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Article de revue

Cloisonnement vertical – un problème de concurrence pour les petits pays

Pages 214 à 217

1Au cours des cinquante dernières années, de nombreuses restrictions étatiques au commerce ont été supprimées dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). On peut mentionner en premier lieu les droits de douane et les contingents. Ce développement a favorisé l’intégration de marchés qui étaient jadis fortement marqués de l’empreinte nationale. Pour de nombreuses entreprises, les États membres de l’OMC sont devenus de manière croissante – comme l’explique mon collègue Drexl – un marché domestique. Beaucoup d’entreprises peuvent aujourd’hui offrir leurs produits dans n’importe quel État membre de l’OMC. Cette concurrence étrangère accrue a accentué la concurrence dans de très nombreux marchés domestiques des États membres de l’OMC. Ce développement a renforcé ensuite la présence d’entreprises étrangères dans pratiquement tous les États membres de l’OMC.

2Dans ce contexte, je souhaiterais développer brièvement un problème qui concerne très particulièrement les petits pays. Il s’agit du cloisonnement vertical des petits pays par rapport aux marchés étrangers qui les entourent.

3La suppression des barrières commerciales étatiques rend difficiles, voire impossibles, des différences de prix en fonction du pouvoir d’achat de chaque pays. Cela va à l’encontre des intérêts de nombreuses entreprises.

4Celles-ci essaient dès lors d’annuler totalement ou partiellement ces ouvertures étatiques de marché par le biais d’accords privés afin de pouvoir continuer à pratiquer une différenciation internationale des prix. Ceci peut se produire grâce à des accords géographiques horizontaux. On peut mentionner à titre d’exemple le cartel des vitamines.

5Mais ceci peut également se produire par le biais d’accords verticaux entre un fabricant et ses détaillants. Dans la pratique de l’Union européenne, on peut mentionner les cas allant de celui de Grundig-Consten jusqu’à ceux de VW et de Daimler Chrysler.

6Dans la doctrine du droit des cartels, on soutient l’opinion selon laquelle, avant tout sous l’influence de l’école de Chicago, les accords verticaux – soit les accords entre producteurs, grossistes ou détaillants – sont fondamentalement inoffensifs.

7À mon avis, cela n’est pas exact dans une forme aussi générale, en particulier en ce qui concerne les petits pays tels que la Suisse.

8Si le territoire d’un pays est isolé des autres territoires de manière contractuelle, ce qui est souvent le cas des petits pays, les frontières de marché contractuelles correspondent aux frontières étatiques des États. Ces frontières contractuelles domestiques sont essentiellement plus étanches que les frontières contractuelles à l’intérieur d’un pays ou d’un marché unique. Je donne un exemple : au cas où Kodak aurait, à l’intérieur des États-Unis, isolé par contrat le marché de l’État de New York de celui de l’État du New Jersey, cette frontière aurait été moins étanche que si, par hypothèse, Kodak avait isolé par contrat le marché suisse du marché européen. En effet, le transport des marchandises est soumis à un contrôle aux frontières. De plus, il subsiste entre les pays des différences de réglementation, de normes techniques, de langue, de monnaie, etc., qui agissent comme des barrières naturelles à l’entrée et qui peuvent être utilisées à des fins de cloisonnement. Cet aspect, qui ne joue aucun rôle sur le grand marché intérieur américain, a sans doute été omis lors de la formulation de la thèse selon laquelle les accords verticaux sont fondamentalement inoffensifs. Permettez-moi de quitter la théorie et de démontrer en conclusion – sur la base du cas de la Suisse – que le cloisonnement du marché helvétique par rapport aux autres marchés étrangers, et en particulier au marché européen, a des conséquences négatives pour la Suisse.

