Couverture de RIDE_161

Article de revue

Le besoin conjoint d'une régulation analogue des relations sociales et des marchés globalisés

Pages 67 à 82

Notes

  • [*]
    Cet article est tiré d’une contribution au symposium organisé par la France et l’Organisation Internationale du Travail, les 17 et 18 janvier 2002, sur L’avenir du travail, de l’emploi et de la protection sociale.
  • [**]
    Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris, Directeur du Forum de la Régulation.

1On a tendance à opposer d’une part le marché des biens et des services, son fonctionnement et l’aptitude du mécanisme à maintenir la balance des intérêts des entrepreneurs et des consommateurs, d’autre part le marché du travail et son aptitude à maintenir la balance des intérêts des employeurs et des employés.

2Au mieux, on dira que les deux perspectives sont autonomes l’une par rapport à l’autre. La construction du droit discipline par discipline incite à cette affirmation puisque ce ne sont pas les mêmes spécialistes qui réfléchissent sur le droit commercial et sur le droit du travail. Dans les années 60-70, l’éloignement disciplinaire était moins net qu’aujourd’hui parce qu’on pensait à l’époque la transformation du droit commercial en droit de l’entreprise, la notion d’entreprise postulant l’union des forces dans un même but de déploiement de l’entreprise par l’entrelacs des forces capitalistes et des forces du travail.

3Mais depuis quelque temps, on pense la transformation du droit commercial dans une toute autre direction, à savoir son évolution vers un droit des marchés. Or, le marché est une notion relativement étrangère à la notion d’entreprise, l’opérateur du marché étant un personnage opaque, l’entreprise étant la boîte noire du marché, à l’intérieur de laquelle il n’est pas utile de regarder. Ainsi, plus le droit commercial se rapproche du droit des marchés, plus l’importance du droit de la concurrence s’accroît, et plus il s’éloigne du droit du travail.

4La double méconnaissance technique est un bon gage d’hostilité.

5C’est pourquoi nous passons aisément du stade de l’ignorance à celui de l’agression. En effet, au pire, on affirme que les deux perspectives sont opposées, que l’on est d’un côté ou de l’autre, qu’il faut choisir l’un contre l’autre, au choix des combattants. Quelques événements forts vont dans ce sens, par exemple lorsque les titres d’une société cotée sont tirés vers le haut par l’annonce de décisions de licenciements. Plus encore, comment l’image des vases communicants ne viendrait-elle pas à l’esprit lorsqu’on observe que ce qui est donné au salarié pour prix de son travail est soustrait à l’actionnaire pour prix de son investissement et réciproquement ?

6Plus encore, les spécialistes des relations de travail peuvent reprocher aux mécanismes de marché et aux théories qui les soutiennent de désincarner les notions. Ce reproche est exact. En effet, le marché est un procédé qui tire sa puissance de sa capacité à rendre échangeables des choses différentes, grâce à l’instrument monétaire. L’interchangeabilité technique obtenue par la monnaie neutralise la différence d’objets devenus substituables, ce qui permet de mettre en masse les demandes et les offres, pour obtenir un juste prix de marché qui régit par retour les conventions particulières. À ce jeu, la neutralisation des spécificités particulières joue pour les personnes comme pour les biens. Ainsi, premier exemple, le consommateur est un personnage concret dans le droit de la consommation mais un simple instrument de mesure des marchés pertinents et des comportements anticoncurrentiels dans le droit de la concurrence. De la même façon, le travailleur est un instrument de mesure de prospérité et non une personne concrète en droit économique, lequel met en masses et traduit en ratios.

7On en vient à postuler une antinomie de nature et d’intérêts entre marchés et relations sociales. Il en résulte que sur le terrain de la conception ou de l’action, celles-ci sont alors pensées en terme de rattrapage ou de forçage. Sur le thème du rattrapage, cela signifie que les politiques sociales seraient chargées de compenser les dégâts assumés par les comportements de marché et de répartir ensuite cette charge par un acte politique. Sur le thème du forçage, il s’agirait de faire un compromis entre deux intérêts hétérogènes, celui des opérateurs et celui des travailleurs, isolés dans des théories autonomes les unes par rapport aux autres, pour mettre de force de la « justice sociale » dans le marché. Là aussi, l’acte de forçage est de type politique. Le droit est requis dans les deux cas. Dans cette perspective et du fait de la mondialisation des marchés, on perçoit immédiatement l’aporie : comment opérer cette articulation si l’on ne dispose pas d’une puissance mondiale de nature politique pour y procéder ?

8Ainsi en arrive-t-on à ce qui paraît être une bataille du droit du travail contre les forces naturelles du marché, une bataille du droit des travailleurs contre la puissance des opérateurs. Si c’était cela, l’affrontement serait perdu d’avance concernant la satisfaction des impératifs sociaux, en ce que la nécessité de forces juridiques contraignantes et extérieures serait requise pour ceux-ci alors que le marché pourrait compter sur ses forces naturelles pour résister, pour contourner, pour dominer. Le droit est toujours plus difficile à mettre en œuvre que la nature. Le déclin des souverainetés et des bras séculiers les assortissant accroît le phénomène.

