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Article de revue

Le marché du non-marchand

À propos de deux ouvrages récents

Pages 459 à 485

Notes

  • [1]
    Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Gallimard, 2007 (ci-après abrégé HE) ; Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, éditions Amsterdam, coll. Caute !, 2008 (ci-après abrégé SSS).
  • [2]
    Professeur à l’Université du Sud Toulon-Var, directeur du Centre d’études et de recherches sur les contentieux (CERC).
  • [3]
    La science administrative, par exemple, ou le droit des relations internationales peut-être.
  • [4]
    Référence à la leçon inaugurale de Michel Foucault au Collège de France (L’ordre du discours, Gallimard, 1971).
  • [5]
    Dans des formes différentes également : ici un auteur unique, Bentham (1748-1832), autour d’un objet relativement circonscrit, là une confrontation de points de vue autour d’un philosophe, Spinoza (1632-1677), qui n’était ni juriste, ni (encore moins) économiste.
  • [6]
    5 HE, p. 21.
  • [7]
    Cf. par exemple HE, p. 136, p. 250, p. 310.
  • [8]
    A. Pfauwadel et P. Sévérac, « Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault », in SSS.
  • [9]
    Voir là-dessus les analyses d’Antonio Negri qui fait aussi le lien entre la pensée singulière de Spinoza et la situation de la République hollandaise du XVIIe siècle, l’un des rares pays où l’absolutisme ne parvient pas à s’imposer (L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, éditions Amsterdam, coll. Caute !, 2007, reéd.).
  • [10]
    HE, p. 51.
  • [11]
    C’est alors que les mots (le lexique juridique) changent de sens et que des termes comme République, Institution, etc., évoluent assez sensiblement : la République comme forme de gouvernement cède la place à l’Institution, synonyme d’« État » ou ce que l’on commence à appeler ainsi.
  • [12]
    Selon l’expression utilisée par F. Châtelet et E. Pisier, Les conceptions politiques au XXe siècle, PUF, coll. Themis, 1981, p. 603 et s. L’État savant ici, ce n’est pas l’État rationnel, mais un État dont il est possible de rationaliser, donc d’anticiper les décisions, à partir d’un donné connu, lui-même intelligible. « L’individu dans la société moderne est essentiellement insatisfait », écrit E. Weil (Philosophie politique, § 27, cité par F. Châtelet et E. Pisier, préc., p. 643).
  • [13]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population. Cours au Collège de France (1977-1978), Gallimard/ Seuil, coll. Hautes Études, 2004, p. 105.
  • [14]
    M. Foucault, Il faut défendre la société. Cours au collège de France (1975-1976), Gallimard/Seuil, coll. Hautes Études, 1997, p. 26.
  • [15]
    On pense notamment aux cours professés au Collège de France dans la deuxième partie des années 1970 et tous publiés au Seuil dans la collection « Hautes Études » : Il faut défendre la société, op. cit., Sécurité, territoire, population, op. cit., et Naissance de la biopolitique (1978-1979), Seuil, 2004.
  • [16]
    Relevons au passage tout ce que ces analyses doivent à la sociologie politique anglo-saxonne, celle de R. Dahl en particulier. Le droit économique et le droit public économique auraient-ils besoin de la science politique pour exister ?
  • [17]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, op. cit., p. 102.
  • [18]
    E. Cassirer, Le mythe de l’État, Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1993, p. 194.
  • [19]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, op. cit., p. 93.
  • [20]
    Ibid., p. 106.
  • [21]
    HE, p. 66.
  • [22]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, op. cit., p. 96 et s.
  • [23]
    Ibid., p. 103.
  • [24]
    M. Bastit, Naissance de la loi moderne, PUF, coll. Léviathan, 1990.
  • [25]
    Foucault insiste également très longuement sur ce point qui relève de l’histoire : le lien nécessaire entre cette représentation du pouvoir et des fins du pouvoir et les modalités concrètes de son exercice. En bref : le rapport entre l’utilitarisme et le libéralisme politique. Ou encore l’incidence des structures de l’État français, l’État absolutiste ou l’État absolu, sur le « blocage » évoqué par Foucault à ce sujet : l’absence d’une pensée utilitariste comparable à celle qui s’épanouit au même moment en Angleterre (Say n’est pas Bentham).
  • [26]
    HE, p. 69.
  • [27]
    Passionnante définition de la Raison d’État comme rationalité calculatrice (HE, p. 61). Il serait tout aussi passionnant de s’interroger sur les résonances contemporaines de cette forme de la raison d’État et sur le paradoxe apparent de sa cohabitation, dans la politique de la première puissance mondiale, avec une exacerbation de la raison politique d’État.
  • [28]
    À propos du second commentaire de la proposition 35, Éthique IV, cité dans N. Tenzer, Philosophie politique, PUF, 1994, p. 46.
  • [29]
    Préface à A. Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, préc., p. 11 et s.
  • [30]
    Art. 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Il y aurait une fois de plus beaucoup à dire sur ce lien établi chez les révolutionnaires entre le droit subjectif « absolu » et une certaine conception du sacré : le « droit des droits » c’est le recours à l’insurrection.
  • [31]
    Dans son Essai politique sur le commerce, 1734, p. 72.
  • [32]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, loc. cit.
  • [33]
    P. Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Seuil, coll. Points, 1989, pp. 58-59.
  • [34]
    Voir, sur cette contribution de Rousseau à l’idée moderne de marché, F. Rangeon, « Société civile : histoire d’un mot », in J. Chevallier, F. Rangeon et al. (dir.), La société civile, CURAPP/PUF, 1986, p. 9 et s.
  • [35]
    HE, p. 56.
  • [36]
    Ibid., p. 338.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Ibid., p. 341 et s.
  • [39]
    Il faudrait insister plus que nous ne pouvons le faire sur la filiation évidente et avouée qui unit ces deux courants de pensée, qui n’en font qu’un à bien des égards, parce que l’un et l’autre ou l’un après l’autre (voir S. Harnay et A. Marciano, L’analyse économique du droit, Michalon, coll. Le bien commun, 2003) hiérarchisent les domaines : le droit perd toute autonomie, il est un instrument, un moyen tout au plus, servant à exprimer des intérêts ou des valeurs marchandes et la fonction du juge et/ou celle du législateur consiste au mieux à clarifier les données en présence et à optimiser le fonctionnement du système juridique dans son ensemble…
  • [40]
    HE, p. 341.
  • [41]
    Ibid., p. 330.
  • [42]
    La distinction entre ces deux termes est évidemment loin d’être purement sémantique si l’on adhère à l’analyse ici proposée : les droits de l’homme relèvent bien de l’âge moderne, ils sont l’expression d’un individualisme qu’entend dépasser la notion de droit fondamental. Il est même permis de voir dans cette dernière notion l’expression peut-être un peu maladroite d’une contestation de la marchandisation du droit et de la société dont la notion de droits de l’homme peut parfaitement s’accommoder.
  • [43]
    HE, p. 82 et s.
  • [44]
    Ibid., p. 80.
  • [45]
    D’Helvétius met en garde le législateur qui doit se garder d’entraver la circulation monétaire et le luxe, car « ce désir vivifie une nation » (HE, p. 143).
  • [46]
    HE, p. 132.
  • [47]
    P. Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, op. cit.
  • [48]
    Ibid., p. 36.
  • [49]
    Toutes ces analyses d’A. Smith, y compris l’énoncé de la métaphore de la « main invisible », sont contenues dans sa Théorie des sentiments moraux (1830 pour la traduction française). Ce titre est significatif : la théorie de la régulation économique passe par le décryptage des stratégies individuelles.
  • [50]
    « La route de la fortune, écrit-il, et celle de la vertu sont souvent opposées l’une à l’autre », ibid., p. 112 (cf. H. Denis, Histoire de la pensée économique, PUF, 2e éd., 1967, p.190).
  • [51]
    Cf. les analyses et les très nombreuses citations figurant dans L. Jaume, La liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme, Fayard, 2000, p. 205 et s.
  • [52]
    Cf. l’apologie des Projectors chez Bentham, « contre Smith qui avait témoigné quelque prévention à l’égard de ceux qui prenaient des risques inconsidérés » (HE, p. 148). Autrement dit, l’éloge de l’innovation contre la tradition. C’est peut-être là aussi une des limites de la généalogie établie avec les néolibéraux, certains d’entre eux en tout cas (Hayek). Il y a lieu de s’interroger également sur la pérennité de cette représentation du devenir des sociétés humaines, par le but qui leur est assigné et les rôles qui sont distribués en son sein en fonction de la réalisation de ces buts : c’est cette vision du politique qui domine encore dans les constitutions occidentales jusqu’aujourd’hui, en concurrence avec d’autres dispositions à la fois fondatrices et « incapacitantes » en ce sens qu’elles indiquent un seuil à ne pas dépasser au lieu d’un projet à accomplir (liberté d’expression, dignité de la personne).
  • [53]
    HE, p. 65.
  • [54]
    Ibid., p. 150.
  • [55]
    Ibid., p. 244 et s.
  • [56]
    Ici nos deux penseurs et les deux utilitarismes, celui de Bentham et celui de Spinoza, divergent, comme on l’a déjà vu, et divergent assez fondamentalement. Spinoza à vrai dire ne voit pas le problème, et il ne le verrait pas si la question lui était posée, puisqu’il l’évacue d’entrée de jeu par sa définition du désir comme pur vouloir, vouloir de l’intelligence et de la raison en nous. Il ne verrait pas davantage l’intérêt de poser cet autre problème, corollaire pourtant du précédent dans une perspective empiriquement utilitariste, du « fondement » des droits de l’homme : les droits de l’homme ne sont rien d’autre dans cet univers des égaux, qu’une formule commode destinée à désigner ce qui est en tout état de cause. Le politique est ce qui rend possible tout cela et Spinoza en philosophe du XVIIe siècle affirme la nécessité d’un État pour « contenir » la multitude en certaines limites comme il le dit. La réponse attendue de Bentham n’est pas de même nature, parce que les données du problème ne sont pas les mêmes avec lui : l’État s’y trouve un peu par mégarde, et parce qu’il le faut bien, comme on l’a vu, mais voici que sa présence s’explique un peu mieux : il est très exactement le substitut de la Raison spinoziste, le grand purificateur des intérêts que souille la méchanceté des hommes, un État providence avant la lettre en somme. Un État neutre donc, par nature (même si cela paraît impossible en fait) qui peut être défini comme un assemblage de mécanismes de médiation dont on prend la précaution de les désigner non pour ce qu’ils sont mais par leur fonction. C’est ce qu’on peut appeler une stratégie : faire l’impasse sur les structures (employons ce mot au risque de paraître un peu démodé) pour s’en tenir aux choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. Il est possible que nous ayons là, dans ces deux schémas représentant l’État tantôt comme démocratie pure tantôt comme pure médiation, deux des constituants élémentaires de la pensée libérale qui se développera par la suite, et aussi ce qui permet de comprendre ce paradoxe d’un État qui est à la fois craint, redouté et considéré comme nécessaire à la survie du groupe.
  • [57]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 1. Entre l’économie psychique de Spinoza et l’inter-psychologie économique de Tarde », in SSS, p. 53 et s.
  • [58]
    Il y a peut-être là aussi un début de solution à la contradiction relevée plus haut, et une explication de la pérennité d’une certaine représentation de l’État dans le libéralisme politique/économique : l’intérêt général, ce bien commun laïcisé, permet de faire la synthèse entre deux idéologies apparemment inconciliables en marquant les limites de chacune d’entre elles, celle du tout marché et celle de l’État providence.
  • [59]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 3. Téléologie régnante et politiques des modes », in SSS, p. 110 et s.
  • [60]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 1. Entre l’économie… », op. cit., p. 54.
  • [61]
    Ibid., p. 55.
  • [62]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 3. Téléologie régnante… », op. cit., p. 117.
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    « Le désir de conservation de soi, écrit Ch. Laval, le conatus de Hobbes et de Spinoza, constitue le premier moteur de l’action, c’est la force initiale à partir de laquelle on pourra rendre compte des institutions humaines », HE, p. 132.
  • [65]
    William Temple, cité par Ch. Laval, HE, p. 237.
  • [66]
    HE, p. 255.
  • [67]
    Voir les analyses étonnantes de Ch. Lazzeri, « Reconnaissance spinoziste et sociologie critique. Spinoza et Bourdieu », in SSS, p. 213 et s.
  • [68]
    M. El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, LGDJ, 1970, p. 315 et s.
  • [69]
    HE, p. 244.
  • [70]
    Identité logique, comme l’écrit M. El Shankankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, op. cit., p. 358. Elle marque également les limites de cette philosophie utilitariste-là ; nous allons y revenir.
  • [71]
    M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 205.
  • [72]
    Ou la réalisation de l’utopie rousseauiste, « faire en sorte que tous les citoyens se sentent incessamment sous les yeux du public » (HE, p. 247) ; ou encore : « Le calcul efficace ne va pas sans la surveillance mutuelle des individus » (HE, p. 245).
  • [73]
    M. Foucault, Surveiller et punir…, op. cit., p. 201 et s.
  • [74]
    M. El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, loc. cit.
  • [75]
    Interprétation libre des analyses de G. Deleuze dans son Spinoza, PUF, 1970, p. 88 et s.
  • [76]
    Ch. Lazzeri, « Reconnaissance spinoziste… », op. cit, p. 233.
  • [77]
    A. Negri, L’anomalie sauvage…, op. cit., p. 324.
  • [78]
    P. Zarifian, « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) », in SSS, p. 176.
  • [79]
    A. Pfauwadel, P. Sévérac, « Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault », op. cit., p. 197.
  • [80]
    Les auteurs de l’ouvrage commenté accordent une importance centrale au concept typiquement spinoziste d’affect : « J’entends par affects, écrit Spinoza, les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue ou diminuée, favorisée ou contrariée, et en même temps les idées de ces affections », Éthique, III, cité par Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 2. Les lois de l’imitation des affects », in SSS, p. 70. Et on comprend bien en effet tout l’intérêt d’un tel concept pour les économistes puisqu’il est à la fois un modèle explicatif du changement social et de la résistance au mouvement.
  • [81]
    Ibid., p. 202.
  • [82]
    Ce qui autorise à y voir « la guerre continuée par d’autres moyens », comme le dit Foucault inversant la fameuse formule de Clausewitz.
  • [83]
    A. Negri, L’anomalie sauvage…, op. cit., p. 321.
  • [84]
    F. Lordon et A. Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie. Le modèle de la potentia multitudinis », in SSS, p. 127 et s.
  • [85]
    Ibid., p. 150.
  • [86]
    Ibid., p. 166.
  • [87]
    Il est impossible de rendre compte autrement que de manière allusive de la complexité et de l’ambiguïté de ce concept, à la fois source de tensions et de contradictions et symbole de la « puissance ».
  • [88]
    P. Zarifian, « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) », in SSS, p. 171 et s.
  • [89]
    Ibid., p. 181.

