Notes
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[*]
Université de Louvain. Maître de recherches du FNRS.
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[1]
Le projet de TTIP de fonde sur l’article XXIV de l’annexe du Traité OMC intitulée GATT 1994. Cette disposition permet, sous certaines conditions, rarement contrôlées strictement, que les États membres parties à l’OMC adoptent des accords bilatéraux ou plurilatéraux (par exemple les différents traités qui, depuis 1957, ont constitué l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui).
-
[2]
Ph. Coppens, « Droit économique international et justice distributive », RIDE, 2013, pp. 511-521 ; « Le temps en droit et en économie », in Le temps et le droit. Hommage au Professeur G. Closset-Marchal, Bruxelles, Bruylant, 2013, pp. 44-61.
-
[3]
J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, 6e éd., Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p. 133.
-
[4]
Voy. P. Krugman et M. Obstfeld, Économie internationale, 7e éd., Paris, Pearson, 2006, spéc. Partie 1, chap. 6.
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[5]
Les droits subjectifs sont évidemment des ressources rares et on peut soutenir, avec R. Coase, que les échanges de biens et de services sont des échanges de droits.
-
[6]
M. Friedman, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1966, p. 4.
-
[7]
P. Samuelson & W. Nordhaus, Economics, 14th ed., New York, McGraw-Hill, Inc., 1992, p. 9.
-
[8]
Les premiers échanges économiques « entre nations » remontent aux relations entretenues par certaines cités-États de la Mésopotamie, le long du Tigre et de l’Euphrate jusqu’au nord du Croissant fertile, et le Levant à partir de 2700 avant J.-C. Les échanges se sont ensuite étendus vers l’Ouest, dans le bassin méditerranéen et vers l’Est, dans la vallée de l’Indus, puis jusqu’en Chine.
-
[9]
La légitimité et l’efficacité d’une contrainte par les normes sont discutées. Pour un recours à un instrument normatif, voy., par exemple, O. De Schutter, « Towards a New Treaty on Business and Human Rights », Business and Human Rights Journal, 2016, vol. 1, pp. 41-67 ; contra, J. Bhagwati, In Defense of Globalization, Oxford, Oxford University Press, 2004, spéc. pp. 240 et ss.
-
[10]
Voir F. Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil, 2012 ; M. Ravaillon, The Idea of Antipoverty Policy, NBER, Working Paper, 2013, http://www.nber.org/papers/w19210 ; A. Sen, « Mondialisation et justice sociale », Le Monde, 20 mai 2006.
1 – Introduction
1Le sujet que les organisateurs du colloque m’ont demandé de traiter est l’impact du TTIP sur le secteur non marchand. Ce secteur occupe bien sûr une place un peu particulière dans une économie internationale de libre-échange, car ce qu’on appelle traditionnellement le « non-marchand » est l’ensemble des services fournis gratuitement ou à des prix économiquement non significatifs. Plus concrètement, il regroupe des services tels que l’éducation, la santé, les actions sociales, par exemple en faveur du logement social, ou encore certains services de l’administration. Comme ces services ne sont pas vendus au sens propre, ils sont financés essentiellement par des subsides publics ou par des cotisations, mais aussi par des dons, des legs ou du bénévolat.
2Dans la plupart des États membres de l’Union européenne, ce secteur a exercé une influence déterminante sur la forme et le contenu du droit public, notamment par le biais de la notion de service public. L’idée que l’État trouve sa légitimité dans l’exercice de missions d’intérêt général et qu’il doit assurer des espaces de non-marchandisation dans l’éducation, la culture, la justice, la santé ou les grandes infrastructures de transports, l’idée aussi qu’une démocratie représentative est l’institution légitime pour transformer le monde social dans un horizon de bien commun, voilà deux piliers fondamentaux de la culture juridique européenne. C’est aussi dans cette perspective que je souhaiterais comprendre le mouvement de plus en plus large en défaveur du TTIP.
