Couverture de RHU_042

Article de revue

L’invention du centre-ville européen

La politique des secteurs piétonniers en Europe occidentale, 1960-1980

Pages 99 à 122

Notes

  • [*]
    Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, LéaV, et Université Paris Est Marne-la-Vallée, ACP.
  • [1]
    Danièle Voldman, Histoire d’une politique : la reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954, Thèse d’État, Université Paris 1, sous la direction d’Antoine Prost, 1995 ; Dominique Barjot, Rémi Baudouï, Danièle Voldman (sous la direction de), Les reconstructions en Europe (1945-1949). Actes du colloque de Caen, 20-22 février 1997, Bruxelles, éditions complexe, 1997 ; Jeffrey Diefendorf, In the Wake of War. The Reconstruction of German Cities after World War II, New York, Oxford, Oxford University Press, 1993.
  • [2]
    Annie Fourcaut et Loïc Vadelorge « Villes nouvelles et grands ensembles », Histoire Urbaine, no 17, décembre 2006 ; Loïc Vadelorge, Retour sur les villes nouvelles. Une histoire du XXe siècle, Paris, Créaphis, 2014.
  • [3]
    On se reportera avec profit à l’article de synthèse d’Annie Fourcaut et Loïc Vadelorge, « Où en est l’histoire urbaine du contemporain ? », Histoire Urbaine, no 32, décembre 2011, p. 137-158.
  • [4]
    Mathieu Flonneau, L’Automobile à la conquête de Paris : chroniques illustrées, Paris, Presses de l’ENPC, 2003.
  • [5]
    Citons cependant Isabelle Backouche, Aménager la ville. Les centres urbains français entre conservation et rénovation (de 1943 à nos jours), Paris, Armand Colin, 2013.
  • [6]
    Le terme existe depuis ses premières utilisations dans les années 1970 sous deux orthographes : « piétonisation » et « piétonnisation ». À la fois du fait d’une récurrence un peu plus importante dans nos sources, et en suivant le principe de doublement de la consonne dans la suffixation, nous privilégions ici la graphie « piétonnisation ».
  • [7]
    Nous définissons le secteur piétonnier comme un ensemble de rues dans lesquelles la circulation automobile, antérieurement autorisée, a été interdite et la chaussée entièrement réaménagée pour le seul usage du piéton (disparition des trottoirs, mise en place d’un dallage uniforme, d’un mobilier urbain, etc.).
  • [8]
    Dès leur première mise en œuvre, l’accusation a existé : cf. Atelier Parisien d’Urbanisme, Les Aires piétonnières : gadgets ou prospective ?, Paris, 1971 ; Françoise Brun, « La rue-piétons : panacée à la mode ou instrument efficace de revitalisation des centres-villes ? », Études vauclusiennes, 1979, no 22, p. 19-21 .
  • [9]
    La ville avait déjà été la première d’Europe à imposer l’interdiction de la circulation dans les principales rues commerçantes durant les heures ouvrables dès 1930, sans réaménagement des chaussées cependant.
  • [10]
    CIAM, The Heart of the City : towards the humanisation of urban life, London, Lund Humphries, 1952, Nendeln, Kraus Reprint, 1979.
  • [11]
    Konstanze Sylva Domhardt, The Heart of the City. Die Stadt in der transatlantischen Debatten der CIAM. 1933-1951, Zürich, gta Verlag, 2012.
  • [12]
    « The Core is an artefact : a man-made essential element of city planning. It is the expression of the collective mind and spirit of the community, which humanises and gives meaning and form to the city itself. » (traduction de l’auteur). CIAM, op. cit., p. 168.
  • [13]
    La circulaire est complétée par une note d’orientation de la Direction de l’aménagement foncier et de l’urbanisme à la même date portant pour titre : Note d’Orientation sur la création d’espaces piétonniers dans les centres villes.
  • [14]
    Renaud Payre, Une Science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Paris, CNRS Éditions, 2007.
  • [15]
    Architecte d’origine écossaise, né en 1926 et décédé en 1995. Il a travaillé respectivement dans les services d’urbanisme des villes de Leeds, Glasgow, Norwich et de Birmingham.
  • [16]
    Alfred Arden Wood, Foot Streets in Four Cities : Dusseldorf, Essen, Cologne, Copenhague, Norwich, City Hall, 1966.
  • [17]
    The Creation of a Foot Street : Norwich, England, Norwich, Norwich Corporation, 1969.
  • [18]
    Atelier d’urbanisme de Rouen, Voies piétonnes à Rouen, Rouen, Atelier d’Urbanisme, s.d., 8 planches.
  • [19]
    Archives de l’OCDE : document U-CG-71 .427 daté du 1er février 1971.
  • [20]
    Archives de l’OCDE, Direction de l’Environnement : documents U-CKO-71 .451 (Norwich) ; U-CKO-71 .434 (Essen) ; U-CKO-71 .462 (Copenhague) ; U-CKO-71 .520 (Göteborg).
  • [21]
    Dans la grande synthèse internationale de Roberto Brambilla et Gianni Longo, For Pedestrian only. Planning, design, and management of traffic-free zones, New York, Whitney, 1977, la typologie se limite à la distinction entre Pedestrian street (rue piétonne), Transitway (rue piétonne avec passage des transports en commun), semimall (zone de partage) et enclosed mall (rue couverte et climatisée) [traductions de l’auteur].
  • [22]
    Un des tout premiers articles publiés en France sur le sujet des secteurs piétons ne distingue que trois tendances de secteurs piétons : « culturaliste », « économique » et « ouverte », sans par ailleurs préciser les critères adoptés. cf. Lionel de Segonzac et al., « Une Rénovation de l’espace public : les rues piétonnes, équipement collectif ou réservé ? », Architecture Mouvement Continuité, no 6, mars 1972, p. 19-35.
  • [23]
    Le manuel publié par le CETUR, Rues et places piétonnes dans les quartiers traditionnels. Conception et réalisation, Bagneux, CETUR, 1980, 188 p., la principale distinction est d’ordre spatiale : rue piétonne isolée, plateau piéton, trame piétonnière.
  • [24]
    Jacques Ohlund, Les rues piétonnes en Suède, étude publiée à part dans Isabelle Madesclaire, Les Zones piétonnières dans les centres des villes, Paris, Centre de sociologie urbaine, 1971, avec une pagination propre I-XVII.
  • [25]
    Voir les notes 13, 14 et 15 pour les références.
  • [26]
    Pour la France et le Royaume-Uni, il s’agit de répertoires presque exhaustifs constitués par des questionnaires normés envoyés aux municipalités par le biais de réseaux constitués (AFCCI en France, London Transport and Environment Studies pour le Royaume-Uni). Pour la Suède et la RFA, il s’agit de travaux universitaires. Dans le premier cas, la reprise des informations réunies par le groupe SCAFT de l’École Polytechnique de Chalmers à Goteborg ; dans le second cas, une recherche universitaire faite d’une étude de terrain dans 28 villes allemandes ainsi que d’un comptage national.
  • [27]
    Un ouvrage constitué de fiches thématiques puisant ses exemples à travers tout l’Europe, est ainsi publié en Allemagne en trois langues (allemand, anglais, français) : Dieter Boeminghaus (sous la direction de), Fussgängerzone, Pedestrian areas. Zone pour les piétons, Stuttgart : Krämer, Institut für Umweltgesaltung, Paris, Eyrolles, 1977.
  • [28]
    « Enfin dans cette logique entrent également les programmes relatifs à la conservation du milieu ambiant dans le centre historique. [...] Dans cette zone, on entend maintenir les principales fonctions publiques, ainsi que l’Université, et conserver aussi l’habitat populaire, substrat social et culturel propre à Bologne. ». Synthèse sur Bologne préparée par le service de l’urbanisme de la ville. Archives de l’OCDE, Direction de l’Environnement, document U-T-75.105.
  • [29]
    De manière significative, le terme, utilisé de manière limitée depuis le début du XXe siècle, est mis en exergue dans les publications à partir de la fin de la décennie et surtout dans les années 1980. La première exposition d’architecture de la Biennale de Paris du 24 septembre au 10 novembre 1980 a d’ailleurs pour thème « À la recherche de l’urbanité : savoir faire la ville, savoir vivre la ville ».
  • [30]
    Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
  • [31]
    La qualité spatiale de la rue est partie intégrante de l’urbanité : « Pour la rue. Ce n’est pas seulement un endroit de passage et de circulation. [...] La rue ? C’est le lieu (topie) de la rencontre, sans lequel il n’y a pas d’autres rencontres possibles dans des lieux assignés (cafés, théâtres, salles diverses). [...] Ici s’effectue le mouvement, le brassage sans lesquels il n’y a pas de vie urbaine, mais séparation, ségrégation stipulée et figée. », La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970, p. 29.
  • [32]
    Le cas de Munich est traité systématiquement dans chaque synthèse internationale et est immédiatement inclus dans le programme de travail du Groupe Sectoriel pour l’Environnement Urbain de l’OCDE. En France est rapidement publiée pour le compte du Ministère de l’Aménagement du Territoire une synthèse signée de l’architecte urbaniste Michel-Antoine Boyer, Armature piétonnière et paysage urbain : le cas de Munich comparé à Oldenburg, Brême, Sienne, Bologne et Amsterdam, Paris, Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement, du Logement et du Tourisme, 1973.
  • [33]
    Lawrence Houstoun et al., « From street to mall and back again », Planning, vol. 56, no 6, juin 1990, p. 4-10.