1 1 Introduction

2 2 L’État contre le marché : invention de la « souveraineté »

3 2.1 Les paradoxes de l’« économie politique » : gouvernement des hommes versus gouvernement des choses

4 2.2 L’utilitarisme imparfait ou l’irréductibilité du politique

5 3 Entre public et privé : la régulation des utilités

6 3.1 Une politique sans souveraineté

7 3.2 Une économie politique de la confiance

8 Summary

1 INTRODUCTION

9Que l’État en particulier, le politique ou le public en général aient partie liée avec le marché, on le sait depuis longtemps et les travaux de Pierre Rosanvallon ont apporté là-dessus toutes les précisions nécessaires. Le public n’est pas le contraire du privé et cette non-définition s’accompagne inévitablement de toutes sortes de remises en perspective nécessaires elles aussi, dans l’ordre de la pensée juridique : l’État, cette « personne morale », n’est pas vraiment qu’une pure abstraction, il revêt bien sûr une consistance dont il est difficile de faire l’économie pour peu qu’on ait en vue de décrire les modalités de sa présence au monde, c’est-à-dire ce qu’on appelait naguère l’intervention des pouvoirs publics dans l’« économie » ; et celle-ci n’est pas qu’une matière malléable au gré des décisions des acteurs individuels et/ou collectifs, elle est dotée d’une vie propre, elle a ses lois qui sans être naturelles, n’en exercent pas moins une influence certaine sur le gouvernement des choses. Autrement dit, l’État dans le capitalisme n’est pas et ne saurait être un État neutre, s’il n’est pas non plus, tout simplement, trop simplement, l’expression institutionnalisée des intérêts des « pouvoirs privés économiques » (ne serait-ce que parce que ces derniers sont beaucoup trop forts pour lui !)

10Le droit économique serait-il le lieu privilégié, l’un des lieux, car il y en a d’autres [3], où s’organise plus ou moins harmonieusement cette « remise en ordre » généralisée des catégories du droit privé et du droit public ? On laissera aux spécialistes de la discipline le soin de statuer sur ce point.

11Il reste que cette série de négations, ces constats successifs de ce que ne sont pas le privé, le marché, etc., ne laissent pas de créer un malaise, dont les juristes de droit économique connaissent bien le goût amer : si le droit privé est en quête de nouvelles frontières et si l’État a perdu de sa superbe (qu’on appelle encore souveraineté dans certains milieux), alors que faut-il penser ? À quels repères est-on en droit de se fier et de tels repères existent-ils encore ?

12Les « historiens des idées », autrement dit ces savants qui tentent pour y voir un peu plus clair de retracer, à la manière de M. Foucault, l’« archéologie » de leur(s) savoir(s) pour mieux le(s) maîtriser, ceux-là donc savent bien qu’une telle question ne comporte pas de réponse simple. Il faut changer de registre et peut-être de discipline pour prendre la mesure des choses. Cela ne veut pas dire « théoriser », mais, plus précisément, faire la critique de ces discours, des ordres [4] qui les lient et qui les font tenir ensemble, pour mieux comprendre ce qu’il en est du rapport ambigu qu’ils entretiennent avec leur objet : à commencer par le droit lui-même, pris dans ses différentes branches.

13La vraie et bonne question devient donc : par quoi et par où commençons-nous ?

14C’est, semble-t-il, ce qu’ont entrepris de faire, dans des domaines et avec des intentions apparemment très différents, les auteurs des deux ouvrages commentés [5].

15Apparemment seulement puisque, aux juristes fatigués d’entendre dire que les cloisons étanches qui séparent leurs disciplines doivent être abattues, et aussi à ceux qui prétendent édifier entre elles de nouvelles cloisons avec des matériaux anciens, nos auteurs prodiguent le même conseil – mais c’est un conseil qui ne vaut que pour ceux qui sont prêts à l’entendre – : dépaysez-vous !

16À y bien regarder, ce dépaysement a quelque chose d’étonnant et de réconfortant à la fois : étonnante, la présence de Spinoza au centre d’une réflexion sur les sciences sociales, étonnant et réconfortant cet essai de reconstitution historique des sources de l’« utilitarisme », ce mot étant pris au sens le plus large qui soit : une « neutralisation de la morale des catégories économiques » [6] comme fondement de la pensée du social et de la théorie de toute action sociale aussi. Si l’on ajoute que le désir, l’intérêt et naturellement l’utilité reviennent comme des leitmotivs (et des thèmes explicatifs) dans les deux ouvrages et que d’autre part, l’individu est mis au centre de ces deux réflexions parallèles, on voit bien et on se convainc assez aisément que celles-ci ne peuvent pas ne pas avoir une résonance pour le juriste. Même si celui-ci néglige souvent de se poser certaines questions simples parce qu’il dispose d’un instrument qui lui permet de s’en dispenser sans aucun risque (efficacité des concepts juridiques…) : qu’est-ce qu’un sujet de droit ? Que « veut-il » ? Quels sont les motifs de son action ou de ses calculs et en quoi pouvons-nous prétendre les déterminer avec certitude ?

17Toutes ces questions sont d’un grand intérêt à l’heure où, après un long silence, l’« analyse économique » du droit fait un retour remarquable, redevient sous la plume de ses commentateurs ou de ses thuriféraires ce qu’elle a toujours été en partie : une mise en forme de la pratique quotidienne des juges, la théorisation de la mise en balance des intérêts contradictoires. Les deux ouvrages commentés nous proposent un rare moment de mise à distance critique dans cet ordre d’idées : une élucidation des catégories utilisées par le droit jurisprudentiel (utilité, bien, valeur…), jamais dissociables des finalités pratiques poursuivies, la critique des origines au service de la critique de la théorie elle-même.

18On ne s’étonnera pas que Michel Foucault soit assez souvent cité à l’appui d’une telle critique, au détour d’une démonstration [7] ou tout simplement pour constater une absence – celle de Spinoza dans l’œuvre de Foucault [8] – parce que sans doute nos auteurs ont aussi « leurs » penseurs de prédilection… Il est présent de bout en bout et aurait peut-être pu l’être plus encore. C’est du moins l’hypothèse en forme de fil conducteur qui sera retenue, à ceci près que Foucault aurait très probablement donné au droit et aux pratiques juridiques, comme il aimait à le dire, une importance centrale dans une recherche de ce type.

19Voici donc deux ouvrages qui conduisent à interroger ce qu’on aurait appelé naguère une « idéologie dominante » (mais c’était somme toute il y a assez peu de temps : l’idéologie est aussi dans l’éloignement qu’elle crée artificiellement).

20Comme ils ne sont pas juristes, nos auteurs ne prennent pas non plus la précaution, utile pourtant, d’ajouter que leur entreprise est risquée mais rentable sur le moyen terme. Bentham et Spinoza sont en effet deux témoins privilégiés qui à des époques différentes mais dans des conjonctures comparables (la naissance et l’essor du capitalisme) [9] méditent chacun à leur façon sur le statut de l’homme moderne, sur « ce qui est entre les hommes », comme dit Ch. Laval, et sur ce qui les anime.

21Ils le font en prenant ou reprenant les choses par le commencement et par le haut, ce qui leur permet, avec quelques recoupements, de poser un certain nombre de questions sans réponse au sujet du libéralisme naissant : que peut bien être un « État des utilités » ou de l’« utilité publique », si l’utilité en question se définit en dehors de lui ? Et que peut être un État de confiance – garant des promesses et des contrats – si la confiance se présume ?

22La réponse à toutes ces interrogations est seulement esquissée mais elle vaut la peine d’être méditée : l’État économique comme l’« homme économique » sont apparus – historiquement, conceptuellement – avec le capitalisme. Ils ont été, si l’on peut dire, pensés ensemble mais pas pour longtemps, probablement parce qu’une telle égalité de traitement est impossible. Il en résulte toutes sortes de problèmes non résolus, comme ceux qui tiennent à l’identification des acteurs en présence (État politique versus individu-sujet) ou à la conciliation de ces entités et de leurs fins respectives (utilité publique ou intérêt général versus intérêt privé).

23Dans cette histoire de la pensée économique en miniature, nous comprenons mieux aussi l’importance rédemptrice du concept de régulation : avec toutes les ambiguïtés qu’il comporte, qui tiennent à la nature des choses, il apporte un début de solution à toutes ces questions, parce qu’il permet de faire l’économie du détour par l’État-puissance (son concept à défaut de sa réalité), mais non de toute idée d’un « bien public » plus ou moins formellement revendiqué et d’une coordination non étatique des utilités privées.