3Je voudrais mettre en avant trois arguments sur lesquels, me semble-t-il, se fondent les opposants. Ce ne sont pas des arguments qui visent uniquement le projet de TTIP, dont le contenu concret reste encore assez secret. Plus largement, mes arguments visent les traités internationaux qui, comme celui qui crée l’OMC, organisent une forme de mondialisation dans laquelle les règles relatives à la création des richesses par le libre-échange sont communes aux États membres tandis que celles qui sont relatives à la distribution des richesses créées restent nationales [1].
4Le premier argument que je développerai repose sur le fait que le droit appartient à une culture et que cette culture n’est pas identique partout. La culture juridique européenne a une spécificité propre par rapport à la culture américaine, notamment parce que le droit américain ne donne pas la même ampleur et la même signification à la notion européenne de service public.
5Le second argument qui, je crois, est avancé de manière implicite par les opposants aux traités internationaux de libre-échange est que le droit leur semble devenu un pur instrument de l’économie néo-classique. Je veux dire par là que le droit est considéré par l’économie néo-classique comme une simple technique au service de l’économie alors que sa fonction première consiste à coordonner des actions collectives par des normes à l’issue d’une délibération publique sur des fins. On peut certes soutenir que telle norme juridique est plus efficiente qu’une autre pour parvenir à la maximisation de l’utilité individuelle ou pour assurer au mieux la croissance de l’économie. Mais cela ne signifie pas encore que cette maximisation ou cette croissance soient des fins socialement justifiées. L’efficience économique est une propriété attribuée aux moyens pour atteindre une fin, mais elle n’est pas en elle-même le critère d’une fin juste. Or la recherche d’une fin juste est, in fine, ce sur quoi repose la légitimité du droit.
6Le troisième argument avancé par les opposants au TTIP, de manière explicite cette fois, est que l’Organisation mondiale du commerce n’a pas rempli toutes ses promesses et que le projet européen n’enthousiasme plus depuis qu’il semble à nouveau se réduire à un espace de libre-échange.
7Or, si on peut reconnaître que les accords de libre-échange ont largement contribué à l’accroissement des richesses mondiales, on doit également admettre que les richesses créées n’ont pas été équitablement redistribuées. À dire vrai, cette situation n’est pas si étonnante. Comme je l’ai montré ailleurs, la question de la redistribution des richesses est traditionnellement résolue par la trickle down theory selon laquelle les plus pauvres ne doivent pas s’en faire puisqu’un jour viendra où tout le monde jouira des bénéfices de la croissance qui ruisselleront jusqu’à eux [2]. Le problème est que l’horizon de ce jour semble toujours reculer pour ceux qui n’ont jamais aperçu les avantages qu’on leur avait promis. En réalité, le temps de la trickle down theory est le temps quantitatif de la physique tandis que le temps humain de l’attente est une durée psychologique.
8Comme on le verra, les trois arguments sont assez liés.
2 – Droit, culture et représentation
9Le droit, c’est d’abord un système de représentations qui contribue à une culture et qui se constitue à partir d’elle. Et une culture, c’est un ensemble plus ou moins structuré d’informations et de pratiques transmises entre des générations et qui donnent un sens à leur vie et à la nature qu’ils habitent. Tout ordre juridique fait partie d’une culture et l’exprime, au moins partiellement, dans une Constitution, une Charte ou une Déclaration. Celles-ci disent, en définitive, ce que sont les représentations qui doivent être tenues pour vraies par une communauté, des choses jugées communément par ses membres, des vérités qui déterminent des pratiques justes. Le droit institue des obligations de vérité.
10Où se trouvent ces quelques vérités sur lesquelles des ordres juridiques reposent ?
11Par exemple, dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776, où on peut lire ceci :
« Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. »
13Ou dans la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens de 1789 qui représente un monde dans lequel « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
14Ou encore dans l’article 2 du Traité sur l’Union européenne entré en vigueur en 2009 et qui énonce le bien commun de l’Union :
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. »
16On pourrait encore citer un grand nombre de vérités fondatrices des ordres juridiques, par exemple dans la Magna Carta en Angleterre ou dans le Traité de Waitangi en Nouvelle-Zélande.
