Couverture de RIDE_258

Article de revue

Pour la sécurité alimentaire : restaurer la responsabilité d'État

Les besoins de la société civile : la souveraineté alimentaire au service de la sécurité alimentaire

Pages 87 à 97

Notes

  • [1]
    Agronome, M.A., coordonnateur de la Coalition pour la souveraineté alimentaire (Canada).
  • [2]
    J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, 1762, document produit en version numérique par J.-M. Tremblay, professeur de sociologie, dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales », février 2002, p. 20.
  • [3]
  • [4]
    Coalition pour la souveraineté alimentaire, dont plus de 85 ONG sont membres au Canada, www.nourrirnotremonde.org.
  • [5]
    http://www.upa.qc.ca/fr/Agriculture_et_societe/Souverainete_alimentaire.html.
  • [6]
    Groupe AGÉCO, La gestion de l’offre dans le secteur laitier, un mode de régulation toujours pertinent – Mise à jour de l’analyse du cas australien. Canada, mars 2008.
  • [7]
  • [8]
    http://usda.mannlib.cornell.edu/usda/fas/livestock-poultry-ma//2000s/2008/livestock-poultryma-04-01-2008.pdf.
  • [9]
    S. Lévesques, « Pour la sauvegarde du patrimoine végétal », Le Devoir, 21 mars 2003, p. B8, in L. Waridel, L’envers de l’assiette. Et quelques idées pour la remettre à l’endroit, Éditions Écosociété, 2003, 173 p.
  • [10]
  • [11]
    Conférence de Marcel Mazoyer, 25 mars 2011 à Longueuil, tirée de M. Mazoyer et L. Roudart, Histoire des agricultures du monde : Du néolithique à la crise contemporaine, Le Seuil, 2002, 705 p.
  • [12]
    Halweil, Brian, in L. Waridel, L’envers de l’assiette. Et quelques idées pour la remettre à l’endroit, op. cit.
  • [13]
    http://www.cqh.ca/upload/pdf/Bulletin_2_7_kilometre_alimentaire.pdf.
  • [14]
    Union des producteurs agricoles, Établissement d’une politique québécoise de la transformation alimentaire, Mémoire présenté au ministre du MAPAQ, septembre 2001, p. 5.
  • [15]
    Gouvernement du Québec, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, Bio Clips, vol. 4, n° 4, octobre 2001.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Norberg-Hodge et al., in L. Waridel, L’envers de l’assiette. Et quelques idées pour la remettre à l’endroit, op. cit.
  • [18]
    S. Murphy, Securing Enough to Eat, International Institute for Sustainable Development (IISD), janvier 2005.
  • [19]
    Avis et rapports du Conseil économique et social, Faim dans le monde et politiques agricoles et alimentaires : bilan et perspectives : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/084000210/0000.pdf.
  • [20]
    http://www.banquesalimentaires.org /flextop/upload/pdf/b05022725f0ca77f39799ced4326a6d1.pdf.
  • [21]
    OCDE, Panorama de la santé 2009, Les indicateurs de l’OCDE.
  • [22]

1On ne demande pas à un menuisier de soigner des personnes, pas plus qu’à un dentiste de construire des maisons, à moins de le faire en dilettante avec de bons manuels d’instructions. Que demande-t-on à un État que nous ne demandons à des entreprises ? Qu’est-ce qu’une entreprise, sinon des moyens de production réels ou intangibles, y compris de la main-d’œuvre, détenus ou utilisés par des individus et utilisés pour produire des biens ou des services dans le but d’accroître leur richesse personnelle ? Qu’est-ce qu’un État, sinon la somme d’institutions capables de mettre en œuvre un contrat social liant les citoyens d’un même territoire géopolitique, dans le but d’assurer leur bien commun ? Qu’est-ce qu’un contrat social ? Il faudrait relire Jean-Jacques Rousseau dont on célèbre en 2012 le 300e anniversaire de la naissance. Ses écrits sur le sujet sont brûlants d’actualité ! Il a écrit, entre autres :

2

« La volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution (création), qui est le bien commun ; car, si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée [2]. »