9Force est de constater que bon nombre d’entreprises actives sur le plan international – dont la plupart sont de grandes entreprises helvétiques ou étrangères – isolent le marché suisse des marchés étrangers par le biais d’accords verticaux destinés à imposer des prix plus élevés en Suisse. Concrètement, de tels systèmes fonctionnent ainsi : un producteur interdit à tous ses distributeurs à l’étranger de livrer aux distributeurs suisses mais aussi aux consommateurs finaux suisses. Ainsi, il peut livrer ses marchandises aux commerçants de son réseau de distribution suisse à des prix plus élevés qu’à l’étranger. Ce cas de figure s’observe dans un très grand nombre de domaines tels que notamment ceux des produits pharmaceutiques, des parfums, des cigarettes, des habits, des chaussures, des films et des appareils photo ainsi que des appareils de haute technologie. L’objectif est clair. Il s’agit d’imposer des prix plus élevés en Suisse afin de profiter du pouvoir d’achat élevé enregistré dans ce pays. Le fait qu’en raison des cloisonnements de marché verticaux susmentionnés la concurrence n’est restreinte que sur les prix intra-marque et non pas sur la concurrence inter-marques ne change rien au résultat négatif. En effet, de nombreuses entreprises recourent au cloisonnement vertical afin d’imposer des prix plus élevés. La concurrence inter-marques entre fabricants d’appareils photo, de cigarettes, d’appareils de haute technologie, d’automobiles, etc. est certes efficace en Suisse, mais à un niveau de prix bien plus élevé en raison de la « rente cartellaire ».

10Les consommateurs sont – bien évidemment – les premiers touchés par ces stratégies de prix élevés. Toutefois, de nombreuses entreprises suisses de détaillants sises à proximité des frontières sont également affectées par les prix élevés pratiqués dans le pays. Celles-ci souffrent de ce que l’on appelle le tourisme d’achat : les consommateurs des régions frontalières s’approvisionnent dans une large mesure à l’étranger. Le commerce de détail dans les régions frontalières souffre ainsi de cette perte de chiffre d’affaires.

11Par ailleurs, est également concernée – et c’est un point principal – la majorité prépondérante des entreprises productrices en Suisse : d’une part, les prix à la consommation surfaits conduisent à une pression supplémentaire sur les salaires, en comparaison avec l’étranger. Les travailleurs, qui pour de nombreux produits doivent parfois payer le double du prix par rapport à l’étranger, ont besoin d’un salaire plus élevé. Les entreprises qui produisent en Suisse sont donc acculées à verser des salaires comparativement plus élevés.

12D’autre part, non seulement les prix de la plupart des biens de consommation sont augmentés artificiellement, mais de nombreux produits de base ou finaux, de composants ainsi que d’outils et d’appareils, etc., dont dépendent des entreprises suisses, sont vendus beaucoup plus cher en Suisse qu’à l’étranger. Ceci résulte du fait que les importations parallèles ou les achats directs à l’étranger sont également empêchés contractuellement dans ce domaine. C’est ainsi que les choses se passent, même si on en parle à peine.

13La pression supplémentaire sur les salaires et l’augmentation artificielle des prix pour bon nombre de produits importés affectent la capacité concurrentielle de chaque entreprise qui produit en Suisse et qui, à cause de la globalisation de l’économie, est en concurrence avec des entreprises étrangères. Les seules exceptions sont les entreprises qui sont actives sur le plan international, qui ont des filiales à l’étranger et qui, pour cette raison, peuvent acheter librement dans les lieux où se localisent leurs succursales.

14De nombreuses entreprises productrices en Suisse constatent aujourd’hui qu’en raison de l’ouverture des frontières et de la suppression des barrières économiques, elles ont été soumises à la concurrence étrangère, mais qu’elles ne peuvent pas en revanche bénéficier des mêmes prix d’achat que leurs concurrents étrangers. Ainsi que j’ai tenté de le démontrer, ce désavantage concurrentiel résulte des entraves à l’accès aux marchés étrangers et de l’absence de nivellement des prix suisses au niveau de ceux pratiqués à l’étranger en raison des restrictions contractuelles à la concurrence. Beaucoup de ces entreprises se sentent dès lors traitées aujourd’hui de manière inéquitable. Ceci constitue peut-être une des raisons du malaise face à la globalisation et à l’OMC, qui existe également en Suisse dans le cercle des petites et des moyennes entreprises et au sein de l’industrie.

15Finalement, cela porte aussi préjudice à la place économique suisse. En effet, un niveau de prix trop élevé affecte la compétitivité et partant le bien-être économique du pays. Toutefois, nous disposons des instruments afin d’interdire de telles pratiques anticoncurrentielles. Si nous n’avons pas recours à ces instruments, nous partageons la responsabilité de cet état de fait.

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