17Ce sont ces types de représentations communes qui fondent les pratiques des sociétés humaines et ne cessent de les engendrer. Parfois, elles se cristallisent d’une manière telle qu’elles paraissent échapper à la communauté qui les a créées. Elles semblent alors figées et posent la question d’une possibilité de la critique des traditions.
18Mais ces représentations ne sont pas spécifiques au champ juridique. On pourrait facilement les retrouver en analysant un peu attentivement les savoirs liés à la médecine ou à l’économie. Ou à la physique et à la cosmologie, comme l’a montré A. Koyré dans son beau livre Du monde clos à l’univers infini.
19Les distinctions de l’âme et du corps, du normal et du pathologique, de la folie et de la santé, de la vie préférable à la mort participent aux représentations majeures de la médecine. Les croyances relatives à la vertu d’une croissance continue ou à la rationalité des choix pèsent considérablement sur la représentation que les économistes se font de leur domaine. Or, à leur tour, ces différents types de savoirs et de représentations ne sont pas cloisonnés. Ils s’influencent entre eux. La manière dont la médecine représente ses fonctions et ses limites a des effets décisifs sur le droit de la sécurité sociale ou sur le règlement juridique de questions bioéthiques. Le privilège reconnu au calcul rationnel des moyens sur la délibération raisonnable des fins a permis une instrumentalisation considérable du droit par l’économie. Ces savoirs instituent tous également des obligations de vérité.
20Un cas qui me semble fort éclairant et très ancien des rapports entre les savoirs est analysé par Jean-Pierre Vernant dans Les origines de la pensée grecque. Il y montre, de manière très convaincante, que c’est la constitution de la cité-État en Grèce, la polis, qui a permis l’émergence de la rationalité grecque dont nous avons hérité. Ce n’est donc pas l’explication de la nature par les causes renversant l’autorité des dieux qui a inventé la démocratie. Mais bien l’inverse : l’émergence de la raison a été rendue possible par l’organisation d’un système social fondé sur la délibération politique, le débat argumenté et public entre des citoyens égaux. C’est-à-dire une raison ancrée dans la pratique du langage et dans l’isonomie :
« La raison grecque, écrit-il, ne s’est pas tant formée dans le commerce humain avec les choses que dans les relations des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à travers les techniques qui opèrent sur le monde que par celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est l’instrument commun : l’art du politique, du rhéteur, du professeur. La raison grecque, c’est celle qui, de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d’agir sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la cité [3]. »
22Or je pense que ce sont aujourd’hui certaines de nos représentations communes qui sont également contestées dans les débats autour du TTIP et, plus généralement, autour des accords commerciaux internationaux. Autour, pour faire bref, d’une certaine conception de la globalisation des échanges de biens et de services.
23Il y a plusieurs questions qui se posent ici, mais il est important de reconnaître que les représentations culturelles ne sont pas toutes susceptibles d’être soumises en même temps à la même forme de critique rationnelle. En effet, dans les représentations culturelles et dans la transmission des traditions, il y a des émotions. La perception des inégalités ou de particularités communautaires est liée à certaines d’entre elles. Et ce serait une erreur de croire que toutes ces émotions pourraient et devraient être surmontées par une raison neutre et objective susceptible de dénoncer tous les biais et toutes les irrationalités des comportements. Car il est souvent raisonnable d’agir sans disposer d’une information complète sur les conditions et les conséquences de l’action que l’on se propose d’entreprendre et il l’est aussi de se reposer sur des habitudes et des traditions. À dire vrai, vouloir obtenir une information complète sur le contexte de l’action ou tenter de se dégager de toute empreinte sociale avant d’agir est irrationnel et ne peut aboutir qu’à une paralysie de l’action. On peut ici renvoyer aux travaux de H. Simon sur la rationalité limitée (bounded rationality) ou à ceux de la phénoménologie sur la finitude.
24À cet égard, il est intéressant de constater que, dans quelques débats importants qu’on imagine, il y a toujours un point où des arguments qui semblent décisifs à certains ne parviennent pas à en convaincre d’autres qui sont pourtant également sincères dans la discussion et prêts à se soumettre à la loi du meilleur argument.
