Élodie Lecuppre-Desjardin, Le royaume inachevé des ducs de Bourgogne, xive-xve siècles, Paris, Belin, 2016
1 Une des clés de lecture de ce bel essai est fournie, une fois n’est pas coutume, par les remerciements situés en fin d’ouvrage. L’auteure y explique que son travail est né du regard désolé qu’elle a posé sur les faiblesses de la construction européenne – déplorant en particulier, on le comprend à la lecture de l’ensemble, la distance et l’incompréhension existant entre les citoyens et les institutions de l’Union. Ce livre part du constat dressé notamment par Richard Vaughan de l’incomplétude chronique de cette entité politique qu’est la Bourgogne aux xive et xve siècle, un ensemble qu’on a même du mal à désigner, entre « principauté », « duché » au singulier (alors qu’elle en regroupait plusieurs), « État(s) bourguignon(s) », manquant donc à la fois de capitale, de langue commune, de roi, et même d’un nom. Le problème abordé ici est celui de la cohésion de cet ensemble, et du loyalisme que pouvaient éprouver les acteurs, grands officiers ou même populations des divers territoires composant la Bourgogne, envers cette entité abstraite. Plutôt que d’opérer comme d’autres avant elle avec un questionnaire, Élodie Lecuppre-Desjardin entend privilégier des impressions, « écouter les voix » de ces hommes et des princes, c’est-à-dire présenter des portraits, tableaux vivants et épisodes en une description dense. En sept chapitres, elle se lance avec un enthousiasme servi par une belle écriture et un sens formidable de la formule dans rien moins qu’une réflexion générale sur le rôle de la nation dans la construction de l’État.
2 Le premier chapitre, « Les splendeurs de la cour de Bourgogne ou les limites de la communication symbolique » revisite le thème du premier livre de l’auteure (La ville des cérémonies, Turnhout, Brepols, 2004). Contre l’idée d’une principauté qui s’imposait par le luxe et la force de la mise en scène du pouvoir, Élodie Lecuppre-Desjardin parle bien plutôt de « trompe l’œil », d’un art du paraître qui s’apparente en fait à un « dialogue de sourds » entre les élites urbaines d’un côté et le prince et ses officiers de l’autre. Les splendeurs de la cour n’en sont pas moins réelles. Elles représentent à la fois une sublimation esthétique – le beau attire et la beauté du prince doit correspondre aux qualités morales qu’il est censé avoir – et une imitation du langage religieux, connu et reconnu de tous.
3 La « communication multimédia » d’un duc comme Charles le Téméraire, de l’itinérance et les entrées qu’elle implique à l’utilisation de la rumeur, n’a pas suffi à créer des liens forts entre les gouvernants bourguignons et leurs sujets. Ainsi, l’ordre de la Toison d’Or, s’il n’est pas un phénomène limité à la noblesse, puisqu’il se donne à voir au monde urbain, ne contribue pas à fédérer les populations bourguignonnes, car ses membres sont plus souvent français ou impériaux que « bourguignons ». Quant à l’idéal de croisade de Philippe le Bon, qui aurait pu unir ses peuples derrière lui, il ne se concrétisa pas en une expédition. De toute façon, conclut l’auteure, s’agissait-il ici comme pour la Toison d’Or de construire une nation cohérente ou de poursuivre une gloire tout aristocratique ?
4 C’est ensuite la question des fidélités ou de la loyauté des nobles et de leur relation au prince qui est abordée dans le deuxième chapitre, « Des nobles en manque d’amour et de reconnaissance ». Les trahisons sont fréquentes, et Louis XI organisa un « véritable mercato au royaume de France » (p. 66), pour affaiblir la principauté en recrutant des personnalités influentes. Les fidélités s’expliquent par trois facteurs, « amour, gloire, argent », ou « sentiments, goût du pouvoir, appât du gain ». Il importe alors que le duc fasse preuve de libéralité envers ses nobles, et Élodie Lecuppre-Desjardin étudie les dons sous Philippe le Bon. Avec Valentin Groebner, elle se refuse à céder à la facilité d’opposer une société et économie archaïque, fondée sur le don, et où intérêts privés et « publics » s’entremêlent, à une économie moderne, monétarisée et où l’État serait fort.
