Notes
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[*]
Centre Norbert Elias (EHESS, CNRS, Aix Marseille Université, Avignon Université, CNELIAS UMR 8562).
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[1]
Il ne sera pas ici question de l’aménagement des ports fluviaux du Haut Languedoc, ni de ceux du canal de jonction des mers, aujourd’hui appelé « canal du Midi ».
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[2]
Ce texte est issu d’une communication prononcée à Caen, le 17 janvier 2014, dans le cadre de la journée d’étude de la SFHU consacrée aux « zones portuaires : aménagements, réaménagements, réhabilitations de l’Antiquité à nos jours ».
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[3]
Par exemple : Gérard Le Bouëdec, « Les petits ports bretons du XVIe au XIXe siècle », Rives méditerranéennes, no 35 [2010], p. 61-78 ; idem, « Le cabotage sur la façade atlantique française (XVe-XVIIIe siècles) », Revue d’histoire maritime, no 8, février 2008, p. 9-37.
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[4]
Bernard Michon, Le port de Nantes au XVIIIe siècle. Construction d’une aire portuaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011 ; Catherine Guillevic, L’impact d’une ville nouvelle dans la Bretagne du XVIIIe siècle, Lorient et la Compagnie des Indes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
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[5]
Caroline Le Mao, Les villes portuaires maritimes dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2015.
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[6]
Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, avec le concours d’Henri Michel et Jean-Pierre Donnadieu, Des états dans l’État. Les états de Languedoc de la Fronde à la Révolution, Genève, Droz, 2014.
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[7]
Ibidem, chapitre XXVIII, p. 739-764 ; voir aussi Stéphane Durand, Finances, pouvoirs et territoires. Contribution à l’histoire des aménagements portuaires civils et à l’histoire des assemblées d’états (Provence, Languedoc et Roussillon, aux XVIIe et XVIIIe siècles), mémoire d’HDR, Université de Montpellier, 2009.
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[8]
L’historiographie des assemblées d’états néglige largement la question des politiques publiques malgré quelques développements intéressants dans Julian Swann, Provincial Power and Absolute Monarchy. The Estates General of Burgundy, 1661-1790, Cambridge, Cambridge university press, 2003 (mais la Bourgogne n’était pas une province maritime).
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[9]
Il faut ici tenir compte de l’originalité de l’étang de Thau qui, à la différence des autres étangs de la côte languedocienne, n’est pas un étang de colmatage mais une dépression côtière envahie par les eaux marines, ce qui explique les plus grandes profondeurs qu’on y mesure (Gaston Galtier, La côte sableuse du golfe du Lion. Essai de géographie physique, thèse complémentaire, Paris, Faculté des Lettres, 1958, p. 39 et 154).
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[10]
Le phénomène est aussi bien connu sur la façade atlantique, où la barre formée à l’embouchure de l’Adour gênait la sortie du port de Bayonne (sur ce cas, Josette Pontet-Fourmigué, Bayonne. Un destin d’une ville moyenne à l’époque moderne, Bayonne, J & D éditions, 1990).
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[11]
Par exemple, Bernard-Antoine Peytal, Essai sur la topographie médicale de Mèze (département de l’Hérault), thèse de médecine, Montpellier, Jean Martel aîné, an X.
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[12]
Sur ce point, rappelons qu’il n’existe pas en Languedoc de différence juridique entre villes et communautés rurales ; toutes sont des communautés politiques soumises au même droit. De fait, la différence entre elles est complexe. L’historien doit parfois simplement s’en tenir aux dénominations utilisées par les contemporains (voir Stéphane Durand et Elie Pélaquier, « Les villes du Languedoc au XVIIIe siècle. Essai de typologie », dans Joël Fouilleron et Roland Andréani (sous la direction de), Villes et représentations urbaines dans l’Europe méditerranéenne (XVIe-XVIIIe siècle), Mélanges offerts à Henri Michel, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2011 , p. 115-132).
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[13]
Archives départementales de l’Hérault (désormais AD Hérault), C 6944, plan du port d’Agde (no 17), 1759.
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[14]
Des recherches sont en cours sur cette question ; il s’agit du programme « Ports antiques de Narbonne. Recherches sur les structures portuaires de Narbonne (IIe s. av. n. è. – Ve s. de n. è.) », voir pan.hypotheses.org.
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[15]
Voir l’ensemble de courriers relatifs à l’aménagement du port de Bouc figurant dans la liasse D 36 des Archives de la Chambre de Commerce de Marseille (1783-1785).
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[16]
Sur cette opération, voir Émile Bonnet, Le premier port de Cette construit sous le règne d’Henri IV (1595-1605), Montpellier, Imprimerie Emmanuel Montane, 1928.
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[17]
Sur cet aménagement, voir Stéphane Durand, « Richelieu, les états de Languedoc et la mer : la construction du port de Brescou au XVIIe siècle », dans Patrick Louvier (sous la direction de), Le Languedoc et la mer (XVIe-XXIe siècle), colloque de Montpellier, 15 mai 2009, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2012, p. 75-93.
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[18]
Voir Alain Degage, « Un nouveau port en Languedoc (de la fin du XVIe siècle au début du XVIIIe siècle) », dans Jean Sagnes (sous la direction de), Histoire de Sète, Toulouse, Privat, 1987, p. 41-67.
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[19]
Lettre de l’intendant à Colbert du 24 février 1665 (Georges-Bernard Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, tome I (États provinciaux, affaires municipales et communales), Paris, Imprimerie nationale, 1850, p. 194).
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[20]
Sur le canal, voir André Maistre, Le canal du Midi : canal royal du Languedoc, 1666-1810, Toulouse, Privat, 1968 (rééd. 1998).
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[21]
En Languedoc, l’absence de port militaire et le refus des états de voir une administration étrangère à la province s’immiscer dans les travaux publics routiers expliquent que l’on n’y rencontre ni ingénieurs de la Marine, ni ingénieurs des Ponts et Chaussées (Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, Des états dans l’État..., op. cit., p. 655-704).
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[22]
Archives municipales d’Agde, DD 66 et AD Hérault, C 9073 et C 9074.
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[23]
AD Hérault, C 4268 et C 12306.
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[24]
AD Hérault, C 12348, travaux du port de La Nouvelle (1676-1724).
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[25]
AD Hérault, C 12346, travaux des graus de Pérols et d’Aigues-Mortes (1760-1789).
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[26]
AD Hérault, C 12307, délibération du corps des patrons d’Agde (1er avril 1746) et requête imprimée des négociants d’Agde (27 novembre 1746) : « rapp[orté] aux Etats le 16 déc[embre] 1746 et refusé ».
