Couverture de RIDE_241

Article de revue

La fonction économique du droit international privé

Pages 103 à 121

Notes

  • [1]
    Professeur des universités à Sciences Po Paris.
  • [2]
    Cette terminologie, que l’on doit à l’internationaliste américain Joseph Story, le père de la discipline moderne (Commentaries, 1834), est inadéquate. Souvent dénoncée par le passé, sous l’influence du « particularisme » qui représentait la matière comme étant spécifique à chaque État, en tant qu’elle suggérerait que la matière aurait une source internationale ou entretiendrait un lien de parenté avec le droit international public, elle encourt plutôt le grief aujourd’hui de maintenir une distinction trop tranchée entre les sphères publiques et le privé, alors que, désormais, les sujets de droit international « public » peuvent être des acteurs du commerce international, tandis que le droit des conflits de lois et de juridictions recouvre désormais de nombreuses situations où l’enjeu est de déterminer l’application de normes de régulation économique ou de droits de l’homme, dont la qualification « privée » est plus que contestable. Sur ce dernier point, v. les diverses contributions à l’ouvrage collectif édité par K. Knopp, R. Michaels, A. Riles, Transdisciplinary Conflict of Laws, Law and Contemporary Problems, Duke University School of Law, vol. 71, n° 3, 2008.
  • [3]
    Depuis qu’il n’est plus conçu comme un simple instrument de délimitation de frontières ou un ensemble de panneaux-indicateurs, mais comme contribuant à la régulation des relations transfrontières, il paraît naturel de rechercher la façon dont le droit international privé affecte la production et les flux des biens et services dans le monde. Bien entendu, cette perspective économique n’empêche pas de le considérer, comme toute discipline juridique, dans sa dimension anthropologique, sociologique, philosophique ou politique. Cependant, cette même perspective reste relativement peu développée, du moins dans la doctrine française, en raison des stigmates qui s’attachent plus généralement à l’introduction de considérations économiques dans l’analyse juridique, un peu comme si la recherche du coût, ou de l’impact incitatif ou dissuasif, des règles de droit impliquait nécessairement d’adhérer à une conception néo-libérale des rapports entre le marché et le droit. Pourtant, dans un environnement désormais globalisé, et à l’heure de l’effondrement des marchés financiers, les liens entre les grands courants de l’économie mondiale et l’orientation des règles juridiques deviennent patents ; il n’est pas non plus besoin de souscrire en tous points à la « legal origins theory » à l’œuvre dans la politique du développement de la Banque mondiale pour les voir. À ce dernier égard, la récente étude de Ugo Mattei et de Laura Nader, Plunder : When the Rule of Law is Illegal, Wiley-Blackwell, 2008, est de nature à montrer, s’il en était encore besoin, que la vigilance à l’égard des conséquences économiques des doctrines juridiques dans le champ international – ici le concept d’État de droit diffusé par la colonisation – peut conduire à des conclusions parfaitement subversives de l’ordre économique dominant.
  • [4]
    V. déjà, H. Muir Watt, Aspects économiques du droit international privé, RCADI, t. 307, 2005 ; « Économie de la justice et arbitrage international : réflexions sur la gouvernance privée dans la globalisation », Revue de l’arbitrage, 2008, p.389 ; « L’impérativité désactivée », Rev. crit. DIP, 2009, p. 1, avec D. Bureau ; « Le principe d’autonomie entre libéralisme et néo-libéralisme », in M. Fallon, P. Lagarde, S. Poillot-Perruzzetto (dir.), La matière civile et commerciale, socle d’un code européen de droit international privé ?, Dalloz, Thèmes et Commentaires, 2009, p. 77.
  • [5]
    Il y a beaucoup à dire sur le classement « Doing business » de la Banque mondiale, qui se fonde sur une analyse comparative elle-même commandée par une certaine idée du droit. V.H. Muir Watt, « Comparer l’efficience des droits ? », in P. Legrand (dir.), Comparer les droits, résolument, PUF, Les voies du droit, 2009, p. 433.
  • [6]
    L’expression la plus aboutie de cette définition se trouve dans les écrits de Pierre Mayer. V. par exemple, La distinction entre règles et décisions en droit international privé, Dalloz, 1973, n° 102 et s.
  • [7]
    Sur les conflits de lois de droit public économique, v. H. Buxbaum, « Transnational Regulatory Litigation », 46, Va. J. Int’l. L, 2006, 251.
  • [8]
    En ce sens que, la mobilité/volonté des parties étant un facteur de mise en concurrence des systèmes juridiques, la place plus ou moins grande laissée aux choix des acteurs permet d’agir sur la concurrence. Par exemple, laisser les parties choisir la loi applicable à leur société commerciale (la loi d’incorporation), c’est ouvrir les vannes de la concurrence législative entre les États en matière de société afin de s’attirer une clientèle ; introduire un rattachement plus objectif réduit en revanche l’intensité de la mise en concurrence des droits et devient un moyen de régulation de celle-ci. V. H. Muir Watt, « Concurrence d’ordres juridiques et conflits de lois de droit privé », in Mélanges P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 615.
  • [9]
    Les deux termes ne sont pas synonymes : v. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 9e éd., Montchrestien, coll. Domat droit privé, 2007, n° 63.
  • [10]
    Mais ne lui est nullement réservé. Sur les effets de la concurrence législative en matière personnelle et familiale, v. T. Marzal, « The Constitutionalisation of Party Autonomy in European Family Law », Journal of Private International Law, 2010, n° 2, à paraître.
  • [11]
    Sur les prémisses du libéralisme par opposition au néo-libéralisme, v. M. Foessel, « Néo-libéralisme versus libéralisme ? », Esprit, novembre 2008, p. 78.
  • [12]
    L’expression est de R. Wai, « Transnational Liftoff and Juridical Touchdown : The Regulatory Function of Private International Law in an Era of Gloablization », 40, Colum. J. Transnat’l L., 2002, 209.
  • [13]
    International ou, plutôt, affecté d’un conflit de lois (v. l’article 3 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (ci-après abrégé « Règlement ‘Rome I’ »), JOUE L 177 du 4 juillet 2008, p. 6). L’internationalité du contrat est donc un pré-requis de l’exercice de l’autonomie, sans cependant qu’aucune définition satisfaisante se soit réellement imposée : P. Nygh, Autonomy in International Contracts, Oxford University Press, 1999, p. 47 et s. L’un des grands problèmes de la méthodologie bilatéraliste est en effet de déterminer l’internationalité génératrice du conflit de lois, qui est théoriquement préalable à la mise en œuvre de la règle de conflit de lois. Aujourd’hui, cette définition s’avère plus problématique encore, car les repères traditionnels de la catégorie « national/international » s’effacent ou se brouillent sur l’influence de la globalisation et la perméabilité des frontières qu’elle induit.
  • [14]
    La « loi » signifie, au regard du Règlement « Rome I », la loi étatique applicable. Sur la question du choix d’un système non étatique, v. notre article « Le principe d’autonomie entre libéralisme et néo-libéralisme », précité.
  • [15]
    V. le considérant 11 du Règlement « Rome I ».
  • [16]
    Règlement CE n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, JO L-12 du 16 janvier 2001, p. 1 (ci-après abrégé « Règlement ‘Bruxelles I’ »). Le considérant 14 du Règlement « Bruxelles I » rattache le choix de for à l’autonomie des parties.
  • [17]
    Pour l’essentiel, la Convention CNUDCI de New York du 10 juin 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, disponible sur : http://www.uncitral.org/pdf/07- 87406_Ebook_ALL.pdf.
  • [18]
    Le considérant 31 du Règlement « Bruxelles I » explique la présence de la liberté de choix de la loi applicable par la volonté de respecter le principe d’autonomie et de renforcer la sécurité juridique. Plus remarquablement, il fait son apparition en matière extra-contractuelle à l’article 14 du Règlement « Rome II » (Règlement CE n° 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II), JO L-199 du 31 juillet 2007, p.40, ci-après abrégé « Règlement ‘Rome II’ »). V. sur ce point, B. Ancel et H. Muir Watt, « Du statut prohibitif (droit savant et tendances régressives) », in Mélanges Bruno Oppetit, Litec, 2010, p. 7.
  • [19]
    Sur l’autonomie en tant que valeur constante du droit international privé économique, v. la Résolution de l’Institut de droit international de Bâle, 1992, qualifiant l’autonomie de principe fondamental du droit international privé et constatant son rattachement aux droits de l’homme à travers la liberté individuelle (comp. sur ce point le Rapport d’E. Jayme).
  • [20]
    C’est-à-dire soigneusement distingué de l’autonomie de la volonté génératrice du « contrat sans loi » (v. sur la nécessité de choisir un droit étatique au regard du Règlement « Rome I », supra, note 14).
  • [21]
    V. l’analyse de Nils Jansen et Ralf Michaels, « Private Law Beyond the State ? Europeanization, Globalization, Privatization », 54, Am. J Comp. Law, 2006, 843.
  • [22]
    Sur la conception du droit et de l’État chez Savigny, v. A. Bucher, L’ordre public et le but social des lois, RCADI, 1993, t. 239, p.9 ; sur ce que la conception de von Savigny sur la fonction de l’État a exercé une influence considérable sur la doctrine européenne continentale ultérieure en tant que matrice de la pensée internationaliste privatiste, v. C. Camus, La conception du droit dans le bilatéralisme, mémoire Paris 2, M2 Philosophie du droit, 2009.
  • [23]
    A. Briggs, Agreements on Jurisdiction and Choice of Law, Oxford University Press, 2008, §13, 01.
  • [24]
    Diverses appellations synonymes sont utilisées : « lois de police » (article 3§3 Code civil) ; « overriding mandatory provisions » (Règlement « Rome I ») ; « lois d’application immédiate » (Francescakis).
  • [25]
    Pour le libéralisme, l’individu étant d’abord propriétaire de lui-même et des objets qu’il s’approprie par son travail, la source des limites opposables à l’intrusion de l’État réside dans le droit privé (propriété, contrats, réparation) qui revêt par conséquent une importance fondamentale. Sur ce qu’en revanche le néo-libéralisme privatise le droit public et les mécanismes concurrentiels utilisés au cours de ce processus, v. M. Foessel, op. cit., p. 87. Sur ce point, il n’est pas inutile, face aux fréquents malentendus, de bien souligner qu’à la différence de la perspective néo-libérale, le libéralisme promeut l’État de droit en subordonnant l’action de l’État par des principes juridiques intangibles, tout en encadrant pareillement dans l’utilité publique l’activité des personnes privées, sujets de droit mais également de devoirs ; le laissez-faire libéral n’implique aucune privatisation des limites normatives imposées au marché.
  • [26]
    N. Jansen et R. Michaels, op. cit.
  • [27]
    V. par exemple, fondant la licéité du choix de for sur ces intérêts, The Bremen v. Zapata Off-Shore Co, 407, U.S. 1 (1972).
  • [28]
    D. Bureau et H. Muir Watt, « L’impérativté désactivée », précité. Comp. H. Muir Watt et L. Radicati di Brozolo, « Party Autonomy and Mandatory Rules in a Global World », 4, Global Jurist, t.1, 2004.
  • [29]
    H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité ; « Les normes sociales et le marché global du travail : comment sortir de la spirale vers le bas ? », in A. Lyon-Caen et Q. Urban (dir.), Le droit du travail à l’épreuve de la globalisation, Dalloz, coll. Actes et Commentaires, 2008, p. 9.
  • [30]
    Au regard de la théorie économique du fédéralisme fiscal, pour que le modèle concurrentiel fonctionne dans le sens de l’optimum global, sans dérive vers le bas, il faut que les acteurs aient tous une faculté symétrique d’exit. Sur ce point v. les références citées à la note précédente.
  • [31]
    On peut citer l’exemple de l’affaire Bhopal et de l’utilisation par les juridictions fédérales américaines du forum non conveniens, ou, ce qui revient exactement au même, de l’affaire Lubbe et de la restriction par le législateur anglais de l’aide judiciaire, pour mettre les firmes occidentales à l’abri d’actions collectives (v. « Aspects économiques du droit international privé », précité, n° 242). Pareille position, fondée sur le coût que représente la mise en œuvre de la justice judiciaire au profit de victimes étrangères n’ayant pas contribué au financement des tribunaux locaux, a été perçue comme étant difficilement acceptable de la part d’un pays qui bénéficiait du revenu fiscal engendré par les activités délocalisées.
  • [32]
    Sur cette métaphore (« barrier-crossing »), essentielle dans la théorie économique du fédéralisme, v. H. Muir Watt et L. Radicati di Brozolo, article précité. Enjamber la frontière à l’international c’est aussi enjamber la frontière disciplinaire public/privé (puisque le droit devient alors produit).
  • [33]
    En tout cas perçus comme tels et sanctionnés par des normes impératives dans la communauté de rattachement (fiscal ou politique).
  • [34]
    Sur la place du contentieux en tant que mode de contrôle social dans le modèle politique libéral, parmi les différents modèles possibles, v. A. Schleifer, « Understanding Regulation », European Financial Management, vol. 11, 2005, n° 4.
  • [35]
    Sur le Alien Tort Statute 1789, son histoire et sa signification en tant qu’instrument de mobilité juridictionnelle permettant de briser la spirale vers le bas dans laquelle sont enfermées les économies en voie de développement dans leur quête de capitaux, v. notre Cours « Aspects économiques du droit international privé », précité, p. 306 et s., §250 et s.
  • [36]
    V.W. Kerber, « Interjurisdictional Competition within the European Union », 23, Fordham Int’l Law Journ., 2000, p. 217.
  • [37]
    V.H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité, p. 45 et s. Le modèle du marché fédéral américain n’avait pas besoin de cette justification supplémentaire.
  • [38]
    CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05, International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union c. Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, European Court Reports, 2007, p. I-10779 ; CJCE, 18 décembre 2007, aff. C-341/05, Laval un Partneri Ltd c. Svenska Byggnadsarbetareförbundet e.a., European Court Reports, 2007, p. I-11767.