5 En effet, il ne s’agit pas ici, comme dans tout le livre, d’évaluer le devenir de la Bourgogne dans la perspective de la genèse de l’État moderne, mais « d’interroger les hommes » plutôt que de suivre un modèle. On constate alors que lorsque Hue de Lannoy présente en 1439 un programme de gouvernement, il met en avant la mesure du prince, et pas un « État » ou un système politique indépendant du prince. Les qualités du prince et ses relations à ses nobles sont donc primordiales, or Charles le Téméraire se désintéresse d’eux, fait preuve de cruauté ou à tout le moins de manque d’amour pour ses barons. Avec lui, « les émotions (éclats de colère, élans) ont pris le pas sur les sentiments » (p. 88). Par ailleurs, ses choix politiques, comme la rupture avec la royauté française, ne conviennent pas à sa noblesse attachée aux règles féodales. À la fin de son gouvernement, et après sa mort, les fidélités sont bien fragiles ou fluctuantes, à cause de lui sans doute, mais d’abord parce que c’est à leur terre que ces nobles, très ancrés localement, doivent d’abord leur fidélité.
6 Ainsi, il n’existe pas de « foy de Bourgogne » ou d’identité bourguignonne suprarégionale dans la noblesse, conclut Élodie Lecuppre-Desjardin : en l’absence d’un prince qui, comme il l’aurait fallu, inspirait amour et crainte à la fois, les particularismes locaux ou régionaux s’épanouissaient. Dommage cependant que cette étude des sentiments n’ait été faite que pour le seul Charles, chez qui ils paraissent si négatifs : qu’en était-il sous Philippe le Bon, pour qui la combinaison idéale amour/crainte s’appliquait mieux ?
7 Fidèle au principe d’abandonner la dichotomie archaïsme/modernité, le troisième chapitre, intitulé « Opportunisme et éthique en politique », pose la question de la cohérence et des fondements idéologiques de la politique. En effet, les princes bourguignons ont une position ambiguë, puisqu’ils sont à la fois grands féodaux du royaume et maîtres de leur principauté. Ainsi, s’ils n’hésitent pas à rappeler que le roi doit vivre du sien, ils lèvent eux-mêmes des impôts dans leurs territoires. Par ailleurs, alors que Philippe le Bon met en place une répression dure pour manifester une justice implacable au moment de la Grande Vauderie d’Arras (1459-1461), il n’agit quasiment pas lors du procès de la bande criminelle des Coquillards à Dijon en 1455.
8 L’évolution est forte pendant la période. Les premiers ducs voulaient une principauté puissante non pour construire leur propre État, mais pour renforcer leur position au sein du royaume, tandis que l’objectif prioritaire de Charles le Téméraire était un titre royal. Finalement, cette ambiguïté de la position des ducs conduit à un affaiblissement, tant il était difficile de créer un sentiment d’appartenance bourguignon lorsque le prince se considérait comme « enfant de France », ou, pour le Téméraire, se détachait du royaume mais cultivait un type de gouvernement calqué sur ce dernier.
9 Ce sentiment ou cette mémoire de l’appartenance au royaume de France comme handicap pour construire une souveraineté bourguignonne s’impose comme le thème principal du livre. Le chapitre IV, « Les joyaux de la couronne », s’interroge alors sur la possibilité qu’avait la principauté de se concevoir de façon autonome alors qu’elle était dans l’ombre de l’idéologie politique française. Jusqu’à la fin ou presque, Philippe le Bon, comme son père, utilise le langage de la parenté dans ses relations avec la couronne française, se voit comme le premier pair de France, et vit encore avec gloire cette position lors du sacre de Louis XI. L’expression « maison de Bourgogne » n’est alors que peu utilisée, et pas vraiment pour signifier l’existence d’une entité politique. De plus, la Bourgogne des Valois, création encore assez récente lorsque Charles le Téméraire succède à son père, n’avait pas encore eu assez de temps pour fidéliser ses sujets. Et lorsque Charles crée le Parlement de Malines en 1473, a-t-on affaire d’abord à une manifestation de souveraineté, ou comme la reconnaissance des particularismes flamands ? L’« étalage de majesté » du même Téméraire, avec son chapeau d’or ressemblant tellement à une couronne, mais sans l’être, manifeste finalement qu’il est loin du titre royal. Son ambition est particulièrement déplacée lors de l’entrevue de Trèves avec l’empereur Frédéric III en 1473 : il y multiplie les maladresses diplomatiques, ne comprend pas les réalités impériales, comme le rôle des princes-électeurs et l’honneur qui leur est dû, et ne veut comme seul interlocuteur que l’empereur. Finalement, dit l’auteure, il montre jusque dans son obsession d’une couronne qu’il est bien un prince français. Mais quel royaume cela aurait-il été ? Charles voulait le titre de roi des Romains, et non pas une nouvelle Lotharingie, un royaume de Frise ou de Bourgogne – auquel il aurait manqué toute cohésion ou tout sentiment d’un honneur commun à défendre.