1 Depuis les années 1990, les recherches sur la ville européenne ont exploré l’émergence des nouveaux espaces urbains du second XXe siècle. Elles ont dessiné les contours d’une histoire de la reconstruction [1], des grands-ensembles, des villes-nouvelles [2], ou encore des espaces de la « rurbanisation » et de la « périurbanisation », et discutent même actuellement de la pertinence des ruptures entre ces formes d’urbanisation [3]. L’essor fulgurant de l’automobile à partir des années 1950 [4] et des formes modernes de transport en commun ont contribué à l’éclatement d’une ville européenne traditionnelle déjà fortement transformée par la révolution industrielle. Paradoxalement, les espaces centraux des villes ont donné lieu à un nombre nettement moins important de travaux [5]. Or ils n’ont pas été déconnectés des transformations urbaines, bien au contraire. De ce point de vue, le phénomène marquant de la période est sans doute la contestation de la capacité des centres anciens à accueillir les activités d’une société moderne et, par là même, la cristallisation d’une nouvelle problématique : celle de la centralité et de ce qui la constitue. Le questionnement existe au moins depuis les garden-cities anglaises mais prend un caractère critique au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le dépeuplement rapide des centres anciens dès les années 1950, la concurrence des nouvelles formes de commerce de banlieue, l’encombrement automobile mènent les acteurs des années 1960 au constat presque unanime d’un dépérissement des centres-villes traditionnels.

2 Les États ne se saisissent que tardivement (fin de la décennie 1960) de la question de la réanimation des centres anciens. Ce sont les municipalités européennes qui, de leur propre initiative, et dès la fin des années 1950, ont mis en œuvre une solution originale pour redéfinir une centralité urbaine sans recourir aux démolitions massives : la conversion des centres anciens en quartiers piétonniers. Les municipalités étaient les premiers acteurs à pouvoir évaluer la perte de dynamisme démographique et économique des centres anciens, ainsi que les embarras causés par la circulation. Néanmoins, l’opération de piétonnisation [6], certes légère à réaliser et réversible, est moins évidente qu’il n’y paraît. Malgré une idée reçue, le secteur piétonnier n’est pas un retour à un état antérieur de la ville pré-industrielle et surtout pré-automobile, car c’est un espace tout entier repensé et réaménagé pour le loisir du piéton (consommateur, flâneur ou noctambule), préoccupation très moderne. En 1950, il n’y a pas de secteur piétonnier en Europe [7]. Aujourd’hui, l’image même de la ville européenne à travers le monde est largement marquée par les rues piétonnières. Nous formulons l’hypothèse que ce dispositif est emblématique des nouvelles pratiques de la ville européenne du second XXe siècle et non d’un refus nostalgique de modernisation. Dans bien des cas, le projet est d’ailleurs lié à une modernisation des accès automobiles dans l’agglomération, sous l’égide des ateliers d’urbanisme naissants. Nous voudrions montrer ici que les secteurs piétonniers n’ont pas été de simples « gadgets électoraux » [8] et qu’un examen attentif des aménagements révèle des évolutions déterminantes dans l’approche de la centralité au cours de la période 1960-1980.