  • [39]
    Mitsubishi Motors Corp v. Soler Chrysler-Plymouth Inc., 473 US 614, 105 S. Ct. 334446, 87 L Ed. 444 (1985), Rev. arb., 1986, p. 273, note Robert.
  • [40]
    V.D. Bureau et H. Muir Watt, « L’impérativité désactivée », précité.
  • [41]
    La concurrence est stimulée par l’action des lobbies d’arbitrage (l’ensemble des acteurs qui tirent des revenus importants de ce service commercial juridictionnel).
  • [42]
    V.B. Ancel et H. Muir Watt, « Les jugements étrangers et la règle de conflit de lois. Chronique d’une séparation », in Vers de nouveaux équilibres entres ordres juridiques, Mélanges Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 133. Dans le sillage de l’arbitrage, la suppression de la condition de conformité de la loi appliquée à la règle de conflit du for induit certainement un affaiblissement du contrôle des lois de police évincées par un jugement étranger – même si en l’état de l’article 9 du Règlement « Rome I », il aurait été difficile de se servir d’une telle condition pour assurer l’effectivité des lois de police étrangères, puisque celles-ci peuvent être méconnues par le for directement saisi. En toute hypothèse, cette condition était sans doute inadaptée à l’objectif consistant à assurer l’effectivité des lois de police, car celui-ci requiert une analyse des politiques prétendument bafouées et de la gravité de l’atteinte impliquée par la décision concrète. Pratiquement donc, un tel contrôle revêtirait une forme atténuée pour ne s’exercer qu’en cas d’atteinte caractérisée à une politique vitale de l’État le plus intéressé.
  • [43]
    Sur l’affaire Lloyd’s, v. notre commentaire « L’affaire Lloyd’s : globalisation des marchés et contentieux contractuel », Rev. crit. DIP, 2002, p. 509.
  • [44]
    R. Wai, op. cit.
  • [45]
    Relevant les éléments d’un courant contraire, v. P. Mayer, « L’étendue du contrôle par le juge étatique de la conformité des sentences arbitrales aux lois de police », in Mél. H. Gaudemet-Tallon, op. cit., p. 459.
  • [46]
    CJCE, Eco suisse, C-126/97, 2000, ECR, I-3055 ; et plus récemment, étendant cette jurisprudence au droit de la consommation, Mostaza Claro, C-168/05, 2006, ECR, I ; Rev. arb., 2007, p.109, note L. Idot ; Gaz. Pal., n° 119-123, 3 mai 2007, p. 17, obs. F.-X. Train. La difficulté est alors de déterminer les modalités d’un tel contrôle, dont il sera souvent difficile de le concevoir en dehors du caractère raisonnablement motivé de la sentence, sans impliquer le raisonnement suivi au fond. V.L. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Paradigm of the Relations Between Mandatory Rules and Arbitration. A Fresh Look at the Second Look », 1, Internat. Arb. L.R., 2004, p. 23. Même Pierre Mayer, pourtant très critique de cette position, admet que le contrôle doive porter sur l’atteinte visible à l’effectivité de la règle d’ordre public (op. cit., pp. 475-476).
  • [47]
    R. Wai, op. cit.
  • [48]
    Sur cette perte de maîtrise de l’État, v. R. Wai, op. cit. ; N. Jansen et R. Michaels, op. cit. ; H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité, §72 et s.
  • [49]
    Le principe d’autonomie s’exprime dans le Règlement « Rome I » (article 3) à peu près de la même façon que dans sa formulation prétorienne cinquante ans auparavant et entretient ostensiblement le même rapport avec l’autorité de l’État.
  • [50]
    Le néo-libéralisme substitue à l’État de droit fondé sur des principes juridiques intangibles une concurrence fondée sur le calcul et s’étendant à l’ensemble des champs d’activité sociale où elle est désormais identifiée à la démocratie ; le droit, ensemble d’informations analogues à un système de prix, se privatise, ne se distinguant plus du marché. V. sur ce point l’analyse de M. Foessel, op. cit.
  • [51]
    V.N. Jansen et R. Michaels, op. cit.
  • [52]
    V., sur cette thématique développée par A. Supiot, son écrit le plus proche du droit international privé, « L’inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151.
  • [53]
    M. Foessel, op. cit., spéc. p. 88.
  • [54]
    Sur la façon dont la concurrence inter-systématique transforme la loi en produit, v. H. Muir Watt, « Aspects économiques… », op. cit., §9 et s.
  • [55]
    Sur le phénomène de « hasard moral » qui en résulte, v. F.J. Garcia, « The Moral Hazard Problem in Global Economic Regulation », Boston College Law School Faculty Papers, 2008, p. 227.
  • [56]
    On a vu que le choix de for ne s’accompagne plus d’un contrôle ex post de la teneur de la décision du for élu, de sorte que rien ne garantit le respect des lois de police facilement éludées.
  • [57]
    Ces deux types de réactions expriment bien le génie de chaque tradition culturelle. Soit un régime juridique hautement élaboré en France, soit des mesures juridictionnelles très concrètes en Angleterre.
  • [58]
    Quoique moins populaires au sein de l’Europe depuis l’atteinte portée à la force obligatoire de ces clauses par la Cour de justice dans l’arrêt Gasser (9 décembre 2003, aff. C-116/02, JOUE, 24 janvier 2004, p. 7), refusant de reconnaître la primauté du juge élu pour statuer sur la validité de la clause attributive, en cas de procédure parallèle précédemment engagée).
  • [59]
    V. les signes de faveur législative à l’égard de ces clauses que sont l’article 23 du Règlement « Bruxelles I » et la Convention de la Haye sur les accords de choix de for de 2005 (sur l’ensemble, v. H. Muir Watt, « Choice of Forum Agreements : Striking the Economic Balance », Derecho de Comercio Internacional, à paraître).
  • [60]
    Du moins de ce côté de la Manche et de l’Atlantique. L’aveuglement est culturel. Le droit d’accès au juge public est, en France, un droit sacré, encadré par une conception paternaliste d’accès à la justice (v. A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en France et en Amérique, éd. Odile Jacob, 2003).
  • [61]
    Pareille méprise serait à l’origine de la jurisprudence du célèbre triptyque d’arrêts de la Cour de justice qui ont consciencieusement démantelé la protection des clauses attributives régies par le Règlement « Bruxelles I » (v. supra, note 58) au nom d’un modèle publiciste de la fonction juridictionnelle. V.A. Briggs, Agreements on Jurisdiction and Choice of Law, Oxford University Press, 2008 et notre compte rendu, Rev. crit. DIP, 2008, p.980. Il se peut que cette conception soit en réalité davantage partagée que ne le pense cet auteur, du moins dans le champ du droit des contrats commerciaux. Mais si elle ne l’est pas, il est fort probable qu’elle a vocation à s’étendre, sous l’impulsion du même mécanisme compétitif qui a conduit à l’autonomisation de l’arbitrage commercial international.
  • [62]
    A. Briggs, Agreements on Jurisdiction and Choice of Law, précité.
  • [63]
    Le juge anglais se comporte comme un umpire sportif, précise Briggs, qui ajoute que le juge et l’arbitre du tennis ont davantage en commun que de présider sur des Courts
  • [64]
    Briggs, passim : « The view taken here is that the common law of private international law is much more about the resolution of civil disputes than the regulation of civil relations [… That] the exercise of autonomy of parties generates rights and duties which are more or less private and contractual in nature is written into the DNA of the common law ». Il est difficile par conséquent de faire cohabiter cette conception avec une vision publiciste de la fonction juridictionnelle et de l’accès au juge.
  • [65]
    Les conséquences les plus significatives d’une telle conception sont la privatisation ou, si l’on veut, la contractualisation, tant de la fonction juridictionnelle que du droit applicable. Très naturellement, une telle conception contractualiste de l’activité du juge va de pair avec la faveur dont font preuve les mêmes juges à l’égard des accords sur la compétence des tribunaux, qu’il s’agisse de leur soustraire un contentieux pour le soumettre à un arbitre ou d’élire un juge étatique. Dans les deux cas, la règle de compétence est source de droits d’ordre privé et non de « devoirs à caractère public » (public duties, ou obligations de service public). Cette différence de conception est parfaitement intégrée par la jurisprudence, qui admet qu’un juge dépourvu d’une compétence in rem – c’est-à-dire, avec effet à l’égard de tous – puisse néanmoins donner effet à un accord privé dont la violation était de nature à mettre en cause des rapports in personam ou proprement contractuels, qu’il s’agissait alors de sanctionner « as between themselves ». Aussi ne faut-il pas s’étonner des conséquences que produit cette conception sur le droit international privé, qui s’y présente pareillement non pas comme une matière à part, mais sous la forme d’un très petit nombre de principes tendant à garantir la force obligatoire des accords privés conclus par-delà les frontières. Le précepte essentiel intégré par le juge de common law en matière de contentieux commercial international est de donner effet aux accords des parties, sur la compétence ou sur le recours à l’arbitrage, ou sur la loi applicable. En cas d’interférence d’une loi supérieure – généralement communautaire et notamment sous la forme du Règlement « Bruxelles I » –, le juge est tenu de s’abstenir de consacrer un résultat contraire erga omnes, mais continuera en revanche, conformément à sa mission, à faire respecter les engagements des parties « as between themselves ». Si, par exemple, le juge ne peut émettre d’injonction anti-suit pour empêcher la violation d’une clause attributive, en raison de l’ordre contraire de la Cour de justice, il cherchera parmi les remèdes contractuels disponibles celui qui permettra au mieux d’atteindre le même résultat entre les parties, par exemple, en donnant effet aux clauses pénales ou en octroyant des dommages-intérêts.
  • [66]
    Pan Foods Co Importers v. Australia and New Zealand Banking Group Ltd, (2000) 170, ALR, 579, pt 24.
  • [67]
    J. Damman et H. Hansmann, « Globalizing Commercial Litigation », Cornell Law Review, vol. 94, 2008, n°1 ; aussi disponible sur : http://www.lawschool.cornell.edu/research/cornell-law-review/ upload/Dammann-Hansmann-Final.pdf.
  • [68]
    W.M. Landes et R.A. Posner, « Adjudication as a Private Good », 8, Journal of Legal Studies, 235, 1979. Sur l’ensemble du débat, v. H. Muir Watt, « Économie de la justice et droit international privé : une étude de politique judiciaire », in S. Chassagnard-Pinet et D. Hiez (dir.), Approche renouvelée de la contractualisation, Presses Universitaires d’Aix-Marseille (PUAM), 2007, p. 75.
  • [69]
    L’on peut, si l’on veut, dénommer ces principes lex mercatoria ou les consacrer dans un instrument de droit savant transnational. Par contraste, les seules juridictions étatiques à financement public, accessibles aux contentieux non patrimoniaux ou impliquant des parties faibles, administreraient une justice régulatrice et (re) distributive, chacune selon sa culture nationale, corrigeant des inégalités ou imposant des valeurs d’ordre public à l’encontre des seuls intérêts des plaideurs. Au-delà des confins de la communauté de droit contractuel, la justice retrouverait ainsi son statut de bien public, propre à chaque État fournisseur, et participerait à la production de normes nationales chargées de valeurs propres, ou le cas échéant à la mise en œuvre de normes supranationales impératives, comme les droits fondamentaux. Qu’il se produise en effet depuis peu, devant les juridictions étatiques, une fondamentalisation des normes applicables à des situations impliquant la personne, ou encore les relations de pouvoir, est indéniable, comme l’est l’incidence qu’elle induit sur la méthodologie de droit international privé qui en commande l’effet dans l’espace. On observe de façon aussi certaine un lien entre l’applicabilité d’un droit fondamental et le nécessaire accès à la justice étatique qui en garantirait le respect.
  • [70]
    La rationalité économique d’une répartition des rôles entre justice publique et justice privée est évidente. Le coût des contentieux d’intérêt privé, dont le règlement n’implique aucune contribution particulière pour le bien commun, est ainsi transféré dans une large mesure vers le secteur privé et répercuté dans le prix des produits et des services. Les ressources publiques sont affectées en revanche à l’élaboration et au respect des normes d’intérêt général qui structurent la société. De la seule perspective de l’économie de la justice, pareille redistribution est donc de nature à décharger les tribunaux étatiques d’un contentieux parasitaire et à contribuer à travers cet allégement à l’amélioration de la qualité du service public fourni.
  • [71]
    Ces considérations ne sont pas exclues des décisions arbitrales, bien sûr, car des solutions généralement pratiquées dans le monde des affaires peuvent créer des attentes dont l’arbitre tient volontiers compte, tandis que les valeurs sociales ou fraternelles peuvent entrer par la porte de l’équité, par exemple. Cependant, leur présence n’est pas systématique.
  • [72]
    A. Schleifer, op. cit.
  • [73]
    Sur la défaillance du législateur lui-même, v. J. Allard et A. Garapon, Les juges dans la mondialisation, Seuil, La République des idées, 2005.
  • [74]
    Pour une tentative, pré-crise financière, de justifier la régulation du marché par la volonté selon le modèle néo-libéral, v. S. Choi et A. Guzmann, « National Laws, International Money : Regulation in a Global Capital Market », 65, Ford. L.R., 1997, p. 1855.
  • [75]
    Celles-ci visent à empêcher les États d’imposer des externalités négatives sur les communautés voisines sous la forme de législations trop laxistes. V. sur ce point H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité, p. 268, §219 et s. ; « Rome II et les ‘intérêts gouvernementaux’ : pour une lecture fonctionnaliste du nouveau règlement du conflit de lois en matière délictuelle », in Le Règlement Communautaire « Rome II » sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, CRIDON, Litec, 2008, p. 129.
  • [76]
    Par exemple, une norme à l’échelle communautaire est nécessaire pour régler la question de l’exportation des coûts de la législation au sein de l’Europe. C’est là une expression économique du principe de subsidiarité.
  • [77]
    C’est là l’effet de l’ouverture de la compétence fédérale américaine sur le fondement du Alien Tort Statute, 1789, envisagée supra, note 35.
  • [78]
    U. Mattei et L. Nader, op. cit.