25Les menaces que fait peser la globalisation sur une culture ne sont pas toutes rationnelles. Mais, comme j’ai essayé de le montrer, ce n’est pas uniquement en montrant qu’elles sont irrationnelles qu’on peut les effacer.
3 – Choix rationnel et décision raisonnable
26Un second problème se révèle aussi, me semble-t-il, dans l’opposition au TTIP et il se révèle d’autant plus vivement lorsque ce qui est en jeu relève du secteur non marchand. Je voudrais montrer ici que la représentation que les économistes néo-classiques se font de leur discipline – la manière dont ils travaillent et répartissent les savoirs – contribue largement au rejet de la globalisation.
27Les économistes néo-classiques ont développé une représentation physicaliste de l’économie au cours du XXe siècle, une représentation de ce que doit être l’économie si elle veut se constituer comme science. Mais cette représentation a rendu de plus en plus difficile le dialogue entre le droit et l’économie. Car, en physicalisant l’économie, en optant pour le calcul et la mesure quantitative de l’action humaine, en distinguant entre l’économie descriptive et l’économie normative, les néo-classiques ont développé une épistémologie et une méthodologie très éloignées de celles du droit. Le cas sans doute le plus évident de cette évolution réside dans la différence considérable qui existe entre le modèle de l’homme économique rationnel et celui de l’homme juridique raisonnable, prudent et diligent. Car un tel décalage a permis de poser des questions très étranges pour les juristes. Est-il rationnel de tenir ses promesses ? Quel profit peut-on espérer si on privilégie un comportement égoïste plutôt qu’un comportement altruiste ? Pourquoi l’acteur économique doit-il faire des choix rationnels en étant isolé dans un temps physique alors que l’homme raisonnable, prudent et diligent ressent la durée de l’intersubjectivité et la finitude de l’action ?
28Avant de revenir sur ces questions, j’évoque d’abord très rapidement la raison économique qui justifie les échanges internationaux, c’est-à-dire le libre-échange des biens, des services et des capitaux.
29Adam Smith, puis David Ricardo, ont montré que chaque État avait intérêt à ouvrir ses frontières pour participer au libre-échange avec d’autres États et, en conséquence, avait intérêt à abandonner une position protectionniste.
30Adam Smith soutenait que, lorsque deux États avaient chacun un avantage absolu en termes de productivité d’un bien, ils devaient se spécialiser dans la production de ce bien et échanger. Nous étions en 1776 et on fait classiquement remonter la naissance de l’économie politique moderne à son Essai sur la nature et les causes de la richesse des nations. Mais que se passe-t-il lorsqu’un pays n’a aucun avantage absolu par rapport à un autre pays, c’est-à-dire lorsque ses coûts de production pour n’importe quel bien sont toujours supérieurs à ceux d’un autre pays ? Doit-il se résoudre à l’autarcie ? La réponse est non et la solution sera donnée par David Ricardo dans Des principes de l’économie politique et de l’impôt, en 1817, avec le développement de la notion d’avantage comparatif. Un État dispose d’un avantage comparatif dans la production d’un bien A par rapport à un autre bien B si son coût d’opportunité pour produire A est plus faible que celui pour produire B, c’est-à-dire si, pour produire A, il doit abandonner moins de ressources rares (en termes d’unités de travail) que pour produire B. Un pays a alors intérêt à se spécialiser dans la production du bien pour laquelle le coût d’opportunité est le plus faible et échanger ce bien contre un autre type de bien produit dans un autre pays. (On réserve le cas exceptionnel où un pays a le même coût d’opportunité pour la production de tous ses biens et dans lequel il n’a a priori aucun intérêt à se spécialiser et à échanger.)
31Tout cela est connu et assure encore largement le fondement de la justification économique du libre-échange, malgré toute une série de corrections et d’approfondissements ultérieurs, notamment pour comprendre les échanges intra-branches [4].
32Mais, il faut y insister, l’économie du libre-échange comme l’économie de marché n’est pas nécessairement une économie capitaliste. Seule l’organisation capitaliste considère en effet que tout le système de production doit être placé sous le pouvoir des investisseurs de capitaux et que la visée ultime d’un système de production est d’accroître continûment les bénéfices des actionnaires. C’est la raison pour laquelle les droits des investisseurs sont à ce point protégés dans les différents traités économiques internationaux.