3Il faut bien le constater, les aliments sont très largement produits, transformés, emballés, transportés et commercialisés par des entreprises, au surplus mises en concurrence entre elles et, de plus en plus, à l’échelle planétaire. Cet état de fait trouve peut-être son origine dans des temps immémoriaux où chacun devait assurer sa propre pitance, par la chasse ou la cueillette, et plus tard par la pratique de l’agriculture et du don alimentaire accordé à ceux qui n’avaient pas le sou ou les moyens de production, don dont la condition d’existence est la propriété sur l’aliment et les moyens de production. On ne contestera pourtant pas que l’aliment répond à un besoin fondamental. N’y a-t-il pas dans l’accès économique et physique, pour tous et en tout temps, à des aliments sains provenant de ceux, du peuple, qui les produisent et qui font partie du même contrat social, un élément légitime de ce contrat ?

4Des États ou juridictions ont érigé l’eau en bien collectif. Ce statut leur permet de distinguer l’eau de banales marchandises, accordant aux législateurs une marge de manœuvre franche pour en contrôler fortement l’exploitation et le commerce. Au Québec, un pays du Nord, l’énergie hydroélectrique a été nationalisée, pour des raisons semblables. Il apparaissait à l’État que l’exploitation de cette ressource essentielle au bien-être collectif ne devait pas être laissée entre les mains des entreprises en tant que moyen d’enrichissement des actionnaires. Dans les mêmes années (1965-1970), le Québec s’est également donné des systèmes publics et universels en éducation et en santé, au nom du bien commun, du vivre-ensemble.

5Dans la Déclaration de Montréal (7 septembre 2007) intitulée Pour un contrat social renouvelé sur la base de la souveraineté alimentaire[3], sorte d’acte de naissance de la Coalition pour la souveraineté alimentaire [4], on peut lire :

6

« Par souveraineté alimentaire, on entend le droit des peuples à définir leur propre politique alimentaire et agricole ; à protéger et à réglementer la production et les échanges agricoles nationaux de manière à atteindre des objectifs de développement durable ; à déterminer leur degré d’autonomie alimentaire et à éliminer le dumping sur leurs marchés. La souveraineté alimentaire ne va pas à l’encontre du commerce dans la mesure où ce dernier est subordonné au droit des peuples à une production agricole et alimentaire locale, saine et écologique, réalisée dans des conditions équitables qui respectent le droit de tous les partenaires à des conditions de travail et de rémunération décentes. »

7Cette déclaration avait été signée et proposée par 42 organisations non gouvernementales (ONG) du Québec et du Canada, aux commissaires responsables d’entendre les Québécois à propos de l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation, dans le cadre d’une commission publique commandée par le gouvernement. Depuis, la Coalition pour la souveraineté alimentaire, créée en 2008 pour donner suite à cet acte de naissance (la Déclaration), a multiplié ses activités de recherche, de plaidoirie et de représentation. On a souvent confondu la sécurité, l’autonomie et la souveraineté alimentaire. La Coalition a donc rapidement ressenti le besoin d’organiser l’arrimage de ces concepts.

8La Coalition soumet le sens suivant au concept d’autonomie alimentaire. Mentionnons d’abord qu’il ne s’agit pas ici de l’autonomie alimentaire des personnes, mais bien des peuples, des États. L’autonomie alimentaire des personnes est parfois utilisée pour parler de leur capacité à apprêter les aliments de base, à les choisir, à les acheter ou à les cultiver. Elle fait alors référence au savoir-faire des individus. Elle pose aussi la question de la qualité des informations figurant sur les emballages ou présentoirs alimentaires, permettant aux personnes de faire des choix éclairés.

9L’autonomie alimentaire, du moins au sens de la Déclaration de Montréal, apparaît davantage comme la proportion des aliments consommés sur un territoire, généralement un État, qui en proviennent. Il ne faut donc pas confondre ce concept avec celui de la balance commerciale alimentaire ou agroalimentaire d’un État ou d’une région. La balance commerciale exprime plutôt le rapport entre la production d’aliments (produits ou transformés) sur un territoire et les achats d’aliments fait par les citoyens sur ce même territoire. Par exemple, c’est au tournant de l’an 2000 que le Québec a atteint une balance commerciale agroalimentaire positive, c’est-à-dire que les ventes alimentaires faites par les entrepreneurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire ont excédé les achats d’aliments faits par les citoyens ou institutions sur ce même territoire québécois.