1 INTRODUCTION

1 Si le droit des conflits de lois, ou « droit international privé »  [2], offre de nombreux points d’entrée à une réflexion d’ordre économique [3], la perspective qui est sans doute aujourd’hui la plus significative consiste à s’interroger sur le rôle qui lui revient dans la gouvernance des relations transnationales entre acteurs économiques dans un environnement globalisé [4]. Dire que ce droit régit les rapports transfrontières économiques du point de vue de la loi applicable et du juge compétent est évidemment d’un grand classicisme ; ce qui l’est moins, c’est le constat selon lequel les divers processus et phénomènes constitutifs de la globalisation économique, au premier rang desquels figurent l’extrême mobilité des acteurs et des informations et, par voie de conséquence, le paradigme concurrentiel qui surplombe désormais les rapports entre économies nationales y compris dans l’usage qu’elles font de leurs systèmes juridiques [5], sont de nature à transformer la représentation traditionnelle des « grands problèmes » de la discipline, jusque dans l’appréhension même du conflit de lois.

2 Ainsi, l’idée, longtemps fondatrice, selon laquelle ce dernier se signale par la vocation concomitante et virtuelle de plusieurs ordres juridiques à se saisir d’une même question de droit privé [6], cède la place aujourd’hui à une vision plus large de la concurrence inter-systémique entre régulations économiques – dont le caractère public (pour autant que l’épithète conserve un intérêt aujourd’hui) n’est guère discutable [7]. La mobilité transfrontières des acteurs, désormais source principale de l’extranéité que requièrent classiquement les règles de conflit de lois et de juridictions pour ouvrir les fenêtres du droit interne sur les droits étrangers, se mue en instrument de cette concurrence et à ce titre devient l’objet potentiel d’une régulation économique par le droit international privé lui-même [8]. C’est dire, tout d’abord, l’importance des changements épistémologiques qui sont susceptibles de s’opérer au sein de cette discipline, laquelle ne peut plus compter sur la séparation des sphères privées et publiques pour définir son propre objet ; plus encore, la détermination des méthodes de résolution des conflits de lois étant largement dans la dépendance de la définition de ceux-ci, l’intégration d’une nouvelle donne tenant à l’affrontement réel (true conflict) des lois en présence a vocation à démanteler les fondements de la méthodologie conflictuelle traditionnelle, liée à une représentation du monde comme lieu d’interchangeabilité des droits et de corrélation entre souveraineté étatique et territoire.

3 En effet, au cœur des divers changements affectant la vie économique, l’impact du droit international privé a consisté à favoriser une inversion des relations traditionnelles entre l’autorité de l’État et l’autonomie des acteurs privés. Postulées pourtant par les fondements de cette discipline, qui se conçoit comme un droit d’allocation ou de distribution des rapports de droit (ou des litiges) entre des lois (ou des juges) étatiques en fonction de paramètres géographiques ou territoriaux [9] pris comme indicateurs de la vocation normative des lois dans l’espace, ces relations révèlent désormais le pouvoir des acteurs de s’approprier les limites que prétendent leur imposer les États. La défaillance du droit étatique s’explique par le fait que son efficacité est pour une large part tributaire d’une vision du monde aujourd’hui dépassée. Il n’est plus en effet un instrument de régulation performant lorsqu’il définit son ressort selon des frontières qui n’existent plus pour les acteurs investis du pouvoir de les enjamber. Son autorité s’efface au profit de la volonté privée dans le champ même où il a facilité la privatisation des normes applicables en donnant aux acteurs privés les outils permettant de les mettre en concurrence.

4 La clé de ce processus, qui atteint son paroxysme dans le champ contractuel [10], réside dans la place accordée par le droit international privé à l’autonomie des parties, tant dans le choix de la loi applicable que dans la détermination du juge compétent. Le modèle de gouvernance des relations économiques privées qui en résulte est d’ordre néo-libéral [11], les limites de droit public posées par les États étant privatisées et la production normative tributaire elle-même d’un marché global de services judiciaires. Nous nous proposons ici de retracer le rôle que le droit international privé a joué dans cette évolution. On présentera ainsi successivement la transformation de la fonction du principe d’autonomie, qui a favorisé le glissement du modèle libéral vers un modèle néo-libéral (2) puis l’apparition concomitante d’un marché de services judiciaires ayant pour effet de réduire la production normative dans l’espace international (3), qui sont en réalité les deux faces d’un même phénomène.