24M. Foucault a parfaitement décrit ce processus qui conduit de l’invention du politique et de la souveraineté à sa lente subversion par quelque chose d’autre, qui est présent dès l’origine mais qui ne prendra forme que plus tard : le gouvernement non politique des hommes et des choses. Autrement dit la régulation.

2 L’ÉTAT CONTRE LE MARCHÉ : INVENTION DE LA « SOUVERAINETÉ »

25Tout est ici dans l’ordre d’entrée en scène des principaux protagonistes. Il est tentant, lorsqu’il s’agit de l’homme ou du sujet de commencer par le Code civil, cette Constitution de la société comme disait le doyen Carbonnier. Mais c’est oublier que la société en question a eu d’autres constitutions qui ne réservaient pas tout à fait le même statut à l’homme « porteur de droits ». C’est ce qu’ont bien compris nos auteurs, sans doute parce que, en non-juristes, ils n’ont pas été saisis par cette tentation. Remontons donc aux sources ou à la racine, comme dit Ch. Laval, c’est-à-dire non pas l’Antiquité – guère ou pas évoquée (les Grecs n’ont pas inventé l’homme, mais seulement un homme) – mais bien au tournant décisif de l’époque dite moderne qui se signale par deux innovations (ruptures ?) radicales et complémentaires dans l’ordre de la pensée : l’autonomisation de l’État qui devient un « sujet stratégique » [10], autrement dit un acteur politique, et – point important pour nous – un agent économique, allant de pair avec une modification du lexique juridique, de la façon de « parler le droit ».

26L’État change la donne, en effet, parce qu’il impose une nouvelle géographie des concepts : en s’appropriant le « bien commun » ou la chose commune, il la fait sienne ou plus exactement on le fait pour lui. Ce qui signifie nécessairement que ce concept change alors (XVe -XVIe siècles ?) assez radicalement de contenu [11]. Cependant le processus de cette appropriation n’est pas simple parce que ce qu’il s’agit de penser relève de la nouveauté absolue : il faut donc inventer. Comment l’État devient-il l’État ? Et comment concilier cette vision d’un « État savant » [12], garant de « l’intérêt général » (le bien commun consenti par les intérêts particuliers), avec l’idée même de puissance, autrement dit avec l’État politique, détenteur, comme on a pris l’habitude de le dire, du monopole de la parole et de la violence légitimes ? Ch. Laval montre ou rappelle que dans le processus de cette invention, le politique et l’économique s’entremêlent inextricablement, que l’État, même chez les « purs » (?) théoriciens de la souveraineté, n’a jamais été pensé comme un pur objet politique – « impureté » de la science du politique.

2.1 Les paradoxes de l’« économie politique » : gouvernement des hommes versus gouvernement des choses

27C’est à ce sujet surtout qu’il faut évoquer les recherches foisonnantes de Foucault sur le pouvoir un et multiple, son caractère diffus – le mot est beaucoup trop faible – et surtout sa démonstration de l’inadéquation des théories modernes de la souveraineté et de leur impuissance à rendre compte du pouvoir, de toutes les formes du pouvoir autrement que de manière indirecte, diffuse elle-même, métaphorique.

28Chose assez banale dans l’histoire de la pensée : voici une représentation – celle de l’État – qui est à peu près contemporaine de son objet mais qui s’en disjoint aussitôt, qui s’en sépare pour dire de lui toute autre chose que ce qu’il est en réalité. « Tant que la souveraineté était le problème majeur, écrit encore Foucault, tant que les institutions de souveraineté étaient des institutions fondamentales, tant que l’exercice du pouvoir a été réfléchi comme exercice de la souveraineté, l’art de gouverner ne pouvait pas se développer d’une manière spécifique et autonome » [13].

29Cela s’appelle un obstacle épistémologique : pour penser les politiques publiques, il faut se débarrasser de la souveraineté ou de son concept.

30Ce que Foucault dit mieux que personne, c’est à quel point ce mot – souveraineté – est d’emblée surfait, fallacieux, à quel point il trompe et nous trompe sur l’objet qu’il désigne : le pouvoir, écrit-il, « doit être analysé comme quelque chose qui circule, ou plutôt comme quelque chose qui ne fonctionne qu’en chaîne. Il n’est jamais localisé ici ou là, il n’est jamais entre les mains de certains, il n’est jamais approprié comme une richesse ou un bien » [14]. Ce qui signifie que le pouvoir n’est jamais là où on l’attend et là où il s’annonce lui-même (c’est ce que les constitutionalistes nomment un régime politique). Il « transite par les individus, dit encore Foucault, il ne s’applique pas à eux ». Phrase magnifique qui annonce tous les développements qui seront consacrés par la suite à l’étude et à l’archéologie de cette fluidité du politique. Le « souverain » ne serait donc qu’un vulgaire prête-nom du pouvoir lourd et insidieux à la fois qui soutient et maintient toute la société [15]. Ce pouvoir-là n’a rien à voir avec les présupposés « stato-centristes » de la théorie juridique traditionnelle : il s’exprime en termes de rapports. Que ces rapports impliquent eux-mêmes une part de domination, cela va de soi. Mais l’État n’en a pas le privilège [16].

31Dans des pages qui auraient très certainement pu être écrites par Foucault, Ch. Laval montre que le marchand des XIe -XIIe siècles reste un marchand, prisonnier des contraintes de son temps, nullement un pionnier, encore moins un innovateur comme l’a soutenu Sombart, qu’il est habité, comme tous ses contemporains, par une certaine idéologie du « bien commun », la conviction que l’ensemble des composantes de la société toute divisée et hiérarchisée qu’elle soit, tendent à un même but qu’il est possible de nommer à défaut de pouvoir toujours l’identifier et dans la réalisation duquel l’État n’est absolument pour rien : le bien commun n’est pas le bien public, il lui est antérieur, pas très éloigné si l’on veut de la croyance dans l’autorégulation marchande.

32L’État n’existe pas encore à ce moment, il n’y a donc pas d’État régulateur (nous reviendrons sur ce terme et sur ce qu’il signifie) mais il y a quelque chose qui s’apparente à « de la régulation », et le bien commun dont il s’agit n’est commun que parce que les « individus » n’en sont pas tout à fait, qu’ils ne se pensent pas comme tels en tout cas, mais comme membres d’une entité qui les dépasse (holisme, dirait Louis Dumont). L’idéologie du bien commun est pré-étatique en ce sens, mais non a-politique : c’est la société qui est politique de part en part, au contraire.

33L’invention de l’État est un accident assez incompréhensible dans ces conditions, au moins pour ceux qui la vivent et en sont les témoins : une « malencontre », comme disait La Boétie (et aussi un mauvais coup porté au droit économique, mais cela, La Boétie ne pouvait le soupçonner !). Quoi de plus artificiel en effet que l’idée d’un appareil bureaucratique conçu pour autre chose que sa propre durée – persévérer dans son être d’État – ou mieux encore pour servir l’intérêt général ? Quoi de plus inouï qu’un être quelconque qui aurait pour fin autre chose que son propre accomplissement ?

34Toutes ces analyses, et la thèse qui les sous-tend, soulèvent une question de taille que ni Foucault ni nos auteurs n’éludent vraiment : comment se fait-il que cette réalité-là ait été dès le commencement, c’est-à-dire dès la naissance de l’État moderne occultée, niée, couverte de toutes sortes de discours sur la légitimité du ou des gouvernants ? En d’autres termes, pourquoi l’État nous a-t-il menti sur lui-même, rendant tout simplement incompréhensible et illisible, autrement qu’en des termes purement idéologiques, ce que Foucault appellera par la suite l’« art de gouverner » les hommes – et ce que nous appelons, redisons-le, politique publique ?

35Il était probablement impossible qu’il en soit autrement. C’est la raison pour laquelle la « science politique occidentale » (entendant par là toute la réflexion qui a suivi cette « invention de l’État » aux XVIe et XVIIe siècles) s’est débattue si longtemps dans ce dilemme (ou cette contradiction ?) sans pouvoir le dépasser, se contentant – à partir de Bodin – de joindre deux discours d’inégal intérêt ayant trait au même objet. La permanence du discours strictement politique – l’État comme instrument de domination – fera contraste jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à nous, avec la difficile acclimatation d’un discours de type finaliste sur les fonctions supposées de l’État ou ses non-fonctions, ce qu’il doit faire et ne pas faire. Voilà posés les deux termes du dilemme de la représentation du politique à l’heure où naît (ou renaît) la théorie politique en Europe.

36Machiavel a beaucoup contribué à l’enracinement de ce discours dualiste, en posant dans des formules inoubliables le premier terme du dilemme, lui qui se représente la politique comme l’exercice solitaire d’un pouvoir qui n’a rien de diffus sur des sujets-objets. N’insistons pas sur ce qui est connu : le pouvoir devient une fin en soi (si cela n’est jamais dit) et l’on en arrive à justifier le pouvoir par le pouvoir, l’obéissance par l’obéissance, etc. Le mot souveraineté (que Machiavel n’utilise pas et pour cause) exprime assez exactement cet état de choses : la « fin de la souveraineté est circulaire », écrit M. Foucault, « elle renvoie à l’exercice même de la souveraineté » [17]. Il pense, avec toute la violence voulue, la violence de l’État qui se déploie sous ses yeux. En pur politique et comme pure politique, comme le dit si bien Cassirer : la « lame tranchante » de la pensée machiavélienne coupe « tous les liens » qui relient l’État à la « totalité organique de l’existence humaine », autrement dit la population, la société civile, soit en bref l’économie [18].

37Assez naturellement, cette idée du pouvoir pour le pouvoir, du « pouvoir sur les hommes », si elle n’est pas immédiatement rejetée, « abominée » [19], le sera pourtant très vite alors que naît au même moment, contre elle en grande partie, en France en particulier (est-ce le fait du hasard ?), une autre représentation du pouvoir comme « gouvernement économique » précisément, c’est-à-dire comme gouvernement des choses ou gouvernement des hommes considérés dans leurs rapport avec les biens, richesses, etc.

38C’est le second terme du dilemme que nous évoquions un peu plus haut, et une des premières apparitions du concept de politique publique, de l’idée encore confuse que l’État peut vouloir accomplir certaines tâches dans l’intérêt bien compris de ses sujets. Il est entendu cependant que s’il le fait, c’est aussi et ce ne peut être que dans son propre intérêt. Nationalisation de l’intérêt ?

39C’est le postulat du mercantilisme, cet utilitarisme d’État. L’« économie politique » naissante (Montchrestien, 1615) est une politique de l’économie, mise au service d’une « structure institutionnelle et mentale de souveraineté » [20] et dans cette nouvelle définition du mot politique, c’est le privé – c’est-à-dire l’économie privée – qui sert de modèle au public. « Nous aimons principalement ceux qui nous font du bien », écrit Antoine de Montchrestien [21]. Il importe peu d’attribuer à tel ou tel auteur la paternité de ce « complément » d’objet apporté au machiavélisme. Foucault cite abondamment un certain Guillaume de la Perrière (1567) chez qui il découvre cette définition du gouvernement comme « droite disposition des choses desquelles on prend charge pour les conduire jusqu’à fin convenable » [22]. On a là, dit Foucault à juste titre, « une rupture importante » : la « fin du gouvernement » est désormais « dans les choses » ; « elle est à rechercher dans la perfection ou la maximalisation ou l’intensification des processus qu’il dirige et les instruments du gouvernement, au lieu d’être des lois, vont être des tactiques diverses » [23].