9En effet, il est usuel de soutenir que le marché fonctionne sans normativité juridique extérieure : les offreurs et les demandeurs de biens, particulièrement concernant les biens monétaires et les valeurs mobilières, ajusteraient naturellement leurs prétentions, alors que le marché du travail doit être régulé de l’extérieur, faute de quoi les intérêts des travailleurs sont pulvérisés. À partir de là, le raisonnement s’enchaîne, puisqu’il faut bien que du droit naisse du côté des relations de travail soumises à la pression de la mondialisation pour lutter contre la force pure des marchés. La place du droit serait donc en toute hypothèse pour les travailleurs (qui ont besoin du droit extérieur et contraignant) et contre les marchés (qui n’en auraient pas besoin).

10Dans cette relation, où les marchés auraient la force pour eux, et les travailleurs le droit pour eux, la mondialisation s’avère cruciale. En effet, cette extériorité du droit, ce droit qui organise de force et a priori la durée du travail et sa répartition, c’est principalement l’État qui a le pouvoir de la fournir, parce qu’il a l’impartialité requise d’une part, parce qu’il dispose de la force publique d’autre part. Or, nul besoin de faire de longs développements, la domination des frontières par la délocalisation sans coût, l’effacement des frontières par la constitution d’entreprises globales, épuisent les forces du droit étatique. S’il est vrai que les relations de marché, pareillement globalisées, atteignent leurs objectifs sans ce bras séculier, la régulation sociale s’épuisera sous ce qui serait la puissance naturelle et a-juridique des marchés.

11Cette présentation trouve parfois du crédit auprès des mouvements contestant la mondialisation, qui la relaient auprès des opinions publiques.

12Mais elle est fausse et nous n’avons plus les moyens de la conserver. En effet, tant que la régulation des marchés n’interférait que peu avec la régulation des relations internes à l’entreprise, chacune pouvait se développer dans sa sphère. Cela était admissible tant qu’on pouvait distinguer, voire opposer, l’entreprise et le marché. L’entreprise apparaissait comme un endroit relativement clos sur lui-même, construit sur un ensemble complexe de contrats et gouverné de l’intérieur, le pouvoir de direction pouvant être détenu et identifié, même si était nécessaire l’organisation des protections et des contre-pouvoirs. À l’opposé, le marché apparaissait comme un espace ouvert, non approprié et sur lequel la confrontation des opérateurs dispensait de l’attribution du pouvoir à un ou des opérateurs en particulier, le droit de la concurrence veillant à empêcher la constitution de pouvoirs de marché excessifs.

13Certes, cette imperméabilité a toujours été relative car l’activité de l’entreprise sur le marché a nécessairement des répercutions sur les relations de pouvoir au sein de l’entreprise, de la même façon que la coordination interne à l’entreprise et les implications économiques de l’organisation du travail ont des effets sur la compétition des entreprises sur les marchés. Mais aujourd’hui, une véritable porosité s’est instaurée. Le premier mouvement, du marché vers les entreprises, a été souvent décrit : l’entreprise devient gouvernée de l’extérieur, l’atomicité des marchés ayant impliqué une même pulvérisation de l’entreprise qui devient d’une structure aussi mobile que le marché sur lequel elle agit : la structure des marchés se reflète désormais dans la structure des entreprises. En outre, la financiarisation de l’économie, c’est-à-dire le règne des prêteurs, conduit à insérer les mécanismes de marché dans les équilibres de pouvoirs internes à l’entreprise, que la société soit cotée (la fameuse « tyrannie » des marchés financiers) ou non (du fait de la croissance de la private equity). Le marché importe alors ses propres régulations dans l’entreprise, les autorités de marché financier se mêlant du gouvernement des entreprises.

14Le second mouvement, inverse, est moins souvent relevé. Il consiste dans l’appropriation des marchés. Cela est désormais la règle pour les marchés financiers : ils sont désormais des produits en eux-mêmes, mis en concurrence à travers la compétition entre les places financières. Plus encore, les bourses sont des biens dont des entreprises privées sont propriétaires, sociétés dont la cotation des titres engendre une sorte de mise sur le marché financier des marchés financiers. Cet effet de miroir conduit à clôturer les marchés, comme le sont les entreprises. Plus encore, beaucoup de marchés fonctionnent avec des octrois, la propriété privée des infrastructures permettant à des opérateurs de gouverner l’accès au marché. C’est le propre de toutes les industries de réseaux, télécommunications, audiovisuel, énergie, transport mais aussi banque ou assurance. Les entreprises étant propriétaires des réseaux de distribution, les marchés se ferment. Une régulation se met en place pour ouvrir de force l’accès des tiers au marché, source historique de la régulation aux États-Unis. Elle devient similaire à celle qui gouverne le rapport entre les entreprises et les personnes intéressées que sont les actionnaires et les employés.

15Cette analogie générale permet de penser d’une façon plus unitaire les modes de régulation. Elle s’associe à un impératif plus concret : celui d’établir des points de contact entre les régulations parce que cette porosité entre entreprise et marché, entre risques supportés par les marchés et risques supportés par les partenaires sociaux, finit par créer des risques communs qu’on ne peut juguler qu’en organisant sur un mode pratique le croisement des deux types de régulation, qu’en pensant l’interrégulation. Ainsi, la défaillance d’Enron, entreprise américaine spécialisée dans le trading de l’électricité, dont la faillite est la plus importante du siècle aux États-Unis, montre à rebours que sans interrégulation, l’absence de régulation sectorielle efficace et l’absence de connexion entre les divers types de régulation engendrent une catastrophe qui n’épargne personne, ni les banques et les investisseurs ni les salariés. Ceux-ci, à travers des fonds de pension, avaient investi 60% de leur épargne dans l’entreprise elle-même, la faillite les privant donc non seulement d’emploi mais encore de retraite. On est en train de comprendre que l’ampleur de cette faillite n’a été possible que par l’addition de défaillances de régulation, régulation du secteur énergétique, régulation du secteur financier, régulation interne par les auditeurs, régulation par les droits des salariés.