10Considérant les chiffres mêmes du gouvernement du Québec pour l’année 2008, une évaluation de l’autonomie alimentaire du Québec, faite par l’Union des producteurs agricoles [5], l’a chiffrée à 33 %, c’est-à-dire que, selon ces chiffres et selon l’hypothèse de calcul, 33 % des aliments consommés par les Québécois en 2008 provenaient du Québec ou étaient ceux produits au Québec, ce pourcentage ayant déjà été de l’ordre de 75 %, il y a 25 ans.

11Pour peu que l’on conçoive que la sécurité alimentaire d’un peuple relève du bien commun et donc d’une responsabilité publique et non d’une responsabilité individuelle d’entrepreneurs ou de consommateurs, la Coalition croit qu’un État normal ne peut se contenter de mesurer et de surveiller l’état de sa balance commerciale, mais qu’il doit aussi surveiller son degré d’autonomie alimentaire, qu’il doit mieux encore convenir et mettre en œuvre un niveau ambitieux d’autonomie alimentaire, sous la forme d’un contrat social.

12Cela suppose toutefois que l’État puisse pleinement et librement adopter ses propres politiques publiques en la matière, notamment des mesures de protection aux frontières, de manière à préserver ce rapport normal et légitime entre ceux, sur son territoire, qui produisent les aliments et ceux qui les consomment. C’est là qu’entre en scène la souveraineté alimentaire, soit la responsabilité et la capacité du pouvoir public de gouverner et baliser les activités des « opérateurs alimentaires », aux fins de cette sécurité alimentaire.

13Ces liens établis, il importe d’exposer quelques faits avérés à propos de la conduite de nos systèmes alimentaires, des faits qui rappellent la grande importance de la restauration de l’espace politique abandonné à l’autel du libre-échange et de la « loi de l’offre et de la demande » …

14Une étude réalisée par trois chercheurs de l’École polytechnique de Zurich (septembre 2011) démontre que 40 % de l’économie mondiale serait dirigée par 147 compagnies de la finance ou des assurances. Ces 147 compagnies sont en lien étroit, par des participations croisées ou des participations au sein de conseils d’administration, avec un très vaste réseau d’autres entreprises (43 000). La liste de base des multinationales du monde a été établie à partir d’une base de données (Orbis) comportant un échantillon de 35 millions d’opérateurs économiques (sociétés et investisseurs). Une modélisation a permis de visualiser l’affaire sous la forme d’une sphère composée de points représentant ces opérateurs. « Pour mettre un frein aux dérives de la concentration du pouvoir, de nouvelles institutions supranationales sont nécessaires », a plaidé l’économiste Mauro Baranzini, auteur de l’étude, au moment de son dévoilement.

15En octobre 2011, le Conference Board of Canada rendait publique une étude sur la répartition des richesses. Sa conclusion est claire : les riches continuent de s’enrichir tandis que les pauvres sont de plus en plus pauvres. Voici quelques chiffres rendus publics :

  • L’écart des revenus s’accroît plus vite ici qu’aux États-Unis, depuis 1995.
  • Les 20 % les plus favorisés récoltent 40 % des revenus totaux.
  • C’est au Québec que les inégalités de revenus sont les moins grandes.
  • Depuis 15 ans, l’écart entre riches et pauvres a augmenté trois fois moins vite au Québec qu’ailleurs au Canada.
Partout sur la planète, l’écart entre les riches et les pauvres grandit. En fait, 72 % de la population mondiale vit dans des pays où l’écart a crû durant la période étudiée.