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[27]
Gilbert Larguier, « Le canal du Languedoc en Roussillon. Projets et débuts de réalisation, XVIIe-XVIIIe siècles », dans Le canal du Midi et les voies navigables dans le Midi de la France, actes du congrès des fédérations historiques languedociennes, Castelnaudary, 27-29 juin 1997, Carcassonne, Société d’études scientifiques de l’Aude, 1998, p. 183-192.
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[28]
Pour l’exemple de Narbonne, voir Gilbert Larguier, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et le Narbonnais, 1300-1789, Perpignan, Presses de l’université de Perpignan, 1996, t. I, p. 113 et 255, t. II, p. 765-788.
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[29]
Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, Des états dans l’État..., op. cit., p. 739- 764.
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[30]
Stéphane Durand, « La commission des travaux publics des états de Languedoc », dans La croisée des chemins : routes et voies de communication dans le Sud-Ouest de la France et le Nord de l’Espagne (XVIIIe-XIXe siècles), colloque de Pau, 9 décembre 2010, à paraître.
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[31]
Alain Molinier, Une paroisse du bas Languedoc : Sérignan, 1650-1792, Montpellier, Déhan, 1968, p. 80-83.
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[32]
AD Hérault, C 7137, délibération des états de Languedoc du 23 décembre 1662.
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[33]
Les sondes du port de Sète sont en AD Hérault, C 12321-12322.
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[34]
Sur les travaux du port de Mèze, voir Stéphane Durand, Pouvoir municipal et société locale dans les petites villes de l’Hérault aux XVIIIe et XIXe siècles : le cas de Mèze de 1675 à 1815, thèse d’histoire sous la direction de François-Xavier Emmanuelli, Montpellier, Université Paul Valéry, 2000, vol. III, p. 158-169.
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[35]
Stéphane Durand, « Flotte et commerce des ports d’étang : le cas de l’étang de Thau (fin XVIIe-fin XVIIIe siècle) », dans Lionel Dumond et Stéphane Durand (sous la direction de), Les ports dans l’Europe méditerranéenne. Trafics et circulation. Images et représentations, XVIe-XXIe siècles, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2008, p. 279-311 .
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[36]
AD Hérault, C 12345 et Archives municipales de Frontignan, DD 2.
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[37]
Stéphane Durand, « Les villes aux états de Languedoc (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans Dominique Le Page, Jérôme Loiseau et Alain Rauwel (sous la direction de), Urbanités. Vivre, survivre, se divertir dans les villes (XVe-XXe siècle), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 113-122.
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[38]
Ibidem.
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[39]
AN, Marine, D2 58.
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[40]
AN, Marine, D2 52.
-
[41]
Annick Chèle, Port-Vendres à l’époque moderne, mémoire de maîtrise sous la direction d’Anne Blanchard, Montpellier, Université Paul Valéry, 1986.
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[42]
Lionel Dumond, « Les hauts fourneaux de l’arrière-port sétois à la fin du XIXe siècle : l’échec d’un ‘‘rêve industrialiste’’ », dans Lionel Dumond et Stéphane Durand (sous la direction de), Les ports..., op. cit., p. 135-151 .
1 Le Languedoc de l’époque moderne offre un cas intéressant d’aménagement des zones portuaires car, malgré la mauvaise réputation de cette côte basse [1] , les sites à équiper ne manquaient pas, les acteurs de l’aménagement étaient nombreux et les sommes investies furent très importantes, voire colossales, surtout au XVIIIe siècle. Cependant, cet espace était doté de caractéristiques naturelles et politiques qui permettaient d’observer des dynamiques urbaines très particulières. En effet, si l’on veut s’interroger sur le rôle des rapports entre les espaces portuaires et le tissu urbain dans la définition des politiques d’aménagement, il faut considérer les spécificités de la situation des villes du Bas Languedoc [2].
2 Comme nous le verrons dans un premier temps, il n’y a dans cette zone géographique que très peu de villes – en réalité une seule – situées en front de mer. Toutes les autres villes portuaires languedociennes étaient plus ou moins éloignées de la Méditerranée, tout en étant de véritables villes maritimes. C’est ce qui explique en partie la faiblesse de l’historiographie en la matière. Tandis que les travaux de ces dernières années se sont focalisés sur les petits ports et le rôle du cabotage [3], ou encore sur la construction d’aires portuaires plus ou moins polarisées [4], un ouvrage récent ne retient pour le Languedoc que deux villes maritimes là où nous pourrions en compter au moins huit [5]. La faute en revient à un type de configuration naturelle qui masque le caractère maritime de villes n’ayant pas un accès immédiat à la mer ; c’est un peu, en forçant le trait, comme si l’on refusait à Venise la qualité de ville maritime. Mais, de fait, l’articulation entre le tissu urbain et les organes portuaires – parfois projetés loin de la ville – pouvait poser problème. Ainsi, au-delà de leurs spécificités régionales, les villes de la côte du Languedoc posent plus largement la question des aménagements portuaires maritimes réalisés – paradoxalement – plus ou moins loin de la mer.
3 Par ailleurs, la province de Languedoc était dotée d’un acteur politique de poids, une assemblée d’états, dont le rôle prit une ampleur considérable au cours des XVIIe et XVIIIe siècles [6]. Les états se firent aménageurs et intervinrent puissamment dans la construction des infrastructures portuaires [7]. Mais cette assemblée n’était pas tout à fait étrangère aux villes de la province dans la mesure où un certain nombre d’entre elles y envoyaient leurs députés. Dès lors se développa un jeu parfois ambigu entre les villes et les états dans la définition de l’aménagement des zones portuaires. Là encore, l’historiographie n’a jusqu’ici accordé que trop peu d’attention à l’élaboration de ce type de politiques publiques [8].
4 Le texte qui suit propose, à partir de sources variées (archives des villes – séries BB et DD –, des états – série C des archives départementales de l’Hérault –, et du pouvoir royal – surtout le fonds de la Marine aux Archives Nationales), de comprendre à grands traits comment, à différentes échelles, furent conçues les politiques d’aménagements portuaires en Bas Languedoc. Car, de fait, l’aménagement d’une zone portuaire s’inscrivant dans un contexte local, celui d’une communauté urbaine, relevait aussi d’intérêts plus larges. Il y avait là une tension potentielle entre les intérêts des acteurs de la ville et ceux des autorités opérant sur des territoires plus vastes, sans compter les intérêts privés, qui sont malheureusement beaucoup plus mal documentés.
Des ports maritimes éloignés de la mer
5 La physionomie de la côte du Bas Languedoc, jointe à une histoire particulière des rivages de la Méditerranée, explique qu’aucune ville ne se trouvait en front de mer à l’orée du XVIe siècle. La province était pourtant dotée d’un certain nombre de ports urbains, présentant des configurations différentes.