16Il faut donc résolument lutter contre cette idée que les rapports sociaux doivent être régis par le droit pour que les rapports de force s’équilibrent alors qu’aucune régulation ne serait requise pour les marchés. Au contraire, les défaillances de régulation des uns répercutent les déséquilibres, risques, défaillances, sur les autres.

17Cette conception du marché comme nouvel état de nature repoussant l’intervention du droit, si courante qu’elle est le plus souvent implicite à toute réflexion en la matière, ne peut résister à l’observation que les marchés ont besoin d’être normés de l’extérieur, et ce de plus en plus. L’impératif de régulation est lui aussi de plus en plus fort pour les marchés. Il prend une forme qui est analogue à celle que l’on rencontre pour les relations de travail. Cette parenté, voire cette communauté d’objectifs et de méthode, permet de penser dans des termes moins conflictuels et moins aporétiques l’articulation normative et institutionnelle des régulations marchandes et des régulations des relations sociales à l’échelle mondiale. Cette façon de raisonner débouche alors nécessairement sur le thème des relations entre l’OMC et l’OIT.

1 LE BESOIN DE RÉGULATION DES MARCHÉS GLOBALISÉS

18On prend ici comme acquis que les relations sociales requièrent une régulation de l’extérieur, au-delà d’un cadre général. Ce qui est moins acquis et mérite ici quelques développements, c’est que les marchés, financiers et de biens et services, en ont aussi besoin et de plus en plus et sont tout autant démunis pour produire ces règles.

19Bien sûr, les instruments juridiques élémentaires sont requis pour une organisation de marché, à savoir le droit de disposer des choses – la propriété –, le droit de les faire circuler en sécurité – le contrat –, et l’assurance d’effectivité à travers l’accès à un tribunal. Mais cela est le préalable d’une société marchande, laquelle doit être distinguée d’une société de marché. Comme on le verra, la régulation des marchés va au-delà de ce cadre légal des marchés, le droit de la concurrence fournissant une régulation générale des marchés en empêchant leur destruction par l’essor des forces concurrentielles, le droit de la régulation intervenant de surcroît sur des secteurs qui ne peuvent produire par leur propre force leur équilibre interne.

20Quant à la régulation générale tout d’abord, le marché est un processus qui organise en masse les échanges marchands, en les fondant (« liquidité du marché ») et en les ajustant d’une façon permanente. Le marché a pour effet de neutraliser les rapports concrets de force, puisque l’acheteur faible va bénéficier d’un prix à la baisse sur lequel aura pu influer un acheteur puissant avant lui. C’est en cela que l’on peut analyser le marché comme ce qui neutralise les rapports de violence entre puissants et moins puissants. Souvenons-nous que la théorie du marché d’Adam Smith avait cette ambition. En cela, le marché, c’est bien plus que le libre-échange. Le libreéchange n’est qu’une condition du marché, et encore pas des marchés régulés dans lesquels non seulement les échanges entre opérateurs de marché mais encore l’entrée et la sortie sur le marché sont administrativement contrôlés.

21Cette neutralisation des rapports de domination est donc l’objet et l’effet d’un marché. Elle rappelle la neutralisation que veut opérer le droit du travail concernant les inégalités de puissance entre l’employeur et l’employé. De la même façon, cette neutralisation ne peut s’opérer en dehors d’un droit qui va poser des limites au marché, et ce pour que survive celui-ci.

22On connaît l’adage, socle libéral d’une surveillance juridique des marchés : la concurrence tue la concurrence. En effet, la performance compétitive d’une entreprise, récompense de son dynamisme concurrentiel, doit lui permettre de conserver et d’exploiter le fruit de ses aptitudes. Elle accroît donc sa puissance sur ce marché. Mais cette puissance finit par lui offrir le pouvoir de se soustraire aux règles du marché, de s’en affranchir pour obtenir un avantage que le libre fonctionnement du marché ne lui aurait pas permis d’obtenir. La concurrence produit la puissance, qui permet le comportement anticoncurrentiel, qui détruit la concurrence. Le droit de la concurrence a en charge de briser cette spirale, dont l’élaboration est politique et dont la mise en œuvre est confiée à des juges ou à des autorités administratives ad hoc. Cette régulation du marché par le droit de la concurrence pose problème lorsque les entreprises sont globales, les réflexions autour de l’opportunité et de la possibilité d’un droit de la concurrence à travers l’Organisation Mondiale du Commerce s’en font l’écho.

23Mais désormais les marchés requièrent plus que le garde-fou de la concurrence pour survivre. Ils ont besoin de régulation pour se déployer. Sans entrer dans des querelles de définitions, l’on peut définir la régulation économique comme l’appareillage technico-juridique requis pour que les marchés s’organisent et se développent quand ils n’ont pas les forces intrinsèques pour produire et maintenir les équilibres économiques requis pour leur maintien et leur expansion. Cette régulation vient de la contrainte extérieure et, à ce titre, la mondialisation met les marchés en difficulté tout autant qu’elle rend instable l’organisation des relations sociales. Ce besoin de régulation concerne les secteurs des télécommunications, énergétiques, audiovisuels, financiers, boursiers, bancaires, c’est-à-dire les secteurs clés de l’économie globalisée.