L’invention du centre comme « artefact »

3 Les secteurs piétonniers sont souvent associés aux politiques patrimoniales et aux secteurs sauvegardés. Ils en tirent l’image d’aménagements passéistes et nostalgiques, refusant l’évolution nouvelle de la ville européenne. Historiquement cependant, les premiers secteurs piétonniers n’ont à peu près rien à voir avec les questions de préservation, mais bien davantage avec le problème – très moderne – de la revitalisation des centres face à l’éclatement de la ville et la concurrence des espaces périphériques. C’est d’ailleurs dans la nébuleuse urbaine et industrielle de la Ruhr qu’apparaissent les premières rues piétonnes du continent européen. En 1959, la municipalité d’Essen réaménage complètement l’axe commerçant de Kettwigerstrasse, premier acte d’une opération de grande envergure concernant presque tout le centre à la fin de la décennie [9]. Suivent rapidement les villes de Wuppertal (1960), Cologne (1961), Düsseldorf (1963). Dans tous les cas, les axes piétonnisés sont d’abord des rues commerçantes reconstruites après guerre et sans caractère patrimonial particulier. La ville d’Essen entame parallèlement un ambitieux programme de desserte du centre avec un ring, plusieurs parkings et une nouvelle gare de transports en commun aux portes du secteur piétonnier (voir fig. 1). Il ne s’agit donc pas tant de préserver le centre – au sens d’un patrimoine urbain – que de dessiner les contours de la ville moderne où l’espace central est spécialisé dans la fonction commerciale et tertiaire, et est relié au reste du territoire urbain par des axes de circulation à grand débit. L’aménagement de ces premières rues piétonnes est d’ailleurs très contemporain. Il rappelle les réalisations alors récentes de l’urbanisme moderne du Lijnbaan à Rotterdam (Bakema et van den Broek, 1953), autre ville détruite pendant la guerre.

Figure 1

Plan de circulation et disposition des parkings autour du centre piétonnier d’Essen (RFA).

figure im1

Plan de circulation et disposition des parkings autour du centre piétonnier d’Essen (RFA).

Urbanistica, no 38, 1963.

4 Il nous semble possible d’établir un parallèle entre ce type de réalisation moderne et les premiers secteurs piétons en relisant les conclusions du 8e Congrès international d’architecture moderne (désormais CIAM) à Hoddesdon en 1951, intitulé The Heart of the City : towards a Humanization of Urban Life[10]. Sous l’influence de l’architecte Josep Lluís Sert, cette réunion engage une redéfinition de la ville moderne [11] dont l’organisation fonctionnelle est désormais prioritairement régie par la présence d’un centre communautaire, véritable cœur de la ville. Cette « recentralisation » constitue selon nous une réification progressive du centre au sein de la ville. En conclusion du CIAM, son secrétaire général Siegfried Giedion n’écrit-il pas :

5

« Le centre-ville est un artefact : un élément artificiel et essentiel de l’urbanisme. Il est l’expression de la pensée collective et de l’esprit de la communauté, qui tous deux humanisent et donnent forme et sens à la ville elle-même. » [12]

6 Entièrement pensé et programmé pour ses fonctions centrales, le cœur de ville selon le CIAM 8 est alors entièrement fermé au trafic automobile et rendu aux piétons qui pourront librement s’y mouvoir et échanger. Que l’on ne s’y méprenne pas, l’automobile n’est en rien exclue de la ville, bien au contraire. Elle doit desservir ce centre artefact et le relier aux autres fonctions urbaines. La fin de la décennie 1950 et le début des années 1960 montrent plusieurs types de projets s’inspirant des réflexions des CIAM : le Lijnbaan de Rotterdam, mais aussi le projet d’urbanisme commercial de l’architecte américain Victor Gruen pour Fort Worth (1955-1962) ou, selon nous, les premiers secteurs piétonniers du continent européen dans la région de la Ruhr.

7 La publication en 1963 du rapport Buchanan constitue la seconde source moderne du mouvement de piétonnisation. Issu d’une commande du Ministère britannique des Transports, Traffic in Towns reprend le thème moderne du centre dédié au piéton et cherche à l’adapter aux différents contextes possibles au Royaume-Uni. À travers le cas de Norwich, le rapport permet de proposer une alternative crédible au dilemme préservation/modernisation créé par le défi automobile. L’impact de l’ouvrage est immense sur toute une génération d’aménageurs et de responsables, et toutes les revues spécialisées consacrent de larges passages à recenser l’ouvrage.

8 Il est intéressant de noter que durant la décennie 1960, ces différentes expériences de requalification du rôle du centre sont d’abord d’initiative municipale. Les États se limitent à un éventuel rôle d’incitation ou de conseil technique, parfois tardif comme en France où il faut attendre la circulaire Guichard du 29 décembre 1972 [13] pour déceler un intérêt pour la question. Il serait même possible de parler d’une politique médio-urbaine dans la mesure où elle a été décidée, expérimentée et diffusée par des villes « moyennes » – de 100 000 à 500 000 habitants – s’échangeant entre elles expertises et expériences, avant d’être imitées par les petites-villes d’une part et par les très grandes-villes, d’autre part, comme Paris et Londres dans les années 1970 seulement. Dans ce dernier cas, le dispositif s’y trouve d’ailleurs complexifié : les secteurs piétons sont éclatés entre plusieurs quartiers – indice dans les faits d’un polycentrisme pas toujours perçu à l’époque.

Circulation transnationale de projets municipaux

9 Ce regard sur les premières réalisations piétonnières d’Europe occidentale n’est pas anecdotique. À l’instar des innovations du premier XXe siècle dont Renaud Payre a étudié la circulation transnationale entre municipalités [14], on observe une rapide diffusion des exemples allemands et même suédois. Ils font l’objet de voyages d’études et de publications. Un des meilleurs exemples est celui de la municipalité de Norwich et de son urbaniste en chef entre 1965 et 1968, Alfred Arden Wood [15]. Ce dernier, intéressé par les réalisations du nord de l’Europe, y effectue un voyage en 1965 ou 1966 dont il tire un opuscule, Footstreets in Four Cities : Düsseldorf, Essen, Cologne, Copenhague[16]. Il s’agit de la première étude comparative sur le sujet et elle connaît alors un succès certain : elle est citée dans la plupart des ouvrages et articles de synthèse sur les rues piétonnes jusqu’au début des années 1980 ! Wood réalise l’année suivante (1967) la première rue piétonne du Royaume-Uni en réaménageant l’artère commerçante London Street de Norwich. Manifestement habile communicant, il en tire un nouvel ouvrage et multiplie les articles dans les revues spécialisées [17]. En France, la première municipalité à tenter une rue piétonnière est celle de Rouen en 1969-1970. Bernard Canu, qui dirige le service d’urbanisme de la ville, invite ses collègues de Norwich (les deux villes sont jumelées depuis 1959) à l’aider au pilotage du projet en 1969. Non moins bon communicant, il consacre un opuscule à sa réalisation et multiplie aussi les interventions et les articles [18].

10 Si la décennie 1960 a été celle des réalisations devancières en matière de piétonnisation, la décennie 1970 est celle de la banalisation progressive du dispositif. En témoigne l’augmentation exponentielle des réalisations à travers l’Europe occidentale.