DES LOURDES CONTRAINTES NATURELLES ET DE SÉCURITÉ
6 La configuration naturelle du littoral languedocien est bien connue. Depuis le cap Leucate – à la frontière du Roussillon, espagnol jusqu’en 1659 – jusqu’à l’embouchure du Rhône, seules les zones du cap d’Agde et du cap de Sète permettaient aux navires d’envisager de mouiller avec l’assurance de trouver quelques pieds d’eau sous leur coque. Partout ailleurs, une côte basse, sableuse, pouvait faire craindre quelque haut fond et le danger de l’échouement, danger accru par des vents violents et subits fort redoutés. Même la montagne de La Clape et celle de La Gardiole étaient ourlées de plages de sables, sans secours pour les marins.
7 Le trait de côte était cependant percé de graus permettant de se mettre à l’abri des coups de vent. Mais les graus d’étang, ouvrant sur des espaces la plupart du temps peu profonds [9] et recouvert d’eaux salines, ne doivent pas être confondus avec les graus de rivières qui, rigoureusement, sont des embouchures fluviales. Certes, à la différence des graus d’étang, ceux de rivières ne se déplaçaient pas au rythme des tempêtes, mais ils étaient eux aussi soumis, du fait de la rencontre entre la dérive littorale et les eaux fluviales, à un ensablement récurrent sous la forme de barres [10]. Dans tous les cas, la sauvegarde des bâtiments n’était pas assurée.
8 En outre, ces rivages, encore infestés de moustiques au milieu du XXe siècle, étaient une terre de fièvres, comme en témoignent les topographies médicales rédigées à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles [11]. De ce point de vue, la côte languedocienne était répulsive, particulièrement là où les eaux stagnantes s’évaporaient l’été dans des exhalaisons très odorantes, c’est-à-dire presque tout le littoral, de l’étang de La Palme, près de Narbonne, à celui du Repausset, aux portes d’Aigues-Mortes.
9 Enfin, l’insécurité de ces rivages méditerranéens dissuadait de s’établir en front de mer. La course barbaresque, en plein essor au XVIe siècle, n’était pas moins inquiétante que la menace militaire d’outre Pyrénées, matérialisée au XIIIe siècle par l’expédition de l’amiral Roger de Llúria et réactivée pendant les guerres de Religion.
10 Les conséquences de ces caractéristiques naturelles et militaires sur la localisation des ports urbains sont évidentes. Dans ces conditions, il ne pouvait y avoir de villes portuaires que sur les rivages des étangs et sur les bords des fleuves côtiers, avec tous les problèmes d’accessibilité à la Méditerranée que cela pouvait poser. Cependant, bien que plus ou moins éloignés de la mer, ces ports urbains étaient clairement maritimes en ce qu’aucune infrastructure du même ordre ne faisait interface entre eux-mêmes et leur avant-pays.
UNE TYPOLOGIE DES PORTS MARITIMES LANGUEDOCIENS
11 À une échelle plus fine, tous les ports urbains ne se trouvaient pas dans la même situation. Plusieurs cas de figure sont à différencier.
12 Les ports les plus nombreux étaient en fond d’étang, mais tous n’étaient pas urbains [12]. Tandis que quelques villages de pêcheurs étaient établis aux abords des rives des étangs de La Palme, de Gruissan, de Bages et de Sigean, ce sont de véritables ports de commerce qu’abritaient les communautés de Vendres – au fond de l’étang du même nom –, de Marseillan, de Mèze et de Bouzigues – sur les bords de l’étang de Thau –, ou encore celle de Frontignan, à l’ouest de l’étang de Maguelone. Ce ne sont là, pour la plupart, que de petites villes, dont la physionomie des ports est très mal documentée pour le XVIe siècle. Il n’est pas certain que ceux-ci aient été équipés de quais de pierre à cette époque, mais les espaces proprement portuaires – ceux de chargement et de déchargement des embarcations – étaient étroitement articulés au tissu urbain par des rues pénétrant dans le bâti, sans discontinuité. À vrai dire, le manque de profondeur des graus, la faible jauge et le profil des navires ne nécessitaient pas d’infrastructures particulières : il est même fait mention, parfois, d’embarcations tirées à même la grève des étangs, en pleine campagne, jusqu’à la fin du XVIIe siècle.
13 Dans cette géographie portuaire se distinguaient deux seuls et véritables ports fluviaux, de tailles très inégales : ceux d’Agde et de Sérignan, le premier sur l’Hérault, le second sur l’Orb. En aval de Béziers, la petite ville de Sérignan était en position d’avant-port par rapport à la capitale diocésaine, mais le débit de l’Orb était très irrégulier et le port dénué de quais. En revanche, la ville épiscopale d’Agde, l’Aγαθή des Grecs, au riche passé maritime, avait des quais de pierre et un pont de bateaux permettant d’accéder à la rive droite du fleuve, large à cet endroit d’environ une trentaine de toises, de quoi amarrer les bâtiments sur plusieurs rangées, malgré le danger des crues automnales. La ville, regroupée sur la rive gauche, disposait aussi d’un espace portuaire terrestre de taille moyenne mais très étiré : quelques toises de large sur environ 250 toises de long [13]. Enfin, il était situé à près de quatre kilomètres et demi de la mer, accessible au moyen d’un grau à l’ensablement très variable. Au XVIIIe siècle, les plans de la ville mentionnent aussi un chantier naval situé au pied des remparts, en aval.
14 Un dernier cas de figure était fourni par des villes portuaires combinant en quelque sorte les deux situations précédentes, à savoir des villes situées auprès d’un fleuve côtier débouchant dans un étang. Montpellier et Narbonne étaient dans ce cas. La première, sise à plusieurs centaines de mètres à l’ouest du Lez, communiquait avec la mer au moyen du port Juvénal, simple point de rupture de charge sur les bords du modeste fleuve. Le port et la ville étaient ainsi totalement disjoints. En aval du Lez, les navires débouchaient dans l’étang de Pérols, duquel il fallait sortir en trouvant le grau le plus commode. Celui de Palavas pouvait faire l’affaire, en fonction de sa localisation changeante et de son état. Quant à Narbonne, probablement port de mer à l’époque romaine [14], sa situation était devenue complexe avec le temps : le cours de l’Aude s’était détourné vers le nord de la montagne de La Clape, débouchant dans la mer près de Vendres et laissant à la ville de Narbonne le sillon de l’ancien lit, désormais en partie colmaté dans l’ensemble lacustre formé par les étangs de Gruissan, de Bages et de Sigean. Au XVIe siècle, les bâtiments accédaient donc à la mer, depuis le port urbain de Narbonne, par une longue « robine », canal dont la partie finale se perdait dans les eaux de l’étang de Bages pour gagner la mer par le grau de La Nouvelle.
