (dir.), Enjeux et défis juridiques de l’économie de plateforme, C.U.P, Liège, Anthemis, 2019, pp. 8-33.
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[2]
Ainsi, quand AirBnB veut ajouter des chambres, elle ne doit pas investir dans la construction ou l’acquisition de chambres d’hôtel. Il suffit que quelqu’un décide d’offrir son logement sur le site.
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[3]
J.-Ch. Rochet et J. Tirole, « Two-sided Markets: a Progress Report », 37 The Rand Journal of Economics, 2006, pp. 645-667.
-
[4]
Les plateformes se démarquent des organisations issues des acteurs établis qui investissent dans les actifs physiques (hôtellerie, transport, distribution…) et qui font appel à des modes d’organisation traditionnels du travail (salariat) ou de la collecte fiscale.
-
[5]
Dans le cas Uber, le prix de la course est fixé par l’opérateur de plateforme.
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[6]
Tels que différents moyens de paiement (Paypal), de garantie (Booking.com), service de support après-vente, utilisation de son réseau de livraison (Amazon, AlloResto), des options ou fonctionnalités payantes (2main.be).
-
[7]
C’est cet objectif de maximisation de la valeur de la plateforme (basée sur l’exploitation de droits de propriété intellectuelle et l’utilisation de prix de marché) qui, selon nous, distingue l’économie de plateforme de l’économie collaborative. Dans ce dernier cas, la plateforme est gérée collectivement dans un objectif de partage des ressources au profit des utilisateurs de la plateforme. Dans le premier cas, la plateforme est gérée au profit de son propriétaire.
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[8]
C’est ainsi que les utilisateurs, qui génèrent des effets indirects significatifs, bénéficieront de droits d’accès faibles, voire négatifs, tenant compte de leur impact sur la valeur de la plateforme pour d’autres groupes d’utilisateurs. Contrairement à une rue commerçante, un opérateur de centre commercial peut intégrer ces effets externes directs et indirects dans sa tarification des espaces commerciaux. Ainsi un Ikea ou un Primark, qui génère un flux important de consommateurs, se verra proposer un tarif locatif faible ; celui-ci sera compensé par des perceptions plus élevées sur les commerces à proximité qui tableront sur l’attractivité accrue du centre commercial.
-
[9]
L’offre d’un système d’évaluation des acteurs, qui réalisent des transactions sur sa plateforme, peut réduire les effets négatifs résultant de l’absence d’information sur la fiabilité du partenaire.
-
[10]
Voy. la contribution de J. Charpenet qui examine, entre autres, comment cette activité contribue au pouvoir économique des opérateurs de plateformes.
-
[11]
Voir A. Hagiu et J. Wright, « Marketplace or Reseller », 61 (1) Management Science, 2015, pp. 184-203, qui, dans leur introduction, comparent l’évolution de Amazon et de Zappos.
-
[12]
S. Keulian, « 9 raisons qui poussent Amazon à ouvrir des magasins physiques », 2016, disponible sur : https://stephanekeulian.com/, consulté le 8 avril 2019.
-
[13]
D. Spulberg, « Discovering the Role of the Firm: The Separation Criterion and Corporate Law », Berkeley Business Law Journal, 6(2), 2006, pp. 3-4.
-
[14]
Voy. B. Baudry, Économie de la firme, coll. « Repères », Paris, La Découverte, 2003.
-
[15]
R. Coase, The Nature of the Firm, 4 (16), Paris, Economica, 1937, pp. 386-405.
-
[16]
H. Demsetz, L’économie de la firme. Sept commentaires critiques, Paris, Management et Société, 1998, p. 24.
-
[17]
Risk Uncertainty and Profit, New York, Harpe & Row, 1965 (first published in 1921).
-
[18]
The Nature of the Firm, op. cit.
-
[19]
D. Spulberg, « The Intermediation Theory of the Firm: Integrating Economic and Management Approaches to Strategy », 24 Managerial and Decision Economics, 24, 2003, pp. 253-266.
-
[20]
La notion d’intermédiation a été développée en micro-économie financière dès les années 1970. Les banques « font » le marché et gagnent leur vie en lissant les décalages temporaires entre offre et demande et en se rémunérant sur la différence entre le prix d’achat et de vente des titres, entre le taux d’intérêt payé aux épargnants et celui demandé aux emprunteurs. Voir C. Curchod, « De la notion d’intermédiaire à celle de stratégie d’intermédiation », présentation à la 13e conférence de l’AIMS, juin 2004.
-
[21]
L’avantage concurrentiel réside dans le fait que les biens/services vendus ne peuvent pas être parfaitement imités par les concurrents.
-
[22]
Les acheteurs et vendeurs font face à divers coûts à chacun des stades de la transaction : de l’identification du partenaire à la négociation des conditions de la transaction et à sa mise en œuvre. Songeons, par exemple, aux coûts de recherche précédant la transaction, aux coûts d’évaluation de la qualité du bien faisant l’objet de l’échange ainsi qu’à ceux résultant de la mesure de fiabilité du partenaire dans un contexte d’incertitude et/ou d’information asymétrique.
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[23]
Notons que, même en présence d’une information parfaite, les échanges directs peuvent nécessiter un mécanisme de coordination centralisée lorsque les produits sont différenciés.
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[24]
Ces économies se font sur les coûts fixes de recherche et d’évaluation de la qualité qui peuvent être répartis sur l’ensemble des transactions.
-
[25]
P. Belleflamme et M. Peitz, Industrial Organisation: Markets and Strategies, 2nd ed., Cambridge, Cambridge University Press, 2015, Partie IX.
-
[26]
La notion de commerçant est, ici, entendue au sens économique du terme, telle qu’elle apparaît dans la théorie de la firme comme intermédiaire.
-
[27]
J. Cohen, « Law for the Platform Economy », 51 UC David L. Rev, 2017, p. 144.
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[28]
A. Hagiu et J. Wright, « Multi-sided Platforms », 43 International Journal of Industrial Organisation, 2015, pp. 162-174.
-
[29]
M. Munger, « Coase and the Sharing Economy », in C. Veljanovski (ed.), Forever Contemporary: The Economics of Ronald Coase, The Institute of Economic Affairs, London, 2015, pp. 187-204.
-
[30]
Ibidem, p. 195.
-
[31]
Ibidem, p. 207.
- [32]
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[33]
P. Belleflamme souligne que les transactions sur les données s’organisent essentiellement par le mode hiérarchique ou le mode hybride. Le recours au mode hybride se justifierait lorsque les économies de gamme ou d’envergure donnent un avantage comparatif aux intermédiaires spécialisés dans la collecte et le traitement des données et dans les cas, comme celui du développement de la voiture autonome, où le partage des données permet de mieux coordonner l’activité des intervenants. Voir « Modèles économiques des données : une relation complexe entre demande et offre », Enjeux numériques, n° 2, 2018, pp. 9-13.
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[34]
Dans leur article, « Marketplace or Reseller » (op. cit., note 11), A. Hagiu et J. Wright mentionnent que 50 % des livres en vente sur sa plateforme sont offerts par Amazon tandis que 99 % des produits électroniques sont vendus par des prestataires tiers.
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[35]
Voy. J. Tomassetti, « Does Uber Redefine the Firm? The Postindustrial Corporation and Advances Information Technology », 34, Hofstra Labor and Employment Law Journal, 2016, pp. 1-78, consultable sur : https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2763797.
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[36]
Q. Cordier, « L’économie de plateforme : description d’un phénomène d’intermédiation », op. cit., p. 9.