33Les techniques classiques pour favoriser le libre-échange consistent, d’une part, à abaisser les barrières douanières autant que faire se peut quoiqu’elles restent d’importantes sources de revenus pour certains pays, singulièrement pour les pays en voie de développement, et, d’autre part, à supprimer le maximum de barrières non tarifaires. C’est, notamment, ce que propose de faire le TTIP. Fallait-il néanmoins un nouveau traité bilatéral pour faire cela ? Le système multilatéral de l’OMC n’est-il pas ou plus l’enceinte délibérative adéquate ?
34Les droits de douane (les barrières tarifaires) ont en effet très fortement diminué depuis la création du GATT en 1947 et cette baisse s’est poursuivie avec la création de l’OMC en 1994. Entre les États-Unis et l’UE, ils sont même à un niveau historiquement bas : une moyenne de 2,2 % aux États-Unis et de 3,3 % dans l’UE, exception faite de certains pics tarifaires pour certains produits agricoles, autour de 20 % par exemple pour les produits laitiers en provenance des pays de l’Union. La réduction des barrières tarifaires n’est donc pas l’enjeu majeur du projet de TTIP.
35Mais, comme je l’ai dit plus haut, il existe deux techniques classiques pour faciliter les échanges internationaux. La première technique était l’abaissement des barrières tarifaires et elle ne joue pas un rôle important. La seconde, qui va nous intéresser maintenant, est relative aux barrières non tarifaires.
36Lorsque des parties contractantes à un traité économique international veulent abaisser les barrières non tarifaires, elles entendent généralement « harmoniser les normes » entre leurs systèmes juridiques respectifs pour fluidifier les échanges. Or, si le droit n’était qu’une technique au service de l’économie, on pourrait soutenir que la voie la plus sûre pour harmoniser les normes serait simplement de les supprimer. Car, du point de vue de l’économie internationale, les seules normes essentielles sont celles qui, en assurant la stabilité macroéconomique des États, rassurent les investisseurs. Cependant, comme j’ai essayé de le montrer plus haut, les normes juridiques sont des représentations sociales qui ne peuvent pas être réduites à une simple fonction d’instrument technique.
37Le modèle néo-classique est une théorie parmi d’autres possibles. Mais il jouit encore aujourd’hui d’un privilège considérable, notamment dans l’enseignement universitaire. Le plus étonnant est que même les juristes semblent s’y rallier ou s’y résoudre alors qu’il ne leur reconnaît presque aucune place.
38Or, si les juristes étaient un peu plus combatifs, ils montreraient que lorsqu’on veut intégrer deux marchés, on doit souvent intégrer deux représentations du monde social. Et que lorsque les États-Unis et l’UE veulent conclure un traité économique en harmonisant leurs normes, il s’agit davantage d’une question culturelle que d’une question de technique juridique. Pourquoi est-ce devenu si difficile à comprendre ?