24Cette ambition de régulation économique, qui va requérir un droit mondial exogène et contraignant, peut en partie être portée par le droit de la concurrence. En effet, celui-ci a pour ambition non seulement de contrer les effets néfastes des puissances de marché, par la sanction des comportements anticoncurrentiels, mais encore a pour ambition de contrôler les puissances de marché en elles-mêmes. C’est l’objet du contrôle des concentrations, qui est directement une régulation de marché puisqu’il s’agit d’anticiper la structure future convenable du marché. Cela était moins net lorsque le contrôle des concentrations se traduisait par une acceptation ou un refus purs et simples de l’accroissement de puissance né de la concentration de deux entreprises. Cela est avéré depuis que le contrôle des concentrations consiste dans une négociation entre l’administration et les entreprises pour s’accorder sur les cessions et engagements grâce auxquels la concentration sera autorisée. C’est donc un exercice de régulation à part entière, dans lequel la contrainte extérieure et la négociation sont désormais nouées, comme dans les négociations collectives du travail.

25Or, les règles et l’application du contrôle des concentrations sont dans une phase cruciale, et en Europe comme l’actualité le montre, et dans une articulation de plus en plus nécessaire entre les théories et pratiques nord-américaines d’une part, les théories et pratiques européennes d’autre part. Il ne s’agit pas ici de développer ce point mais d’insister sur la nécessité pour les marchés d’être limités dans leur fonctionnement spontané et sur la mise en place de mécanismes juridiques de construction des marchés.

26Le constat se renforce lorsqu’on observe que l’économie mondiale des échanges prend désormais tout autant la forme du réseau que celle du marché. L’entreprise globale est elle-même conçue sous la forme d’un réseau à l’intérieur duquel les travailleurs circulent, par une première forme de mobilité dans la permanence. Les réseaux soit sont autonomes par rapport aux marchés, soit s’agrippent aux marchés, qu’il s’agisse d’Internet ou des réseaux de distribution. Or, les réseaux sont par nature mortifères pour la concurrence, parce qu’il suffit pour leur propriétaire d’en refuser les accès. Le libéralisme peut supporter les comportements anticoncurrentiels et les abus de pouvoir de marché, mais suppose l’absence de barrières à l’entrée. L’OMC a d’ailleurs pour fonction de lutter contre les barrières tarifaires et non tarifaires, et cela paraît pour l’instant suffisant.

27Il faut donc réguler l’accès des tiers à des réseaux dont on admet par ailleurs qu’ils puissent faire l’objet d’une appropriation privée. C’est d’ailleurs parce qu’on admet la privatisation des réseaux qu’on en régule l’accès : la régulation est l’indispensable corollaire de la propriété privée des réseaux. Cela est encore plus vrai pour les réseaux d’infrastructures essentielles sur lesquels circulent des biens rares, comme c’est le cas du secteur de l’énergie ou des télécommunications.

28Or, qui va produire les normes mondiales de régulation des marchés, qui va forcer les opérateurs privés en position de pouvoir par l’appropriation des réseaux à les ouvrir sans discrimination, qui va assurer l’effectivité du droit mondial de la régulation dont la nécessité se fait sentir ?

29Ne développons pas plus : il ne s’agit ici que de montrer que les marchés ne sont pas du tout hors d’atteinte du droit, qu’au contraire leur sécurité, leur dynamisme et leur expansion dépendent d’une régulation effective, laquelle doit prendre la forme d’un droit qui viendra les contraindre.

30Le deuxième pas de la présente analyse est de montrer que non seulement les marchés, comme les relations de travail, ont besoin d’une régulation contraignante et exogène mais encore que cette régulation a vocation à se construire sur des principes dont on retrouve la présence dans les réflexions et les initiatives concernant les relations de travail.

2 DES PRINCIPES DE RÉGULATION COMMUNS AUX MARCHÉS ET AUX RELATIONS DE TRAVAIL

31On peut distinguer plusieurs principes de régulation dont l’unicité mérite être promue concernant les marchés comme les relations sociales. C’est le second point de l’analogie. Mais on peut les réunir sous une seule préoccupation : la sécurité. Cette sécurité que la régulation doit engendrer dans des marchés et des relations sociales toujours plus mobiles et incertaines dans le temps, passe désormais essentiellement par la construction de confiance, confiance que les opérateurs peuvent avoir dans les mécanismes de marché, confiance que les employeurs et les employés peuvent avoir les uns par rapport aux autres. Cette confiance passe avant tout par l’organisation de l’information, l’information fiable étant au cœur de la théorie de la régulation.

32Or, aujourd’hui, la sécurité n’est plus donnée. Elle paraît même inaccessible parce qu’antinomique avec deux mouvements profonds plus ou moins encouragés ou subis, la mobilité d’une part, l’incertitude d’autre part. C’est le droit qui va tenter de faire l’alliage entre la sécurité et la mobilité, entre la sécurité et l’incertitude. Dans les deux cas, c’est la question de l’inscription des comportements dans le temps, le droit pouvant par sa normativité soustraire du temps l’incertitude qu’il contient tout en profitant de la souplesse qu’il permet. Plus les marchés requièrent de la stabilité dans le temps, du fait notamment de l’ampleur des investissements requis dans les secteurs régulés, plus l’emprise du droit va être souhaitée par les opérateurs.