2 LA NEUTRALISATION DE L’IMPÉRATIVITÉ DE LA LOI ÉTATIQUE (OU COMMENT ACCÉDER AU « REGULATORY LIFT-OFF » [12] )

5 Le « principe d’autonomie » – la possibilité accordée aux parties à un contrat international [13] de choisir librement la loi applicable [14] – est consacré aujourd’hui par l’article 3 du Règlement « Rome I » sur la loi applicable aux obligations contractuelles, en tant que « pierre angulaire » du régime des contrats internationaux [15], et se prolonge à travers la liberté de choix du for, dans l’article 23 du Règlement « Bruxelles I » sur la compétence et les jugements en matière civile et commerciale [16]. Sur ce dernier terrain, la liberté des parties se prolonge de façon remarquable dans le pouvoir qui leur est également octroyé, tant par les divers droits étatiques que par voie conventionnelle [17], de sortir de tout système de justice étatique au profit de l’arbitrage privé, mué en instance de jugement ordinaire du droit du commerce international [18]. Mais un si remarquable plébiscite international de l’autonomie [19] ne doit pas masquer les profondes transformations qui en affectent le sens et la portée. En effet, si on situe vers le milieu du XXe siècle l’émergence du principe d’autonomie dans son expression actuelle [20], le demi-siècle qui vient de s’écouler lui a imprimé les effets économiques des mutations atteignant simultanément la structure de l’espace politique international. L’érosion du modèle westphalien de la souveraineté étatique au cours du processus de globalisation accompagne ainsi la modification du sens du pouvoir d’« autogouvernance » donné aux acteurs privés dans leurs échanges transfrontières.

6 Cette dernière interaction entre souveraineté étatique et signification de l’autonomie est naturelle : selon la doctrine libérale classique, les individus puisent leur autonomie dans une concession de l’État souverain [21]. Prolongement métaphorique de la liberté contractuelle dans la sphère interne, l’essor initial du principe d’autonomie avait pour toile de fond le rôle très réduit de l’État libéral et pré-dirigiste dans la détermination du contenu des échanges privés [22]. Incarnant ce modèle dans la sphère internationale, le pouvoir « quasi législatif » concédé aux acteurs économiques au plan international [23] témoignait d’une bienveillance analogue à l’égard des choix individuels en tant qu’ils constitueraient les meilleurs indicateurs de l’utilité commune ; seulement, la liberté s’exerçant en dehors du marché purement domestique se trouvait en quelque sorte doublement désentravée du fait de l’absence de vocation d’un État plutôt qu’un autre à exercer son emprise sur un contrat lui échappant nécessairement pour partie.

7 Lorsque, démentant le postulat d’indifférence de l’État à l’égard du contenu des échanges privés, la seconde moitié du XXe siècle a vu se multiplier des politiques sociales et économiques impératives réductrices de la liberté contractuelle en droit interne, il a fallu en assurer la sauvegarde au plan international à l’encontre de la teneur, généralement plus permissive, de la loi choisie spontanément par les acteurs dans la poursuite de leurs propres intérêts. Cet essor de dispositions indérogeables au sein du droit privé perçu jusqu’alors comme neutre, fongible et essentiellement non contraignant, a donc conduit à restreindre le champ de l’autonomie : les « lois de police » renaquirent de l’article 3 du Code civil, sous la forme de dispositions méthodologiquement dérogatoires à la règle de conflit de lois [24]. Cependant, pareil développement d’exceptions au principe de la liberté de choix ne modifia pas pour autant la prémisse libérale fondatrice, qui était celle d’un marché libre encadré par une régulation étatique [25].

8 Le principe d’autonomie s’est donc développé au cours du siècle dernier à partir du postulat que la poursuite par les acteurs économiques de leurs intérêts individuels connaissait des limites au nom de l’intérêt général, fût-il plus difficile à saisir – principes se voulant universels ? politiques législatives particularistes ? – dans les rapports transfrontières. La circonstance que ce marché dépassât le seul ressort de l’économie locale et que la police de celle-ci fût exercée de façon plurale – par un ensemble d’États développés dont l’économie était fortement impliquée dans le commerce international – mais non coordonnée, ne changeait ainsi rien à la perception d’un certain rapport de subordination de la liberté des acteurs économiques à l’impérativité de la loi souveraine. L’autonomie était toujours conçue comme une sphère de liberté concédée par l’État souverain [26], bienveillant et tout-puissant, qui encourageait le libre choix des parties afin de promouvoir le marché transfrontières (les « intérêts du commerce international »  [27]) tout en la régulant pour assurer la suprématie de l’intérêt général. Le rempart constitué par les lois de police étatiques traduit ainsi la foi mise par ce modèle dans la régulation étatique, tandis que l’espace de liberté dans lequel les contractants choisissent la loi applicable est un espace concédé par l’État, investi du dernier mot.

9 Depuis le début du XXIe siècle, ce rapport entre l’autorité surplombante de la loi et la volonté privée tend à s’inverser. La réalité est celle d’une « impérativité désactivée »  [28]. En réalité, les premiers signes, les plus remarqués car les plus spectaculaires, en sont apparus en dehors de la matière contractuelle ; ils permettaient cependant déjà de comprendre que la mobilité inter-systémique ou inter-juridictionnelle, dont celle, métaphorique, que donne le libre choix du for et de la loi, constitue la matrice d’un nouveau modèle concurrentiel du conflit de lois. Celui-ci s’est illustré lors des premières vagues de délocalisation par les firmes multinationales de leurs activités industrielles vers des pays à faible coût social [29]. Cette stratégie purement financière consistant à investir dans le pays d’accueil – par hypothèse en voie de développement et demandeur de capitaux étrangers – dont le droit (dans ses dimensions sociales et fiscales, mais aussi de la consommation, de la responsabilité) imposait le moins de coûts de production, n’a trouvé aucun contrepoids dans une faculté analogue de sortie (exit) de la main-d’œuvre locale, nécessairement immobile [30]. Les conditions de l’emploi de celle-ci devinrent alors le levier d’une compétition sauvage, dont se sont rendues complices les institutions judiciaires des pays qui bénéficiaient fiscalement des revenus ainsi générés. Il suffisait en effet de réguler très restrictive-ment l’accès à la justice des groupes de victimes dans le pays d’origine de la firme défenderesse [31]. En enjambant les frontières [32] des lois les plus aptes à imposer des limites aux comportements opportunistes [33], c’est-à-dire en s’appropriant ces limites, ces acteurs privés puissants soulignent la défaillance du modèle libéral. Au-delà de la frontière, la loi, dévêtue de son autorité souveraine, devient simple produit. Intrus dans le modèle westphalien qui réservait l’exercice du pouvoir au seul État souverain, les acteurs privés les plus puissants sont investis du fait de leur mobilité juridictionnelle du pouvoir de s’approprier la régulation étatique en exportant le coût social de leur activité en toute impunité. C’est au demeurant pour le moment dans un modèle de régulation libéral – le contentieux privé – que se trouve le remède le plus efficace [34].

10 En effet, une prise de conscience de cette transformation s’est progressivement imposée, bien plus grâce aux « advocacy skills » des acteurs privés et de l’action transfrontière des O.N.G., que par le biais de l’initiative politique. L’avènement d’une compétence universelle américaine à l’égard des acteurs privés sur le fondement Alien Tort Statute a modifié le rapport de forces, en offrant une mobilité juridictionnelle à des populations économiquement immobiles [35]. Le modèle concurrentiel s’est imposé cependant, dans le contexte très différent d’un cadre communautaire, où la mobilité des acteurs a été promue de façon très délibérée pour démonter les monopoles de régulation [36] et stimuler la compétition législative. L’impact sur le droit international privé s’est fait ressentir spectaculairement sur le terrain de la mobilité des sociétés, laquelle a exigé que les facteurs de rattachement des États membres soient adaptés afin d’autoriser leur déplacement sans entraves juridiques dans le territoire communautaire [37]. Le postulat – identique à celui qui commandait naguère les conditions d’apparition du conflit de lois chez Savigny – était l’interchangeabilité des conditions de droit substantiel offertes sur le marché des corporate charter entre États partageant la même vision politique et économique. En matière sociale, où la liberté de circulation économique des acteurs repose sur le même postulat, le caractère parfois artificiel de la présomption de fongibilité ou en tout cas de parenté des droits substantiels a été mis en lumière récemment avec les affaires Viking et Laval[38]. Toujours est-il que tous ces exemples – dont certains procèdent d’une politique concurrentielle délibérée – illustrent la même inversion du rapport entre la loi et la volonté, cette dernière s’appropriant la première, qui cesse par conséquent de fournir les limites à l’activité privée.

11 En matière contractuelle, le phénomène est identique quoique moins visible, puisque la volonté des parties a toujours servi, même dans le paradigme libéral de l’État régulateur, de facteur de désignation de la loi applicable et du juge compétent. C’est sans doute l’extension de l’arbitrabilité des litiges impliquant des politiques économiques impératives qui a favorisé d’abord la prise de conscience du fait que l’autorité de celles-ci risquait d’être contournée ou subvertie par le passage de la double frontière séparant le domestique de l’international et la justice publique, gardienne des nomes impératives, de la justice privée. Ce risque a justifié alors le « second look » sur les sentences arbitrales rendues en matière de régulation économique, par une Cour suprême fédérale des États-Unis désireuse de libéraliser le statut de l’arbitrage international tout en le cantonnant dans les limites que supposait le modèle libéral [39]. Si le juge étatique n’avait plus le monopole de la mise en œuvre de la loi applicable dans ce cas, il en retrouverait la maîtrise lors de la circulation des sentences arbitrales, notamment lors de leur invocation sur son territoire au stade de l’exécution. Cependant, on sait que la réalité d’un tel contrôle s’est effritée [40], du fait de la libéralisation croissante des conditions de reconnaissance et d’exécution des sentences induite elle-même par la compétition internationale des places d’arbitrage [41]. Les jugements étatiques étrangers ont d’ailleurs suivi le même sort, par un effet d’attraction dont l’explication serait peut-être plus difficile à saisir si le phénomène ne s’insérait pas dans un contexte plus large de privatisation de la production normative [42].

12 En effet, le modèle libéral se faisant ainsi vacillant, les acteurs économiques – du moins, ceux qui en ont les moyens en termes de rapport de forces et de pensée stratégique – disposent en réalité, dans une large mesure, du pouvoir de redessiner leur propre espace normatif. La conjugaison du choix de la loi applicable et de l’élection du for induit désormais une privatisation sensible des normes applicables, dès lors qu’elle ne trouve plus de contrepoids dans la restriction des conditions de reconnaissance. Le contentieux Lloyd’s des années 1990 (où, par un montage contractuel fait de clauses de choix de for et de loi, Lloyd’s a échappé à toutes les lois impératives « normalement applicables » devant chaque for impliqué [43]) illustre parfaitement ce phénomène de « regulatory lift-off » [44], qui est le pouvoir de disqualifier l’autorité de la loi – celle des « lois de police » applicables devant un for donné. Bien entendu, le phénomène n’est pas univoque [45]. Si la jurisprudence française emprunte très nettement ce chemin en matière d’arbitrage, d’autres systèmes ne suivent pas tous le même chemin. La Cour de justice ouvre des voies de résistance lorsque l’ordre public communautaire est en jeu : l’arbitre dont la sentence a vocation à s’exécuter sur le territoire d’un État membre, ou qui s’y expose à un recours en annulation, doit tenir compte du droit communautaire de la concurrence et, désormais aussi, de la consommation [46]. Par ailleurs, indépendamment du contexte et de l’emprise du droit communautaire, le bilan du « touch-down »  [47] est maigre ; la compétition entre États pour le statut d’État du siège joue dans le sens de l’effacement des contrôles.