40C’est alors que l’art de gouverner change de sens dans la littérature juridicopolitique : on ne gouverne plus les hommes – terme générique – en bon père de famille. Et c’est cela, cette mutation fondamentale qu’exprime à sa manière la théorie du « contrat social » disent, chacun dans leur langage, M. Foucault et Ch. Laval : le problème de la souveraineté n’est évidemment pas éliminé pour autant (ce n’est pas parce qu’on en a fini avec la métaphore du chef bon pasteur qu’on en est quitte de cette question du fondement du politique) ; il prend même une brûlante actualité, mais il est occulté d’une certain manière, recouvert d’une idéologie qui fait apparaître la souveraineté pour ce qu’elle n’est pas et non pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme « ordre des lois » [24].

41Même diagnostic chez Ch. Laval qui voit même là, dans cette autre vision du politique, une des conditions de l’émergence de l’idéologie utilitariste : qu’une société grande ou petite doive faire le bonheur des individus qui la composent, qu’il existe une sorte d’identité essentielle entre la prospérité générale et le bonheur de chacun et que tout cela se passe du référent religieux, voilà une idée qui s’impose dans l’Europe du XVIe siècle, c’est-à-dire au temps de Machiavel et contre lui [25]. Ce « désenchantement du monde » précède et conditionne l’avènement du libéralisme, écrit encore Ch. Laval [26] : naissance simultanée de l’utilitarisme et de l’homo economicus. Et apparition simultanée (nous sommes à la fin du XVIe siècle) contre les théoriciens du pouvoir pur, d’une « Raison d’État » banalisée, perçue comme un art – toujours – de la prévoyance et des anticipations. C’est la seule qui vaille si l’on en croit des historiens comme Michel Senellart [27] ; et ce sont des auteurs antimachiavéliens (comme Botero) qui élaborent ce concept d’une « logique calculatrice intégrée à la pratique du gouvernement ».

42Banalisation du « bien commun » et rationalisation du pouvoir comme instance de régulation des calculs des acteurs économiques, voilà comment Spinoza, on y arrive, et les philosophes utilitaristes (nous verrons lesquels) peuvent être intronisés à leur tour, et à leur corps défendant en pionniers de la science sociale avant les sciences sociales. Il y a un utilitarisme de Spinoza comme on le sait, dans la mesure où l’Éthique cherche, tend à prouver que l’homme n’est jamais aussi utile à lui-même que lorsqu’il veut être et qu’il est effectivement utile aux autres. C’est ce que Robert Misrahi appelle l’« utilitarisme existentiel et rationnel de Spinoza » [28].

43Mais à la différence de l’utilitarisme anglais (ou franco-anglais), celui de Spinoza est absolu, il ne se préoccupe pas de concilier quoi que ce soit ou de ménager qui que ce soit, c’est la pensée de l’un, le contraire de la pensée unique !

44Dans cette pensée, il n’y a guère de place pour l’État, à peine plus pour le droit, comme le note avec insistance Gilles Deleuze : Spinoza pense le monde sans médiation et sans médiateur, comme un développement spontané et (presque) permanent de forces (puissances). C’est le contraire de Hobbes, Rousseau et Hegel chez qui, rappelle Deleuze, la liberté-libération passe par la médiation d’un pouvoir, alors que Spinoza s’inscrit sans une tradition antijuridique, anticontractualiste dans celle de Machiavel et Marx [29].

45L’utilité ici n’a donc plus rien à voir avec la paisible jouissance des biens de ce monde (l’article 544 du Code civil français), elle serait plutôt synonyme de résistance à l’oppression dans la tradition de 1789 ou celle de 1793. L’intérêt est « privatisé » et sacralisé par la même occasion [30]. Ce qui explique en partie le curieux « retour en force » du spinozisme, comme caisse de résonance d’une critique du droit et de l’État qui n’ose plus dire son nom.

46Voilà donc posés les termes d’un problème avec lequel la pensée libérale se débat toujours : une fois posée la distinction du public (de l’intérêt ou du bien publics) et du privé, faut-il se résigner au nécessaire « accommodement » entre les deux et que faire de l’État ? Quelle mission lui assigner qui puisse être formulée autrement qu’en termes de « police », de discipline ou de sanction comme on le voit chez Bentham ?

2.2 L’utilitarisme imparfait ou l’irréductibilité du politique

47Pour des raisons que Ch. Laval n’évoque pas mais qui tiennent à l’histoire générale de l’Occident (naissance du capitalisme, croissance démographique surtout dit Foucault, apparition de la population et non plus de la famille – les « ménages » de Bodin – comme objet du nouvel art politique), une petite révolution culturelle a lieu qui fait de l’intérêt non l’expression anarchique des passions individuelles, mais bien la valeur, une valeur et une variable rationnelle qui peut et doit légitimement entrer en ligne de compte dans l’évaluation des calculs individuels et collectifs. « Tout est réductible au calcul, explique Jean-François Melon, il s’étend jusqu’aux choses purement morales ; on peut trouver les plus grandes probabilités selon lesquelles un législateur, un ministre, un particulier se déterminera à rejeter ou à accepter une proposition ou une entreprise. » [31]

48Le calcul emporte tout, y compris la représentation du pouvoir souverain. Mécaniquement, on en arrive en effet à l’image d’un État calculateur, modérateur, mais de cet État on ne sait plus rien, hormis qu’il se trouve là, à la frontière hypothétique du public et du privé. Question non résolue encore : comment pourrait-il tracer la ligne de démarcation entre les deux domaines, alors qu’il est l’incarnation vivante de l’un des deux ?

49Il faudrait s’attarder un peu sur cette thématique du calcul et de la logique calculatrice dans l’art de gouverner : l’État calculateur (accordant les moyens aux fins qui sont celles du nouveau bien commun) est-il un État régulateur ? C’est toute la question que les libéraux n’ont jamais vraiment tranchée à la vérité, parce qu’elle suppose une identité essentielle entre ce bien commun et les intérêts particuliers.

50C’est même là que réside – peut-être ? – une des contradictions fondamentales du libéralisme économique : il a besoin du libéralisme politique, lui qui prétend ne dépendre de personne. C’est pourquoi également il faut parler de régulation et non d’État régulateur.

51La Perrière, déjà cité [32], écrit aussi qu’on gouverne un État comme on gouverne une maison, une famille, etc. Bref, il dépolitise le gouvernement à l’aide de ces comparaisons qui finiront par entrer dans le langage de tous les jours et qui font aussi (toujours) partie d’une certaine vulgate libérale. Il faut donc penser l’État comme une entreprise privée et l’« art du gouvernement » comme une gestion de la société dite civile. « Régression » de la loi donc, non qu’il y en ait moins, encore qu’il le faudrait, dans une telle logique, mais parce que son statut a changé : elle, et l’État législateur par voie de conséquence, sont relégués désormais au rang de coordinateurs des intérêts privés.

52Ce que soulignent Foucault puis Ch. Laval chacun à leur manière, c’est que ces visions du politique et de l’État ne se succèdent pas dans le temps, elles alternent :

53La Perrière est « l’anti-Machiavel » sous ce rapport, dit Foucault, il est le théoricien de l’essence non politique du politique à l’heure de la constitution des États-nations, ce qui fait de lui un curieux personnage. Cependant, les transformations qui s’opèrent dans la définition des fins de l’État ne peuvent altérer complètement un certain schéma général de représentation du politique : l’État joue encore un rôle, son rôle ; il est peut-être un agent capitaliste dans le capitalisme, mais il est encore autre chose.

54On aura donc un État économique, plus tard un « État minimum », mais toujours un État. Ce qui se joue là, c’est tout simplement la naissance de notre conception de l’État ; c’est donc tout sauf un jeu.

55C’est en effet en partie en réaction contre cette « irréductibilité du politique » que se construit une certaine idée du privé et des intérêts particuliers. Cette idée porte un nom (ou deux selon les auteurs) : marché et/ou société marchande, société civile ; et Adam Smith, après Mandeville, en est un des principaux théoriciens. Smith, cet anti-Machiavel – encore un ! –, dit à son sujet Pierre Rosanvallon, qui rappelle aussi, à l’occasion, que le « Luther de l’économie politique » (Marx/Engels) était tout sauf naïf quant aux supposées vertus du marché, et qu’il ne manquait pas de dénoncer « les inégalités et les injustices de son époque » [33].

56Rousseau est celui qui opère avec le plus de netteté cette autonomisation du champ politique par dissociation du public et du privé, ce qui ne va pas sans une importante évolution du vocabulaire : la société civile, selon l’auteur du Contrat social, est à peu près synonyme de marché. N’oublions pas non plus que Rousseau est un exact contemporain de Smith [34].

57Tout bascule donc au XVIIIe siècle mais pas avant : la théorie du « bien commun », « revisitée » se dépolitise et elle assume à partir de ce moment-là (et continue d’assumer de nos jours dans une certaine mesure) une double fonction légitimatrice (le droit public naissant) et analytique (le pouvoir gouvernemental comme police des intérêts contradictoires et comme « principe organisateur »). Il n’est plus à proprement parler, plus seulement un but, il apparaît désormais comme le résultat d’un compromis, commandé par la raison – les calculs supposés rationnels – en vue de concilier l’inconciliable : Raison d’État contre raison privée.

58C’est la « grande nouveauté », dit Ch. Laval [35], mais cette nouveauté emporte avec elle toutes sortes de questions sans réponse dans l’ordre de la pensée politique : que devient l’État en effet au terme de cette mutation en profondeur, de cette division du social en deux lieux d’utilités réputées complémentaires ? Qu’est-ce qu’un État garant des utilités individuelles, c’est-à-dire en dernière analyse du bonheur d’un et de tous ?

59La réponse de Bentham qui est contemporain de ces grandes mutations dans l’« art de gouverner » n’est peut-être pas la bonne, mais la tâche d’un philosophe est de poser les bonnes questions du moment, semble dire Ch. Laval à son sujet, et son mérite – celui de Bentham comme de tous les philosophes de l’« utilité » – est d’avoir proposé à ce moment charnière de l’histoire des sociétés et de l’histoire du capitalisme aussi, les éléments d’une réponse se voulant intégralement individualiste et non moins intégralement détachée de toute arrière-pensée naturaliste. Rien n’est plus étranger donc, à cette philosophie et à tous ces philosophes, que le programme révolutionnaire énoncé au même moment et qui fait de l’égalité en droits un but pour toute société et pour toute Constitution.

60De ce point de vue également, les analyses de Ch. Laval sont importantes parce qu’elles indiquent quelques pistes pouvant permettre non seulement de remonter aux sources du « néolibéralisme », mais aussi de faire la critique du libéralisme lui-même, sinon de ses contradictions du moins des difficultés qu’il a eues d’emblée à travers ses principaux représentants (Smith, Ricardo) à se définir lui-même à la fois et dans le même temps comme une théorie de l’équilibre social global et comme une doctrine de « la » liberté. Émile Durkheim et Élie Halévy avaient déjà posé cette question qui ne relève pas seulement de… l’histoire des idées, comme Ch. Laval ne manque pas de le rappeler d’ailleurs : entre le « libéralisme des droits de l’homme » et celui des « intérêts de l’individu », écrit-il, ce n’est pas tant le « divorce » qui frappe que les « jeux d’imbrication et de masque » multiples qu’ils entretiennent, source de confusions de toutes natures [36]. « L’humanité économique s’avance masquée. » [37] C’est sans doute de moins en moins vrai, mais le problème est ailleurs et cette histoire des origines des deux libéralismes, une histoire franco-anglaise, comme celle du capitalisme, nous aide à comprendre quelque chose de beaucoup plus fondamental : le social n’est plus guère pensable ni représentable de nos jours à travers les schémas mentaux qui dominent encore la pensée occidentale de cette époque des origines. Il n’est plus possible en particulier de s’interroger en termes d’instances ou de sphères distinctes et clairement identifiées, sous-pesant autant qu’il est possible de le faire les contributions de chacune d’elles ou de ceux qui s’y trouvent à la promotion du « bien commun » : public versus privé, intérêt général versus intérêt particulier, etc. Comme si l’équilibre, c’est-à-dire le « lien social » [38], ne pouvait être autre chose qu’un produit, le résultat de la confrontation de ces deux instances avec en arrière-plan une économie stationnaire, plus ou mois ouverte sur l’extérieur. En d’autres termes, il n’est pas possible de réduire le droit à une économie des droits et des intérêts en présence, comme le pensent les auteurs d’inspiration utilitariste et après eux tous ceux qui ont pu se réclamer ou se réclament encore de l’« analyse économique du droit » [39].