Tableau 1

Un engouement européen pour le dispositif secteurs piétons : recensement du nombre de villes ayant ouvert un secteur en 1960, 1970 et 1980.

1960 1970 1980 /82
RFA [*] 35 110 300
Royaume-Uni** 0 20 108
France*** 0 7 266
figure im2
[*] Données tirées de Rolf Monheim, Fussgängerbereiche und Fussgängerverkehr in Stadtzentren in der Bundesrepublik Deutschland, Bonn, Dümmlers Verlag, 1980 ; ** Données tirées de John Roberts, Pedestrian Precincts in Britain, London, Transport and Environment Studies, 1981 ; *** Données tirées de Charlotte Caussin et al., Annuaire des villes-piétons françaises. Recensement des aménagements et des projets piétonniers au 1er janvier 1982, Paris, CECOD, 1982.

Un engouement européen pour le dispositif secteurs piétons : recensement du nombre de villes ayant ouvert un secteur en 1960, 1970 et 1980.

11 C’est aussi la période qui voit un déplacement progressif des motifs de la piétonnisation. Alors que les municipalités de la Ruhr dans les années 1960 privilégient la revitalisation commerciale et les questions de circulation, la décennie 1970 intègre les questions de l’environnement et de la qualité de vie. Un exemple particulièrement révélateur est celui de la mise en place au sein de l’OCDE d’un Groupe Sectoriel sur l’Environnement Urbain en 1971 au sein de la toute nouvelle Direction de l’Environnement dont la mission est de travailler aux « déséconomies » liées à la croissance [19]. Un de ses principaux chantiers concerne les secteurs piétonniers comme solution efficace et peu coûteuse. Pour la préparation de sa première réunion des 20-21 septembre 1971, elle a commandé des rapports de synthèse aux responsables des secteurs piétonniers les plus renommés : Alfred Arden Wood présente le cas de Norwich ; Essen, Copenhague et Göteborg sont aussi traitées [20].

12 La décennie 1970 voit la multiplication d’ouvrages de synthèse destinés à un large public, sélectionnant les réalisations piétonnières jugées exemplaires au sein du mouvement européen. Dans ce qui ressemble à un engouement européen pour le dispositif, les professionnels et les responsables sont en quête des exemples faisant référence. Ainsi, au gré de fortes personnalités et de quelques publications majeures se fixent progressivement les étapes d’un Grand Tour européen des secteurs piétons. Les ouvrages partagent sensiblement les mêmes exemples : un noyau constitué des villes visitées en 1965-66 par Wood auxquelles s’ajoutent Norwich, Rouen, Vienne ou encore Munich, émerge clairement et sert de référentiel, jusque dans les revues spécialisées.

Tableau 2

Un Grand Tour piétonnier ? Les villes piétonnes prises en exemple dans au moins deux grands ouvrages de synthèse des années 1970.

GLC (1972) OCDE (1975) BRAMB (1977) UHLIG (1979)
Amsterdam X X
Cologne X X X
Copenhague X X X
Essen X X X X
Göteborg X X
La Haye X X
Londres X X
Munich X X X
Norwich X X
Rouen X X X
Vienne X X X X
figure im3

Un Grand Tour piétonnier ? Les villes piétonnes prises en exemple dans au moins deux grands ouvrages de synthèse des années 1970.

GLC : Greater London Council, GLC Study Tour of Europe and America : pedestrianised streets, Londres, 1972 ; OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économiques, Les rues piétonnes, Paris, OCDE, 1975 ; BRAMB : Roberto Brambilla, Gianni Longo, For Pedestrian Only. Planning, design and management of traffic-free zones, New York, Whitney, 1977 ; UHLIG : Klaus Uhlig, Die Fussgängerfreundliche Stadt. Von der Fussgängerzone zum gesamtstädtischen Fusswegenetz, Stuttgart, Verlag Gert Hatje, 1979.

13 Paradoxalement, ces grandes synthèses ont peut-être contribué à déformer l’esprit initial des premiers secteurs piétonniers. Rédigées dix voire quinze ans après les initiatives d’Essen, Cologne ou Copenhague, elles traitent ces réalisations avec un regard marqué par les problématiques du patrimoine, de l’environnement ou de la qualité de vie qui n’étaient pas aussi présentes vers 1960. Leurs auteurs englobent les différents exemples dans une même dynamique de retour progressif du piéton dans la ville. Ce caractère de « plaidoyer » atténue donc les différences, notamment chronologiques. Ainsi aucun ouvrage ne s’est intéressé à un classement typologique et chronologique des secteurs piétons européens, qui soit fondé sur des critères explicités. Au mieux, une amorce de typologie est proposée, sans justification particulière, et souvent selon une approche spécialisée s’inscrivant dans les problématiques étudiées par les auteurs : typologie fonctionnelle [21], typologie sociologique [22], typologie spatiale [23]. Le phénomène est davantage conçu comme une accumulation de cas particuliers et strictement individuels entre lesquels les points de dissemblance sont secondaires. Or il nous semble que loin d’être uniformes, les politiques municipales de piétonnisation des centres anciens révèlent des temporalités et des choix différents. Il serait dès lors possible de formuler l’hypothèse – au sein d’un mouvement européen général d’individualisation progressive du centre comme artefact dans les agglomérations – d’une pluralité de dispositifs nuançant d’autant l’idée d’un « modèle » de la ville européenne.

Essai de typo-chronologie des secteurs piétonniers en Europe occidentale

MÉTHODOLOGIE

14 Évaluer ces différences d’approches à un échelon européen pose néanmoins immédiatement un problème de méthode. Nous avons souhaité confirmer ou invalider notre hypothèse par l’établissement d’une typologie prenant en compte une triple critériologie spatiale, fonctionnelle et esthétique des secteurs piétonniers formant un dispositif urbain à part entière. Les résultats que nous présentons ici sont issus d’un travail reposant sur la vaste littérature jusqu’ici très peu étudiée des rapports d’études de terrain, des articles de revues spécialisées, des actes de colloques et des synthèses internationales, produits au cours des années 1970, c’est-à-dire sur les supports documentaires ayant permis la diffusion transnationale des innovations. Nous considérons néanmoins nos conclusions comme partielles puisqu’elles demandent à être complétées par le dépouillement des documents d’archives, pour un échantillon de villes. Il nous semble cependant intéressant de les présenter ici, dans le cas particulier d’une étude transnationale, comme une première approche et un outil permettant de dégager des articulations chronologiques et des tendances susceptibles d’orienter un travail postérieur d’archives.