16Un autre rapport (5 décembre 2011), réalisé par l’OCDE sur le même sujet, décrit le même problème à l’échelle des pays les plus riches, membres de l’OCDE. Pour le décrire, le secrétaire général de l’organisation, M. Angel Gurría, dit :

17

« Le contrat social commence à se lézarder dans de nombreux pays. Cette étude balaie l’hypothèse qui voudrait que les bienfaits de la croissance économique se répercutent automatiquement sur les catégories défavorisées et qu’un surcroît d’inégalité stimule la mobilité sociale. Sans stratégie exhaustive de croissance solidaire, le creusement des inégalités se poursuivra. »

18Pendant ce temps, le signal envoyé aux agriculteurs du monde est clair, depuis quelques décennies. Il s’incarne dans des mesures publiques diverses, adoptées au cours des années par les gouvernements de pays occidentaux capables de soutenir financièrement leur agriculture nationale, par des subventions. Puis, plus tard par les pays en développement, dans la foulée des mesures d’ajustement structurel déployées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ce message est en tout point cohérent avec la présence de ces pays au sein d’instances multilatérales de libre-échange comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) (155 pays membres) ou l’Accord de libre-échange de l’Amérique du Nord (ALENA). Peu à peu, des pays et régions comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Europe, ont ainsi mis fin au contingentement de leur production laitière domestique, par exemple. En Australie, 8 ans après la déréglementation totale de l’industrie laitière, le nombre de fermes laitières a diminué de 40 %. Suivant cette réforme, la baisse significative du prix du lait au détail a été complètement annulée, puis renversée, dans les années suivantes, malgré la diminution du prix payé aux éleveurs. En somme, la position commerciale dominante des intermédiaires (transformateurs et distributeurs) dans le marché a empêché la diminution durable du prix au détail et accaparé en leurs mains les gains d’efficacité des fermiers [6].

19Pourquoi et pour qui étendre la logique marchande à tous les aliments produits sur la planète, par la négociation commerciale multilatérale, quand, en moyenne, entre 2006 et 2008, 18 % du blé [7], 7 % du riz6, 12 % du maïs6, 5 % du porc7, 10 % de la volaille7 et 12 % du bœuf et du veau [8] faisaient l’objet d’un commerce entre les nations ?

20Après l’introduction de l’agriculture à l’OMC en 1994, les États-Unis et l’Europe, qui sont capables de soutenir leur agriculture nationale, ont adopté des mesures publiques acceptables aux yeux de l’OMC, comme des programmes de subvention dits « découplés » des prix et des volumes de production. Ces subventions, versées en fonction de la superficie des fermes, sont réputées conformes à l’OMC, car elles ne créeraient pas de distorsions dans les échanges commerciaux. Qu’elle soit enregistrée à l’enseigne de la « boîte verte, bleue ou ambrée » de l’OMC, on conviendra aisément que toute subvention contribue à cette distorsion, à moins d’être pratiquée également partout, sur toute la planète. Les gouvernements proposent aussi de nombreux programmes visant à soutenir les producteurs dans leurs efforts de « saine gestion » ou d’« innovation technologique », deux autres façons de concourir à leur compétitivité.

21Devant un tel rapport des États à l’agriculture, comment reprocher aux agriculteurs d’adopter les pratiques agricoles les plus susceptibles de réduire le risque de se retrouver « expulsés » des marchés, faute de compétitivité. La FAO estime ainsi qu’en à peine 100 ans, 75 % des espèces nourricières de la planète seraient disparues [9], trop improductives. Des régions du monde sont favorisées par leur climat, pour produire par exemple des céréales, des légumes ou des fruits, d’autres pour les élevages. On pense, par exemple, au maïs du Brésil et au blé de l’Ukraine, aux fruits et légumes de la Floride, de la Californie ou des pays d’Europe de l’Est et aux vaches laitières ou aux agneaux de la Nouvelle-Zélande, qui ne coûtent pas chers à élever. C’est la théorie des avantages comparatifs, développée par l’économiste anglais David Ricardo [10], défendue par les ministres du Commerce et le directeur général de l’OMC. À quoi bon se battre contre de tels avantages naturels ? S’il coûte moins cher de produire des tomates en Andalousie, parce que l’ensoleillement y est inégalé en Europe et que les salaires aussi y sont les plus bas du continent, alors que l’Andalousie produise nos tomates, disent les libre-échangistes.