33Prenons tout d’abord l’enjeu de l’alliance de la sécurité et de la mobilité. La sécurité est d’ordinaire l’opposé de la mobilité, dès l’instant que la sécurité est fournie par la permanence d’une situation : ce qui ne bouge pas, c’est ce qui, dès le départ, est assuré de ne pas bouger. Ainsi, plus une situation est mobile, plus elle est abandonnée à la mobilité, moins elle est sûre, tandis que plus une situation est sécurisée, moins elle est mobile. Dans une sorte de répartition des objectifs préférés, on avait introduit la sécurité dans les relations de travail par la rigidité du contrat de travail à durée indéterminée, tandis qu’on mettait la mobilité dans le marché par la confrontation mouvante de contrats instantanés. Des principes en opposition, portés par l’un et par l’autre : cela explique l’hostilité des droits de marché à l’encontre des clauses de non-concurrence contraignant les anciens employés, puisque celles-ci font primer la patrimonialité de l’expérience (conservée par l’entreprise) sur la mobilité de l’initiative marchande.

34Les marchés se sont construits sur la puissance engendrée par la mobilité, servie par l’instantanéité des échanges de biens et services, par la liquidité des marchés d’instruments financiers. Aujourd’hui, le souci de la sécurité devient premier. Cela s’exprime à travers l’organisation juridique de la sécurité des produits qui circulent sur le marché, qu’ils soient réels (sécurité des aliments, par exemple) ou virtuels (sécurité des produits financiers dérivés, par exemple). Cela prend aussi la forme d’une volonté d’inscription dans le temps des engagements, soit des opérateurs entre eux, soit entre celui qui élabore les règles et les opérateurs.

35Dans le même temps que sur les marchés le souci de la sécurité venait rejoindre le principe premier de mobilité, le souci de la flexibilité venait rejoindre le principe premier de sécurité dans les relations de travail. Dans les deux cas désormais, un enjeu conceptuel et pratique est donc d’obtenir à la fois la sécurité et la mobilité. L’enjeu est commun : le marché, comme la relation de travail, ont besoin de s’inscrire dans le temps tout en conservant leur flexibilité. La mobilité étant fournie au marché par l’ajustement spontané des intérêts, la régulation va fournir l’inscription dans le temps.

36Prenons ensuite l’impératif de sécurité non plus dans son rapport avec la mobilité mais dans son rapport avec l’incertitude. La situation est plus difficile encore parce que si la mobilité peut éventuellement être réduite, car ce que le droit a concédé le droit peut le reprendre, en revanche l’incertitude ne peut guère être combattue en elle-même puisqu’elle résulte de la très faible connaissance que nous avons des prochains états du monde. L’incertitude est donc le nouvel état de nature alors que le droit va être requis pour la limiter grâce à la normativité du droit qui peut poser des règles valant dans le temps alors même que l’objet sur lequel elles s’appliquent a changé : c’est le thème de la sécurité juridique qui est train de devenir un principe directeur des systèmes juridiques, voire d’engendrer une sorte de droit à la sécurité juridique au profit de chacun. C’est à cela qu’il faut rattacher les récentes contestations par les entreprises du pouvoir de régulation des concentrations exercé par la Commission des Communautés Européennes.

37Le droit est alors requis pour insérer dans ce couple infernal de la sécurité et de l’incertitude ce qui va permettre leur articulation à long terme : la confiance. Comment peut-on avoir confiance alors que les règles ne sont plus données d’une façon stable dans le temps ? De deux façons, qui valent essentiellement pour les deux types de régulation, régulation sociale ou régulation de marché : en faisant entrer dans les relations globales un tiers qui sera l’intermédiaire fiable, en faisant naître des informations facilitant les anticipations de chacun.

38Un deuxième impératif de la régulation est donc d’organiser et de faire fonctionner des intermédiations. Dans le rapport économique de masse entre les offreurs et les demandeurs, le marché est censé produire l’ajustement sans autre chose que l’expression des intérêts des uns et des autres. À l’inverse, il est acquis que dans le rapport social de masse entre employeurs et employés, l’intermédiation est requise, exprimée par l’existence et le pouvoir des syndicats.

39Mais aujourd’hui, une semblable intermédiation devient aussi un impératif pour les marchés. Tout d’abord, tous les marchés financiers sont intermédiés, l’activité bancaire est par définition une activité d’intermédiation. L’impératif d’organiser et de contrôler l’intermédiation se généralise à tous les marchés. En effet, les marchés sont devenus très incertains. Pour qu’il y ait inscription dans le temps, il faut qu’existent des engagements à long terme, d’une part, que l’on puisse se fier à ceux qui ont pris ces engagements à long terme, d’autre part. Or, à qui se fier ? Première question de la théorie des jeux dont on connaît l’importance en théories économiques et financières. Vont se constituer des marchés dont le déploiement se fonde sur la confiance que l’on peut faire à certaines organisations ou à certaines personnes. Ce que l’on pourrait appeler des « marchés fiduciaires » dont la banque et l’assurance sont les épigones, mais qui se généralisent. En outre, cette intermédiation est globalisée. La régulation de cette intermédiation se fait selon les mêmes principes et les mêmes difficultés, qu’il s’agisse de l’intermédiation des professionnels de marché ou de celle des professionnels des relations sociales.

40Non seulement les intermédiaires ont pour fonction de garantir la sécurité du marché mais encore ils sont les interlocuteurs auxquels il est possible de s’adresser ou qui peuvent prendre la parole lorsqu’il s’agit de connaître les intérêts en cause ou de permettre leur expression. C’est le rôle des syndicats dans les relations sociales, c’est le rôle des analystes financiers et des banquiers sur les marchés.