61Karl Polanyi, souvent cité par notre auteur et pour cause, nous a appris entre autres choses que ce monde-là était révolu et que nous sommes très exactement à la croisée des chemins : entre le tout marché (l’homme économique intégral) et une nouvelle définition de l’essence sociale de l’homme, allant de pair avec une réactualisation de l’idée démocratique.

62Si le propos des utilitaristes était de rendre possible ou de faciliter même une certaine forme d’économie politique, une économie de la satisfaction des besoins et de la liberté privée, la partie est définitivement gagnée, au-delà de toute espérance : le programme néolibéral, explique Ch. Laval, n’est rien d’autre, si l’on peut dire, que cette tentative obstinée pour perpétuer le discours utilitariste et le schéma de l’homme « de l’économie » à l’heure où les utilités sont elles-mêmes chosifiées (publicité), alors surtout que cet homme de l’économie est en passe de devenir l’homme du « tout économique », économique jusque dans son « espace intérieur » [40].

63Faut-il avoir peur du néolibéralisme dans ces conditions ? Peut-être pas, s’il s’agit d’une momification de l’utilitarisme que son objet même dépasse désormais.

64Mais il faut, en tout état de cause et très certainement, modifier notre représentation du monde, et forger de nouveaux outils mentaux, non pour arrêter le mouvement mais pour le comprendre : réinventer le « bien commun » par exemple, à l’heure « où rien de ce qui est commun à l’humanité ne semble pouvoir arrêter l’appropriation privée généralisée des services collectifs, des ressources naturelles, des savoirs, des espaces » [41]. Pour cela, les philosophes ne sont pas de trop, semble dire Ch. Laval, les juristes non plus, ajouterons-nous après lui. S’il est vrai en effet que les « institutions », les « manières d’être » ont une efficacité qui leur est propre et que nous vivons – depuis assez longtemps – sous le règne (la « logique », dit Ch. Laval) de la marchandise, alors le rôle du droit est tout trouvé : il consiste à modifier autant que faire se peut le cours des choses, en créant un nouveau « régime de normativité » – quelle belle formule !–, c’est-à-dire une objectivité de substitution à l’objectivité de la marchandise.

65Faut-il invoquer les « droits fondamentaux » ou les droits de l’homme comme une sorte d’antidote à ce nivellement général ? C’est sans doute un des très grands mérites des ouvrages analysés que de nous aider à comprendre qu’il n’en est rien, que les choses ne sont pas aussi simples. Nous disons : aider à comprendre parce que ces deux thématiques ne sont guère évoquées, ce qui en soi est un signe. Allons droit au but, semblent dire nos auteurs : l’intérêt, l’utilité ou tous ces mots qui servent à désigner le sujet de droit considéré comme un mouvement vers, comme un effort ou un « affect », tous ces mots ne sont ni l’équivalent du droit subjectif traditionnellement entendu comme un intérêt déjà protégé, un bien déjà là, ni l’expression d’une sorte de surmoi objectif absolu (« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ») ; ils désignent plutôt un but commun légitime, autorisé, une projection stylisée de l’« être commun », c’est-à-dire ce qui rend possible la coexistence de tous ces droits et intérêts « juridiquement protégés » mais concurrents.

66Les droits fondamentaux sont ainsi devenus, comme les droits de l’homme par le passé [42], bien plus que des droits, l’esquisse un peu idéalisée d’un nouveau modèle social. Mais à la différence des droits de l’homme (« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), ces nouveaux droits, précisément parce qu’ils sont fondamentaux, n’ont nul besoin d’un État de type traditionnel, pas de l’État calculateur benthamien en tout cas. Il leur faut autre chose, qu’on exprime encore assez mal dans le vocabulaire juridique ordinaire – État de droit ? « Principes matriciels » ? – parce que cette « autre chose » ne relève ni de l’ordre de l’« institution » ni de celui du sujet, mais un peu des deux à la fois.

67Les droits fondamentaux, comme l’« humanité économique » sont devant nous en grande partie. Il faut donc les penser ensemble, en dépassant si possible le cadre étriqué de l’État occidental.

3 ENTRE PUBLIC ET PRIVÉ : LA RÉGULATION DES UTILITÉS

68Essai de définition : l’intérêt n’est pas le désir. Le « désir » en effet est une catégorie anthropologique, l’« affect » selon Spinoza. Et cette catégorie est aussi vieille que le monde : tout ce qu’on peut en dire est qu’il vaut mieux qu’il y en ait plutôt que rien, tandis que l’intérêt, intérêt de ou intérêt à, est situé, déterminé, en un mot objectivable. Il a donc une histoire qui n’est certes pas terminée elle non plus, mais dont on suppose qu’elle commence avec la crise janséniste (ne jamais oublier que Pothier, l’un des inspirateurs du Code civil français, fut inspiré par les jansénistes) [43] : intérêt veut dire alors « amour propre », amour dévoyé, détourné de son objet divin, autrement dit perverti mais aussi recherche du gain et de toutes les formes du gain, en particulier celui que nous sommes en mesure de retirer de notre propre image dans le monde (les moralistes sont les censeurs de la mauvaise part du désir). Ch. Laval ne dit pas marchandisation de la « vertu » (ce dernier terme pris dans le sens politique que lui donne Montesquieu) mais il le laisse entendre : « tous les hommes sont des marchands », rappelle-t-il en citant Jacques Esprit [44]. L’intérêt se fixe donc quand le désir reste un principe du vouloir, de tous les vouloirs possibles, y compris – surtout – le désir d’argent [45].

69Le mot changera de signification ensuite et deviendra à peu près synonyme de bien ou de valeur. Mais comme il n’est pas plus universel que le désir (chaque société génère « ses » besoins, désirs comme ses catégories particulières d’intérêts), la question qui se pose est aussi vieille que l’économie politique : comment concilier la « force du désir » [46], ce principe nécessaire du mouvement social, et l’égoïsme évident des intérêts ? Qu’est-ce que l’égoïsme socialement tolérable ? Et question dans la question : comment échapper à ce stade de l’histoire de l’intérêt et donc du marché, aux sarcasmes de Marx qui lui aussi s’en est pris à cette universalisation de la marchandise et pour qui la philosophie de l’« intérêt » et de l’anticipation du gain n’est rien d’autre qu’une « morale d’épicier » ?

70La contradiction est éclatante entre le constat que formulent les penseurs utilitaristes, « l’homme est gouverné par ses passions », et ce programme qui est aussi le leur : il faut le gouverner encore.

71La réponse des utilitaristes est relativement simple mais elle ne va pas de soi, comme l’a bien montré P. Rosanvallon dans son histoire de l’idée de marché [47] : pour que le marché comme nous l’entendons existe, pour qu’il soit pensable, il faut (mais il ne suffit pas) que tous les acteurs qui y sont impliqués se pensent eux-mêmes autrement que comme de pures individualités, agissant au gré de leur « passion » ; il leur faut avoir un projet, un but qui devient du coup la fin assignée à toute bonne législation, puisqu’elle est aussi la clef de l’« harmonie sociale » : avant Smith, et en grande partie contre Mandeville, Hume est ainsi – ou il serait – l’inventeur d’une nouvelle conception de l’intérêt : de l’« intérêt/passion » à l’« intérêt/besoin », dit encore Rosanvallon [48].

72C’est alors que naît chez tous ces auteurs, Smith en particulier, une certaine conception de la politique ou de ce que nous appellerions lien social qui fait contraste avec une lecture vulgaire du thème de la « main invisible » : la régulation vient d’en bas, elle repose sur l’acceptation plus ou moins résignée de la vie en commun ; mais rien ne serait possible si nous étions guidés exclusivement par la recherche de l’intérêt égoïste. Après d’autres, P. Rosanvallon souligne ce point capital qui ne relève pas seulement de l’histoire des idées : nous sommes aussi déterminés par le regard d’autrui, par la « sympathie » que nous portons aux autres, c’est-à-dire par un certain nombre d’attentes que nous manifestons à leur égard [49]. L’intérêt tempéré par l’« imitation », aurait dit Tarde, dont nous reparlerons. On peut ne pas être convaincu, et Smith lui-même ne l’est qu’à moitié [50], mais c’est cela qu’il faut accepter : l’État ne vient qu’en second, comme le régulateur de la régulation, à peine une autorité, certainement pas une souveraineté.

3.1 Une politique sans souveraineté

73C’est ainsi que l’utilitarisme et le néolibéralisme dans la même veine sont des politiques, au sens de stratégies, qui évitent de parler politique. Peut-être faudrait-il ajouter que le concept de marché a lui aussi évolué entre-temps, de Hume à Bentham et de Bentham à ses successeurs immédiats, car Hume et Bentham se posent encore bien des problèmes au sujet de l’efficacité du modèle qu’ils proposent et sur les raisons de l’échec relatif du marché, de ses défaillances. Le « commerçant », selon Hume, n’est pas encore un homme pleinement heureux, semble-t-il [51].

74On n’en finira pas après eux, et jusqu’à la catastrophe totalitaire, de s’interroger sur les clefs de ce « bonheur commun » (comme le dit l’article 1er de la Déclaration de 1793), sur le nom qu’il convient de lui donner et sur le rôle qu’il convient d’assigner à l’État, instance par excellence du politique, ou la règle de droit tout simplement, dans la concrétisation de cette « idée neuve » devenue politique. Il n’en reste pas moins que nous tenons là une des contributions majeures des utilitarismes dans la genèse de l’« idéologie » de l’économie de marché : l’éloge du projet ou du dessein et de tous ceux, individus ou groupes qui en sont porteurs, l’éloge du risque en d’autres termes [52]. Cette idée ou cet idéal d’un marché sans souveraineté, pour paraphraser Lucien Jaume, d’un marché qui « enrôle » mais qui ne dirige pas continuera d’obséder les théoriciens de l’utilité, sans qu’aucun ne parvienne à évacuer l’instance du politique. Et sans qu’aucun ne parvienne à éliminer cette contradiction fondamentale : si le marché comme conjugaison des intérêts individuels et naturels relève plus ou moins de la logique de l’« ordre spontané » comme le dira Hayek, quel sens donner à cet ordre, comment définir et a fortiori justifier l’existence d’une telle instance ou d’une telle règle – qui dit règle dit hétéronomie – autrement que par l’idéologie, une pétition de principe sur la nécessaire fonction stabilisatrice ou pacificatrice des rapports sociaux de la construction en question ? Accessoirement, quel sens donner au mot Constitution économique ?

75C’est toute l’équivoque du concept de régulation, pour ne plus employer le terme de contradiction : la régulation fait en effet partie de ces mots qui s’imposent par eux-mêmes, peut-être en raison de leur imprécision, mais aussi parce qu’il est difficile de ne pas lui assigner plusieurs sens à la fois.