13 Ainsi, la globalisation, qui induit la mobilité des acteurs, la perméabilité des frontières et l’interconnexion des économies, signifie que l’État n’a plus la maîtrise ultime du pouvoir décisionnel des acteurs privés [48], nonobstant l’impression inverse qui s’induit de l’impérativité affichée des régulations économiques et de l’exclusivité du pouvoir coercitif étatique à l’intérieur de chaque ressort territorial. Certes, en apparence, le cadre juridique n’a guère changé [49]. On observe seulement, au cours de la même période, qu’à la périphérie du conflit de lois, les clauses de choix contractuels de for, le régime de l’arbitrage commercial international et les conditions de circulation des jugements et des sentences ont fait l’objet d’une libéralisation progressive, conférant à l’autonomie des parties une portée qui dépasse largement le seul choix de la loi applicable au contrat. Or, loin d’intervenir à la marge, cette dernière évolution est en réalité emblématique du déclin du modèle libéral dans un environnement globalisé, au profit de l’avènement d’un schéma néo-libéral dès lors que l’on dépasse les frontières du seul ressort national [50]. En effet, si l’État exerce encore la police du marché national, les acteurs privés dessinent désormais leur propre régime normatif au plan international, échappant dans une large mesure aux limites destinées à cantonner leur liberté de choix. Ils n’agissent plus au sein d’un espace de liberté concédé, mais, avec les instruments mêmes que leur a fournis l’État libéral, sont désormais en mesure de déjouer la régulation qu’il tente encore d’imposer. L’État est plus défaillant que souverain dès lors que son emprise sur la réalité économique n’est plus effective [51]. Ce sont ces limites présupposées par le modèle classique qui tendent aujourd’hui à s’effacer face à la vision néo-libérale du monde. Celle-ci est sous-tendue par une perception anthropologique de l’homo economicus en calculateur d’intérêts plutôt qu’en sujet de droit [52], induisant non pas un marché régulé reposant sur le laisser-faire, mais une concurrence s’étendant à toutes les sphères de la vie sociale [53]. Dans cette perspective, la régulation, devenue produit, se privatise [54]. Dans les échanges internationaux relevant de l’économie globale, ce basculement de perspective signale l’affaiblissement des freins étatiques opposés à l’activité privée, laquelle se déploie au gré d’un calcul d’intérêts [55].

3 L’INSTAURATION D’UN MARCHÉ GLOBAL DES SERVICES JURIDICTIONNELS (OU COMMENT STÉRILISER LA PRODUCTION NORMATIVE ?)

14 La transformation de la fonction juridictionnelle au plan international en objet de marché de services de règlement des litiges, au moyen de mécanismes consacrés par le droit international privé, suit une progression analogue à celle qui a permis l’appropriation privée de la loi. Ainsi, on le sait, l’existence de législations impératives n’affecte pas, en général, la vocation des juges privés à trancher les litiges, tout au moins depuis que les États ont consenti à l’extension spectaculaire du champ de l’arbitrabilité, la théorie voulant que le contrôle du respect de l’ordre public à l’occasion de l’exécution des sentences suffise à sauvegarder les intérêts sociétaux protégés [56]. L’arbitrage commercial international s’est ainsi développé de façon spectaculaire, sans rencontrer d’entrave dans le développement parallèle de la régulation économique impérative à portée transfrontières. Loin de la freiner, les juridictions étatiques ont elles-mêmes accompagné et favorisé cette expansion de l’arbitrage international, soit en élaborant un régime garantissant l’autonomie de la clause et sa primauté sur toute procédure étatique parallèlement engagée, soit en développant des mesures concrètes destinées à forcer les parties à respecter la force obligatoire de leur engagement d’arbitrage [57].

15 Également prisées par la pratique [58], les clauses attributives de juridiction ont connu un développement analogue [59]. Or, s’il est facile d’assimiler le champ de la privatisation de la justice au plan international à celui qu’a progressivement conquis l’arbitrage commercial, le phénomène de la contractualisation de l’accès à la justice étatique a échappé davantage à l’attention jusqu’ici [60]. Deux illustrations suffiront à convaincre de sa réalité : l’une, venant de l’Angleterre, est tirée de l’expansion contemporaine d’une conception proprement arbitrale de la fonction du juge étatique ; l’autre, en provenance des États-Unis, est liée à la volonté de promouvoir un marché global de services judiciaires.

16 (1) Si la contractualisation de l’accès à la justice étatique est passée relativement inaperçue, du moins dans les pays à tradition civiliste, il se peut qu’il y ait là le résultat d’une profonde méprise sur la nature de la fonction juridictionnelle telle qu’exercée par les juges commerciaux dans les systèmes de common law, et notamment en Angleterre [61], et qui fait de ces derniers les simples gardiens de l’engagement contractuel privé. De fait, selon les explications données par l’ouvrage provocateur d’Adrian Briggs [62], la Cour commerciale dans la tradition de common law vit sa propre fonction comme étant celle d’un arbitre [63], en ce sens qu’elle ne dit pas le droit au-delà de ce que les parties lui demandent de décider. Si pareille limite semble de prime abord coïncider tout simplement soit avec le principe dispositif, en ce sens que le juge ne décide pas ce que les parties ne lui ont pas demandé de décider, soit avec l’interdiction de l’arrêt de règlement, en ce sens qu’il ne formule pas de règle dont la portée dépasserait le cas d’espèce, elle prend place plutôt dans la distinction évoquée plus haut, entre le simple règlement ponctuel du différend d’intérêt privé et la vocation à la normativité, la mission de la juridiction commerciale relevant clairement de la première fonction [64].

17 Cette mission s’exercerait donc toute entière au service du contrat, y compris du contrat sur la compétence [65]. La rationalité n’est pas à chercher très loin : elle est exprimée très clairement par la Haute Cour d’Australie lorsqu’elle observe qu’une économie qui fonctionne bien a besoin de garantir les engagements contractuels, de sorte que, dans un monde de finance globale et de marchés des capitaux transnationaux, un système qui ne garantirait pas la force obligatoire absolue des engagements librement négociés, y compris en secourant la victime d’une violation au moyen du relief injonctif pénalisant et surpuissant, s’infligerait un désavantage compétitif évident [66]. La mission des juridictions commerciales consiste donc à donner effet à cette vision libérale et compétitive du droit économique, en protégeant et en donnant corps à la liberté contractuelle. L’apparente instrumentalisation de la justice étatique qui en résulte est ainsi légitimée par le bienfait économique que représente la part du marché conquise auprès des opérateurs soucieux de sécurité contractuelle.

18 Une telle vision privatisée de la justice en matière internationale transforme les conflits de lois et de juridictions en simple excroissance du droit des contrats, caractérisée par la volonté judiciaire de rendre la justice dans les mêmes conditions que dans ce dernier champ. Mettre de puissantes voies procédurales étatiques au service des contrats privés n’a, donc, à nouveau, rien de paradoxal. La contractualisation de l’accès à la justice publique signale que les juges étatiques entrent dans le marché privé du règlement des contentieux commerciaux. Le financement des tribunaux par les contribuables ne change pas ; mais le prix est dans la part de marché conquise. Dans cette perspective, au sein du marché global des services judiciaires, le juge étatique concourt à égalité avec l’arbitre privé, autant en raison de la progressive autonomisation de l’arbitrage que par la privatisation délibérée de la justice étatique.

19 (2) Le second phénomène qui aurait vocation à contribuer à la mise en place d’un marché global de la justice, où concourraient les juridictions étatiques au même titre que les arbitres privés, reste pour l’heure actuelle une proposition doctrinale, mais de source suffisamment influente pour mériter une large attention [67]. C’est ainsi que deux auteurs américains ont entrepris de proposer une analyse économique des moyens d’améliorer la qualité des prestations de justice offertes en matière commerciale, dans une perspective mondialiste qui tranche avec la perspective interne qui était jusqu’ici celle de la réflexion économique sur l’administration de la justice [68]. Leur idée de départ, inspirée d’une réflexion sur le marché interétatique des corporate charter, est que l’expertise développée par certaines juridictions (par exemple, celles du Delaware en matière de droit des sociétés) est autant recherchée par les parties qui choisissent la loi applicable que le contenu abstrait du droit substantiel ; et ce qui est vrai dans le champ du droit des sociétés l’est sans aucun doute aussi dans le domaine des contrats. Le choix de la loi applicable (ou, pour les sociétés, du lieu d’incorporation) devrait donc être jumelé au service judiciaire correspondant, comme un service après-vente.

20 Si pareille proposition n’a bien entendu rien d’extraordinaire de prime abord, puisque les parties sont déjà libres de choisir le for compétent (directement en matière de contrat international, et indirectement à travers le choix du lieu d’incorporation en droit américain), elle comporte néanmoins un trait original par rapport à l’état du droit international privé positif comparé, puisque la liberté de choix jumelé est offerte aux acteurs économiques dont l’activité est purement interne, et qui souhaitent échapper, par exemple, à un système inefficace, trop coûteux ou corrompu. Le choix d’un juge étranger représente dans ce tableau un droit d’exit destiné à déclencher par la compétition qu’il induit un effet de stimulation sur le système local délaissé. Cependant, il fallait réfléchir au facteur incitatif qui conduirait un État à ouvrir ses tribunaux aux plaideurs étrangers dans l’intérêt de l’amélioration de la qualité de la justice dans le monde.

21 La réponse des auteurs est qu’à l’image de la taxe d’enregistrement sur laquelle repose le marché des droits des sociétés, ce facteur incitatif pourrait être un prix d’accès à la justice. Pour ne pas imposer un coût indu aux contribuables locaux qui la financent par ailleurs, il devrait cependant être plus élevé que celui s’appliquant à ces derniers, sous peine d’exiger d’eux de subventionner le service fourni à des étrangers. Pareille solution ne va évidemment pas sans difficulté, la question de la discrimination dans l’accès au service à raison de l’extranéité des usagers se posant aussitôt. Elle se justifierait cependant selon les auteurs, même au regard des divers principes d’ordre constitutionnel garantissant l’égalité des citoyens (aux États-Unis, les Privilèges et Immunités, ou encore la Commerce Clause ; en Europe, au regard de l’article 12 du Traité CE), par la nécessité de protéger les institutions locales contre le parasitisme, ou free-riding, de la part d’usagers n’ayant pas participé à leur financement et qui chercheraient à les instrumentaliser à leur profit. Le prix d’accès requis des plaideurs étrangers en recherche d’un service judiciaire attractif permettrait d’internaliser le coût de l’extension de cet accès. Il se situe dans la logique économique, déjà évoquée, du financement privé des prestations juridictionnelles. Or, tant que la demande pour de tels services existe, et tant que le marché ne déborde pas du champ qui lui est concédé, pourquoi s’opposer aux mécanismes qui en assurent efficience ?