10 Même la guerre ne suffit pas à créer un sentiment bourguignon. Élodie Lecuppre-Desjardins montre dans le chapitre V, « Réveillez-vous, Piccarz et Bourguignons ! », que la guerre n’a pas su unir les populations selon le mécanisme bien connu en France ou en Angleterre où la guerre exige la mise en place d’une fiscalité permanente, qui elle-même favorise la construction de l’État. Les Bourguignons, que ce soit avec Philippe le Bon au siège de Calais en 1436 ou avec les guerres tous azimuts de Charles le Téméraire, ne sont guère motivés par des conflits aux causes desquels ils ne s’identifient pas. Le chancelier Hugonet écrit en 1473 que pour que la chose publique s’épanouisse, il faut que les intérêts du prince correspondent à ceux du peuple (p. 220). Or les premiers ducs entendent se battre pour l’honneur du royaume de France, puis après 1435 de leur propre maison. Les bourgeois des villes n’ont pas la même conception de l’honneur que leur duc, et en 1436, lorsque Philippe fait le siège de Calais, les Flamands voient les Anglais d’abord comme des partenaires économiques et non comme leurs ennemis. Sous Charles, c’est à une folie guerrière qu’on assiste, une « maladie de guerre » (p. 218), qui le conduit à se battre sur des fronts multiples de façon erratique. Ses réformes par ordonnances – un remodelage plus qu’une révolution, sans prise de conscience étatique estime l’auteure – font apparaître un hiatus fort entre l’expérience du terrain et l’idéal poursuivi, comme lorsqu’il entend mettre ses troupes à l’eau et éloigner les prostituées. Au total, les multiples fractures bourguignonnes, entre le prince et les populations, les pays du nord et ceux du sud, les marchands et la noblesse, n’ont pu être comblées par la guerre.
11 Les ducs de Bourgogne avaient-ils seulement conscience de leurs territoires, et disposaient-ils des outils pour accéder à cette conscience ? C’est l’objet du sixième chapitre, « La figure et le nombre », qui commence par des réflexions passionnantes sur la cartographie, la façon de connaître les limites, l’acceptation ou non des enclaves, qu’on pourra mettre en regard de celles de Léonard Dauphant plus qu’il n’était possible à l’auteure de le faire ici.
12 L’espace est d’abord représenté par des accumulations de noms de seigneurie ou de titres. Cette « géographie par la liste » (p. 278) se fait sur papier, mais aussi, lors des noces du Téméraire avec Marguerite d’York en 1468, en mettant sur les tables 30 navires chargés de viandes et 30 gros pâtés, chacun d’entre eux surmonté d’un château aux armes d’une ville bourguignonne. Finalement, la division des territoires bourguignons en 17 entités ou les dénominations telles que « pays de par-deçà »/ « pays de par-delà » apparaissent plus comme des constructions d’historiens de l’ère contemporaine que comme des catégories des Bourguignons du xve siècle, pour qui leur principauté était d’abord plurielle et éclatée. Même le panneau héraldique de Charles le Téméraire en 1472 se contente de relier chacun des territoires à son prince, sans figurer politiquement l’ensemble en dehors de son maître. Cette diversité n’était pas un problème en soi, puisqu’elle caractérisait tout autant le royaume de France, rappelle Élodie Lecuppre-Desjardin. Vu par les lunettes d’un(e) historien (ne) français(e) marqué(e) par le modèle du royaume de France, où le territoire, la nation, l’État et la capitale coïncident (p. 299), l’absence d’une capitale – Dijon ne jouait pas ce rôle – pourrait apparaître comme un manque, et on peut se demander avec Charles Tilly si la densité du réseau urbain dans les pays du Nord de la principauté a freiné la construction d’un État. Mais de quel État ?, interroge l’auteure. La France ? Il est vrai que le royaume était le modèle pour les Bourguignons. Mais le problème bourguignon était plutôt que les villes se préoccupaient plus de défendre leurs intérêts économiques et que si elles contribuaient grandement par leurs impôt aux finances de la principauté, elles étaient indifférentes aux ambitions ducales, et qu’aucune conscience d’un destin commun n’avait pu se cristalliser avec elles : elles n’étaient « ni entraves, ni soutien au développement de l’autorité princière » (p. 310).