76C’est ainsi que l’« économie politique » se donne comme la « science de l’utilité publique », comme le rappelle Ch. Laval [53], une science où l’État est présent sans doute mais de façon incidente, « seconde », comme il le dit à propos d’Adam Smith : le contrôle social s’universalise, tous les individus se chargeant d’assurer l’équilibre « naturel » auquel ils savent avoir « intérêt ». Rationalisation de la nature des choses : si ordre il y a, ordre des conduites ou des intérêts ou ordre naturel (comme dit Pothier avant Adam Smith et avant Hayek), le propre de cet ordre, et ce qui le rend si difficilement intelligible, est qu’il n’existe pas tant qu’il n’a pas été mis en mouvement, qu’il est à lui-même la preuve de son existence et de son bien-fondé.

77« Ce n’est pas un ordre fixe qu’il faut établir, c’est un mouvement qu’il faut soutenir et diriger », commente Ch. Laval [54].

78Ce mouvement n’est pas et n’a pas à être provoqué : il s’auto-entretient. Force du principe d’utilité ! Bref, il relève de la croyance, du « contrôle mutuel », et en dernière analyse de l’opinion.

79C’est elle, l’opinion, qui « fonde la valeur » en dernière analyse, écrit Laval, l’opinion et non le travail. Ce qui signifie que dans la société cette abstraction se politise à son tour en devenant juge des conduites de chacun (fréquence des occurrences de ces mots : juge, jugement, tribunal dans la littérature utilitariste). L’opinion est, ou est décrite, comme une scène immense où des individus s’affrontent en une multitude de combats singuliers dont elle, la Société (car la majuscule s’impose désormais), définit à la fois le code et les limites. Apparition de l’opinion comme juridiction économique suprême devant laquelle l’individu est à la fois juge et partie, objet et sujet d’un « jugement » sans appel [55].

80Nous dirions, comme les utilitaristes, que l’État politique n’a plus de raison d’être dès lors que ce tribunal permanent fonctionne à plein régime, et que l’information circule en permanence (transparence), ce que Bentham appelle de ses vœux, sans trop y croire, et qu’il nomme pour sa part « démocratie pure représentative ».

81Si l’homme est une « machine à calculer », l’État est au plus – au mieux – ?, un petit ordinateur [56].

82Démocratie apolitique ? État régulateur ? Toutes ces expressions viennent assez naturellement à l’esprit, même si elles ressemblent à des anticipations aventureuses.

83Elles n’ont pas lieu d’être en effet, alors que la « crise de l’État » le rend plus vulnérable que jamais et que la démocratie n’est encore qu’une promesse.

84À moins d’en revenir à l’idée de jugement comme estimation du tolérable ou du socialement acceptable. Ici encore Spinoza (revu par ses interprètes modernes auxquels nous nous référons à partir de maintenant) et les utilitaristes semblent parler la même langue : ce jugement, l’autre nom de la régulation, permet de « déboulonner » toutes les idoles (les « harmonies économiques » comme l’« État providence ») [57], puisqu’il remet la décision finale dans la main des acteurs eux-mêmes ; la démocratie politique et la démocratie économique ne seraient donc qu’une seule et même chose [58].

85Dans des analyses passionnantes où se côtoient le « conatus » spinoziste et le pouvoir de monopole, Y. Citton soutient que tous ces auteurs (et beaucoup d’autres comme Rousseau par exemple) s’expriment en fondateurs d’un savoir encore balbutiant et inconscient de lui-même mais où la morale ou l’éthique ne se dissocient pas – pas encore – de l’économique. Peut-être l’intérêt de ce retour aux sources est-il de suggérer que cette dissociation-séparation (encore une) n’a plus jamais été pensée correctement depuis, qu’elle a été pensée trop souvent en termes de conciliation des contraires ou de mariage de déraison alors qu’il s’agit là des deux moments d’un même acte, d’une même réalité en mouvement [59].

86Certains penseurs comme Tarde (l’anti-Durkheim ?), parce qu’ils sont des penseurs de l’entre-deux, un peu marginalisés aussi en leur temps, expriment admirablement cette sorte de nostalgie de la science sociale avant les sciences sociales jusque dans leurs analyses strictement économiques (et qui justement ne le sont pas complètement).

87Tarde s’en prend à tout ce qui chez les fondateurs du libéralisme économique contredit les postulats mêmes de cette doctrine : l’idée en particulier qu’il existe un ou plusieurs « directeurs de la nature », comme disait Spinoza. C’est plus qu’une critique implicite de la notion d’« ordre spontané », vue comme une sorte de « déisme » inversé : de la Providence divine à celle du marché [60] (mais Smith, on l’a vu, ne se faisait guère d’illusions à ce sujet). C’est aussi l’esquisse d’une définition instrumentale de la régulation : puisque l’ordre spontané n’existe pas, il faut bien pour assurer l’« harmonisation » entre les intérêts individuels que des « artifices » issus d’« inventions technologiques, administratives, juridiques, politiques, philosophiques, artistiques » interviennent dans l’« entre-jeu » des intérêts, « pour y insérer des mécanismes harmonisateurs » [61].

88Il résulte enfin de tout ceci une critique du dualisme public/privé : la société n’est pas un organisme, dit Tarde, comme aurait pu le dire Spinoza (toujours selon Y. Citton) mais elle n’est pas non plus une addition d’individus souverains, rationnels et calculateurs, bien plutôt un tout complexe d’inter-relations en partie données et en (grande) partie construites, où domine ce que d’autres ont appelé depuis la logique du réseau ou de l’« agir communicationnel ».

89Ce qui conduit à des analyses très concrètes comme par exemple celle du mécanisme de fixation du prix du… pétrole. Ce prix comme tant d’autres est déterminé par un trust, la Standard Oil Company en l’occurrence, et non « selon » la soi-disant loi du marché, mais il n’est pas libre pour autant puisqu’il faut bien le rendre acceptable et que l’acceptabilité, comme les besoins sociaux, sont aussi le résultat d’un jugement, d’une estimation [62]. Où l’on voit se profiler une définition de la régulation en deux temps : comme un arbitrage incessant entre les lois (supposées) de l’économie et celles (considérées comme acceptables) de l’opinion. La régulation pourrait apparaître alors comme le stade suprême de la démocratie, si ce « jugement » de l’opinion n’était lui-même construit, en grande partie inventé pour les besoins de la cause par ceux-là mêmes qui déclarent ou feignent de s’y soumettre. De là cette définition du rôle de l’État en économie de marché : « Qu’elle en reste à l’état de menace ou qu’elle s’actualise en une mesure législative, l’action d’un gouvernement ou d’un parlement, dans le cadre d’une démocratie représentative, apparaît comme une médiation (plus ou moins directe ou lâche) des sentiments d’acceptabilité partagés par une majorité de la population. » [63]

90En bref, l’État sitôt constitué entreprend d’arbitrer des intérêts en présence. Nous y reviendrons. Hobbes, ce contemporain de Spinoza, le dit avec ce qui n’est pas du cynisme, mais quelque chose qui s’apparente au stade suprême de l’abstraction : le désir (Hobbes, Spinoza) est ce qui autorise à penser le politique comme arrangement, contrat social, institution [64]. Le désir ou l’intérêt, qui en est la version minimaliste.

3.2 Une économie politique de la confiance

91Entre l’intérêt / égoïsme que Bentham est le premier à récuser et l’ordre des choses qui trouverait sa justification en dehors des choses mêmes, il y aurait donc place, il y a place pour une interactivité constructive, créatrice de richesses et de toutes sortes de biens.

92Cette « bonne » interactivité s’accorde parfaitement avec le discours utilitariste.

93On peut aussi le dire en recourant à des termes et à une problématique plus familiers aux juristes ou aux économistes, et voir là l’équivalent du droit subjectif entendu comme un pouvoir de la volonté, mais à condition de lui offrir un cadre favorable à son expansion : bonne foi, respect des promesses, autrement dit confiance. « De même que le commerce ne peut vivre sans une confiance mutuelle (trust) entre particuliers, il ne peut croître et prospérer sans l’assurance (confidence) d’une sécurité (safety) privée et publique. » [65] C’est l’autre versant du conflit, la société vue de l’autre côté du miroir. Mais pour autant le conflit, quelle que soit sa forme, n’est pas absent d’une telle représentation du social : ni le conflit ni la violence. La société ne perd pas chez les utilitaristes sa dimension « politique » primordiale. Elle est tout sauf pacifiée, rappelle Laval, elle est « lutte permanente », oppression, domination [66], tout comme chez Spinoza d’ailleurs où « les luttes de reconnaissance » (c’est-à-dire les luttes pour la reconnaissance) sont toujours secondes « au regard des luttes pour l’appropriation des choses », les conflits d’intérêt [67]. Le droit ne met pas un terme aux conflits, il ne fait que les travestir.

94Il faut donc résoudre cette (nouvelle) contradiction bien réelle : comment « établir » ou « rétablir » la confiance sans constater qu’elle a été trahie et par conséquent semer plus qu’un doute quant à la possibilité même d’un tel rétablissement ?

95Sur tous ces points, la réponse de Bentham est à la fois bien banale en apparence (il faut un État représentatif et protecteur des libertés, au premier rang desquelles il y a lieu de placer la liberté de la presse) et profondément originale, inquiétante même à certains égards [68]. En effet, Bentham fait de l’opinion publique à la fois la fin et le moyen du gouvernement. Comme l’accord spontané entre le privé, les intérêts particuliers et le public est impossible, la démocratie passe nécessairement par le contrôle, la surveillance organisée, ce qu’on pourrait appeler une constructionreconstruction permanente du « lien social » : contrôle « au moins potentiel », dit Ch. Laval, que « chacun exerce sur tous les autres et que tous les autres exercent sur chacun » [69]. Cette exacerbation du rôle de l’opinion a de bons côtés comme l’accent mis sur la responsabilité des gouvernants, et le rôle assigné à la liberté de la presse, on vient de le voir. Mais il peut aussi être interprété d’une autre manière, car Bentham ne badine pas : l’opinion publique est une réalité politique qu’il convient d’institutionnaliser et à laquelle il entend donner la forme d’un véritable tribunal dont nous sommes tous potentiellement (encore) membres mais devant lequel nous pouvons aussi être conduits à comparaître : visibilité absolue et sanction des conduites donnent à la société dans son ensemble l’allure d’une vaste prison du bonheur, dont les principes de fonctionnement rappellent à s’y méprendre ceux que le même Bentham destine aux architectes des vraies prisons de l’avenir (le fameux « panoptique » : indifférenciation du surveillant, certitude de la surveillance) [70]. Le « principe » du panoptique est universel en effet, il assure l’obéissance sans coup férir, parce que le pouvoir s’impose en évitant tout « affrontement physique » avec celui dont il requiert l’obéissance [71].

96C’est (malheureusement ?) l’un des aspects les plus connus de la pensée de Bentham. Il faut néanmoins s’interroger sur les raisons de cette anomalie (n’est-ce que cela ?), sur sa logique, comme Foucault d’ailleurs n’a pas manqué de le faire.

97Rien n’est fortuit en effet, dans cet ordre d’idées : le « panoptisme social » est ce qui réalise l’utopie de l’« homo economicus » singulier et calculateur. Ce n’est donc pas ou pas seulement un État bureaucratique hyper-centralisé et comptable des conduites de chacun, c’est plutôt une métaphore de la concurrence pure et parfaite, la caricature poussée jusqu’à l’absurde d’une information devant circuler loyalement et sans entrave, sans abus, à l’abri des « passagers clandestins » et autres faussaires de toutes sortes [72]. La confiance, selon Bentham, est une transparence inversée.