22En visite au Canada en mars 2011, à l’invitation de la Coalition pour la souveraineté alimentaire, l’agronome français et professeur à l’AgroParisTech, Marcel Mazoyer, est venu rappeler à ses membres qu’en 2050, la terre hébergera 9 milliards de personnes et qu’en conséquence, toutes les agricultures seront requises, les moins productives comme les plus productives. Mais que restera-t-il des premières, lorsque les secondes auront fini de les remplacer, avec les paysans qui les pratiquent, à la faveur de cette théorie des avantages comparatifs, amplifiée par des subventions agricoles drapées de vertus écologiques (découplées – boîte verte de l’OMC). Entre le paysan pauvre d’Afrique, qui cultive la terre à l’aide de quelques outils (pratiquée par les trois quarts des agriculteurs), sans traction animale, et celui du Brésil qui pratique l’agriculture mécanisée (pratiquée par 2 % des agriculteurs), qui embauche du personnel de ferme et commercialise ses récoltes à la bourse de Chicago, un écart de rendement, exprimé en kg de production par heure de travail, de 1 pour 2000 [11], creuse toujours davantage l’écart de leur qualité de vie.

23Le World Watch Institute trouve que les aliments voyagent d’ailleurs de plus en plus entre le lieu où ils sont produits et celui où ils sont consommés. En moyenne, ils franchissent 2600 km [12]. La spécialisation des territoires productifs, corollaire de la théorie des avantages comparatifs, n’est sans doute pas étrangère à ce phénomène. En 2009, le Québec a importé des pommes du Chili, des poivrons des Pays-Bas, du céleri de la Californie, des tomates de la Floride, des framboises du Mexique, etc. Tous ces aliments sont produits aussi au Québec. Selon une analyse du Conseil québécois de l’horticulture, l’importation de 11 produits, parmi tous ceux qui sont importés, a généré 139 000 tonnes de CO2 (équivalant à 43 523 automobiles) [13].

24Les OGM, les pesticides, les engrais minéraux et l’augmentation de la dimension des fermes répondent à la même logique marchande. Avec la taille moyenne des troupeaux laitiers de l’Ouest américain, le Canada compterait 900 fermes laitières, le Québec 350, au lieu des 6400 qu’il compte aujourd’hui. Ce sont des outils et des stratégies de compétitivité, de libéralisme alimentaire, qui ne sont pas sans conséquence sur le dynamisme et l’occupation des régions rurales. Même de grands philanthropes, comme Bill Gates, soutiennent des projets de productivité pour l’Afrique agricole, fondés notamment sur l’accès à des semences OGM et à des engrais, sans questionner la spirale dans laquelle ils poussent ces paysans. Où sont les mécènes prêts à soutenir un changement de paradigme, une voie plus politique que technique ?