41Enfin, la régulation par le recours à la contrainte extérieure est requise lorsqu’il s’agit d’imposer des mécanismes contraignants d’information, les marchés traditionnels reposant davantage sur de l’information privée que sur de l’information publique. Les mécanismes de transparence se superposent désormais sur les mécanismes classiques de marché, et c’est par l’ordre extérieur de la loi qu’ils peuvent s’imposer. Les droits de l’information se multiplient et se structurent et ce, au bénéfice des actionnaires comme à celui des employés. L’information produit à la fois la concertation et la contestation, nouveaux modes de régulation des puissances.

42L’information est ce par quoi la régulation s’alimente et s’exerce, le régulateur agissant à partir des informations qu’il obtient et produisant lui-même de l’information factuelle et normative. L’information est en outre ce qui va équilibrer les rapports de force dans la mesure où la domination se construit fréquemment sur la détention d’une information par l’un, qui se garde de la communiquer à l’autre. L’idée est identique lorsqu’on fait peser des obligations d’information sur les dirigeants des entreprises, qu’il s’agisse d’en faire bénéficier les actionnaires (c’est-à-dire le marché si la société est cotée) ou les salariés et les organisations qui les représentent.

43Trois qualités caractérisent une information susceptible de contribuer à une bonne régulation. Tout d’abord, elle doit exister. Ce truisme n’est pas vide de sens : le plus souvent, l’information qui serait pertinente n’a pas été forgée parce que ceux qui étaient en mesure de le faire n’avaient pas intérêt à la faire advenir. C’est pourquoi toute source d’observation et d’expertise est un facteur de bonne régulation. Les droits des comités d’entreprise à être consultés avant la prise de décisions managériales importantes, leur pouvoir d’avoir recours à des experts-comptables, ou de solliciter des tribunaux la nomination d’experts, s’inscrivent dans cette nécessité de faire naître de l’information. À travers ces mécanismes juridiques, l’on peut observer que la bonne régulation des relations sociales peut directement produire des effets bénéfiques sur les marchés, voire pallier la défaillance de régulation de ceux-ci. En effet, les organes de défense des salariés peuvent alerter les investisseurs et informer les autorités de marché. Cette porosité des régulations correspond à la porosité précédemment décrite entre structure de marché et structure d’entreprise.

44La deuxième qualité d’une information dans sa contribution à la régulation consiste dans son aptitude à circuler, à devenir commune à tous les opérateurs du système. Là aussi, les organisations syndicales peuvent jouer ce rôle de transmission d’information à l’ensemble des employés concernés. L’interférence entre droit du marché financier et droit du travail devient d’ailleurs difficile lorsque le premier interdit la circulation d’une information, par exemple la perspective d’une opération de marché constituant une information privilégiée, tandis que le second implique sa communication aux représentants du personnel, lesquels sont normalement en charge d’en répercuter l’information.

45La troisième qualité d’une information produisant une bonne régulation consiste dans sa fiabilité. C’est parce que l’information forgée et devenue commune correspond à la réalité qu’elle évite la rupture entre la réalité économique et sa représentation, notamment financière, qu’elle produit de la sécurité; dans le cas inverse, elle peut engendrer une catastrophe. La fiabilité de l’information est ce qui permet aux intéressés d’avoir confiance en elle. Pour cela, la crédibilité de celui qui fournit ou vérifie l’information, le commissaire aux comptes, le syndicat, l’analyste, l’autorité de marché, est déterminante. On voit donc que la question du tiers de confiance ne cesse de réapparaître.

46Plus encore, l’information peut être requise pour que le tiers établi par le droit l’utilise, qu’il s’agisse de l’information des syndicats pour qu’ils puissent en conséquence exercer leur droit de négociation et leur droit de contestation, ou qu’il s’agisse de l’information des analystes ou de l’autorité de marché pour exercer des pressions légitimes sur les entreprises.

47Dans une conception plus optimiste, plus nord-américaine aussi, on peut penser que l’information en elle-même est régulatrice, sans qu’elle doive être relayée par un tiers ou utilisée pour une action. Si on postule la rationalité du consommateur, l’information sur le produit va influer sur son comportement et la demande globale du produit. À ce titre, l’analogie peut être établie entre les obligations d’information sur la composition des produits, mais aussi sur les effets de leur utilisation, mais encore sur les conditions de travail dans lesquelles le produit a été fabriqué. La rationalité économique mais aussi la rationalité éthique des consommateurs, dont le cas Nike donne un exemple concret, peuvent suffire à produire une certaine régulation des rapports de force sur les marchés et dans les relations sociales.

48Si nous admettons donc dans un premier terme l’existence d’une sorte de désarroi des marchés dans leur besoin accru de régulation par le droit et dans un deuxième terme le fait que les régulations juridiques des relations globalisées se font par de semblables méthodes, qu’il s’agisse de relations marchandes ou de relations sociales, alors on peut aborder le troisième terme, à savoir l’interrégulation des deux perspectives unies dans ce rapport analogique précité.

3 L’INTERRÉGULATION DES MARCHÉS ET DES RELATIONS DE TRAVAIL

49L’interrégulation entre les deux sphères peut donc s’opérer plus aisément si l’on admet un semblable besoin et de semblables méthodes. On peut distinguer l’interrégulation méthodologique et l’interrégulation institutionnelle, non sans avoir pris soin avant cela de définir ce que l’on appelle ici l’interrégulation.