98La leçon qu’il en tire est claire, à défaut que les moyens qu’il veut employer le soient : il faut la force pour éradiquer les rapports de force, mais une force qui sait se faire oublier. M. Foucault a parfaitement décrit ce processus d’inversion des rôles qui voit le sujet-assujetti reprendre à son compte toutes les contraintes du pouvoir au point de les rendre (apparemment) inutiles. La visibilité intégrale dispense du recours à la force visible [73].

99C’est peut-être aussi une manière de dire l’ambivalence du mot concurrence : une compétition qui ne peut produire les effets attendus que si elle est « normée », autrement dit non faussée. Le droit de la concurrence serait-il au droit économique ce que le panoptique de Bentham est à la philosophie politique ?

100Mais pourquoi faudrait-il obligatoirement commencer, en philosophie ou dans le domaine des sciences dites sociales, par le commencement (apparent), c’est-à-dire par le sujet de droit, par le particulier, au risque de peiner ensuite à trouver ce qui « fait société », autrement dit ce qui fait que la société est autre chose qu’une addition de particularités ? À cette question, les utilitaristes, on vient de le voir, répondent de la manière la plus classique, en imaginant un système qui s’apparente à un État minimum ou à un « État machine », dispensateur de peines et de récompenses, confronté à des individus-machines [74], c’est-à-dire froids calculateurs de leurs intérêts à l’intérieur du groupe. Mais ni l’homme ni l’État ne sont cela exactement, et la question que posent l’utilitarisme de Bentham comme celui de ses successeurs immédiats est donc celle d’une pensée utilitariste alternative.

101C’est là, semble-t-il que Spinoza entre en scène, un Spinoza revu et relu sans doute mais on dira pourquoi, lui qui, de manière délibérée, entend ne rien séparer, ne rien penser distinctement, comme on l’a dit, s’il pense tout aussi clairement qu’il le peut : l’homme de nature n’existe pas plus que l’homme de l’état social, ou mieux, leur existence hypothétique à tous les deux ne fait qu’une, elles sont une seule et même chose, qui se nomme « conatus ».

102C’est là, dans ce concept mystérieux parce que tout s’y trouve condensé, que Spinoza, le précapitaliste, dépasse en intuition le constat désabusé des utilitaristes empiriques : effort pour persévérer dans l’être, cela peut vouloir dire beaucoup de choses, mais implique inévitablement notre rapport à l’autre, à tous les autres et que ce rapport, si possible pensé, raisonné soit « en acte » constamment, jamais au repos [75]. Cela vaut aussi pour l’État lui-même si l’on sait « lire entre les lignes » et si l’on convient que rien n’est donné absolument et que tout se construit sans cesse chez ce « penseur du processus », du continu selon Ch. Lazzeri [76].

103Avant d’en arriver là, Antonio Negri s’était déjà essayé à cette « inflexion » (gauchisation ?) du discours spinoziste, arguant du fait que le mouvement ou le « processus » ne sauraient être enfermés une fois pour toutes dans des cadres de pensée rigides : « il n’y a pas de place pour la dialectique chez Spinoza », écrivait-il, et ce processus, ce « procès constitutif relève plutôt de la logique de l’accumulation permanente et de l’occupation de nouveaux espaces » [77].

104Il est vrai que la tentation est grande de faire du Spinoza sans Spinoza, en imaginant par exemple « qu’on mènera la multitude ou ceux qui sont engagés dans les luttes de la vie publique à régler leur conduite sur les seuls préceptes de la raison ».

105L’intéressé trouvait-il cela impossible, utopique ou tout bonnement chimérique, comme le rappelle Ph. Zarifian [78] ? Qu’à cela ne tienne, les systèmes de pensée sont des instruments destinés à permettre de comprendre le réel. Il faut donc savoir les interpréter, quand le besoin s’en fait sentir.

106Spinoza qui est tout sauf juriste se poserait donc, lui, les bonnes questions ; il les résout en tout cas en des termes que n’aurait pas récusés Foucault si l’on en croit A. Pfauvadel et P. Sévérac [79] : la politique et tous ses dérivés sont à l’image de l’homme ; celui-ci ne peut s’avouer ce qu’elle est parce que, ce faisant, il se renverrait de lui-même une image qu’il ne veut pas voir. Il passe donc le plus clair de son temps à « écrire des fables » sur un devoir-être imaginaire, parce qu’il veut taire la vérité de la nature humaine : l’« union des âmes », qui est un discours spinoziste, n’est jamais totale parce qu’elle est toujours « passionnelle » [80] ; c’est pourquoi « toute société est travaillée par une ‘guerre silencieuse’ » entre individus ou entre groupes « liés antérieurement par des affects communs mais opposés entre eux par des intérêts divergents » [81]. Le discours est de tous les temps…

107La politique de confrontation est donc partout et prend toutes les formes possibles sans même être toujours pensée comme telle (ce qui excuse en partie la naïveté des philosophes sur ce chapitre) [82]. Mais la confrontation n’est pas le chaos, encore moins privation de quoi que ce soit, si l’on veut bien comprendre que cette confrontation et toutes les formes d’opposition sont faites pour être dominées, dépassées [83]. On peut donc voir là aussi – l’abstraction autorise à beaucoup de rapprochements – l’esquisse d’une théorie des crises (crises politiques ou crises économiques) comme le suggèrent après Alexandre Macheron, Frédéric Lordon et André Orléan : la crise comme moment du basculement, de l’état civil à l’état de guerre pour parler comme Spinoza, de la peur au scandale, de l’adhésion, collective, « mimétique », à la contestation de l’ordre. Celle-ci, émanant d’individus ou de groupes encore, n’est jamais unilatéralement négatrice comme l’adhésion n’est jamais assimilable à l’ordre qu’elle perpétue : elles sont toutes deux une manière pour la Cité de s’affirmer et de « persévérer » dans son être politique [84]. Et cela vaut bien pour toutes les sortes d’ordres, y compris, par exemple, l’ordre monétaire. La monnaie « est ce par quoi les rapports marchands se trouvent pleinement institués », elle est « institution du nombre marchand », écrivent F. Lordon et A. Orléan [85], mais aussi infiniment précaire, exposée en permanence comme toute institution, à la « fuite séditieuse » [86].

108Nous savons en effet que les monnaies sont mortelles…

109À ce compte, l’État comme puissance n’est pas tout entier dans la forme État telle que nous la connaissons, et le peuple-multitude [87], somme amorphe des « individualités » soumises au « régime des passions », comme dit Spinoza (la peur), peut très bien dans le même temps, ou un peu plus tard, se muer en tout autre chose. C’est donc une communauté vivante, une « communauté d’action » comme propose de l’appeler Ph. Zarifian [88] : le moment où une multitude ou une partie de la multitude « tend à basculer », toujours le basculement, des « affects passifs » (traduction : servitude plus ou moins volontaire) dans « l’affect actif », celui qui « introduit à la connaissance de ce qu’il y a de commun » à ceux qui la composent (autrement dit : un certain nombre de valeurs communes).

110Spinoza évoque la « Raison » pour désigner le mouvement par lequel la « multitude » s’ouvre ainsi à autre chose qu’elle-même et de fait les exemples qui viennent à l’esprit sont ceux des « mouvements sociaux », ceux qui se sont développés en particulier dans les grandes entreprises publiques, autour de solidarités transversales ou de « petits collectifs » comme à la SNCF [89].

111Pourquoi dans ces conditions ne pas élargir le périmètre de ladite solidarité : au peuple ou aux peuples européens par exemple ? À leurs valeurs communes ou à leur projet(s) commun(s) ?

112Rien ne s’y oppose, semble-t-il, si l’on partage avec les auteurs de ces deux livres singuliers l’hypothèse qui les a animés : le penseur universel est celui qui aide à s’approprier le monde même si ce n’est pas (ou plus) le sien.


Mots-clés éditeurs : économie politique, Bentham, État, régulation, Spinoza, marché, utilitarisme

Date de mise en ligne : 04/12/2008.