22 On voit donc que, si la loi se mue en produit en dehors de son ressort, une évolution à la fois parallèle et complémentaire fait de la justice à son tour un service, disqualifié du statut de bien public qu’il revêt à l’intérieur de l’État. Ainsi, se constitue aujourd’hui un marché compétitif pour le règlement des différends commerciaux privés, qui répond pour l’essentiel à l’intérêt des acteurs économiques à la protection de leurs contrats. Or l’activité juridictionnelle, exercée en partie ou même peut-être essentiellement par des arbitres privés, tend à régler au cas par cas des différends contractuels sans prétendre exprimer des normes sociétales autres que celles qui, sous la forme de principes très généralement partagés, viendraient au soutien de la force obligatoire des accords [69].

23 Les ressorts idéologiques de cette évolution résident dans l’idée selon laquelle les droits patrimoniaux sont considérés comme disponibles et susceptibles en toute hypothèse de faire l’objet d’une transaction qui, après que le litige ait encombré le rôle public, n’apporterait rien à la formation de la jurisprudence. Peu importe par conséquent que les juges publics soient privés de l’occasion de se prononcer. De même, il est indifférent que les organes chargés de régler les différends à caractère privé soient financés par les plaideurs, car seuls les intérêts privés des parties concernées sont en cause [70]. En effet, l’enseignement fondamental de l’analyse économique de la justice consiste à démontrer que le juge privé dont le financement vient des contractants n’a ni intérêt, ni vocation, ni même légitimité, à créer de la norme à portée générale à travers la décision singulière. Il ne faut donc attendre de la justice privée, du moins sous une forme systématique, ni souci de continuité ni considération à l’égard des intérêts sociétaux plus larges que ceux des parties [71]. Elle n’est acceptable, donc, que dans les cas où les valeurs de prévisibilité et de cohérence de la norme ne sont pas primordiales, et que le contentieux n’est pas appelé à remplir une fonction de régulation sociale.

24 Il en résulte une carence évidente dans la production normative. Les décisions singulières des juges privés ne constituent pas une source de normativité à portée générale comme la jurisprudence ou le case-law ; faute de cet élément, le contentieux ne remplit pas la fonction de régulation sociale que lui confie le modèle libéral [72]. Or, si le juge élu, juridiction de droit commun du commerce international, ne produit pas du droit, cette fonction n’est clairement pas remplie non plus par les juridictions étatiques qui se sont elles-mêmes dévêtues de leur aptitude à assurer l’application extraterritoriale des normes de police édictées par le législateur national [73]. Dans les deux cas, le droit international privé a fourni les instruments ayant facilité le basculement du modèle libéral vers un paradigme néo-libéral dans lequel les acteurs individuels conservent la maîtrise de la norme. Il n’est guère besoin aujourd’hui de souligner les méfaits d’une telle évolution [74].

25 Pas davantage que la cause profonde de celle-ci, qui est à rechercher dans la matrice profonde de l’évolution des sociétés occidentales, la réponse ne se trouve évidemment pas dans le droit international privé – pas plus qu’il ne se trouve dans le droit, en soi. En revanche, la façon dont celui-ci est façonné est clairement susceptible d’avoir un impact économique important. La finalité de cet article a été seulement de démonter les mécanismes juridiques qui, longtemps présentés comme étant issus de la raison naturelle, ou, plus récemment, comme étant dictés par les besoins du commerce international, doivent être démystifiés comme autant de maillons d’un processus politique conduisant vers le « décollage » des acteurs dans un monde ayant perdu ses repères en termes de sources traditionnelles de normativité. La question qui se pose maintenant est de savoir si le droit international privé contient les instruments qu’il faut pour agir dans le sens contraire de l’amarrage des acteurs dans les limites d’une régulation jugée nécessaire – à supposer que le paradigme néo-libéral ait réellement rencontré ses limites.

26 Une première réponse est évidemment positive, à condition cependant que les outils que le droit international privé propose soient mis en place par un nombre suffisant d’États, de préférence par voie conventionnelle dans l’espace global. Le droit communautaire laisse entrevoir en effet que le droit international privé uniforme ou supranational peut parfaitement être investi d’une fonction régulatoire. Une bonne illustration peut être trouvée dans le Règlement « Rome II », qui contient certaines règles de conflit inspirées d’objectifs de régulation économique, en matière d’environnement notamment [75]. À cet égard, l’enseignement de la théorie économique du fédéralisme est que le niveau optimal de régulation (en termes de centralisation ou de décentralisation) est à déterminer en fonction de l’échelle du problème qu’elle cherche à régler [76]. On serait tenté de penser que la propension contemporaine des juges des pays développés à admettre de concert l’effet horizontal des instruments de protection de droits fondamentaux ou d’ordre constitutionnel tendrait vers un résultat similaire, dans une aire géographique plus étendue. L’adjonction d’une compétence universelle ouverte aux demandeurs étrangers restitue dans une certaine mesure la fonction de régulation du contentieux judiciaire, qui parvient à assurer une certaine emprise de la rule of law dans des pays où la gouvernance est moins clémente [77]. Mais la discussion sur ce point ne peut évidemment s’arrêter là. Dans leur ouvrage Plunder : When the Rule of Law is Illegal[78], deux auteurs ont ainsi démantelé les mécanismes par lesquels la rule of law fournit précisément le moyen pour des acteurs économiques puissants de s’attribuer les ressources des économies en développement…