39Pendant longtemps, le droit et l’économie ont partagé la même faculté et nombreux sont ceux qui, dans la première moitié du siècle passé, étudiaient à la fois les deux matières. Ils avaient l’impression d’étudier des sciences sociales avec des outils certes un peu différents, mais en posant des questions finalement assez semblables. Un des problèmes qu’il leur fallait résoudre ensemble était le suivant : comment le droit et l’économie peuvent-ils contribuer, avec des ressources rares, au développement d’une démocratie dans laquelle la recherche d’une plus grande justice sociale joue le rôle d’un horizon régulateur [5] ? Mais, comme on l’a vu, les économistes ont, au cours du XXe siècle, continué, développé et renforcé l’effort walrassien de physicaliser l’économie. Et cela a supposé la construction d’un nouveau modèle d’acteur social, le modèle d’un agent rationnel vivant dans un temps quantifiable et linéaire et dépossédé de son épaisseur intersubjective et de sa durée psychologique. L’action économique, qui était auparavant réfléchie comme une action sociale intersubjective, a alors été pensée comme une espèce d’événement atomisé et individuel. Or il est clair qu’il s’agissait là d’une construction très éloignée de l’homme juridique raisonnable, c’est-à-dire d’une personne prudente et diligente, d’un homme mesuré plutôt que mesurable, qui vit et agit dans une histoire sociale qu’il contribue à construire. La traduction économique de cette distinction épistémologique radicale entre proposition d’être et proposition de devoir-être, entre jugement de fait et jugement de valeur, bref entre des jugements objectifs et des jugements subjectifs est entièrement réalisée par M. Friedman. S’inspirant largement d’un ouvrage publié en 1890 par John N. Keynes, The Scope and Method of Political Economy, il écrit ceci :
« Positive economics is in principle independent of any particular ethical position or normative judgment. As Keynes says, it deals with “what is”, not with “what ought to be” […]. In short, positive economics is, or can be, an “objective” science, in precisely the same sense as any of the physical sciences [6]. »
41Le même point de vue est défendu par Paul Samuelson et William Nordhaus dans leur fameux textbook Economics qui a formé des générations entières d’étudiants :
« In economics, we must be careful to distinguish between positive (or factual) statements and normative statements or value judgments. Positive economics describes the facts and behavior in the economy […]. Normative economics involves ethical precepts and value judgments […]. There are no right or wrong answers to these questions because they involve ethics and values rather than facts. These issues can be debated, but they can never be settled by science or by appeal to facts. There simply is no correct answer […] whether society should help poor people [7]. »
43Comme on l’aperçoit dans ces passages, la séparation opérée entre les faits et les valeurs, entre les propositions d’être et les propositions de devoir-être est nette. En distinguant l’économie descriptive de l’économie normative, les économistes néo-classiques ont en réalité voulu opérer une séparation entre l’ensemble des propositions économiques vraies qui seraient identiques à celles des propositions physiques et l’ensemble des propositions morales qui ne seraient ni vraies ni fausses puisqu’elles seraient nécessairement subjectives.
44Or cette dichotomie est dévastatrice, car elle est à présent utilisée pour donner une base théorique à une séparation radicale entre les conditions de création de richesses par le libre-échange et les questions de justice sociale, de protection de l’environnement ou de répartition plus juste des richesses produites par le libre-échange. Et ces questions qui intéressent par excellence le droit sont alors devenues secondaires dans les traités de libre-échange, y compris dans le projet du TTIP.
4 – Libre-échange et redistribution des richesses
45Dans l’histoire agitée du commerce international, histoire commencée très tôt le long du Tigre et de l’Euphrate jusqu’au plateau anatolien, des vices et des vertus ont tour à tour été reconnus au libre-échange et au protectionnisme [8]. Bien longtemps après, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les puissances alliées se sont rappelé que les échanges économiques pouvaient non seulement favoriser la croissance, mais également contribuer à la paix entre les nations. C’était le projet du GATT (1947), ancêtre de l’OMC (1994) et ce fut aussi celui du Traité de Rome (1957) qui a créé l’Europe.
46Or, si la promotion de la paix entre les nations est une activité vertueuse, il faut aussi constater que les traités de libre-échange n’enthousiasment plus vraiment que les grandes multinationales qui y voient de nouvelles possibilités de parts de marchés. Les traités de libre-échange multilatéraux, plurilatéraux ou bilatéraux (dont la multiplication est due en grande partie à la paralysie du système OMC) ne parviennent pas à dissiper la perception largement négative qu’une grande partie de la population en a.
47D’une certaine manière, il y a un côté paradoxal dans cette situation. En effet, les consommateurs, qui profitent des prix bas des biens produits dans les pays émergents ou en voie de développement, semblent regretter dans le même temps leurs achats lorsqu’ils soutiennent que la main-d’œuvre bon marché constitue une concurrence déloyale qui tue les entreprises nationales.