15 Le critère spatial a été essentiellement traité à partir de précieux « annuaires » de villes piétonnes réalisés dans les années 1970-1980 : pour la Suède au début des années 1970 [24] et pour la RFA, le Royaume-Uni et la France au tournant des années 1980 [25], auquel on peut adjoindre un recensement partiel pour le Danemark réalisé pour l’OCDE en 1975. Les études ne sont pas harmonisées entre elles et demandent donc une certaine prudence dans la comparaison des données [26]. Néanmoins elles fournissent une chronologie rue à rue de l’ouverture et de l’extension des secteurs piétons pour un nombre important de villes (France : 266 ; Royaume-Uni : 204 ; RFA : 28 ; Suède : 20) et permettent donc de délimiter précisément l’emprise des secteurs piétonniers : une rue unique, deux rues se croisant ou un réseau entier.

16 Le critère fonctionnel a été établi lui-aussi à partir des annuaires : la localisation des secteurs permet de repérer si seules des rues commerçantes sont concernées ou si d’autres équipements urbains politiques ou culturels ont été inclus (hôtels de ville, églises, théâtres, cinémas, etc.). Les informations ont été complétées par les rapports d’enquête de terrain et les articles spécialisés souvent de la main même des urbanistes, qui permettent d’affiner l’approche des projets. Nous avons retenu trois fonctions : commerciale, patrimoniale (ou monumentale), mixte.

17 Le critère esthétique quant à lui a été travaillé à partir de la riche (mais inégale) iconographie accompagnant les mêmes enquêtes de terrain et articles spécialisés : plans des revêtements, photographies in situ et même, plans du mobilier urbain [27]. Nous avons ainsi pu établir une typologie de revêtements que nous simplifierons ici : pavage uni ; dallage uni ; motifs de bandes ; géométrie orthogonale ; géométrie libre.

18 Enfin, un retour sur les résultats a été nécessaire afin de ne pas établir de comparaisons artificielles entre des contextes trop différents, en s’appuyant notamment sur les données fournies sur les objectifs poursuivis dans les projets. Il ne saurait être question d’affirmer une absolue similitude entre des réalisations piétonnières, tout au plus peut-on constater de saisissants parallèles entre certains cas. Un projet piétonnier se glisse dans le cadre ancien de chaque ville – lorsque celui-ci a survécu au temps – et c’est d’abord la configuration urbaine préexistante qui le guide. Notre typologie ne prétend donc pas établir des groupes parfaitement homogènes, mais plutôt cerner l’esprit des réalisations piétonnières à travers le continent européen et sur une période relativement étendue d’une vingtaine d’années. Il s’agit aussi de déterminer les ruptures chronologiques dans des démarches, dont les limites sont nécessairement souples, mais qui peuvent être identifiées par l’ouverture de secteurs piétons emblématiques et médiatisés, supposant la préparation du projet plusieurs années en amont. Nous sommes ainsi parvenu à dégager trois temps forts.

LES ANNÉES 1960 : LA MODERNISATION DU CENTRE-VILLE : L’AXE COMMERÇANT NORD-EUROPÉEN

19 Les secteurs piétons réalisés dans les années 1960 en RFA, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Suède présentent des points de ressemblance tout à fait remarquables, malgré des contextes urbains très différents. Il s’agit de la première génération des secteurs piétons et de ses premières déclinaisons où l’influence des réflexions du mouvement moderne sur la ville est importante (CIAM 8, Rapport Buchanan). La question du rôle d’un centre y est clairement posée, privilégiant une spécialisation commerciale et tertiaire, et une rationalisation des circulations. Les réalisations phare d’Essen (1959) et de Cologne (1961), pensées dès le milieu des années 1950, sont perçus comme des actes fondateurs.

20 Les réalisations piétonnes y sont majoritairement limitées à une rue unique (Mannheim, Copenhague en 1962) ou bien son développement : la croisée (Cologne, Essen). Au nord-ouest de l’Angleterre, on trouve des secteurs en réseau, mais relevant des mêmes caractéristiques de fonction et de traitement : il s’agit dès lors de plateaux strictement commerçants. C’est le cas notamment à Leeds et à Liverpool. La différence réside donc uniquement dans l’ampleur du projet et non dans une différence de conception.

21 C’est en effet le caractère strictement commerçant de ces secteurs qui les réunit tant par l’important linéaire de magasins que par la volonté délibérée de n’inclure dans le périmètre aucun bâtiment pouvant infléchir ou complexifier l’utilisation de cet espace : hôtel-de-ville, églises et/ou le cas échéant cathédrales, monuments divers sont presque toujours absents de ces projets. Même la très médiatique piétonnisation de Norwich ne concerne, dans sa première phase, que London Street et Swan Lane, deux artères à angle droit bordées d’immeubles anciens, mais dont le rez-de-chaussée est quasi-exclusivement commerçant (fig. 3).

22 Le traitement de ces espaces est de ce fait volontairement moderne. Deux tendances dominent : soit un revêtement uniforme de dalles plutôt pratique qu’esthétique (comme à Newcastle-upon-Tyne) qui renforce l’atmosphère d’hypermarché à ciel ouvert ; soit une géométrie orthogonale uniforme fortement soulignée (comme à Essen, voir fig. 4) qui n’est pas sans s’inspirer du Lijnbaan de Rotterdam ou du centre reconstruit de Conventry : des revêtements simples en dalles de béton, à la géométrie affirmée, aux contrastes souvent forts. Le mobilier urbain y est rare, utilitaire et moderne, soulignant la vocation strictement commerçante comme à Essen. Une place importante peut être accordée aux enseignes et publicités de magasins, jusqu’à en couvrir le cheminement du piéton à Apeldoorn à l’est des Pays-Bas.

FIN DES ANNÉES 1960-ANNÉES 1970 : LA MISE EN IDENTITÉ DE LA VILLE

23 Le modèle de l’axe commerçant continue à se développer durant les années 1970, mais une nouvelle approche se dessine dès le milieu des années 1960 qui trouvera son expression formelle à la fin de la décennie : les réunions de l’ICOMOS, les programmes de l’Unesco ou, en France, la Loi Malraux de 1962 favorisent une approche patrimoniale de la ville ancienne et de son tissu. Le cas de Rouen montre la capacité d’adaptation d’une municipalité et la plasticité du dispositif piétonnier vers une approche plus historiciste. Alors que la ville de Norwich a encore choisi en 1967 une esthétique plutôt moderne, relativement proche des réalisations nordiques, la municipalité rouennaise intégrée depuis 1965 à un programme européen de mise en valeur du patrimoine urbain adopte un traitement « à l’ancienne » de la rue du Gros-Horloge en 1970, alors même que le projet répond, pour le reste, aux caractéristiques de l’axe commerçant nord-européen (fig. 6).