Notes

  • [1]
    Professeur des universités à Sciences Po Paris.
  • [2]
    Cette terminologie, que l’on doit à l’internationaliste américain Joseph Story, le père de la discipline moderne (Commentaries, 1834), est inadéquate. Souvent dénoncée par le passé, sous l’influence du « particularisme » qui représentait la matière comme étant spécifique à chaque État, en tant qu’elle suggérerait que la matière aurait une source internationale ou entretiendrait un lien de parenté avec le droit international public, elle encourt plutôt le grief aujourd’hui de maintenir une distinction trop tranchée entre les sphères publiques et le privé, alors que, désormais, les sujets de droit international « public » peuvent être des acteurs du commerce international, tandis que le droit des conflits de lois et de juridictions recouvre désormais de nombreuses situations où l’enjeu est de déterminer l’application de normes de régulation économique ou de droits de l’homme, dont la qualification « privée » est plus que contestable. Sur ce dernier point, v. les diverses contributions à l’ouvrage collectif édité par K. Knopp, R. Michaels, A. Riles, Transdisciplinary Conflict of Laws, Law and Contemporary Problems, Duke University School of Law, vol. 71, n° 3, 2008.
  • [3]
    Depuis qu’il n’est plus conçu comme un simple instrument de délimitation de frontières ou un ensemble de panneaux-indicateurs, mais comme contribuant à la régulation des relations transfrontières, il paraît naturel de rechercher la façon dont le droit international privé affecte la production et les flux des biens et services dans le monde. Bien entendu, cette perspective économique n’empêche pas de le considérer, comme toute discipline juridique, dans sa dimension anthropologique, sociologique, philosophique ou politique. Cependant, cette même perspective reste relativement peu développée, du moins dans la doctrine française, en raison des stigmates qui s’attachent plus généralement à l’introduction de considérations économiques dans l’analyse juridique, un peu comme si la recherche du coût, ou de l’impact incitatif ou dissuasif, des règles de droit impliquait nécessairement d’adhérer à une conception néo-libérale des rapports entre le marché et le droit. Pourtant, dans un environnement désormais globalisé, et à l’heure de l’effondrement des marchés financiers, les liens entre les grands courants de l’économie mondiale et l’orientation des règles juridiques deviennent patents ; il n’est pas non plus besoin de souscrire en tous points à la « legal origins theory » à l’œuvre dans la politique du développement de la Banque mondiale pour les voir. À ce dernier égard, la récente étude de Ugo Mattei et de Laura Nader, Plunder : When the Rule of Law is Illegal, Wiley-Blackwell, 2008, est de nature à montrer, s’il en était encore besoin, que la vigilance à l’égard des conséquences économiques des doctrines juridiques dans le champ international – ici le concept d’État de droit diffusé par la colonisation – peut conduire à des conclusions parfaitement subversives de l’ordre économique dominant.
  • [4]
    V. déjà, H. Muir Watt, Aspects économiques du droit international privé, RCADI, t. 307, 2005 ; « Économie de la justice et arbitrage international : réflexions sur la gouvernance privée dans la globalisation », Revue de l’arbitrage, 2008, p.389 ; « L’impérativité désactivée », Rev. crit. DIP, 2009, p. 1, avec D. Bureau ; « Le principe d’autonomie entre libéralisme et néo-libéralisme », in M. Fallon, P. Lagarde, S. Poillot-Perruzzetto (dir.), La matière civile et commerciale, socle d’un code européen de droit international privé ?, Dalloz, Thèmes et Commentaires, 2009, p. 77.
  • [5]
    Il y a beaucoup à dire sur le classement « Doing business » de la Banque mondiale, qui se fonde sur une analyse comparative elle-même commandée par une certaine idée du droit. V.H. Muir Watt, « Comparer l’efficience des droits ? », in P. Legrand (dir.), Comparer les droits, résolument, PUF, Les voies du droit, 2009, p. 433.
  • [6]
    L’expression la plus aboutie de cette définition se trouve dans les écrits de Pierre Mayer. V. par exemple, La distinction entre règles et décisions en droit international privé, Dalloz, 1973, n° 102 et s.
  • [7]
    Sur les conflits de lois de droit public économique, v. H. Buxbaum, « Transnational Regulatory Litigation », 46, Va. J. Int’l. L, 2006, 251.
  • [8]
    En ce sens que, la mobilité/volonté des parties étant un facteur de mise en concurrence des systèmes juridiques, la place plus ou moins grande laissée aux choix des acteurs permet d’agir sur la concurrence. Par exemple, laisser les parties choisir la loi applicable à leur société commerciale (la loi d’incorporation), c’est ouvrir les vannes de la concurrence législative entre les États en matière de société afin de s’attirer une clientèle ; introduire un rattachement plus objectif réduit en revanche l’intensité de la mise en concurrence des droits et devient un moyen de régulation de celle-ci. V. H. Muir Watt, « Concurrence d’ordres juridiques et conflits de lois de droit privé », in Mélanges P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 615.
  • [9]
    Les deux termes ne sont pas synonymes : v. P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, 9e éd., Montchrestien, coll. Domat droit privé, 2007, n° 63.
  • [10]
    Mais ne lui est nullement réservé. Sur les effets de la concurrence législative en matière personnelle et familiale, v. T. Marzal, « The Constitutionalisation of Party Autonomy in European Family Law », Journal of Private International Law, 2010, n° 2, à paraître.
  • [11]
    Sur les prémisses du libéralisme par opposition au néo-libéralisme, v. M. Foessel, « Néo-libéralisme versus libéralisme ? », Esprit, novembre 2008, p. 78.
  • [12]
    L’expression est de R. Wai, « Transnational Liftoff and Juridical Touchdown : The Regulatory Function of Private International Law in an Era of Gloablization », 40, Colum. J. Transnat’l L., 2002, 209.
  • [13]
    International ou, plutôt, affecté d’un conflit de lois (v. l’article 3 du Règlement CE n° 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) (ci-après abrégé « Règlement ‘Rome I’ »), JOUE L 177 du 4 juillet 2008, p. 6). L’internationalité du contrat est donc un pré-requis de l’exercice de l’autonomie, sans cependant qu’aucune définition satisfaisante se soit réellement imposée : P. Nygh, Autonomy in International Contracts, Oxford University Press, 1999, p. 47 et s. L’un des grands problèmes de la méthodologie bilatéraliste est en effet de déterminer l’internationalité génératrice du conflit de lois, qui est théoriquement préalable à la mise en œuvre de la règle de conflit de lois. Aujourd’hui, cette définition s’avère plus problématique encore, car les repères traditionnels de la catégorie « national/international » s’effacent ou se brouillent sur l’influence de la globalisation et la perméabilité des frontières qu’elle induit.
  • [14]
    La « loi » signifie, au regard du Règlement « Rome I », la loi étatique applicable. Sur la question du choix d’un système non étatique, v. notre article « Le principe d’autonomie entre libéralisme et néo-libéralisme », précité.
  • [15]
    V. le considérant 11 du Règlement « Rome I ».
  • [16]
    Règlement CE n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, JO L-12 du 16 janvier 2001, p. 1 (ci-après abrégé « Règlement ‘Bruxelles I’ »). Le considérant 14 du Règlement « Bruxelles I » rattache le choix de for à l’autonomie des parties.
  • [17]
    Pour l’essentiel, la Convention CNUDCI de New York du 10 juin 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, disponible sur : http://www.uncitral.org/pdf/07- 87406_Ebook_ALL.pdf.
  • [18]
    Le considérant 31 du Règlement « Bruxelles I » explique la présence de la liberté de choix de la loi applicable par la volonté de respecter le principe d’autonomie et de renforcer la sécurité juridique. Plus remarquablement, il fait son apparition en matière extra-contractuelle à l’article 14 du Règlement « Rome II » (Règlement CE n° 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Rome II), JO L-199 du 31 juillet 2007, p.40, ci-après abrégé « Règlement ‘Rome II’ »). V. sur ce point, B. Ancel et H. Muir Watt, « Du statut prohibitif (droit savant et tendances régressives) », in Mélanges Bruno Oppetit, Litec, 2010, p. 7.
  • [19]
    Sur l’autonomie en tant que valeur constante du droit international privé économique, v. la Résolution de l’Institut de droit international de Bâle, 1992, qualifiant l’autonomie de principe fondamental du droit international privé et constatant son rattachement aux droits de l’homme à travers la liberté individuelle (comp. sur ce point le Rapport d’E. Jayme).
  • [20]
    C’est-à-dire soigneusement distingué de l’autonomie de la volonté génératrice du « contrat sans loi » (v. sur la nécessité de choisir un droit étatique au regard du Règlement « Rome I », supra, note 14).
  • [21]
    V. l’analyse de Nils Jansen et Ralf Michaels, « Private Law Beyond the State ? Europeanization, Globalization, Privatization », 54, Am. J Comp. Law, 2006, 843.
  • [22]
    Sur la conception du droit et de l’État chez Savigny, v. A. Bucher, L’ordre public et le but social des lois, RCADI, 1993, t. 239, p.9 ; sur ce que la conception de von Savigny sur la fonction de l’État a exercé une influence considérable sur la doctrine européenne continentale ultérieure en tant que matrice de la pensée internationaliste privatiste, v. C. Camus, La conception du droit dans le bilatéralisme, mémoire Paris 2, M2 Philosophie du droit, 2009.
  • [23]
    A. Briggs, Agreements on Jurisdiction and Choice of Law, Oxford University Press, 2008, §13, 01.
  • [24]
    Diverses appellations synonymes sont utilisées : « lois de police » (article 3§3 Code civil) ; « overriding mandatory provisions » (Règlement « Rome I ») ; « lois d’application immédiate » (Francescakis).
  • [25]
    Pour le libéralisme, l’individu étant d’abord propriétaire de lui-même et des objets qu’il s’approprie par son travail, la source des limites opposables à l’intrusion de l’État réside dans le droit privé (propriété, contrats, réparation) qui revêt par conséquent une importance fondamentale. Sur ce qu’en revanche le néo-libéralisme privatise le droit public et les mécanismes concurrentiels utilisés au cours de ce processus, v. M. Foessel, op. cit., p. 87. Sur ce point, il n’est pas inutile, face aux fréquents malentendus, de bien souligner qu’à la différence de la perspective néo-libérale, le libéralisme promeut l’État de droit en subordonnant l’action de l’État par des principes juridiques intangibles, tout en encadrant pareillement dans l’utilité publique l’activité des personnes privées, sujets de droit mais également de devoirs ; le laissez-faire libéral n’implique aucune privatisation des limites normatives imposées au marché.
  • [26]
    N. Jansen et R. Michaels, op. cit.
  • [27]
    V. par exemple, fondant la licéité du choix de for sur ces intérêts, The Bremen v. Zapata Off-Shore Co, 407, U.S. 1 (1972).
  • [28]
    D. Bureau et H. Muir Watt, « L’impérativté désactivée », précité. Comp. H. Muir Watt et L. Radicati di Brozolo, « Party Autonomy and Mandatory Rules in a Global World », 4, Global Jurist, t.1, 2004.
  • [29]
    H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité ; « Les normes sociales et le marché global du travail : comment sortir de la spirale vers le bas ? », in A. Lyon-Caen et Q. Urban (dir.), Le droit du travail à l’épreuve de la globalisation, Dalloz, coll. Actes et Commentaires, 2008, p. 9.
  • [30]
    Au regard de la théorie économique du fédéralisme fiscal, pour que le modèle concurrentiel fonctionne dans le sens de l’optimum global, sans dérive vers le bas, il faut que les acteurs aient tous une faculté symétrique d’exit. Sur ce point v. les références citées à la note précédente.
  • [31]
    On peut citer l’exemple de l’affaire Bhopal et de l’utilisation par les juridictions fédérales américaines du forum non conveniens, ou, ce qui revient exactement au même, de l’affaire Lubbe et de la restriction par le législateur anglais de l’aide judiciaire, pour mettre les firmes occidentales à l’abri d’actions collectives (v. « Aspects économiques du droit international privé », précité, n° 242). Pareille position, fondée sur le coût que représente la mise en œuvre de la justice judiciaire au profit de victimes étrangères n’ayant pas contribué au financement des tribunaux locaux, a été perçue comme étant difficilement acceptable de la part d’un pays qui bénéficiait du revenu fiscal engendré par les activités délocalisées.
  • [32]
    Sur cette métaphore (« barrier-crossing »), essentielle dans la théorie économique du fédéralisme, v. H. Muir Watt et L. Radicati di Brozolo, article précité. Enjamber la frontière à l’international c’est aussi enjamber la frontière disciplinaire public/privé (puisque le droit devient alors produit).
  • [33]
    En tout cas perçus comme tels et sanctionnés par des normes impératives dans la communauté de rattachement (fiscal ou politique).
  • [34]
    Sur la place du contentieux en tant que mode de contrôle social dans le modèle politique libéral, parmi les différents modèles possibles, v. A. Schleifer, « Understanding Regulation », European Financial Management, vol. 11, 2005, n° 4.
  • [35]
    Sur le Alien Tort Statute 1789, son histoire et sa signification en tant qu’instrument de mobilité juridictionnelle permettant de briser la spirale vers le bas dans laquelle sont enfermées les économies en voie de développement dans leur quête de capitaux, v. notre Cours « Aspects économiques du droit international privé », précité, p. 306 et s., §250 et s.
  • [36]
    V.W. Kerber, « Interjurisdictional Competition within the European Union », 23, Fordham Int’l Law Journ., 2000, p. 217.
  • [37]
    V.H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité, p. 45 et s. Le modèle du marché fédéral américain n’avait pas besoin de cette justification supplémentaire.
  • [38]
    CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05, International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union c. Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, European Court Reports, 2007, p. I-10779 ; CJCE, 18 décembre 2007, aff. C-341/05, Laval un Partneri Ltd c. Svenska Byggnadsarbetareförbundet e.a., European Court Reports, 2007, p. I-11767.
  • [39]