15 À cette géographie portuaire se rajoutait Aigues-Mortes, qui aurait pu faire figure d’anomalie du fait de son implantation originelle très près de la mer, mais dont l’originalité fut bientôt gommée par un ensablement d’autant plus fort que la ville se situait près des bouches du Rhône. Au XVIe siècle, la ville était un port de fond d’étang, tant le chemin était long jusqu’au grau du Roi, à travers l’étang du Repausset.
16 Il résultait de tout cela que les zones susceptibles d’aménagements étaient tout à la fois vastes et mal définies. Vastes, parce que l’ensemble de l’espace lagunaire languedocien était modifiable, de même que les fleuves côtiers, depuis les villes installées sur leurs rives jusqu’à leurs embouchures, et mal définies car l’on peinait à identifier les sites qui, au milieu de ces étendues sableuses et vaseuses, seraient les plus propices à recevoir véritablement des constructions humaines. Néanmoins, deux lieux, presque déserts au XVIe siècle, semblaient offrir des potentialités particulières : les caps d’Agde et de Sète.
La mise en œuvre d’une politique d’aménagement de grande ampleur
17 Les infrastructures à construire devaient répondre à un certain nombre de défis économiques et naturels. Depuis longtemps, les redoutables tempêtes du golfe du Lion faisaient souhaiter l’aménagement de ports d’abri aisément accessibles, comme y appelait encore, par exemple, le capitaine Pléville Le Pelley dans la partie orientale du golfe à la fin du XVIIIe siècle [15]. Il était particulièrement difficile pour les navires à la recherche d’un grau d’éviter d’être drossés à la côte par les vents violents. En outre, l’ensablement de ces passes, voire leur déplacement – il faut imaginer des tempêtes hivernales capables de fermer un grau ici pour en ouvrir un autre là, à plusieurs centaines de mètres –, et le comblement des étangs gênaient la navigation de bâtiments toujours plus nombreux et plus volumineux. La profondeur de ces goulets d’étranglement ne dépassait parfois pas les trois pieds. Enfin, au cours du XVIIe siècle, la politique colbertiste du gouvernement royal exigeait la construction et l’entretien de ports capables d’accueillir des flottes de commerce actives. Car si Marseille avait, de fait, le monopole du commerce du Levant, tous les ports de la façade méditerranéenne – ou presque – avaient un rôle à jouer dans la guerre commerciale que lançait Colbert. En outre, il fallut penser l’interface entre un espace de navigation intérieure – bientôt parcouru par un réseau de canaux – et les infrastructures aménagées sur la côte.
DES AVANT-PORTS SANS VILLE
18 C’est à l’extrême fin du XVIe siècle que fut lancée une politique de grands aménagements portuaires en dehors de tout cadre urbain préexistant.
19 La première grande entreprise fut menée au cap de Sète, sur son flanc sud-ouest [16]. Réorientant l’attention royale, qui jusque-là était tournée vers Aigues-Mortes, le connétable de Montmorency fut à l’origine de l’arrêt du Conseil qui lança un chantier de construction portuaire au pied du mont Saint-Clair. Outre quelques maisons qualifiées de « métairies de Sète », sur le versant septentrional du mont, et probablement quelques cabanes de pêcheurs, les parages étaient déserts. Un môle vit le jour, peut-être aussi un canal de communication avec l’étang. Mais, si des bâtiments vinrent mouiller sur place, aucune ville ne se développa, d’autant moins que – l’ensablement aidant – l’endroit fut progressivement abandonné. En 1615, le port ne fonctionnait déjà plus. À vrai dire, les sources manquent pour comprendre comment ce port aurait été articulé aux villes portuaires de la région. Au mieux aurait-il pu fonctionner comme un avant-port des ports d’étang : Marseillan, Mèze et – surtout – Frontignan.
20 Une seconde opération fut lancée moins de vingt ans plus tard, plus à l’ouest, au pied du cap d’Agde [17]. Richelieu voulut y fonder un nouveau port, un peu sur le même principe que précédemment : un grand môle appuyé sur le cap et destiné à protéger les flottes de passage, galères et navires de commerce. Aucune construction n’était prévue à terre, si ce n’est une chapelle, bientôt placée sous l’invocation de saint Armand. Le chantier fut ouvert en 1634 ; un môle fut lancé en direction de l’îlot basaltique de Brescou, lequel portait un fort depuis la dernière décennie des guerres de Religion. Il ne fut pas aussi long que le prévoyait le devis, mais il put recevoir des bâtiments au mouillage. Rien n’indique que l’articulation avec le port urbain d’Agde, dont l’accès passait par l’embouchure de l’Hérault, non loin de là, ait été pensée. Comme le premier port de Sète, celui de Brescou fut rapidement frappé par l’ensablement, mais il résista plus longtemps. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’il fut abandonné, après un ultime diagnostic réalisé par Vauban en 1686.
21 À peine quelques années après que les derniers rochers furent jetés au môle de Brescou, au milieu des années 1650, un nouveau projet de construction portuaire au cap de Sète fut échafaudé, mais cette fois-ci sur le flanc sud-est du mont Saint-Clair [18]. Sous la plume du chevalier de Clerville, il s’agissait encore de construire un môle et – cette fois-ci la chose est certaine – un canal de communication entre la mer et l’étang de Thau. Les nouvelles infrastructures devaient servir d’avant-port, les bâtiments étant appelés à mouiller à l’intérieur de l’étang, tout près de Frontignan et face aux ports urbains de Mèze, de Marseillan et de Bouzigues [19]. Dans le même temps fut lancé le chantier du canal de jonction des mers – connu aujourd’hui comme « Canal du Midi » –, qui, à l’origine, n’avait pas vocation à rejoindre le port de Sète. Ce fut pourtant la réorientation qu’imposa Riquet [20]. En 1666 fut posée la première pierre de ce qui devint le port de Sète. Ce ne fut bientôt plus un avant-port au service des ports voisins, mais un embryon de ville portuaire, qui reçut une organisation politique en 1685. Au premier quart du XVIIIe siècle, une agglomération de maisons s’étendait au pied du mont Saint-Clair, depuis le pont sur le canal de communication avec l’étang jusqu’à la racine du môle protégeant le bassin du port (fig. 1). Au cours des décennies suivantes, le tissu urbain fut étendu sur la rive orientale du canal, du côté de la « plage de Frontignan ». Le port donna naissance à la ville, une ville dont l’urbanisme devait être supervisé par les ingénieurs des fortifications, en charge, en Languedoc, des travaux portuaires [21] .
PORTER SECOURS AUX PORTS URBAINS
22 À la fin du XVIIe siècle, la politique d’aménagement portuaire fut réorientée. Les grands projets de création ex-nihilo furent remplacés par la construction d’infrastructures venant au secours des ports urbains préexistants.