50La régulation prend la forme d’un ensemble de mécanismes juridiques contraignants, exogènes et a priori, couplés à une surveillance permanente, une contestabilité de principe et une flexibilité des règles applicables. La régulation se justifie parce qu’il existe des impératifs que le simple fonctionnement concurrentiel (même flanqué du garde-fou du droit de la concurrence) ne parvient pas à produire d’une façon durable. Ainsi, la régulation a toujours à voir avec le structurel : elle est spécifique à une situation (par exemple changement structurel du marché par la perspective d’une concentration d’entreprises) ou à un secteur, qu’il s’agisse alors de tirer conséquences de phénomènes techniques et économiques (transport aérien, énergie, télécommunications, assurance, finance, banque) ou de tirer conséquences de phénomènes autres que techniques ou économiques. Dans cette dernière perspective, il peut s’agir d’impératifs moraux.

51En principe les régulations sont donc closes sur elles-mêmes, la régulation énergétique sur le secteur de l’énergie, la régulation bancaire sur les banques, la régulation financière sur chacune des places, etc. On doit cependant penser en termes d’interrégulation dans deux hypothèses. Tout d’abord, il peut y avoir des principes communs à des secteurs divers, notamment lorsqu’il s’agit d’impératifs éthiques. Prenons celui du travail décent, de la prohibition de l’esclavage ou du travail des enfants. C’est avant tout une règle morale qui les engendre. En cela, il est logique que les régulations marchandes les accueillent et c’est sans doute par là que la régulation des relations sociales prendra le plus rapidement et le plus aisément place dans les régulations de marché. Mais cela suppose une forte éthique des affaires, une déontologie construite et partagée, dont on peut par ailleurs douter de l’effectivité.

52Mais il peut y avoir encore de l’interrégulation alors même qu’il n’y a pas de principe commun à l’œuvre. Cela est la conséquence d’un phénomène d’interférence : les secteurs interfèrent, par exemple les télécommunications avec l’audiovisuel, ou la finance avec tous les autres. Plus encore, même s’il y a autonomie des sphères techniques, celle-ci n’empêche en rien leur interférence avec les comportements d’entreprise sur les marchés. Les actes de régulation sur un secteur ont un effet sur d’autres secteurs. À ce titre, il est évident que les normes sociales produisent des effets sur la compétitivité et la concurrence. Ce faisant, les normes sociales, par la considération de cet effet, sont de droit traitées par le droit du libre-échange et de la concurrence, alors même qu’elles conservent leur cohérence interne dans la sphère des relations de travail. Il faut donc de l’interrégulation puisque les normes de l’un seront saisies par les procédures régulatoires de l’autre.

53Il faut donc traduire cette interrégulation institutionnellement pour éviter les deux vices d’un système juridique qu’il faut aujourd’hui penser à l’échelle mondiale, la lacune et l’antinomie. La lacune est la défaillance du système juridique lorsqu’à une situation ayant vocation à être soumise à un juge ne peut correspondre un jugement. Cela peut résulter soit d’un manque de règle, soit d’un manque de l’instrument d’interprétation de la loi, soit encore d’un manque du juge apte à trancher la difficulté en application de la règle de droit, soit enfin d’un manque du moyen de rendre effectif le jugement.

54Or, la régulation internationale des relations sociales, si elle n’est pas inexistante, est à tout le moins poussive, alors même que les normes et les techniques de leur interprétation sont disponibles, parce que manque l’organe de type juridictionnel auprès duquel pourrait être obtenu un jugement efficace.

55Il convient de revenir ici sur le tiers de confiance que le droit doit insérer dans les systèmes pour mettre leur régulation en insufflant de la sécurité alors que le système se caractérise par la mobilité et l’incertitude. Ce tiers de confiance peut être, comme cela a été souligné dans le second temps de la présente étude, un intermédiaire, à qui les parties s’en remettront parce qu’il est le représentant des intérêts particuliers et collectifs dont il assure le lien. C’est la représentativité de l’intermédiaire qui fait sa légitimité, la confiance naissant de la certitude qu’en négociant avec le tiers on s’adresse aux personnes dont il exprime les intérêts. Ce système de représentation perd aujourd’hui son souffle, du fait des problèmes de représentativité, notamment des syndicats.

56C’est pourquoi monte en puissance un autre type de tiers de confiance qui n’a pas besoin d’être représentatif, sa légitimité venant au contraire de la distance dans laquelle il se tient par rapport aux parties et aux intérêts en cause. Le personnage juridique le plus proche de cette description est le juge, dont la légitimité repose a priori sur son impartialité et a posteriori sur la motivation sur laquelle il est obligé d’adosser ses actes de puissance. La capture du régulateur, mettant fin à son impartialité, ruine l’ensemble de la régulation. La faillite d’Enron montre que cette défaillance n’est pas le triste apanage des pays en voie de développement mais constitue le risque fondamental et jamais éradiqué de tout système de régulation.

57C’est pourquoi les autorités de régulation, le plus souvent indépendantes des gouvernements afin de préserver leur impartialité, mais toujours en prise avec cet impératif, sont en train de juridictionnaliser l’exercice qu’elles font de leur pouvoir. À ce titre, le pouvoir unique en son genre de l’Organisation Mondiale du Commerce tient avant tout dans son Organe de Règlement des Différends.