Figure 2

Typologie des secteurs piétons existants en 1967.

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Typologie des secteurs piétons existants en 1967.

Figure 3

London Street, Norwich piétonnisée en 1967.

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London Street, Norwich piétonnisée en 1967.

Roberto Brambilla, Gianni Longo, For Pedestrian Only, New York, Whitney, 1977.
Figure 4

Kettwiger Strasse, Essen, piétonnisée en 1960.

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Kettwiger Strasse, Essen, piétonnisée en 1960.

Roberto Brambilla, Gianni Longo, For Pedestrian Only, New York, Whitney, 1977.
Figure 5

Typologie des secteurs piétons existants en 1972.

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Typologie des secteurs piétons existants en 1972.

Figure 6

Rue du Gros-Horloge, Rouen, projet de revêtement retenu.

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Rue du Gros-Horloge, Rouen, projet de revêtement retenu.

Atelier d’urbanisme de Rouen, Voies piétonnes à Rouen, Rouen, ca 1973.

24 La véritable réalisation phare de cette période est le centre piétonnier de Bologne (1968), largement étudié en Europe. Engagé par la très active municipalité communiste qui tente de faire de la ville la vitrine du parti en Italie, le projet prend le tissu ancien comme un tout et entend préserver la ville dans toutes ses dimensions : patrimoine architectural mais aussi « patrimoine social », en permettant à l’artisanat ou aux personnes à faible revenu de continuer à vivre au centre [28]. Dès lors, le périmètre n’est plus une rue, mais le centre tout entier (fig. 7), formant réseau, et le traitement se veut fortement « local » (dalles de pierre, mobilier urbain traditionnel en fer forgé). Avec une dimension politique moindre, ce sont une dizaine de villes d’Italie qui ouvrent entre 1968 et 1969 des secteurs piétons patrimoniaux (Florence, Milan, Rome, Ferrare, Vérone, Pavie, Sienne...).

Figure 7

Bologne. Plan du réseau piétonnier.

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Bologne. Plan du réseau piétonnier.

Michel-Antoine Boyer, Armature piétonnière et paysage urbain, Paris, MATELT, 1973.

25 Le phénomène ne reste pas limité à la péninsule italienne dont les villes sont particulièrement bien préservées. Un cas, notamment, permet de montrer la pénétration de ces nouvelles idées et la rapidité d’intervention des municipalités. Les villes de la vallée du Rhin en RFA, durement touchées par les bombardements, ont pleinement participé voire initié la première génération des secteurs piétonniers. À partir des années 1970, plusieurs d’entre elles inaugurent un second secteur piéton spatialement et fonctionnellement distinct du premier, et qui se concentre sur l’Altstadt réinvestie, hors de toute fonction commerciale et selon un traitement « historicisant ». C’est le cas à Cologne (l’ensemble Alter Markt, Heumarkt, Rathausplatz) ou encore à Düsseldorf, et même, plus lointain, à Francfort-sur-le-Main (Römer). Cette piétonnisation « biface » permet de mesurer l’évolution des approches du centre ancien (même bombardé) entre 1960 et 1970. À Copenhague, ce réinvestissement du centre se lit à travers l’extension progressive du secteur piéton à partir de 1968 hors de l’axe commerçant de Strøget.

LES ANNÉES 1970, LA MISE EN URBANITÉ DE LA VILLE : UNE NOUVELLE APPROCHE DE LA VIE URBAINE

26 De même que l’axe commerçant continue à se développer durant les années 1970, la « mise en patrimoine » par la piétonnisation demeure un dispositif utilisé durant toute la décennie, notamment dans les villes ayant un tissu urbain pré-industriel particulièrement bien préservé (Aix-en-Provence, dès 1974). Néanmoins, le début des années 1970 est marqué par l’émergence d’un discours « humaniste » sur la ville, redéfinissant la qualité d’« urbanité » [29], telles les œuvres du philosophe français Henri Lefebvre : Le Droit à la ville (1968) [30] ou La Révolution urbaine (1970) [31]. La rue comme lieu de rencontre, de happening permanent, ou de flânerie doit être aménagée en conséquence et intégrer aussi les préoccupations écologiques. Nous appelons cette phase la « mise en urbanité ».

Figure 8

Typologie des secteurs piétons existants en 1982.

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Typologie des secteurs piétons existants en 1982.

27 En 1972, la veille de l’ouverture des jeux olympiques, la ville de Munich inaugure son secteur piéton. Celui-ci est immédiatement médiatisé comme une des réalisations piétonnes les plus réussies du continent [32]. Or, il n’est ni strictement commerçant ni strictement historicisant : il intègre autour de l’axe Neuhauserstrasse-Kaufingerstrasse-Marienplatz tout autant les fonctions commerciales (dont l’immense Kaufhof), que civiques (Hôtel-de-Ville), religieuses (Frauenkirche) ou patrimoniales (Altes Rathaus, Bürgersaal, Augustinerkirche). Le revêtement résolument moderne souligne chacune de ces fonctions par une modification de la trame rythmique adoptée (fig. 9). Mais bien davantage encore, l’espace de la rue est conçu pour favoriser la rencontre et les utilisations multiples de la ville : des centaines de chaises sont laissées à libre disposition et, au pied de la cathédrale, la Frauenplatz se pare d’une fontaine en forme de dépression rocheuse naturelle permettant de s’asseoir sur ses rebords (fig. 10). C’est peut-être le dispositif le plus caractéristique de cette période car il ne préjuge d’aucune utilisation et en autorise de multiples. On retrouve ainsi ces « accidents géologiques » polyvalents dans de nombreux projets : à Besançon sur la Place Pasteur (1974, détruit en 2007, fig. 11), à Alençon, place du puits des Forges (1977) ou encore à Saint-Brieuc places Saint-Guillaume et Du Guesclin (1975-1977). Ils sont aussi présents dans les espaces publics des villes nouvelles et de certains grands-ensembles...

Figure 9

Plan du secteur piéton de Munich inauguré en 1972. Le dessin du revêtement souligne la présence d’édifices notables, comme le montre le plan où figurent aussi les façades du côté nord de l’axe piéton.

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Plan du secteur piéton de Munich inauguré en 1972. Le dessin du revêtement souligne la présence d’édifices notables, comme le montre le plan où figurent aussi les façades du côté nord de l’axe piéton.

Michel-Antoine Boyer, Armature piétonnière et paysage urbain, Paris, MATELT, 1973.
Figure 10

Frauenplatz, Munich. Fontaine réalisée en 1972.

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Frauenplatz, Munich. Fontaine réalisée en 1972.