23 Le port d’Agde fut le premier soutenu. Dès les années 1660, des pontons furent construits pour recreuser le lit de l’Hérault [22]. À partir de 1698, des digues destinées à canaliser le fleuve furent bâties à son embouchure puis, progressivement, tout le long de son cours entre la ville et la mer, pour protéger les berges et profiter d’un effet de chasse [23]. C’est ainsi que, pour la première fois, fut réalisée une jonction entre les grands aménagements commencés en front de mer et les installations portuaires urbaines, situées en arrière du littoral. Dès lors, les infrastructures construites au niveau de l’embouchure – le grau d’Agde –, situées à 4,5 km de la ville, ne fixèrent pas de bâtiments civils, seulement quelques ouvrages militaires – redoute et batterie – et le corps de garde de la ferme générale. Concrètement, une embarcation n’avait guère d’intérêt à mouiller à cet endroit-là. Les aménagements de l’embouchure furent ainsi facilement intégrés à la ville, comme le prolongement des quais urbains, moyennant un endiguement en pierres de basalte réalisé tout au long du XVIIIe siècle (fig. 2).
24 Le port de Narbonne fut le second à bénéficier de ce changement de politique. Un projet soutenu par l’archevêque de Narbonne fut formulé dès 1676, mais il n’aboutit pas. En revanche, en 1704, quelques années après le début de la construction du môle du grau d’Agde, un chantier fut ouvert au grau de La Nouvelle, pour faciliter la sortie en mer des embarcations venues du port urbain de Narbonne. Le dispositif fut techniquement si proche de celui du grau d’Agde que les devis furent calqués les uns sur les autres [24]. Mais deux différences majeures devaient faire diverger les trajectoires de ces deux organismes. Le grau de La Nouvelle était beaucoup plus éloigné du port urbain de Narbonne que ne l’était celui d’Agde de la ville du même nom et le chenal d’accès – ici le canal de la Robine – était d’une navigabilité moins assurée que le fleuve Hérault (fig. 3). Il en résulta l’apparition assez précoce de bâtiments à l’extrémité du grau de La Nouvelle, à l’entrée dans l’étang, au lieu baptisé « Port de La Nouvelle ». Ainsi naissait ce qui allait devenir l’agglomération contemporaine de Port-La-Nouvelle, tandis que le Grau d’Agde n’apparut que plus tard, comme agglomération de pêcheurs puis d’estivants.
Plan du port de Sète, premier quart du XVIIIe siècle (AD Hérault, C 1246).
Plan du port de Sète, premier quart du XVIIIe siècle (AD Hérault, C 1246).
Plan du cours de l’Hérault, d’Agde au grau d’Agde (1763) (AD Hérault, C 12311).
Plan du cours de l’Hérault, d’Agde au grau d’Agde (1763) (AD Hérault, C 12311).
Plan du grau de La Nouvelle (1758) (AD Hérault, C 12350).
Plan du grau de La Nouvelle (1758) (AD Hérault, C 12350).
25 Tout ce dispositif provincial d’aménagement littoral fut complété par la réhabilitation du port d’Aigues-Mortes à partir des années 1720. Là encore furent pensées des digues destinées à assurer un chenal de communication entre la mer et le port urbain, selon le schéma déjà éprouvé aux graus d’Agde et de La Nouvelle. Tout au long du XVIIIe siècle, des levées de pierres furent construites au travers de l’étang du Repausset, jusqu’à la mer, sans confusion avec les installations portuaires urbaines [25].
26 Ces deux politiques d’aménagement qui, chronologiquement, se succédèrent masquent en fait des réalités institutionnelles, financières et économiques qui procédaient d’échelles différentes. La place qu’y occupaient les villes détermina partiellement ces dynamiques d’aménagement.
La combinaison des dynamiques
27 Ce sont essentiellement trois acteurs politiques qui intervinrent dans l’élaboration de la politique d’aménagement portuaire : le pouvoir royal, les états de Languedoc et les villes. Les opérateurs privés qui, tels les patrons et négociants d’Agde en 1746, voulurent maîtriser les chantiers furent écartés [26]. Ainsi, chacun des acteurs publics tenta-t-il de mettre en œuvre sa propre logique ; à vrai dire, chacun opérait à une échelle différente et c’est par un ajustement politique constant que se définirent et se réalisèrent ces politiques publiques.
LES LOGIQUES À L’ŒUVRE
28 La menace espagnole sur la côte méditerranéenne du royaume, concrétisée en Languedoc en 1591 puis encore en 1635 sur la côte provençale, suscita un regain d’intérêt de la part du pouvoir royal, qui pouvait souhaiter un renforcement de sa présence navale dans ces parages. À Sète ou à Brescou, il fallait un port capable d’abriter des galères, ce que ne permettait jusque-là aucun port urbain de la côte languedocienne.
29 Par la suite, la mise en œuvre d’une politique colbertiste aboutit à la mise en chantier d’une rocade de canaux de Toulouse au Rhône, avec l’éphémère projet d’une jonction avec les étangs du Roussillon [27]. Bien que le port d’Agde fût, de fait, le débouché du canal des deux mers, le nouveau port de Sète devait être l’élément le plus avancé du dispositif, articulé à Marseille, pour une projection de la production manufacturière languedocienne vers le Levant, conformément aux objectifs de la politique mercantiliste de Colbert. Là encore, il était fait peu de cas de la réalité de l’armature portuaire provinciale puisque le port de Narbonne ne fut pas retenu pour figurer sur le tracé du canal royal. Quant au port de Sète, il fut l’Aigues-Mortes des temps modernes, une concrétisation de la seule action démiurgique du roi. Le pouvoir royal raisonnait d’abord à l’échelle du royaume et du bassin méditerranéen ; il ne voulait en Languedoc qu’une rocade intérieure et un poste avancé.
30 Toutefois, jusque-là, les villes languedociennes finançaient leurs propres infrastructures portuaires [28]. Il s’agissait avant tout de proposer aux habitants des quais – sur lesquels donnaient des entrepôts marchands – et de fournir un accès sûr à la mer. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elles poursuivirent leurs actions d’aménagement, avec l’autorisation de l’intendant à partir des années 1660, puisqu’il s’agissait de mettre en œuvre des solutions de financement public dans le cadre de la tutelle à laquelle elles étaient soumises. La logique des communautés littorales dotées d’un port était de soutenir l’exportation des denrées produites localement afin de faciliter le paiement des impositions requises par le roi et par les états. Plus prosaïquement, cette politique d’investissement des communautés profitait aux négociants et aux propriétaires terriens, dont certains peuplaient justement les oligarchies municipales.