48Ils proposent alors deux stratégies un peu différentes, mais pas tout à fait étrangères l’une de l’autre : soit la fermeture des frontières, un retour au protectionnisme et à la préférence nationale ; soit l’introduction, dans les traités internationaux, d’une clause sociale. Il s’agit là de normes de travail fondamentales acquises dans les pays du Nord, mais souvent ignorées par les pays émergents et en voie de développement : liberté d’association et de négociation collective, interdiction du travail des enfants et du travail forcé, égalité de traitement entre les hommes et les femmes.
49Les raisons pour lesquelles les pays émergents et en voie de développement refusent d’introduire cette clause sociale dans les traités internationaux de libre-échange sont assez simples à comprendre. La reconnaissance effective de droits fondamentaux a souvent un coût considérable et celui-ci se répercute dans le prix des biens et des services. Si une clause sociale ambitieuse était introduite dans un traité de libre-échange, son respect rendrait ces biens et ces services plus chers et moins compétitifs sur le marché mondial. C’est la raison pour laquelle les pays émergents, comme la Chine ou l’Inde, interprètent la clause sociale comme l’expression de la volonté des pays riches d’anéantir leurs avantages comparatifs liés à une main-d’œuvre non qualifiée et bon marché. Ils perçoivent donc la clause sociale comme du protectionnisme déguisé. À dire vrai, il est en effet difficile d’interpréter la clause sociale comme l’expression d’un altruisme désintéressé des pays du Nord à l’égard des travailleurs des pays plus pauvres. Une norme interdisant le travail de tous les enfants serait par exemple souhaitable. Mais quel serait son sens si un système solide de scolarité n’était pas mis en place en même temps ? Les multinationales pourraient aussi être davantage contraintes par leurs pays d’origine de respecter les normes fondamentales du travail dans les États émergents ou en voie de développement où elles emploient une main-d’œuvre non qualifiée et sous-payée [9].
50Lorsqu’on analyse l’histoire du droit, on s’aperçoit rapidement qu’un facteur décisif de son évolution vient de la représentation du risque que se fait une société. Tout le droit de la responsabilité le montre et les actions en naissance et en vie préjudiciable en sont les témoins contemporains. De même, la conception du risque dans la tragédie grecque n’est pas celle qu’expriment l’architecture cistercienne ou la statuaire cubiste. Un risque n’est plus une fatalité qu’il faut subir passivement dès lors que l’on connaît les possibilités de son évitement.
51La perception des risques et la répartition des risques au sein d’une société sont deux éléments essentiels qui constituent les ordres juridiques, mais leur signification varie parfois fortement. Comme on l’a déjà écrit, le développement de la théorie française du service public, au début du XXe siècle, peut être interprété comme la volonté de répartir les risques sociaux autrement, notamment par le développement de mécanismes qui assuraient la protection sociale par de la solidarité collective, par l’adoption de normes fondamentales du travail ou par l’affirmation de la fonction sociale et intersubjective du droit de propriété.
52Or, c’est bien, me semble-t-il, une des principales questions légitimement posées par les opposants au TTIP : quelle nouvelle répartition des risques sociaux ou environnementaux pourrait être induite par le TTIP ? Alors que, dans le même temps, la globalisation de l’économie se développe, les mécanismes étatiques de protection sociale s’effacent au profit d’une logique de marché dans des secteurs qui, auparavant, étaient précisément des secteurs non marchands. Aussi les citoyens ont-ils aujourd’hui des raisons de craindre que la globalisation économique n’engendre avec elle une globalisation juridique qui fragiliserait leur modèle social.
53Une grande part des problèmes que soulève la mondialisation des échanges de biens, de services et de capitaux a en effet trait à deux formes d’inégalités qui, d’un point de vue normatif, intéressent traditionnellement l’éthique et le droit. D’une part, les inégalités entre les États qui échangent et, d’autre part, les inégalités entre les citoyens d’un même État. Si les économistes admettent assez largement aujourd’hui que la mondialisation des échanges a globalement engendré une diminution des inégalités entre les États riches du Nord et les pays en voie de développement (diminution des écarts due surtout à la croissance de l’économie indienne et chinoise), il faut admettre en revanche que les bénéfices de la croissance sont très mal redistribués et contribuent à creuser les inégalités entre les citoyens d’un même État [10].