    Mitsubishi Motors Corp v. Soler Chrysler-Plymouth Inc., 473 US 614, 105 S. Ct. 334446, 87 L Ed. 444 (1985), Rev. arb., 1986, p. 273, note Robert.
  • [40]
    V.D. Bureau et H. Muir Watt, « L’impérativité désactivée », précité.
  • [41]
    La concurrence est stimulée par l’action des lobbies d’arbitrage (l’ensemble des acteurs qui tirent des revenus importants de ce service commercial juridictionnel).
  • [42]
    V.B. Ancel et H. Muir Watt, « Les jugements étrangers et la règle de conflit de lois. Chronique d’une séparation », in Vers de nouveaux équilibres entres ordres juridiques, Mélanges Gaudemet-Tallon, Dalloz, 2008, p. 133. Dans le sillage de l’arbitrage, la suppression de la condition de conformité de la loi appliquée à la règle de conflit du for induit certainement un affaiblissement du contrôle des lois de police évincées par un jugement étranger – même si en l’état de l’article 9 du Règlement « Rome I », il aurait été difficile de se servir d’une telle condition pour assurer l’effectivité des lois de police étrangères, puisque celles-ci peuvent être méconnues par le for directement saisi. En toute hypothèse, cette condition était sans doute inadaptée à l’objectif consistant à assurer l’effectivité des lois de police, car celui-ci requiert une analyse des politiques prétendument bafouées et de la gravité de l’atteinte impliquée par la décision concrète. Pratiquement donc, un tel contrôle revêtirait une forme atténuée pour ne s’exercer qu’en cas d’atteinte caractérisée à une politique vitale de l’État le plus intéressé.
  • [43]
    Sur l’affaire Lloyd’s, v. notre commentaire « L’affaire Lloyd’s : globalisation des marchés et contentieux contractuel », Rev. crit. DIP, 2002, p. 509.
  • [44]
    R. Wai, op. cit.
  • [45]
    Relevant les éléments d’un courant contraire, v. P. Mayer, « L’étendue du contrôle par le juge étatique de la conformité des sentences arbitrales aux lois de police », in Mél. H. Gaudemet-Tallon, op. cit., p. 459.
  • [46]
    CJCE, Eco suisse, C-126/97, 2000, ECR, I-3055 ; et plus récemment, étendant cette jurisprudence au droit de la consommation, Mostaza Claro, C-168/05, 2006, ECR, I ; Rev. arb., 2007, p.109, note L. Idot ; Gaz. Pal., n° 119-123, 3 mai 2007, p. 17, obs. F.-X. Train. La difficulté est alors de déterminer les modalités d’un tel contrôle, dont il sera souvent difficile de le concevoir en dehors du caractère raisonnablement motivé de la sentence, sans impliquer le raisonnement suivi au fond. V.L. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Paradigm of the Relations Between Mandatory Rules and Arbitration. A Fresh Look at the Second Look », 1, Internat. Arb. L.R., 2004, p. 23. Même Pierre Mayer, pourtant très critique de cette position, admet que le contrôle doive porter sur l’atteinte visible à l’effectivité de la règle d’ordre public (op. cit., pp. 475-476).
  • [47]
    R. Wai, op. cit.
  • [48]
    Sur cette perte de maîtrise de l’État, v. R. Wai, op. cit. ; N. Jansen et R. Michaels, op. cit. ; H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité, §72 et s.
  • [49]
    Le principe d’autonomie s’exprime dans le Règlement « Rome I » (article 3) à peu près de la même façon que dans sa formulation prétorienne cinquante ans auparavant et entretient ostensiblement le même rapport avec l’autorité de l’État.
  • [50]
    Le néo-libéralisme substitue à l’État de droit fondé sur des principes juridiques intangibles une concurrence fondée sur le calcul et s’étendant à l’ensemble des champs d’activité sociale où elle est désormais identifiée à la démocratie ; le droit, ensemble d’informations analogues à un système de prix, se privatise, ne se distinguant plus du marché. V. sur ce point l’analyse de M. Foessel, op. cit.
  • [51]
    V.N. Jansen et R. Michaels, op. cit.
  • [52]
    V., sur cette thématique développée par A. Supiot, son écrit le plus proche du droit international privé, « L’inscription territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151.
  • [53]
    M. Foessel, op. cit., spéc. p. 88.
  • [54]
    Sur la façon dont la concurrence inter-systématique transforme la loi en produit, v. H. Muir Watt, « Aspects économiques… », op. cit., §9 et s.
  • [55]
    Sur le phénomène de « hasard moral » qui en résulte, v. F.J. Garcia, « The Moral Hazard Problem in Global Economic Regulation », Boston College Law School Faculty Papers, 2008, p. 227.
  • [56]
    On a vu que le choix de for ne s’accompagne plus d’un contrôle ex post de la teneur de la décision du for élu, de sorte que rien ne garantit le respect des lois de police facilement éludées.
  • [57]
    Ces deux types de réactions expriment bien le génie de chaque tradition culturelle. Soit un régime juridique hautement élaboré en France, soit des mesures juridictionnelles très concrètes en Angleterre.
  • [58]
    Quoique moins populaires au sein de l’Europe depuis l’atteinte portée à la force obligatoire de ces clauses par la Cour de justice dans l’arrêt Gasser (9 décembre 2003, aff. C-116/02, JOUE, 24 janvier 2004, p. 7), refusant de reconnaître la primauté du juge élu pour statuer sur la validité de la clause attributive, en cas de procédure parallèle précédemment engagée).
  • [59]
    V. les signes de faveur législative à l’égard de ces clauses que sont l’article 23 du Règlement « Bruxelles I » et la Convention de la Haye sur les accords de choix de for de 2005 (sur l’ensemble, v. H. Muir Watt, « Choice of Forum Agreements : Striking the Economic Balance », Derecho de Comercio Internacional, à paraître).
  • [60]
    Du moins de ce côté de la Manche et de l’Atlantique. L’aveuglement est culturel. Le droit d’accès au juge public est, en France, un droit sacré, encadré par une conception paternaliste d’accès à la justice (v. A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en France et en Amérique, éd. Odile Jacob, 2003).
  • [61]
    Pareille méprise serait à l’origine de la jurisprudence du célèbre triptyque d’arrêts de la Cour de justice qui ont consciencieusement démantelé la protection des clauses attributives régies par le Règlement « Bruxelles I » (v. supra, note 58) au nom d’un modèle publiciste de la fonction juridictionnelle. V.A. Briggs, Agreements on Jurisdiction and Choice of Law, Oxford University Press, 2008 et notre compte rendu, Rev. crit. DIP, 2008, p.980. Il se peut que cette conception soit en réalité davantage partagée que ne le pense cet auteur, du moins dans le champ du droit des contrats commerciaux. Mais si elle ne l’est pas, il est fort probable qu’elle a vocation à s’étendre, sous l’impulsion du même mécanisme compétitif qui a conduit à l’autonomisation de l’arbitrage commercial international.
  • [62]
    A. Briggs, Agreements on Jurisdiction and Choice of Law, précité.
  • [63]
    Le juge anglais se comporte comme un umpire sportif, précise Briggs, qui ajoute que le juge et l’arbitre du tennis ont davantage en commun que de présider sur des Courts
  • [64]
    Briggs, passim : « The view taken here is that the common law of private international law is much more about the resolution of civil disputes than the regulation of civil relations [… That] the exercise of autonomy of parties generates rights and duties which are more or less private and contractual in nature is written into the DNA of the common law ». Il est difficile par conséquent de faire cohabiter cette conception avec une vision publiciste de la fonction juridictionnelle et de l’accès au juge.
  • [65]
    Les conséquences les plus significatives d’une telle conception sont la privatisation ou, si l’on veut, la contractualisation, tant de la fonction juridictionnelle que du droit applicable. Très naturellement, une telle conception contractualiste de l’activité du juge va de pair avec la faveur dont font preuve les mêmes juges à l’égard des accords sur la compétence des tribunaux, qu’il s’agisse de leur soustraire un contentieux pour le soumettre à un arbitre ou d’élire un juge étatique. Dans les deux cas, la règle de compétence est source de droits d’ordre privé et non de « devoirs à caractère public » (public duties, ou obligations de service public). Cette différence de conception est parfaitement intégrée par la jurisprudence, qui admet qu’un juge dépourvu d’une compétence in rem – c’est-à-dire, avec effet à l’égard de tous – puisse néanmoins donner effet à un accord privé dont la violation était de nature à mettre en cause des rapports in personam ou proprement contractuels, qu’il s’agissait alors de sanctionner « as between themselves ». Aussi ne faut-il pas s’étonner des conséquences que produit cette conception sur le droit international privé, qui s’y présente pareillement non pas comme une matière à part, mais sous la forme d’un très petit nombre de principes tendant à garantir la force obligatoire des accords privés conclus par-delà les frontières. Le précepte essentiel intégré par le juge de common law en matière de contentieux commercial international est de donner effet aux accords des parties, sur la compétence ou sur le recours à l’arbitrage, ou sur la loi applicable. En cas d’interférence d’une loi supérieure – généralement communautaire et notamment sous la forme du Règlement « Bruxelles I » –, le juge est tenu de s’abstenir de consacrer un résultat contraire erga omnes, mais continuera en revanche, conformément à sa mission, à faire respecter les engagements des parties « as between themselves ». Si, par exemple, le juge ne peut émettre d’injonction anti-suit pour empêcher la violation d’une clause attributive, en raison de l’ordre contraire de la Cour de justice, il cherchera parmi les remèdes contractuels disponibles celui qui permettra au mieux d’atteindre le même résultat entre les parties, par exemple, en donnant effet aux clauses pénales ou en octroyant des dommages-intérêts.
  • [66]
    Pan Foods Co Importers v. Australia and New Zealand Banking Group Ltd, (2000) 170, ALR, 579, pt 24.
  • [67]
    J. Damman et H. Hansmann, « Globalizing Commercial Litigation », Cornell Law Review, vol. 94, 2008, n°1 ; aussi disponible sur : http://www.lawschool.cornell.edu/research/cornell-law-review/ upload/Dammann-Hansmann-Final.pdf.
  • [68]
    W.M. Landes et R.A. Posner, « Adjudication as a Private Good », 8, Journal of Legal Studies, 235, 1979. Sur l’ensemble du débat, v. H. Muir Watt, « Économie de la justice et droit international privé : une étude de politique judiciaire », in S. Chassagnard-Pinet et D. Hiez (dir.), Approche renouvelée de la contractualisation, Presses Universitaires d’Aix-Marseille (PUAM), 2007, p. 75.
  • [69]
    L’on peut, si l’on veut, dénommer ces principes lex mercatoria ou les consacrer dans un instrument de droit savant transnational. Par contraste, les seules juridictions étatiques à financement public, accessibles aux contentieux non patrimoniaux ou impliquant des parties faibles, administreraient une justice régulatrice et (re) distributive, chacune selon sa culture nationale, corrigeant des inégalités ou imposant des valeurs d’ordre public à l’encontre des seuls intérêts des plaideurs. Au-delà des confins de la communauté de droit contractuel, la justice retrouverait ainsi son statut de bien public, propre à chaque État fournisseur, et participerait à la production de normes nationales chargées de valeurs propres, ou le cas échéant à la mise en œuvre de normes supranationales impératives, comme les droits fondamentaux. Qu’il se produise en effet depuis peu, devant les juridictions étatiques, une fondamentalisation des normes applicables à des situations impliquant la personne, ou encore les relations de pouvoir, est indéniable, comme l’est l’incidence qu’elle induit sur la méthodologie de droit international privé qui en commande l’effet dans l’espace. On observe de façon aussi certaine un lien entre l’applicabilité d’un droit fondamental et le nécessaire accès à la justice étatique qui en garantirait le respect.
  • [70]
    La rationalité économique d’une répartition des rôles entre justice publique et justice privée est évidente. Le coût des contentieux d’intérêt privé, dont le règlement n’implique aucune contribution particulière pour le bien commun, est ainsi transféré dans une large mesure vers le secteur privé et répercuté dans le prix des produits et des services. Les ressources publiques sont affectées en revanche à l’élaboration et au respect des normes d’intérêt général qui structurent la société. De la seule perspective de l’économie de la justice, pareille redistribution est donc de nature à décharger les tribunaux étatiques d’un contentieux parasitaire et à contribuer à travers cet allégement à l’amélioration de la qualité du service public fourni.
  • [71]
    Ces considérations ne sont pas exclues des décisions arbitrales, bien sûr, car des solutions généralement pratiquées dans le monde des affaires peuvent créer des attentes dont l’arbitre tient volontiers compte, tandis que les valeurs sociales ou fraternelles peuvent entrer par la porte de l’équité, par exemple. Cependant, leur présence n’est pas systématique.
  • [72]
    A. Schleifer, op. cit.
  • [73]
    Sur la défaillance du législateur lui-même, v. J. Allard et A. Garapon, Les juges dans la mondialisation, Seuil, La République des idées, 2005.
  • [74]
    Pour une tentative, pré-crise financière, de justifier la régulation du marché par la volonté selon le modèle néo-libéral, v. S. Choi et A. Guzmann, « National Laws, International Money : Regulation in a Global Capital Market », 65, Ford. L.R., 1997, p. 1855.
  • [75]
    Celles-ci visent à empêcher les États d’imposer des externalités négatives sur les communautés voisines sous la forme de législations trop laxistes. V. sur ce point H. Muir Watt, « Aspects économiques du droit international privé », précité, p. 268, §219 et s. ; « Rome II et les ‘intérêts gouvernementaux’ : pour une lecture fonctionnaliste du nouveau règlement du conflit de lois en matière délictuelle », in Le Règlement Communautaire « Rome II » sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, CRIDON, Litec, 2008, p. 129.
  • [76]
    Par exemple, une norme à l’échelle communautaire est nécessaire pour régler la question de l’exportation des coûts de la législation au sein de l’Europe. C’est là une expression économique du principe de subsidiarité.
  • [77]
    C’est là l’effet de l’ouverture de la compétence fédérale américaine sur le fondement du Alien Tort Statute, 1789, envisagée supra, note 35.
  • [78]
    U. Mattei et L. Nader, op. cit.
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