13 Que reste-t-il alors de l’État bourguignon, et du processus de « burgondisation » que certains ont voulu déceler dans les évolutions du xve siècle, voyant Philippe le Bon tantôt comme conditor Belgii (H. Pirenne), tantôt comme tyran unissant les peuples contre lui (P. Fredericq) ? Le dernier chapitre, « La burgondisation ou le fantasme de la nation bourguignonne », est consacré à ce « mythe ». L’absence d’une langue commune n’était pas plus problématique que celle d’une capitale, si l’on suit Marc Boone et d’autres historiens belges habitués et attachés à leur pays multilingue. On attendrait à cet endroit l’évocation du thème artistique de la tour de Babel, présent dans la Bourgogne du xve siècle (comme dans les Heures de Bedford) et qui est présenté par les historiens comme une façon d’assumer cette diversité linguistique. En revanche, il aurait fallu que les territoires bourguignons puissent partager une histoire commune pour former une nation : or le prince parvenait à imposer sa place dans l’histoire de chaque territoire particulier, par exemple à grand renfort d’origines carolingiennes, mais sans lier ces territoires entre eux. Les ducs, en particulier Charles le Téméraire, n’ont pas non plus créé de sentiment national bourguignon par leur opposition aux souverains voisins : Charles a sans doute favorisé le développement d’un sentiment anglais ou allemand, mais à son époque, il n’existe pas de « noblesse bourguignonne », mais bien flamande, hennuyère ou brabançonne avant tout.
14 Dans ces conditions, faut-il parler d’un échec des ducs à former un État-nation ? Non, répond résolument l’auteure dans sa conclusion, puisqu’ils n’ont pas cherché à le faire. Ni l’État ni la nation ne formaient les « cadres de cette aventure politique bourguignonne », où les ducs se présentaient comme princes à la fleur de lys avant Charles, et ce dernier poursuivait un rêve insaisissable bien à lui, tandis que les villes et territoires ne faisaient rien pour s’allier en un destin commun.
15 À la fin de cette lecture, le sentiment d’avoir été confronté à un essai ambitieux et audacieux s’impose. Élodie Lecuppre-Desjardin, loin du modèle de la « genèse de l’État moderne », replace la Bourgogne et ses princes du xve siècle dans le contexte féodal auquel ils appartenaient. Le choix d’un essai s’interrogeant sur ce qui fait une construction politique cohérente et durable est remarquable en enthousiasmant, car il se confronte à un problème brûlant bien au-delà des frontières de la discipline historique. Ce choix a un coût : éditorial d’abord, car le livre comporte peu de notes, reléguées en fin d’ouvrage, et qui ne permettent pas toujours au lecteur d’aller se faire son idée en vérifiant dans les sources ; par ailleurs, la carte générale de la Bourgogne est malheureusement la seule du livre. Le coût est également rhétorique, car les chapitres opposent souvent très classiquement, parfois un peu schématiquement, Charles à tous ses prédécesseurs, plutôt que de suivre chaque thème du début à la fin de la période du duché Valois. Mais ce choix est surtout parfaitement cohérent avec l’objectif à nos yeux essentiel de montrer que l’histoire du Moyen Âge a un sens dans notre société, qu’elle est au service de toutes les sciences humaines et, au-delà, des citoyennes et citoyens.