31 Enfin, à un niveau institutionnel intermédiaire, les états de Languedoc n’avaient – jusqu’au milieu du XVIIe siècle – guère d’ambitions en termes d’aménagement portuaire puisqu’ils n’estimaient pas que ce type d’action pût être de leur compétence [29]. C’est la politique royale, prompte à réclamer aux états de quoi financer ses propres projets, qui poussa l’assemblée à examiner ce type d’intervention sur le territoire provincial. De cette impulsion et de la réaction qu’elle suscita, naquit une technostructure au service des états, pilotée par une commission des travaux publics apparue en 1701 [30]. Dans le même temps, la subordination progressive des assiettes diocésaines à l’assemblée provinciale mit un terme aux rares aides que celles-là avaient fournies à quelques villes dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’assemblée prétendait être la seule interface politique entre le roi et les villes. Cela étant, les états songeaient surtout à la prospérité de la province, qui soulagerait la pression fiscale en garnissant les bourses des habitants des profits du commerce. Peu importait, finalement, que les investissements fussent réalisés à Agde ou à Sète, pourvu que la province en tirât parti. Cependant, les états étaient aussi une assemblée représentative des villes et de leurs intérêts particuliers.
UNE DYNAMIQUE D’AJUSTEMENT
32 L’aménagement des villes portuaires procéda ainsi de l’ajustement des logiques politiques à l’œuvre.
33 La faiblesse des villes portuaires du Languedoc était qu’elles ne pouvaient pas – ou peu – intervenir hors de leur territoire politique. Sans contado ni partido, elles n’avaient pas de capacité juridique à agir sur le territoire des communautés voisines. Or, elles étaient sises en arrière du littoral et les enjeux de la navigation se portaient sur des espaces qu’elles ne contrôlaient pas toujours. De fait, Narbonne et Montpellier n’avaient pas la libre capacité de se projeter sur le trait de côte, pas plus que des villes portuaires plus modestes comme Mèze ou Marseillan. En outre, les pouvoirs seigneuriaux pouvaient être de puissants obstacles, tel celui de l’évêque d’Agde, maître de la flèche littorale qui reliait le cap d’Agde à celui de Sète. Tout aménagement d’envergure sur l’espace littoral ne pouvait guère passer que par l’intervention d’une puissance politique supérieure, opérant à grande échelle.
34 Tant qu’il s’agissait de faire naviguer de petits bâtiments jusqu’à la mer, peu de choses suffisaient et le problème d’une projection sur le littoral ne se posait guère ; ainsi le port de Sérignan – en plein développement au XVIe et dans la première moitié du XVIIe siècle [31] – pouvait-il fonctionner sans quai maçonné en ville, ni digue à l’embouchure de l’Orb. En revanche, lorsque les trafics se développèrent avec des bâtiments de plus grande taille, il fallut des quais de pierre, des chenaux bien dragués et des graus dégagés de toute barre de sable. Les contraintes techniques rendaient les anciens – et sommaires – aménagements obsolètes. Déjà, des tartanes lourdement chargées avaient peine à se frayer un chemin au travers des graus qui menaient au port de Frontignan.
35 Ainsi, les villes portuaires durent adapter leur politique d’aménagement à leurs moyens financiers et à l’action du roi et des états de la province, si tant est qu’une place leur fut faite. La communauté de Vendres, au port encore actif au milieu du XVIIe siècle, fut incapable de trouver les moyens de mettre ses infrastructures à niveau, tandis qu’elle n’avait nulle place dans le schéma d’aménagement pensé à Versailles et mis en œuvre avec les états [32]. Le port devint négligeable dans la hiérarchie portuaire après 1680. La ville d’Agde, à qui l’entretien du port de Brescou fut confié par les états en 1654, fut incapable de faire face à cette charge, ce qui explique en partie l’abandon de ce port à la fin du siècle. Les travaux nécessaires dépassaient donc souvent les moyens financiers des villes qui, dès lors, ne pouvaient plus décider seules des aménagements portuaires à réaliser. Elles devaient composer avec les bailleurs de fonds. À moins que ce ne fussent les bailleurs de fonds qui décidassent du sort des ports urbains.
36 À Sète, la construction du port et la planification de son développement, y compris l’abandon d’un recreusement efficace du canal de communication entre la mer et l’étang de Thau, transforma le rôle, la configuration et le devenir des ports de cet étang. L’argent des états – mis à contribution par le roi – permit la construction de quais et de digues à Sète ainsi que l’entretien ruineux d’un bassin recreusé par endroits à vingt pieds de fond [33]. Mais les villes portuaires en arrière du littoral – telles Mèze et Marseillan – furent contraintes de payer seules la réfection, voire l’allongement de leurs propres quais et le recreusement régulier d’un bassin pour rester raccordées au réseau de navigation [34]. Les communautés incapables d’en assumer les frais durent renoncer, telle celle de Bouzigues après les intempéries de 1766 [35]. Quant au port maritime de Frontignan, il fut dégradé au rang de port de canal ; la ville dut se résoudre à accepter le branchement direct de ses infrastructures sur le canal des étangs, entrepris entre celui de Thau et le Rhône [36]. Sur le premier plan dressé par l’ingénieur Dominique Senès en 1730, l’ancien port maritime apparaissait complètement marginalisé et fonctionnellement inutile (fig. 4). Après modification du devis, en 1733, le nouveau port prit finalement la forme d’un bassin élargi sur le cours du canal.
37 Enfin, la ville de Narbonne dut reconsidérer sa propre situation. Occupée jusque-là à entretenir la robine qui maintenait le lien entre le port urbain et le grau de La Nouvelle, elle sollicitait désormais, et surtout, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, son raccordement au canal royal.
38 Les états de Languedoc étant devenus le lieu de la fabrication d’une politique publique d’aménagement portuaire, forgée par la négociation entre le directeur des fortifications – en charge des ports – et la commission des états pour les travaux publics, c’est dans cette assemblée que les villes pouvaient infléchir les choix d’investissement. Dès 1662, les consuls de Narbonne parvinrent à faire abandonner le chantier de Brescou au profit de celui du grau de La Nouvelle, après avoir remplacé leurs homologues d’Agde au sein de la commission chargée d’examiner les projets de travaux maritimes [37]. Ce type de pratique fut plus clair encore après la réforme du Génie de 1776, qui – moyennant une déclaration interprétative de 1778 – confia aux états la maîtrise des travaux portuaires. La campagne de lobbying que mena la ville d’Agde en amont de la session des états de 1782, pour que l’argent de la province fût investi sur son territoire, un peu au détriment de Narbonne sa concurrente, fut à cet égard exemplaire [38].