58Certes, il peut paraître paradoxal de présenter l’OMC comme le modèle disponible du tiers de confiance, alors même que nulle institution n’est plus contestée qu’elle ! Mais l’on peut relativiser cette contestation, née du fait que l’OMC par rapport au GATT subit le sort de tout organisme qui opère en premier la transformation : en rendant plus transparents les processus de décision, accroissant donc leur légitimité démocratique, elle excite la mise en cause alors que les modes précédents, diplomatiques donc secrets, ne pouvaient pas y donner prise. En outre, des efforts procéduraux restent à faire, notamment pour que les entreprises et les opérateurs comprennent les éléments de prise de décision et pour que des tiers légitimes puissent exprimer des points de vue au cours des procédures. Ainsi, les deux sortes de tiers de confiance pourraient se renforcer réciproquement dans leur légitimité respective.

59À partir de là, l’imagination des amateurs de meccano institutionnel peut travailler. Il pourrait s’agir d’insérer une telle structure de règlement des différends dans l’OIT mais sa structure tripartite est sans doute un obstacle à cela.

60L’idée pourrait être, en balancier, de confier à l’OMC le pouvoir de dire quelque chose à propos des normes sociales, ne serait-ce que parce certains contentieux s’y prêteront et que des mesures de protection des travailleurs pourraient être attaquées en tant qu’elles constituent des barrières non tarifaires à l’entrée. Pourrait-il y avoir refus de compétence ? Cette déclinaison de compétence qui est possible dans le cadre de la renégociation des traités, et qu’on a pu mesurer de nouveau à Doha, ne l’est plus dans le cadre d’un contentieux. En effet, si un litige naît entre deux États et que l’État mis en cause avance l’argument selon lequel la barrière dont on lui reproche l’édiction est justifiée par les conditions de travail dans lesquelles le produit rejeté est produit, l’argument entrera dans le débat et le panel de l’Organe de Règlement des Différends est obligé y répondre ; c’est aussi une marque du juridictionnel que d’être contraint de répondre alors que des États souverains peuvent s’en dispenser ou les négociations sociales ne pas trouver d’issue.

61Plus encore, il y a potentiellement un droit social dans le droit de l’OMC à travers la disposition qui reconnaît comme légitime la barrière concernant les produits qui sont l’œuvre d’un travail forcé en prison. Cette disposition, si précise soit-elle dans l’hypothèse qu’elle vise, est potentiellement très riche. En effet, sa ratio legis est étrangère aux procédés de marché puisque aucune spécificité ne marque un tel produit dans sa circulation, son achat et sa vente, sa consommation. L’hétérogénéité sociale est donc présente dans les traités de l’OMC. Ce sont les conditions de sa production, alors même que celles-ci n’affectent pas le bien dans sa sécurité ou son aptitude à être consommé, qui sont considérées. Il ne s’agit pas même de donner pertinence au travail gratuit, en ce qu’il s’agirait d’une concurrence déloyale, mais au travail forcé. Dans la mesure où dans l’esclavage, car c’est la première hypothèse à laquelle on songe, le travail est à la fois gratuit et forcé, le fait qu’on ait choisi de mettre en avant le critère du travail forcé plutôt que celui du travail gratuit est important.

62Si l’on raisonne par analogie, si l’on dit que le travail en prison n’est qu’un exemple de la prohibition de ce type de travail en tant qu’il est forcé, alors le travail des enfants pourrait être régulé par l’OMC, à tout le moins dans sa condamnation autre que morale, la limitation de l’exportation étant grandement incitative sur les politiques internes des pays condamnés.

63Mais cette interrégulation équivaudrait à une dépossession de l’OIT par l’OMC. Il faudrait rendre compatibles et l’obligation qu’auront les panels de l’OMC de juger au terme de débats ayant expressément mis en cause les normes sociales, et son absence de légitimité à exprimer une doctrine sociale mondialisée. Pour cela, on doit concevoir une interrégulation plus équilibrée. Ainsi, l’OIT doit conserver la primauté de l’interprétation et de l’application des normes sociales, non seulement parce qu’elle a la légitimité pour ce faire (argument important dans la construction politique de la mondialisation) mais encore parce qu’elle en a l’expérience et l’expertise (argument déterminant dans la construction technocratique de la mondialisation).

64L’alliance pourrait alors se faire à travers une procédure proposée dite de « l’avis déterminant », obligeant l’OMC confrontée à l’allégation d’une norme sociale dans un litige commercial à solliciter l’avis de l’OIT, avis que le panel serait contraint de reprendre dans son raisonnement global, sauf à devoir justifier des raisons pour lesquelles la perspective sociale ne devrait pas prévaloir.

65Enfin, cette interrégulation n’est pas seulement normative ou institutionnelle. Elle est aussi affaire d’ambiance et de culture compatibles, si ce n’est communes. Pour cela, et nous revenons à notre point de départ, il faut déjà ne pas opposer les principes des marchés et les principes des relations sociales, puisque les deux requièrent des régulations servies par un droit, en partie commun, dont l’effectivité reste certes à construire ou à consolider.

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Notes

  • [*]
    Cet article est tiré d’une contribution au symposium organisé par la France et l’Organisation Internationale du Travail, les 17 et 18 janvier 2002, sur L’avenir du travail, de l’emploi et de la protection sociale.
  • [**]
    Professeur à l’Institut d’Études Politiques de Paris, Directeur du Forum de la Régulation.
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