Michel-Antoine Boyer, Rues et places piétonnes dans les quartiers traditionnels, Paris, STU, 1980.
Figure 11

Place Pasteur, Besançon, piétonnisée en 1974.

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Place Pasteur, Besançon, piétonnisée en 1974.

Revue générale des routes et des aérodromes, no 547, 1978.

28 Cette manière de moderniser le centre-ville tout en évitant un fonctionnalisme trop rigide est le dispositif le plus utilisé au cours des années 1970 notamment pour l’extension d’un secteur pré-existant. Mais ce n’est pas le seul, notamment en France où la majorité des villes sont encore dépourvues de secteurs piétons et donc libres de choisir parmi les solutions existantes. C’est ici une des caractéristiques de l’hexagone : il n’y a pas un modèle de rue piétonne « à la française », mais une adaptation au cas par cas des trois solutions expérimentées depuis les années 1960 ailleurs en Europe. Toulouse et Bordeaux adoptent d’abord un axe strictement commerçant (respectivement rue Saint-Rome – Rue des Changes, 1974 et rue Sainte-Catherine, 1976). La plasticité du dispositif est particulièrement visible à Lyon où deux secteurs distincts se constituent sans ressemblance entre eux : le quartier Saint-Jean traité sur un mode historicisant proche des secteurs piétons d’Italie (1975) et l’axe République-Rue Hugo, nettement commerçant et rappelant davantage les réalisations allemandes (1976). De cette période date d’ailleurs les accusations de « gadgétisation » des secteurs piétonniers, lorsque l’engouement des municipalités conduit à des réalisations moins finement conçues voire assez rapidement copiées sur les exemples renommés.

29 En une vingtaine d’années, les secteurs piétons se sont imposés à travers le continent européen comme un dispositif phare du réinvestissement des centres anciens, devenu indissociable de l’image même de la ville européenne. La légèreté de l’opération n’invitait pas à une telle pérennisation, or il est remarquable de constater que la très grande majorité des secteurs piétons européens des années 1960 et 1980 sont toujours en place aujourd’hui, ce qui n’est pas le cas des malls nord-américains pourtant eux aussi ouverts en nombre durant cette période et qui ont pour l’essentiel disparu durant la décennie 1990 [33]. Cette politique est d’abord d’initiative municipale, voire d’échelon médio-urbain : le secteur piéton est une invention des villes « moyennes » qui se diffuse entre elles par-delà les frontières nationales. Les acteurs de ce phénomène sont largement méconnus aujourd’hui : services d’urbanisme, services techniques municipaux, ingénieurs... peu de « grands noms » figurent au palmarès de ces réalisations, à l’exception peut-être de Victor Gruen dont l’œuvre européenne reste néanmoins limitée. Pourtant dès la fin des années 1960, les échanges sont fructueux et les initiateurs des projets les plus médiatisés parcourent l’Europe et multiplient les interventions et publications : Alfred Arden Wood pour Norwich, Bernard Canu pour Rouen, Kai Lemberg pour Copenhague ou Curt Elmberg pour Göteborg...

30 La politique des secteurs piétons n’est pas un épiphénomène, mais s’intègre pleinement à la recomposition des espaces urbains durant le second XXe siècle à un échelon continental. Loin d’être uniforme et passéiste, ce mouvement montre une évolution dans l’approche du centre-ville en Europe à cette époque. Les secteurs piétonniers sont comme la projection sur les tissus anciens d’une nouvelle conception de la ville et des pratiques urbaines, historiquement datée et contextualisée, où le centre-ville devient clairement identifiable, tant dans sa délimitation spatiale que par ses caractéristiques fonctionnelles et son « esthétique », au point de s’approcher d’une sorte d’« idéal-type ».