5 – Conclusions
54Depuis des millénaires, des peuples échangent des biens. En échangeant des biens, ils échangent des droits. Et en échangeant des droits, ils transmettent des cultures. Aussi, les échanges de biens, de services et capitaux et les traités de libre-échange, qui les facilitent, ne sont-ils pas neutres. Dans un bien, dans un service, dans une monnaie, il y a tout un système juridique et donc culturel qui est échangé. Lorsqu’on achète un bien produit en Chine ou en Allemagne, on achète aussi du droit chinois ou du droit allemand. La force avec laquelle les systèmes juridiques de droit civil et de common law s’opposent pour imposer leur culture juridique dans les traités de libre-échange montre que le droit n’est pas une simple question de technique juridique comme le pensent trop souvent les économistes. Cela apparaît encore davantage dans le secteur non marchand qui exprime qu’une des fonctions essentielles du droit est de réduire des incertitudes en anticipant l’avenir, c’est-à-dire de répartir les risques sociaux. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le concept de service public avait permis d’apporter une réponse raisonnable à la nouvelle perception des risques issus du développement industriel. Mais le service public a reposé sur la gouvernance d’un État protecteur et sur le développement du droit administratif. La perception que cette réponse juridique s’épuise et le sentiment que le TTIP va renforcer les inégalités en concentrant les bénéfices du libre-échange suscitent légitimement les réactions hostiles.
Mots-clés éditeurs : libre échange, droit comme bien culturel, service public, justice distributive
Mise en ligne 01/07/2017
https://doi.org/10.3917/ride.311.0035Notes
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Université de Louvain. Maître de recherches du FNRS.
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[1]
Le projet de TTIP de fonde sur l’article XXIV de l’annexe du Traité OMC intitulée GATT 1994. Cette disposition permet, sous certaines conditions, rarement contrôlées strictement, que les États membres parties à l’OMC adoptent des accords bilatéraux ou plurilatéraux (par exemple les différents traités qui, depuis 1957, ont constitué l’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui).
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[2]
Ph. Coppens, « Droit économique international et justice distributive », RIDE, 2013, pp. 511-521 ; « Le temps en droit et en économie », in Le temps et le droit. Hommage au Professeur G. Closset-Marchal, Bruxelles, Bruylant, 2013, pp. 44-61.
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[3]
J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, 6e éd., Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995, p. 133.
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[4]
Voy. P. Krugman et M. Obstfeld, Économie internationale, 7e éd., Paris, Pearson, 2006, spéc. Partie 1, chap. 6.
-
[5]
Les droits subjectifs sont évidemment des ressources rares et on peut soutenir, avec R. Coase, que les échanges de biens et de services sont des échanges de droits.
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[6]
M. Friedman, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1966, p. 4.
-
[7]
P. Samuelson & W. Nordhaus, Economics, 14th ed., New York, McGraw-Hill, Inc., 1992, p. 9.
-
[8]
Les premiers échanges économiques « entre nations » remontent aux relations entretenues par certaines cités-États de la Mésopotamie, le long du Tigre et de l’Euphrate jusqu’au nord du Croissant fertile, et le Levant à partir de 2700 avant J.-C. Les échanges se sont ensuite étendus vers l’Ouest, dans le bassin méditerranéen et vers l’Est, dans la vallée de l’Indus, puis jusqu’en Chine.
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[9]
La légitimité et l’efficacité d’une contrainte par les normes sont discutées. Pour un recours à un instrument normatif, voy., par exemple, O. De Schutter, « Towards a New Treaty on Business and Human Rights », Business and Human Rights Journal, 2016, vol. 1, pp. 41-67 ; contra, J. Bhagwati, In Defense of Globalization, Oxford, Oxford University Press, 2004, spéc. pp. 240 et ss.
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[10]
Voir F. Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil, 2012 ; M. Ravaillon, The Idea of Antipoverty Policy, NBER, Working Paper, 2013, http://www.nber.org/papers/w19210 ; A. Sen, « Mondialisation et justice sociale », Le Monde, 20 mai 2006.