39 Désormais, sans le roi et les états, point de salut pour les villes. Des projets très ambitieux furent formulés dans les années 1770 sans qu’ils ne vissent le jour, faute de soutien provincial ou royal. Le capitaine Le Peletier des Ravinières imagina en 1778 une ville nouvelle, à l’emplacement de l’agglomération contemporaine du Cap d’Agde, une utopique Louisville [39]. Elle ne fut pas concrétisée, pas plus que le port de Montpellier que le géomètre Vignat conçut aux portes de cette ville [40]. En revanche, le roi fut capable de créer le Port-Vendres – presque de toutes pièces – dans le Roussillon voisin [41] .
Plan du port de Frontignan (1730) (AD Hérault, C 12506).
Plan du port de Frontignan (1730) (AD Hérault, C 12506).
40 La spécificité des aménagements portuaires civils en Languedoc, à la différence de ce que l’on observe en Provence ou en Bretagne, est qu’ils ont été largement pilotés par le roi seul puis conjointement avec l’assemblée des états de la province. Certes les villes portuaires avaient pu faire face, jusqu’au XVIe siècle, aux nécessités d’entretien des berges, éventuellement des quais, et des accès à la mer. Mais le développement de la navigation à l’époque moderne posait de nouveaux défis en matière d’équipement. La configuration du littoral, en arrière duquel se situaient ces villes, explique une certaine impuissance de ces dernières. La quasi impossibilité d’intervenir hors de leur territoire politique et la faiblesse des moyens financiers les contraignaient à accepter l’action du roi et – bientôt – des états, après que le pouvoir royal avait poussé ces derniers à s’y engager. Mais qui paie décide, et les ingénieurs du roi durent collaborer avec la commission des travaux publics des états pour définir les modalités de l’investissement public.
41 Les villes furent alors contraintes d’imaginer leur place dans ce nouveau cadre institutionnel et financier. Ainsi, en Languedoc, les rapports entre les espaces portuaires et les tissus urbains n’ont guère orienté les politiques d’aménagement. Cet aspect-là fut secondaire, relégué derrière les critères de navigabilité – sur une côte basse qui s’ensablait –, d’adéquation à une politique économique d’ensemble – un mercantilisme d’État – et, en corollaire, un schéma d’aménagement global pensé hors de la ville. D’un point de vue général, à l’échelle du système régional de navigation, les positions relatives des villes portuaires furent modifiées : Frontignan, Mèze et Marseillan, de ports de mer devinrent des ports intérieurs, tandis que Sète s’imposait, avec Agde, comme l’un des deux grands ports maritimes de la province, à son échelle. D’un point de vue plus local, les effets urbanistiques furent parfois très importants, positivement ou négativement. Les petites villes portuaires de Sérignan et de Vendres devinrent des villages agricoles ; la présence d’un port s’estompa dans le tissu du bâti. Les petites villes de Mèze, Marseillan et Frontignan gardèrent des infrastructures modestes, avec un bassin, des quais et des entrepôts alentours. Cependant, leur rôle d’interface entre un arrière-pays viticole et le port d’exportation de Sète explique la multiplication qui s’y fit d’entrepôts et d’implantations industrielles (brûlage des eaux-de-vie) dans le bâti ancien et dans des extensions de celui-ci aux abords des infrastructures portuaires. Quant au port de Sète, non représenté aux états de Languedoc, mais objet de toutes les attentions des autorités provinciales et royales, il devint une vraie ville portuaire, préparant son essor économique et démographique du XIXe siècle, avant que Port-La-Nouvelle n’émerge de la révolution industrielle et ne profite, avec elle, d’une littoralisation massive des activités [42]. Le XXe siècle accoucha, quant à lui, du Cap d’Agde, par la mission Racine, au lieu où Le Peletier des Ravinières rêvait la fondation de Louisville.
Notes
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[*]
Centre Norbert Elias (EHESS, CNRS, Aix Marseille Université, Avignon Université, CNELIAS UMR 8562).
-
[1]
Il ne sera pas ici question de l’aménagement des ports fluviaux du Haut Languedoc, ni de ceux du canal de jonction des mers, aujourd’hui appelé « canal du Midi ».
-
[2]
Ce texte est issu d’une communication prononcée à Caen, le 17 janvier 2014, dans le cadre de la journée d’étude de la SFHU consacrée aux « zones portuaires : aménagements, réaménagements, réhabilitations de l’Antiquité à nos jours ».
-
[3]
Par exemple : Gérard Le Bouëdec, « Les petits ports bretons du XVIe au XIXe siècle », Rives méditerranéennes, no 35 [2010], p. 61-78 ; idem, « Le cabotage sur la façade atlantique française (XVe-XVIIIe siècles) », Revue d’histoire maritime, no 8, février 2008, p. 9-37.
-
[4]
Bernard Michon, Le port de Nantes au XVIIIe siècle. Construction d’une aire portuaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011 ; Catherine Guillevic, L’impact d’une ville nouvelle dans la Bretagne du XVIIIe siècle, Lorient et la Compagnie des Indes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
-
[5]
Caroline Le Mao, Les villes portuaires maritimes dans la France moderne, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2015.
-
[6]
Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, avec le concours d’Henri Michel et Jean-Pierre Donnadieu, Des états dans l’État. Les états de Languedoc de la Fronde à la Révolution, Genève, Droz, 2014.
-
[7]
Ibidem, chapitre XXVIII, p. 739-764 ; voir aussi Stéphane Durand, Finances, pouvoirs et territoires. Contribution à l’histoire des aménagements portuaires civils et à l’histoire des assemblées d’états (Provence, Languedoc et Roussillon, aux XVIIe et XVIIIe siècles), mémoire d’HDR, Université de Montpellier, 2009.
-
[8]
L’historiographie des assemblées d’états néglige largement la question des politiques publiques malgré quelques développements intéressants dans Julian Swann, Provincial Power and Absolute Monarchy. The Estates General of Burgundy, 1661-1790, Cambridge, Cambridge university press, 2003 (mais la Bourgogne n’était pas une province maritime).
-
[9]
Il faut ici tenir compte de l’originalité de l’étang de Thau qui, à la différence des autres étangs de la côte languedocienne, n’est pas un étang de colmatage mais une dépression côtière envahie par les eaux marines, ce qui explique les plus grandes profondeurs qu’on y mesure (Gaston Galtier, La côte sableuse du golfe du Lion. Essai de géographie physique, thèse complémentaire, Paris, Faculté des Lettres, 1958, p. 39 et 154).
-
[10]
Le phénomène est aussi bien connu sur la façade atlantique, où la barre formée à l’embouchure de l’Adour gênait la sortie du port de Bayonne (sur ce cas, Josette Pontet-Fourmigué, Bayonne. Un destin d’une ville moyenne à l’époque moderne, Bayonne, J & D éditions, 1990).
-
[11]
Par exemple, Bernard-Antoine Peytal, Essai sur la topographie médicale de Mèze (département de l’Hérault), thèse de médecine, Montpellier, Jean Martel aîné, an X.