25Il vient souvent à nos oreilles que cette idée de mettre les agricultures en concurrence profiterait aux consommateurs, logiquement. C’est ignorer la structure de l’industrie qui a d’ailleurs grandement changé depuis 30 ans, à la faveur du libre marché. Devant les 2,6 milliards de paysans et agriculteurs de la terre, 100 entreprises accaparent 74 % des achats de denrées de base, rappelle Marcel Mazoyer. À moins d’être franchement bien organisés, en coopératives par exemple, et qu’un cadre législatif n’oblige ces acheteurs à s’approvisionner auprès de tels regroupements domestiques, les paysans n’arrivent pas à tirer un revenu décent de la demande alimentaire solvable. Les vendeurs d’aliments au détail sont également en situation de contrôle face à cette demande solvable, de sorte que les gains d’efficacité dégagés à la production agricole sont capturés par eux et remis aux actionnaires, plutôt qu’aux citoyens. Au Québec, les quatre plus grandes entreprises de transformation contrôlent 66 % des achats de denrées de base [14]. 85 % des aliments consommés au Québec sont vendus par trois grandes chaînes d’alimentation [15]. À l’échelle planétaire, dix entreprises de vente au détail, où figurent de grandes multinationales comme Carrefour ou Walmart, réalisent 25 % des ventes alimentaires au détail [16]. Ces ventes s’élèvent à plus de 350 milliards de $. Cette concentration s’opère aussi à la transformation. Aux États-Unis, les marques de commerce alimentaire, détenues par le tabatier Philip Morris, accaparent 10 cents pour chaque dollar de vente alimentaire [17]. Pourtant, 11 % des ménages et 18 % des enfants américains fréquentent les banques alimentaires alors que les opérateurs alimentaires américains arrivent à produire deux fois la valeur de tous les aliments consommés aux États-Unis [18]. Une étude du Conseil économique et social [19] de la République française, déposée auprès du gouvernement français en 2008 sur l’enjeu des liens entre la faim dans le monde et les politiques agricoles et alimentaires et présentée par l’économiste Jocelyne Hacquemand, rappelle d’ailleurs que la faim gagne de plus en plus les pays riches, dont les filets sociaux s’effritent et où les écarts de richesse se creusent sans cesse. Selon le Bilan Faim 2011 [20], 851 000 Canadiens ont régulièrement fréquenté une banque alimentaire cette année. La récente mission d’Olivier De Schutter au Canada (mai 2012) lui a aussi permis de constater la pauvreté dont plus de 3 millions de Canadiens souffrent. C’est sans compter les 56 % de Canadiens en situation de surcharge pondérale qui accaparent une très large part du coût de notre système de santé [21], un phénomène visant l’offre alimentaire, selon la Direction de la santé publique du Québec [22].

26Comment en sommes-nous arrivés là ? La question se pose d’autant que la vaste majorité des pays du monde, le Canada compris, a convenu de plusieurs principes et conventions internationales, érigeant l’alimentation, la santé et le travail décent au rang de droits universels. On peut lire dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, aux articles 23 et 25, que chacun a droit au travail, à une rémunération équitable et satisfaisante qui assure au travailleur et à sa famille une existence conforme à la dignité humaine. C’est dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, que le droit à l’alimentation est le plus décrit.


Extraits du Pacte

Article 1

27Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel.

28Pour atteindre leurs fins, tous les peuples peuvent disposer librement de leurs richesses et de leurs ressources naturelles, sans préjudice des obligations qui découlent de la coopération économique internationale, fondée sur le principe de l’intérêt mutuel, et du droit international. En aucun cas, un peuple ne pourra être privé de ses propres moyens de subsistance.

Article 11

29Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu’à une amélioration constante de ses conditions d’existence. Les États parties prendront des mesures appropriées pour assurer la réalisation de ce droit et ils reconnaissent à cet effet l’importance essentielle d’une coopération internationale librement consentie.

30À propos de l’environnement, on peut aussi lire dans la Déclaration de Stockholm (1972) que « l’homme … a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures ». Et dans celle de Rio (1992), que « les êtres humains … ont le droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature ».

31Nous ne sommes pas devant un manque de droits individuels. Les mécanismes qui permettraient de les mettre en œuvre, voire de les judiciariser, ne sont pas à la hauteur des sanctions économiques qu’encourent pour vrai les pays qui ne se soumettraient pas aux décisions finales de l’Organe de règlement des différends de l’OMC. Plusieurs analystes et juristes arrivent à cette conclusion. Dans son rapport de mission à l’OMC, le Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation soumet que les pays favorisent apparemment le droit au commerce en cas de doute, car la peine sera certaine et économique. Il y aurait effectivement un déséquilibre entre la force en droit du droit économique et des droits de l’homme. Le défi ne serait donc pas d’imaginer et de mettre en œuvre de nouveaux droits individuels, comme le droit des paysans, par exemple, mais de restaurer les capacités nationales, systémiques, le droit des peuples et de leurs États, le droit collectif, aux fins de la réalisation des droits de l’homme, justement.