https://doi.org/10.3917/ride.224.0459

Notes

  • [1]
    Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Gallimard, 2007 (ci-après abrégé HE) ; Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, éditions Amsterdam, coll. Caute !, 2008 (ci-après abrégé SSS).
  • [2]
    Professeur à l’Université du Sud Toulon-Var, directeur du Centre d’études et de recherches sur les contentieux (CERC).
  • [3]
    La science administrative, par exemple, ou le droit des relations internationales peut-être.
  • [4]
    Référence à la leçon inaugurale de Michel Foucault au Collège de France (L’ordre du discours, Gallimard, 1971).
  • [5]
    Dans des formes différentes également : ici un auteur unique, Bentham (1748-1832), autour d’un objet relativement circonscrit, là une confrontation de points de vue autour d’un philosophe, Spinoza (1632-1677), qui n’était ni juriste, ni (encore moins) économiste.
  • [6]
    5 HE, p. 21.
  • [7]
    Cf. par exemple HE, p. 136, p. 250, p. 310.
  • [8]
    A. Pfauwadel et P. Sévérac, « Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault », in SSS.
  • [9]
    Voir là-dessus les analyses d’Antonio Negri qui fait aussi le lien entre la pensée singulière de Spinoza et la situation de la République hollandaise du XVIIe siècle, l’un des rares pays où l’absolutisme ne parvient pas à s’imposer (L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, éditions Amsterdam, coll. Caute !, 2007, reéd.).
  • [10]
    HE, p. 51.
  • [11]
    C’est alors que les mots (le lexique juridique) changent de sens et que des termes comme République, Institution, etc., évoluent assez sensiblement : la République comme forme de gouvernement cède la place à l’Institution, synonyme d’« État » ou ce que l’on commence à appeler ainsi.
  • [12]
    Selon l’expression utilisée par F. Châtelet et E. Pisier, Les conceptions politiques au XXe siècle, PUF, coll. Themis, 1981, p. 603 et s. L’État savant ici, ce n’est pas l’État rationnel, mais un État dont il est possible de rationaliser, donc d’anticiper les décisions, à partir d’un donné connu, lui-même intelligible. « L’individu dans la société moderne est essentiellement insatisfait », écrit E. Weil (Philosophie politique, § 27, cité par F. Châtelet et E. Pisier, préc., p. 643).
  • [13]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population. Cours au Collège de France (1977-1978), Gallimard/ Seuil, coll. Hautes Études, 2004, p. 105.
  • [14]
    M. Foucault, Il faut défendre la société. Cours au collège de France (1975-1976), Gallimard/Seuil, coll. Hautes Études, 1997, p. 26.
  • [15]
    On pense notamment aux cours professés au Collège de France dans la deuxième partie des années 1970 et tous publiés au Seuil dans la collection « Hautes Études » : Il faut défendre la société, op. cit., Sécurité, territoire, population, op. cit., et Naissance de la biopolitique (1978-1979), Seuil, 2004.
  • [16]
    Relevons au passage tout ce que ces analyses doivent à la sociologie politique anglo-saxonne, celle de R. Dahl en particulier. Le droit économique et le droit public économique auraient-ils besoin de la science politique pour exister ?
  • [17]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, op. cit., p. 102.
  • [18]
    E. Cassirer, Le mythe de l’État, Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, 1993, p. 194.
  • [19]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, op. cit., p. 93.
  • [20]
    Ibid., p. 106.
  • [21]
    HE, p. 66.
  • [22]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, op. cit., p. 96 et s.
  • [23]
    Ibid., p. 103.
  • [24]
    M. Bastit, Naissance de la loi moderne, PUF, coll. Léviathan, 1990.
  • [25]
    Foucault insiste également très longuement sur ce point qui relève de l’histoire : le lien nécessaire entre cette représentation du pouvoir et des fins du pouvoir et les modalités concrètes de son exercice. En bref : le rapport entre l’utilitarisme et le libéralisme politique. Ou encore l’incidence des structures de l’État français, l’État absolutiste ou l’État absolu, sur le « blocage » évoqué par Foucault à ce sujet : l’absence d’une pensée utilitariste comparable à celle qui s’épanouit au même moment en Angleterre (Say n’est pas Bentham).
  • [26]
    HE, p. 69.
  • [27]
    Passionnante définition de la Raison d’État comme rationalité calculatrice (HE, p. 61). Il serait tout aussi passionnant de s’interroger sur les résonances contemporaines de cette forme de la raison d’État et sur le paradoxe apparent de sa cohabitation, dans la politique de la première puissance mondiale, avec une exacerbation de la raison politique d’État.
  • [28]
    À propos du second commentaire de la proposition 35, Éthique IV, cité dans N. Tenzer, Philosophie politique, PUF, 1994, p. 46.
  • [29]
    Préface à A. Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, préc., p. 11 et s.
  • [30]
    Art. 35 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Il y aurait une fois de plus beaucoup à dire sur ce lien établi chez les révolutionnaires entre le droit subjectif « absolu » et une certaine conception du sacré : le « droit des droits » c’est le recours à l’insurrection.
  • [31]
    Dans son Essai politique sur le commerce, 1734, p. 72.
  • [32]
    M. Foucault, Sécurité, territoire et population…, loc. cit.
  • [33]
    P. Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, Seuil, coll. Points, 1989, pp. 58-59.
  • [34]
    Voir, sur cette contribution de Rousseau à l’idée moderne de marché, F. Rangeon, « Société civile : histoire d’un mot », in J. Chevallier, F. Rangeon et al. (dir.), La société civile, CURAPP/PUF, 1986, p. 9 et s.
  • [35]
    HE, p. 56.
  • [36]
    Ibid., p. 338.
  • [37]
    Ibid.
  • [38]
    Ibid., p. 341 et s.
  • [39]
    Il faudrait insister plus que nous ne pouvons le faire sur la filiation évidente et avouée qui unit ces deux courants de pensée, qui n’en font qu’un à bien des égards, parce que l’un et l’autre ou l’un après l’autre (voir S. Harnay et A. Marciano, L’analyse économique du droit, Michalon, coll. Le bien commun, 2003) hiérarchisent les domaines : le droit perd toute autonomie, il est un instrument, un moyen tout au plus, servant à exprimer des intérêts ou des valeurs marchandes et la fonction du juge et/ou celle du législateur consiste au mieux à clarifier les données en présence et à optimiser le fonctionnement du système juridique dans son ensemble…
  • [40]
    HE, p. 341.
  • [41]
    Ibid., p. 330.
  • [42]
    La distinction entre ces deux termes est évidemment loin d’être purement sémantique si l’on adhère à l’analyse ici proposée : les droits de l’homme relèvent bien de l’âge moderne, ils sont l’expression d’un individualisme qu’entend dépasser la notion de droit fondamental. Il est même permis de voir dans cette dernière notion l’expression peut-être un peu maladroite d’une contestation de la marchandisation du droit et de la société dont la notion de droits de l’homme peut parfaitement s’accommoder.
  • [43]
    HE, p. 82 et s.
  • [44]
    Ibid., p. 80.
  • [45]
    D’Helvétius met en garde le législateur qui doit se garder d’entraver la circulation monétaire et le luxe, car « ce désir vivifie une nation » (HE, p. 143).
  • [46]
    HE, p. 132.
  • [47]
    P. Rosanvallon, Le libéralisme économique. Histoire de l’idée de marché, op. cit.
  • [48]
    Ibid., p. 36.
  • [49]
    Toutes ces analyses d’A. Smith, y compris l’énoncé de la métaphore de la « main invisible », sont contenues dans sa Théorie des sentiments moraux (1830 pour la traduction française). Ce titre est significatif : la théorie de la régulation économique passe par le décryptage des stratégies individuelles.
  • [50]
    « La route de la fortune, écrit-il, et celle de la vertu sont souvent opposées l’une à l’autre », ibid., p. 112 (cf. H. Denis, Histoire de la pensée économique, PUF, 2e éd., 1967, p.190).
  • [51]
    Cf. les analyses et les très nombreuses citations figurant dans L. Jaume, La liberté et la loi. Les origines philosophiques du libéralisme, Fayard, 2000, p. 205 et s.
  • [52]
    Cf. l’apologie des Projectors chez Bentham, « contre Smith qui avait témoigné quelque prévention à l’égard de ceux qui prenaient des risques inconsidérés » (HE, p. 148). Autrement dit, l’éloge de l’innovation contre la tradition. C’est peut-être là aussi une des limites de la généalogie établie avec les néolibéraux, certains d’entre eux en tout cas (Hayek). Il y a lieu de s’interroger également sur la pérennité de cette représentation du devenir des sociétés humaines, par le but qui leur est assigné et les rôles qui sont distribués en son sein en fonction de la réalisation de ces buts : c’est cette vision du politique qui domine encore dans les constitutions occidentales jusqu’aujourd’hui, en concurrence avec d’autres dispositions à la fois fondatrices et « incapacitantes » en ce sens qu’elles indiquent un seuil à ne pas dépasser au lieu d’un projet à accomplir (liberté d’expression, dignité de la personne).
  • [53]
    HE, p. 65.
  • [54]
    Ibid., p. 150.
  • [55]
    Ibid., p. 244 et s.
  • [56]
    Ici nos deux penseurs et les deux utilitarismes, celui de Bentham et celui de Spinoza, divergent, comme on l’a déjà vu, et divergent assez fondamentalement. Spinoza à vrai dire ne voit pas le problème, et il ne le verrait pas si la question lui était posée, puisqu’il l’évacue d’entrée de jeu par sa définition du désir comme pur vouloir, vouloir de l’intelligence et de la raison en nous. Il ne verrait pas davantage l’intérêt de poser cet autre problème, corollaire pourtant du précédent dans une perspective empiriquement utilitariste, du « fondement » des droits de l’homme : les droits de l’homme ne sont rien d’autre dans cet univers des égaux, qu’une formule commode destinée à désigner ce qui est en tout état de cause. Le politique est ce qui rend possible tout cela et Spinoza en philosophe du XVIIe siècle affirme la nécessité d’un État pour « contenir » la multitude en certaines limites comme il le dit. La réponse attendue de Bentham n’est pas de même nature, parce que les données du problème ne sont pas les mêmes avec lui : l’État s’y trouve un peu par mégarde, et parce qu’il le faut bien, comme on l’a vu, mais voici que sa présence s’explique un peu mieux : il est très exactement le substitut de la Raison spinoziste, le grand purificateur des intérêts que souille la méchanceté des hommes, un État providence avant la lettre en somme. Un État neutre donc, par nature (même si cela paraît impossible en fait) qui peut être défini comme un assemblage de mécanismes de médiation dont on prend la précaution de les désigner non pour ce qu’ils sont mais par leur fonction. C’est ce qu’on peut appeler une stratégie : faire l’impasse sur les structures (employons ce mot au risque de paraître un peu démodé) pour s’en tenir aux choses telles qu’on voudrait qu’elles soient. Il est possible que nous ayons là, dans ces deux schémas représentant l’État tantôt comme démocratie pure tantôt comme pure médiation, deux des constituants élémentaires de la pensée libérale qui se développera par la suite, et aussi ce qui permet de comprendre ce paradoxe d’un État qui est à la fois craint, redouté et considéré comme nécessaire à la survie du groupe.
  • [57]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 1. Entre l’économie psychique de Spinoza et l’inter-psychologie économique de Tarde », in SSS, p. 53 et s.
  • [58]
    Il y a peut-être là aussi un début de solution à la contradiction relevée plus haut, et une explication de la pérennité d’une certaine représentation de l’État dans le libéralisme politique/économique : l’intérêt général, ce bien commun laïcisé, permet de faire la synthèse entre deux idéologies apparemment inconciliables en marquant les limites de chacune d’entre elles, celle du tout marché et celle de l’État providence.
  • [59]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 3. Téléologie régnante et politiques des modes », in SSS, p. 110 et s.
  • [60]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 1. Entre l’économie… », op. cit., p. 54.
  • [61]
    Ibid., p. 55.
  • [62]
    Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 3. Téléologie régnante… », op. cit., p. 117.
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    « Le désir de conservation de soi, écrit Ch. Laval, le conatus de Hobbes et de Spinoza, constitue le premier moteur de l’action, c’est la force initiale à partir de laquelle on pourra rendre compte des institutions humaines », HE, p. 132.
  • [65]
    William Temple, cité par Ch. Laval, HE, p. 237.
  • [66]
    HE, p. 255.
  • [67]
    Voir les analyses étonnantes de Ch. Lazzeri, « Reconnaissance spinoziste et sociologie critique. Spinoza et Bourdieu », in SSS, p. 213 et s.
  • [68]
    M. El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, LGDJ, 1970, p. 315 et s.
  • [69]
    HE, p. 244.
  • [70]
    Identité logique, comme l’écrit M. El Shankankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, op. cit., p. 358. Elle marque également les limites de cette philosophie utilitariste-là ; nous allons y revenir.
  • [71]
    M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 205.
  • [72]
    Ou la réalisation de l’utopie rousseauiste, « faire en sorte que tous les citoyens se sentent incessamment sous les yeux du public » (HE, p. 247) ; ou encore : « Le calcul efficace ne va pas sans la surveillance mutuelle des individus » (HE, p. 245).
  • [73]
    M. Foucault, Surveiller et punir…, op. cit., p. 201 et s.
  • [74]
    M. El Shakankiri, La philosophie juridique de Jeremy Bentham, loc. cit.
  • [75]
    Interprétation libre des analyses de G. Deleuze dans son Spinoza, PUF, 1970, p. 88 et s.
  • [76]
    Ch. Lazzeri, « Reconnaissance spinoziste… », op. cit, p. 233.
  • [77]
    A. Negri, L’anomalie sauvage…, op. cit., p. 324.
  • [78]
    P. Zarifian, « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) », in SSS, p. 176.
  • [79]
    A. Pfauwadel, P. Sévérac, « Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault », op. cit., p. 197.
  • [80]
    Les auteurs de l’ouvrage commenté accordent une importance centrale au concept typiquement spinoziste d’affect : « J’entends par affects, écrit Spinoza, les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue ou diminuée, favorisée ou contrariée, et en même temps les idées de ces affections », Éthique, III, cité par Y. Citton, « Esquisse d’une économie politique des affects. 2. Les lois de l’imitation des affects », in SSS, p. 70. Et on comprend bien en effet tout l’intérêt d’un tel concept pour les économistes puisqu’il est à la fois un modèle explicatif du changement social et de la résistance au mouvement.
  • [81]
    Ibid., p. 202.
  • [82]
    Ce qui autorise à y voir « la guerre continuée par d’autres moyens », comme le dit Foucault inversant la fameuse formule de Clausewitz.
  • [83]
    A. Negri, L’anomalie sauvage…, op. cit., p. 321.
  • [84]
    F. Lordon et A. Orléan, « Genèse de l’État et genèse de la monnaie. Le modèle de la potentia multitudinis », in SSS, p. 127 et s.
  • [85]
    Ibid., p. 150.
  • [86]
    Ibid., p. 166.
  • [87]
    Il est impossible de rendre compte autrement que de manière allusive de la complexité et de l’ambiguïté de ce concept, à la fois source de tensions et de contradictions et symbole de la « puissance ».
  • [88]
    P. Zarifian, « Puissance et communauté d’action (à partir de Spinoza) », in SSS, p. 171 et s.
  • [89]
    Ibid., p. 181.
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