-
[12]
Sur ce point, rappelons qu’il n’existe pas en Languedoc de différence juridique entre villes et communautés rurales ; toutes sont des communautés politiques soumises au même droit. De fait, la différence entre elles est complexe. L’historien doit parfois simplement s’en tenir aux dénominations utilisées par les contemporains (voir Stéphane Durand et Elie Pélaquier, « Les villes du Languedoc au XVIIIe siècle. Essai de typologie », dans Joël Fouilleron et Roland Andréani (sous la direction de), Villes et représentations urbaines dans l’Europe méditerranéenne (XVIe-XVIIIe siècle), Mélanges offerts à Henri Michel, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2011 , p. 115-132).
-
[13]
Archives départementales de l’Hérault (désormais AD Hérault), C 6944, plan du port d’Agde (no 17), 1759.
-
[14]
Des recherches sont en cours sur cette question ; il s’agit du programme « Ports antiques de Narbonne. Recherches sur les structures portuaires de Narbonne (IIe s. av. n. è. – Ve s. de n. è.) », voir pan.hypotheses.org.
-
[15]
Voir l’ensemble de courriers relatifs à l’aménagement du port de Bouc figurant dans la liasse D 36 des Archives de la Chambre de Commerce de Marseille (1783-1785).
-
[16]
Sur cette opération, voir Émile Bonnet, Le premier port de Cette construit sous le règne d’Henri IV (1595-1605), Montpellier, Imprimerie Emmanuel Montane, 1928.
-
[17]
Sur cet aménagement, voir Stéphane Durand, « Richelieu, les états de Languedoc et la mer : la construction du port de Brescou au XVIIe siècle », dans Patrick Louvier (sous la direction de), Le Languedoc et la mer (XVIe-XXIe siècle), colloque de Montpellier, 15 mai 2009, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2012, p. 75-93.
-
[18]
Voir Alain Degage, « Un nouveau port en Languedoc (de la fin du XVIe siècle au début du XVIIIe siècle) », dans Jean Sagnes (sous la direction de), Histoire de Sète, Toulouse, Privat, 1987, p. 41-67.
-
[19]
Lettre de l’intendant à Colbert du 24 février 1665 (Georges-Bernard Depping, Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, tome I (États provinciaux, affaires municipales et communales), Paris, Imprimerie nationale, 1850, p. 194).
-
[20]
Sur le canal, voir André Maistre, Le canal du Midi : canal royal du Languedoc, 1666-1810, Toulouse, Privat, 1968 (rééd. 1998).
-
[21]
En Languedoc, l’absence de port militaire et le refus des états de voir une administration étrangère à la province s’immiscer dans les travaux publics routiers expliquent que l’on n’y rencontre ni ingénieurs de la Marine, ni ingénieurs des Ponts et Chaussées (Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, Des états dans l’État..., op. cit., p. 655-704).
-
[22]
Archives municipales d’Agde, DD 66 et AD Hérault, C 9073 et C 9074.
-
[23]
AD Hérault, C 4268 et C 12306.
-
[24]
AD Hérault, C 12348, travaux du port de La Nouvelle (1676-1724).
-
[25]
AD Hérault, C 12346, travaux des graus de Pérols et d’Aigues-Mortes (1760-1789).
-
[26]
AD Hérault, C 12307, délibération du corps des patrons d’Agde (1er avril 1746) et requête imprimée des négociants d’Agde (27 novembre 1746) : « rapp[orté] aux Etats le 16 déc[embre] 1746 et refusé ».
-
[27]
Gilbert Larguier, « Le canal du Languedoc en Roussillon. Projets et débuts de réalisation, XVIIe-XVIIIe siècles », dans Le canal du Midi et les voies navigables dans le Midi de la France, actes du congrès des fédérations historiques languedociennes, Castelnaudary, 27-29 juin 1997, Carcassonne, Société d’études scientifiques de l’Aude, 1998, p. 183-192.
-
[28]
Pour l’exemple de Narbonne, voir Gilbert Larguier, Le drap et le grain en Languedoc. Narbonne et le Narbonnais, 1300-1789, Perpignan, Presses de l’université de Perpignan, 1996, t. I, p. 113 et 255, t. II, p. 765-788.
-
[29]
Stéphane Durand, Arlette Jouanna et Élie Pélaquier, Des états dans l’État..., op. cit., p. 739- 764.
-
[30]
Stéphane Durand, « La commission des travaux publics des états de Languedoc », dans La croisée des chemins : routes et voies de communication dans le Sud-Ouest de la France et le Nord de l’Espagne (XVIIIe-XIXe siècles), colloque de Pau, 9 décembre 2010, à paraître.
-
[31]
Alain Molinier, Une paroisse du bas Languedoc : Sérignan, 1650-1792, Montpellier, Déhan, 1968, p. 80-83.
-
[32]
AD Hérault, C 7137, délibération des états de Languedoc du 23 décembre 1662.
-
[33]
Les sondes du port de Sète sont en AD Hérault, C 12321-12322.
-
[34]
Sur les travaux du port de Mèze, voir Stéphane Durand, Pouvoir municipal et société locale dans les petites villes de l’Hérault aux XVIIIe et XIXe siècles : le cas de Mèze de 1675 à 1815, thèse d’histoire sous la direction de François-Xavier Emmanuelli, Montpellier, Université Paul Valéry, 2000, vol. III, p. 158-169.
-
[35]
Stéphane Durand, « Flotte et commerce des ports d’étang : le cas de l’étang de Thau (fin XVIIe-fin XVIIIe siècle) », dans Lionel Dumond et Stéphane Durand (sous la direction de), Les ports dans l’Europe méditerranéenne. Trafics et circulation. Images et représentations, XVIe-XXIe siècles, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2008, p. 279-311 .
-
[36]
AD Hérault, C 12345 et Archives municipales de Frontignan, DD 2.
-
[37]
Stéphane Durand, « Les villes aux états de Languedoc (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans Dominique Le Page, Jérôme Loiseau et Alain Rauwel (sous la direction de), Urbanités. Vivre, survivre, se divertir dans les villes (XVe-XXe siècle), Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 113-122.
-
[38]
Ibidem.
-
[39]
AN, Marine, D2 58.
-
[40]
AN, Marine, D2 52.
-
[41]
Annick Chèle, Port-Vendres à l’époque moderne, mémoire de maîtrise sous la direction d’Anne Blanchard, Montpellier, Université Paul Valéry, 1986.
-
[42]
Lionel Dumond, « Les hauts fourneaux de l’arrière-port sétois à la fin du XIXe siècle : l’échec d’un ‘‘rêve industrialiste’’ », dans Lionel Dumond et Stéphane Durand (sous la direction de), Les ports..., op. cit., p. 135-151 .