32Certains objectent que des États ont utilisé leur souveraineté contre le mieux-être de leurs commettants, sous l’emprise de dictateurs corrompus, par exemple. Mais c’est là un problème politique et non juridique. Il faut éviter de poursuivre l’érosion des souverainetés nationales sous ce mauvais prétexte. Il vaut mieux restaurer ces souverainetés nationales, dans l’espoir que les États s’en servent à bon escient, pour le bien commun, le mieux-être collectif. Car ils en sont les seuls vrais gardiens. Poursuivre l’érosion des souverainetés nationales revient aussi à obliger les gouvernements à se mettre au service des entreprises transnationales, qui savent bien faire le jeu de ce droit au commerce sans frontière. Les missions économiques à l’occasion desquelles les élus du peuple prennent l’avion avec des gens d’affaires démontrent bien l’asservissement du politique par l’économique. Lorsque les biens essentiels comme la terre, l’eau, les aliments ou les semences auront été finalement consacrés en tant que marchandises à force de droit économique, à quoi serviront les États, sinon à soutenir les entreprises pour la sauvegarde d’emplois en sursis ? Cette mécanique est une fuite en avant, qui conduit au chaos. Un chaos d’où proviendront assurément de nouveaux contrats sociaux éventuellement. Sommes-nous assez matures pour éviter ce genre de cycle en 2012 ? Hmmm. Une histoire à suivre.


Mots-clés éditeurs : liberalism, responsabilité d'État, sécurité alimentaire, souveraineté alimentaire, agriculture, bien commun

Mise en ligne 14/02/2013

https://doi.org/10.3917/ride.258.0087

Notes

  • [1]
    Agronome, M.A., coordonnateur de la Coalition pour la souveraineté alimentaire (Canada).
  • [2]
    J.-J. Rousseau, Du contrat social ou Principes du droit politique, 1762, document produit en version numérique par J.-M. Tremblay, professeur de sociologie, dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales », février 2002, p. 20.
  • [3]
  • [4]
    Coalition pour la souveraineté alimentaire, dont plus de 85 ONG sont membres au Canada, www.nourrirnotremonde.org.
  • [5]
    http://www.upa.qc.ca/fr/Agriculture_et_societe/Souverainete_alimentaire.html.
  • [6]
    Groupe AGÉCO, La gestion de l’offre dans le secteur laitier, un mode de régulation toujours pertinent – Mise à jour de l’analyse du cas australien. Canada, mars 2008.
  • [7]
  • [8]
    http://usda.mannlib.cornell.edu/usda/fas/livestock-poultry-ma//2000s/2008/livestock-poultryma-04-01-2008.pdf.
  • [9]
    S. Lévesques, « Pour la sauvegarde du patrimoine végétal », Le Devoir, 21 mars 2003, p. B8, in L. Waridel, L’envers de l’assiette. Et quelques idées pour la remettre à l’endroit, Éditions Écosociété, 2003, 173 p.
  • [10]
  • [11]
    Conférence de Marcel Mazoyer, 25 mars 2011 à Longueuil, tirée de M. Mazoyer et L. Roudart, Histoire des agricultures du monde : Du néolithique à la crise contemporaine, Le Seuil, 2002, 705 p.
  • [12]
    Halweil, Brian, in L. Waridel, L’envers de l’assiette. Et quelques idées pour la remettre à l’endroit, op. cit.
  • [13]
    http://www.cqh.ca/upload/pdf/Bulletin_2_7_kilometre_alimentaire.pdf.
  • [14]
    Union des producteurs agricoles, Établissement d’une politique québécoise de la transformation alimentaire, Mémoire présenté au ministre du MAPAQ, septembre 2001, p. 5.
  • [15]
    Gouvernement du Québec, ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, Bio Clips, vol. 4, n° 4, octobre 2001.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Norberg-Hodge et al., in L. Waridel, L’envers de l’assiette. Et quelques idées pour la remettre à l’endroit, op. cit.
  • [18]
    S. Murphy, Securing Enough to Eat, International Institute for Sustainable Development (IISD), janvier 2005.
  • [19]
    Avis et rapports du Conseil économique et social, Faim dans le monde et politiques agricoles et alimentaires : bilan et perspectives : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/084000210/0000.pdf.
  • [20]
    http://www.banquesalimentaires.org /flextop/upload/pdf/b05022725f0ca77f39799ced4326a6d1.pdf.
  • [21]
    OCDE, Panorama de la santé 2009, Les indicateurs de l’OCDE.
  • [22]
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