Date de mise en ligne : 12/11/2015

https://doi.org/10.3917/rhu.042.0099

Notes

  • [*]
    Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, LéaV, et Université Paris Est Marne-la-Vallée, ACP.
  • [1]
    Danièle Voldman, Histoire d’une politique : la reconstruction des villes françaises de 1940 à 1954, Thèse d’État, Université Paris 1, sous la direction d’Antoine Prost, 1995 ; Dominique Barjot, Rémi Baudouï, Danièle Voldman (sous la direction de), Les reconstructions en Europe (1945-1949). Actes du colloque de Caen, 20-22 février 1997, Bruxelles, éditions complexe, 1997 ; Jeffrey Diefendorf, In the Wake of War. The Reconstruction of German Cities after World War II, New York, Oxford, Oxford University Press, 1993.
  • [2]
    Annie Fourcaut et Loïc Vadelorge « Villes nouvelles et grands ensembles », Histoire Urbaine, no 17, décembre 2006 ; Loïc Vadelorge, Retour sur les villes nouvelles. Une histoire du XXe siècle, Paris, Créaphis, 2014.
  • [3]
    On se reportera avec profit à l’article de synthèse d’Annie Fourcaut et Loïc Vadelorge, « Où en est l’histoire urbaine du contemporain ? », Histoire Urbaine, no 32, décembre 2011, p. 137-158.
  • [4]
    Mathieu Flonneau, L’Automobile à la conquête de Paris : chroniques illustrées, Paris, Presses de l’ENPC, 2003.
  • [5]
    Citons cependant Isabelle Backouche, Aménager la ville. Les centres urbains français entre conservation et rénovation (de 1943 à nos jours), Paris, Armand Colin, 2013.
  • [6]
    Le terme existe depuis ses premières utilisations dans les années 1970 sous deux orthographes : « piétonisation » et « piétonnisation ». À la fois du fait d’une récurrence un peu plus importante dans nos sources, et en suivant le principe de doublement de la consonne dans la suffixation, nous privilégions ici la graphie « piétonnisation ».
  • [7]
    Nous définissons le secteur piétonnier comme un ensemble de rues dans lesquelles la circulation automobile, antérieurement autorisée, a été interdite et la chaussée entièrement réaménagée pour le seul usage du piéton (disparition des trottoirs, mise en place d’un dallage uniforme, d’un mobilier urbain, etc.).
  • [8]
    Dès leur première mise en œuvre, l’accusation a existé : cf. Atelier Parisien d’Urbanisme, Les Aires piétonnières : gadgets ou prospective ?, Paris, 1971 ; Françoise Brun, « La rue-piétons : panacée à la mode ou instrument efficace de revitalisation des centres-villes ? », Études vauclusiennes, 1979, no 22, p. 19-21 .
  • [9]
    La ville avait déjà été la première d’Europe à imposer l’interdiction de la circulation dans les principales rues commerçantes durant les heures ouvrables dès 1930, sans réaménagement des chaussées cependant.
  • [10]
    CIAM, The Heart of the City : towards the humanisation of urban life, London, Lund Humphries, 1952, Nendeln, Kraus Reprint, 1979.
  • [11]
    Konstanze Sylva Domhardt, The Heart of the City. Die Stadt in der transatlantischen Debatten der CIAM. 1933-1951, Zürich, gta Verlag, 2012.
  • [12]
    « The Core is an artefact : a man-made essential element of city planning. It is the expression of the collective mind and spirit of the community, which humanises and gives meaning and form to the city itself. » (traduction de l’auteur). CIAM, op. cit., p. 168.
  • [13]
    La circulaire est complétée par une note d’orientation de la Direction de l’aménagement foncier et de l’urbanisme à la même date portant pour titre : Note d’Orientation sur la création d’espaces piétonniers dans les centres villes.
  • [14]
    Renaud Payre, Une Science communale ? Réseaux réformateurs et municipalité providence, Paris, CNRS Éditions, 2007.
  • [15]
    Architecte d’origine écossaise, né en 1926 et décédé en 1995. Il a travaillé respectivement dans les services d’urbanisme des villes de Leeds, Glasgow, Norwich et de Birmingham.
  • [16]
    Alfred Arden Wood, Foot Streets in Four Cities : Dusseldorf, Essen, Cologne, Copenhague, Norwich, City Hall, 1966.
  • [17]
    The Creation of a Foot Street : Norwich, England, Norwich, Norwich Corporation, 1969.
  • [18]
    Atelier d’urbanisme de Rouen, Voies piétonnes à Rouen, Rouen, Atelier d’Urbanisme, s.d., 8 planches.
  • [19]
    Archives de l’OCDE : document U-CG-71 .427 daté du 1er février 1971.
  • [20]
    Archives de l’OCDE, Direction de l’Environnement : documents U-CKO-71 .451 (Norwich) ; U-CKO-71 .434 (Essen) ; U-CKO-71 .462 (Copenhague) ; U-CKO-71 .520 (Göteborg).
  • [21]
    Dans la grande synthèse internationale de Roberto Brambilla et Gianni Longo, For Pedestrian only. Planning, design, and management of traffic-free zones, New York, Whitney, 1977, la typologie se limite à la distinction entre Pedestrian street (rue piétonne), Transitway (rue piétonne avec passage des transports en commun), semimall (zone de partage) et enclosed mall (rue couverte et climatisée) [traductions de l’auteur].
  • [22]
    Un des tout premiers articles publiés en France sur le sujet des secteurs piétons ne distingue que trois tendances de secteurs piétons : « culturaliste », « économique » et « ouverte », sans par ailleurs préciser les critères adoptés. cf. Lionel de Segonzac et al., « Une Rénovation de l’espace public : les rues piétonnes, équipement collectif ou réservé ? », Architecture Mouvement Continuité, no 6, mars 1972, p. 19-35.
  • [23]
    Le manuel publié par le CETUR, Rues et places piétonnes dans les quartiers traditionnels. Conception et réalisation, Bagneux, CETUR, 1980, 188 p., la principale distinction est d’ordre spatiale : rue piétonne isolée, plateau piéton, trame piétonnière.
  • [24]
    Jacques Ohlund, Les rues piétonnes en Suède, étude publiée à part dans Isabelle Madesclaire, Les Zones piétonnières dans les centres des villes, Paris, Centre de sociologie urbaine, 1971, avec une pagination propre I-XVII.
  • [25]
    Voir les notes 13, 14 et 15 pour les références.
  • [26]
    Pour la France et le Royaume-Uni, il s’agit de répertoires presque exhaustifs constitués par des questionnaires normés envoyés aux municipalités par le biais de réseaux constitués (AFCCI en France, London Transport and Environment Studies pour le Royaume-Uni). Pour la Suède et la RFA, il s’agit de travaux universitaires. Dans le premier cas, la reprise des informations réunies par le groupe SCAFT de l’École Polytechnique de Chalmers à Goteborg ; dans le second cas, une recherche universitaire faite d’une étude de terrain dans 28 villes allemandes ainsi que d’un comptage national.
  • [27]
    Un ouvrage constitué de fiches thématiques puisant ses exemples à travers tout l’Europe, est ainsi publié en Allemagne en trois langues (allemand, anglais, français) : Dieter Boeminghaus (sous la direction de), Fussgängerzone, Pedestrian areas. Zone pour les piétons, Stuttgart : Krämer, Institut für Umweltgesaltung, Paris, Eyrolles, 1977.
  • [28]
    « Enfin dans cette logique entrent également les programmes relatifs à la conservation du milieu ambiant dans le centre historique. [...] Dans cette zone, on entend maintenir les principales fonctions publiques, ainsi que l’Université, et conserver aussi l’habitat populaire, substrat social et culturel propre à Bologne. ». Synthèse sur Bologne préparée par le service de l’urbanisme de la ville. Archives de l’OCDE, Direction de l’Environnement, document U-T-75.105.
  • [29]
    De manière significative, le terme, utilisé de manière limitée depuis le début du XXe siècle, est mis en exergue dans les publications à partir de la fin de la décennie et surtout dans les années 1980. La première exposition d’architecture de la Biennale de Paris du 24 septembre au 10 novembre 1980 a d’ailleurs pour thème « À la recherche de l’urbanité : savoir faire la ville, savoir vivre la ville ».
  • [30]
    Henri Lefebvre, Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 1968.
  • [31]
    La qualité spatiale de la rue est partie intégrante de l’urbanité : « Pour la rue. Ce n’est pas seulement un endroit de passage et de circulation. [...] La rue ? C’est le lieu (topie) de la rencontre, sans lequel il n’y a pas d’autres rencontres possibles dans des lieux assignés (cafés, théâtres, salles diverses). [...] Ici s’effectue le mouvement, le brassage sans lesquels il n’y a pas de vie urbaine, mais séparation, ségrégation stipulée et figée. », La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, 1970, p. 29.
  • [32]
    Le cas de Munich est traité systématiquement dans chaque synthèse internationale et est immédiatement inclus dans le programme de travail du Groupe Sectoriel pour l’Environnement Urbain de l’OCDE. En France est rapidement publiée pour le compte du Ministère de l’Aménagement du Territoire une synthèse signée de l’architecte urbaniste Michel-Antoine Boyer, Armature piétonnière et paysage urbain : le cas de Munich comparé à Oldenburg, Brême, Sienne, Bologne et Amsterdam, Paris, Ministère de l’Aménagement du Territoire, de l’Équipement, du Logement et du Tourisme, 1973.
  • [33]
    Lawrence Houstoun et al., « From street to mall and back again », Planning, vol. 56, no 6, juin 1990, p. 4-10.

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